- 1 « LA PENSÉE ARCHIPÉLIQUE EST TOUT À L’OPPOSÉ DES PENSÉES DE SYSTÈMES. ELLE S’ACCORDE AU TREMBLEMENT (...)
1Ennemi déclaré des pensées monolithiques, Édouard Glissant fait de son œuvre romanesque ainsi que de la rhétorique qui la sous-tend son arme de défense contre l’extinction des cultures. Quant à la phénoménologie de l’étant dont est investie sa poétique archipélique1, le romancier ne se prête guère à la réduction, ni à l’exclusion d’autrui. En fait, tout à fait à l’inverse, il s’applique à mettre en interaction toutes les cultures, tous les arts, toutes les races et identités, y compris l’Être occidental, et ce, dans la totalité-monde qu’il préconise et qu’il se consacre à bâtir dans Une nouvelle région du monde : « Être et étant, non pas universels ni exclusifs ni transcendants, mais l’un à l’autre unanimes » (44). Somme toute, Glissant se rapporte à Gilles Deleuze et à Félix Guattari dans l’objectif de descendre en flammes le nombrilisme identitaire occidental et formuler, par suite, la conception identitaire plurielle et rhizomique. C’est ce que confirme le penseur caribéen dans Traité du Tout-Monde, en portant la lumière sur ce qu’il désigne significativement par la « culture composite » et « l’identité comme rhizome » :
2 Il en est résulté deux conceptions de l’identité, que j’ai essayé de définir d’après l’image de la racine unique et du rhizome, développée par Deleuze et Guattari. Une conception sublime et mortelle, que les cultures d’Europe et d’Occident ont véhiculée dans le monde, de l’identité comme racine unique et exclusive de l’Autre. La racine unique s’ensouche dans une terre qui devient territoire. Une notion aujourd’hui « réelle », dans toute culture composite, de l’identité comme rhizome, allant à l’encontre d’autres racines. Et c’est par là que le territoire redevient terre (1997a : 195-6).
3C’est dans cette perspective anthropologique rhizomique que la « pensée nouvelle des frontières » de l’écrivain martiniquais, annoncée « comme étant désormais l’inattendu qui distingue entre des réalités pour mieux les relier, et non plus cet impossible qui départageait entre des interdits pour mieux les renforcer » (2009 : 57), fonctionne en pleine concordance avec les notions de différence et d’opacité, avec la dynamique du multilinguisme et de la créolisation, ainsi qu’avec l’esthétique du chaos-monde.
4La nouvelle géopoétique glissantienne des frontières constitue ainsi l’une des « liaisons magnétiques » (Glissant 2006 : 188) à travers lesquelles se tissent et s’effectuent le dialogue, les connections et les interrelations entre les différents lieux et les diverses cultures du Tout-Monde. Et Glissant d’exhorter à sa guise ses lecteurs à franchir les « frontières les plus injustes [qui] furent tracées par les envahisseurs » (Glissant 2009 : 59) :
5Quant les substances se particularisaient et que les nations se constituaient, elles étaient obligées d’établir des frontières avec les autres. Et en même temps, elles avaient propension à élargir les frontières, l’accès de ces frontières. Aujourd’hui, les particularités. C’est-à-dire les saveurs des identités diverses, qui sont contenues à l’intérieur, il s’agit de les mettre en contact. Quand je quitte la Martinique et que je vais en Guadeloupe, je suis dans une autre saveur. Je suis ravi. Quand je quitte la Guadeloupe pour revenir à la Martinique, je retrouve une autre saveur. Les frontières, il faut les garder pour cela, car dans l’univers rhizomatique les frontières ne sont plus des murs. Ce sont des passages. (…) Il y a un appétit du différent. L’humanité, les humains n’ont pas l’appétit du semblable. Ils ont l’appétit du différent. Mais il faut savoir le moment où l’on quitte le semblable pour entrer dans la différence. Et c’est une jouissance infinie » (2018 : 110).
6La présente réflexion se propose en effet de montrer comment l’œuvre romanesque de Glissant, en particulier Tout-Monde (1993) et Ormerod (2003), récuse toute modélisation et remet en cause « [les] sectarismes et [les] intransigeances de tout système de pensée » (Glissant 2018 : 47). Autrement dit, l’on tentera de voir dans quelles mesures cette poétique des frontières est au service de la promotion d’« une géographie inédite [de] paysages » (Glissant 2009 : 57) culturels et incarne corrélativement « une envolée de passages » (Glissant 2006 : 180) entre les imaginaires esthétiques des différentes humanités. Car, à en croire Glissant, la « fonction de la frontière, cette entremise de la réflexion et de l’opération, est de s’effacer dans la géopoétique de l’étant, les variables de l’étant sont démultipliées et se relaient à l’infini, et de se dessiner vive dans une géopolitique de l’être, l’absolu de l’être est entré dans la Relation » (2006 : 181-2).
7Il n’est pas inintéressant pour nous de signaler tout d’abord que Glissant se départit, en connaissance de cause, des frontières telles que perçues dans les cultures ataviques par les tenants des systèmes de pensée essentialiste. Ces frontières sont toujours liées à la poussée colonialiste et établies en fonction du rétrécissement ou de l’expansion du territoire de la communauté ou de la nation ; ce qui les apparente organiquement aux invasions militaires, aux guerres et aux commotions civilisationnelles. C’est cette analyse qui se trouve mesurée dans Une nouvelle région du monde :
8Le système (la pensée de système et le système de pensée) a deux frontières en vue, celle à laquelle il s’adosse et celle vers quoi il tend, le système ne s’occupe en rien des éventuelles frontières de droite, ni des frontières de gauche, autrement dit le système va dans un sens unique et définit une visée linéaire. La notion de frontière ainsi conçue est irrémédiable, car elle pose à la fois ce qui est le même et ce qui est l’autre, promis à part, de manière radicale et infranchissable, et sans aucun chemin de traverse ou de maraude. On ne passe pas ces frontières-là en divaguant sur les côtés. Dans ces conditions, les pensées occidentales ont évolué de la façon linéaire que j’ai dite, vers des conceptions qui définissent l’objet à atteindre comme se suffisant à lui-même, en pleine objectivité, toujours situé sur cette ligne entre deux frontières, dont l’une est irrémédiable dans le passé, l’autre inatteignable dans l’avenir (179-80).
9 Dans cette perspective, ce fragment repéré dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999) revient en particulier sur la fonction assignée aux frontières dans le système de camps de concentration nazis :
Et c’est donc en 1904, l’année où arrive le lieutenant général Lothar von Trotha, qui a mérité déjà d’être appelé le « boucher de l’Afrique de l’Est allemande », qui dispose de dix mille hommes surarmés. Il organise méticuleusement cette autre boucherie, dont M. McNeil Jr dit que certains y ont vu un sinistre présage de la Tragédie indicible de l’Holocauste. Le général Von Trotha est un tacticien, il encercle systématiquement la masse entière des Hereros, il les pousse sur Waterberg, il les attaque de trois côtés, ne laissant libre qu’une issue, le désert Omaheke. Il empoisonne tous les puits d’eau, il érige une frontière, une barrière, sur beaucoup plus de deux cents kilomètres, hérissée de postes de garde et parcourue de patrouilles. Alors il rend public son ordre d’extermination totale, probablement le premier et à ce jour le seul à avoir été rédigé d’un bout à l’autre et publié ouvertement. Tout Herero qui sera repéré « à l’intérieur des frontières allemandes », accompagné ou non de bétail, et qu’il veuille se rendre ou non, sera abattu. Les blessés seront baïonnettés. Les femmes, les vieillards et les enfants ne seront pas épargnés. Von Trotha perfectionne et nourrit son désert (289-90).
10En conséquence, la notion de frontière, dans l’imaginaire esthétique d’Édouard Glissant, ne peut avoir le sens de limites, de cloisonnement, de barrières, d’obstacles ou de barricades. Tout à l’inverse, elle fonctionne en écho avec les dynamiques de métissage, de multilinguisme et de créolisation, pour embrasser l’échange culturels entre les diverses communautés et cultures de la totalité-monde. C’est en ce sens que l’écrivain redéfinit, dans Philosophie de la Relation, le schème de « frontière » :
11 L’idée de la frontière nous aide désormais à soutenir et à apprécier la saveur des différents quand ils s’apposent les uns aux autres. Passer la frontière, ce serait relier librement une vivacité du réel à un autre (…) Les frontières entre les lieux qui se sont constitués en archipels ne supposent pas des murs, mais des passages, des passes, où les sensibilités se renouvellent, où l’universel devient le consentement à l’impénétrable des valeurs l’une en l’autre accordées, chacune valable en l’autre, et où les pensées du monde (les lieux-communs) enfin circulent en l’air (57-8).
12Ainsi, la notion de frontière se place sous le signe de la poétique de la Relation et acquiert de nouveaux sèmes, lesquels sont organiquement liés à l’idée de dialogue et d’interaction. Autrement dit, elle se désolidarise, en définitive, de toute standardisation culturelle autant que de toutes formes d’universalisme généralisant pour cultiver le différent et le divers. C’est ce que développe notamment l’écrivain dans Une nouvelle région du monde :
L’inouïe diversité des leçons de l’art dans le monde pourrait-elle être conçue sous les catégories de quelques modèles, partout transposables ? Et pourquoi devrait-il en être ainsi ? La diversité pour nous est la façon unique et innombrable de se figurer le monde et de rallier ses peuplants, sa multiplicité est le principe en effet de son unité. De l’infinité des lieux du monde, jadis les humanités ont cherché, d’une infinité de manières, à retrouver la liaison magnétique (36-7).
13 En vertu des lois de la nouvelle géopoétique des frontières, lesquelles lois impliquent le « besoin de cette frontière et de ses métamorphoses, pour exercer notre aisance à passer d’un même à cet autre » (Glissant 2006 : 182), l’écriture et la rhétorique de Glissant s’inscrivent délibérément aux antipodes des discours systémiques essentialistes dont les partisans proscrivent ou mettent sous leur joug tous ceux qui se dotent d’une identité différente. C’est ce que revendique clairement l’écrivain martiniquais dans Traité du Tout-Monde : « La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes » (1997a : 31). C’est dans le sillage de cette mouvance révolutionnaire que la rhétorique qui étaie la littérature glissantienne se veut principalement une rhétorique archipélique, qui s’inscrit en faux contre la standardisation issue des systèmes impérialistes. Cette archipélisation fonctionne en écho avec le genre judiciaire dont est investi l’art rhétorique glissantien, dans la mesure où elle se désolidarise de toute uniformisation et remet en cause toute systématisation récupérante. Cette pensée asystémique se veut ouverte à tous les lieux du monde et à toutes les communautés, voire à tous les imaginaires. Le romancier se la représente sous les auspices de ce qu’il baptise, dans Introduction à une poétique du Divers, par « totalité-monde » et la place ainsi sous le signe d’une poétique du « chaos-monde » :
14 Aujourd’hui, cette pensée de système que j’appelle volontiers « pensée continentale » a failli à prendre en compte le non-système généralisé des cultures du monde. Une autre forme de pensée, plus intuitive, plus fragile, menacée, mais accordée au chaos-monde et à ses imprévus, se développe, arc-boutée peut-être aux conquêtes des sciences humaines et sociales mais dérivée dans une vision du poétique et de l’imaginaire du monde. J’appelle cette pensée une pensée « archipélique », c’est-à-dire une pensée non systématique, inductive, explorant l’imprévu de la totalité-monde et accordant l’écriture à l’oralité et l’oralité à l’écriture. Ce que je vois aujourd’hui, c’est que les continents « s’archipélisent », du moins du point de vue d’un regard extérieur (1996 : 43-4).
15 Dans cette optique, la rhétorique inhérente à la littérature archipélique de Glissant remet en question toute centralisation culturelle et jette l’anathème sur le nombrilisme ethnique. Elle s’attache à valoriser, de ce fait même, les zones périphériques et embrasser ce que le romancier dénomme significativement « les pensées excentrées ». Partant, toutes les cultures et toutes les identités peuvent s’épanouir loin des chocs civilisationnels réducteurs et dommageables. L’opinion que nous adoptons ici est résumée par Glissant dans Les entretiens de Baton Rouge :
16 Aujourd’hui les pensées excentrées, à mon avis, viennent de la périphérie, parce que ce sont des pensées qui questionnent et mettent en cause la notion même de centre et de périphérie et qui ne considèrent la totalité-monde que comme une série de centres à l’infini et une série de périphéries à l’infini, et les uns par rapport aux autres. Et c’est ça qui me paraît intéressant à l’heure actuelle dans le processus, dans les systèmes ou les non-systèmes de pensées à l’œuvre dans le monde. Ce qui fait aussi que, sur le plan de l’exercice de la langue, la chose est si intéressante : c’est comment des langues, qui ont tellement pris l’habitude du centre absolu, peuvent vraiment, se touchant, relativise (2008 : 134) ?
Le romancier martiniquais tente, dans un élan curatif ou psychothérapeutique, de normaliser, s’il se trouve, les heurts du chaos-monde pour les siens, comme il le rappelle dans Traité du Tout-Monde : « Les interrelations procèdent principalement par fractures et ruptures. Elles sont même peut-être de nature fractale : d’où vient que notre monde est un chaos-monde » (24).
17 Il faut préciser que Glissant s’attache à définir le « chaos-monde » par opposition à toute uniformisation et à toute hiérarchisation culturelle, c’est-à-dire par opposition à tout cloisonnement et/ou égocentrisme civilisationnel. Autrement dit, la poétique du chaos-monde est diamétralement opposée à toute dilution et à toute sorte de réductionnisme. C’est ce qu’il développe notamment dans Poétique de la Relation : « Le chaos-monde n’est ni fusion ni confusion : il ne reconnaît pas l’amalgame uniformisé – l’intégration vorace – ni le néant brouillon. Le chaos n’est pas « chaotique ». Mais son ordre caché ne suppose pas des hiérarchies, des précellences – des langues élues ni des peuples-princes. Le chaos-monde n’est pas un mécanisme, avec des clés » (1990 : 108).
18 Il convient ici de s’interroger sur la fonctionnalité argumentative de la notion, à la fois rhétorique et philosophique, de lieux-communs que l’écrivain antillais met à contribution pour corser sa poétique du chaos-monde. C’est sans doute dans cette perspective d’échanges, de dialogues culturels et de créolisation pluridimensionnelle et immensurable que s’inscrivent les lieux-communs en tant que passerelles de liaison culturelles, en tant que charnières communicationnelles entre les différentes identités et communautés, ou encore en tant qu’espaces phénoménologiques où se croisent, interagissent et se créolisent les diverses pensées et visions du monde, c’est-à-dire de ce chaos-monde. Sous cet angle, Glissant propose, dans Introduction à une poétique du Divers, une définition organique de lieux-communs :
19 Pour moi les lieux-communs ne sont pas des idées reçues, ce sont littéralement des lieux où une pensée du monde rencontre une pensée du monde. Il nous arrive d’écrire, d’énoncer ou de méditer une idée que nous retrouvons, dans un journal italien ou brésilien, sous une autre forme, produite dans un contexte différent par quelqu’un avec qui nous n’avons rien à voir. Ce sont des lieux communs. C’est-à-dire les lieux où une pensée du monde confirme une pensée du monde (33).
20 Il en ressort donc que la catégorie de l’opacité, chère à Glissant, exerce son autorité dans l’optique de la pensée nouvelle des frontières, en ceci qu’elle combat la violence procédant de l’expansion colonialiste, celle légitimée par la filiation et l’atavisme, qu’elle instaure, en même temps, l’autonomie de chaque culture et qu’elle établit, sur la modalité baroque de l’apposition, des relations illimitées entre les différentes identités et cultures. Il s’agit ici d’un droit que l’écrivain martiniquais revendique dans Une nouvelle région du monde : « L’opacité n’est pas l’obscur seulement, l’opacité figure ce qu’un lieu appose à un autre lieu comme liberté de sa relation. Je réclame pour tous et pour chacun le droit à l’opacité […] » (187). Du coup, la dynamique de l’opacité est en position d’aplanir les difficultés et les divergences lorsqu’elle apprête toute communauté à l’estime de soi et à la confiance en elle-même. C’est ainsi que, dans Traité du Tout-Monde, Glissant insiste sur ce « droit à l’opacité » :
21 Je réclame pour tous le droit à l’opacité, qui n’est pas le renfermement. C’est pour réagir par là contre tant de réduction à la fausse clarté de modèles universels. Il ne m’est pas nécessaire de « comprendre » qui que ce soit, individu, communauté, peuple, de le « prendre avec moi » au prix de l’étouffer, de le perdre ainsi dans une totalité assommante que je gérerais pour accepter de vivre avec lui, de bâtir avec lui, de risquer avec lui (29).
22 Dans cette perspective, il s’agit aussi de mettre en dialogue, en les protégeant contre la modélisation, les opacités de toutes les cultures et tous les imaginaires de la totalité-monde, dans la mesure où la dynamique de l’opacité constitue la pierre angulaire de la poétique de la Relation forgée par l’écrivain antillais, où elle permet à toute communauté de s’exprimer et de dire sa différence, autorisant toute culture d’entrer en créolisation avec et dans le chaos-monde. À cet égard, Glissant s’attache, dans Le Discours antillais, à créer un lien organique entre la catégorie de l’opacité à la poétique de la Relation : « Suis-je éloigné, disant cela, de l’esthétique de la Relation ? Non. Elle suppose la voix de tous les peuples, ce que j’ai appelé leur opacité, qui n’est à tout prendre que leur liberté. La transparence de la fausse mimesis est à dépouiller d’un seul coup » (1981 : 467). C’est grâce à la géopoétique nouvelle des frontières, que « l’universel, devient le consentement à l’impénétrable des valeurs l’une à l’autre accordées, chacune valable en l’autre » (Glissant 2009 : 57-8). Et c’est en ce sens que, dans Une nouvelle région du monde, l’écrivain martiniquais redéfinit le schème de « frontière » :
23 La notion de frontière ainsi conçue est obsolète, et après toutes ces avancées de la pensée, vient le moment où la frontière ne peut plus être considérée comme étanche, et ou l’idée grandit qu’elle n’a plus de raison d’être en tant que telle. L’étant n’est pas territoire balisé de frontières, mais une structure inexplicable, en révolution sur elle-même. La frontière n’est plus une donnée possible de l’étant, mais dans notre monde une envolées de passages, et d’entre-deux, qui sont aisément ou malaisément franchissables, mais qui désormais le seront de toutes les manières (180).
24 On ne saurait manquer dans ce contexte de préciser que l’imaginaire des frontières dans l’alchimie esthétique glissantienne s’attache beaucoup à « la contamination des formes » littéraires et artistiques de la totalité-terre, à l’entrelacement des imaginaires des différents lieux et communautés, comme le propose l’auteur de Sartorius. Le roman des Batoutos (1999) :
25 Anka ne concluait rien de tout cela, mais elle y devinait une alchimie qui bientôt se révélerait au grand jour, quand les dessins des masques et des sculptures d’Afrique et d’Océanie et des Amériques précolombiennes auraient par exemple diffusé dans beaucoup des structures de cet art occidental. Les artistes ne collectionneraient plus des galeries de portraits et de silhouettes de Noirs, ils entreraient dans la contamination des formes. En attendant que les arts de la Chine et du Japon, de l’Inde et de la Tamoulie et de combien d’autres lieux du monde viennent renforcer sur l’inextricable, élargir le regard et dilater l’œil jusqu’aux frontières du visible le plus improbable (304).
26 Dans ce fil d’idées, dans quelle mesure l’intention poétique et les visées oratoires s’articulent-elles, dans les romans glissantiens, à la poétique et à la philosophie de la Relation pour magnifier l’identité et la culture antillaises, incitant les Caribéens à « [goûter] le plaisir inouï de la frontière, quand elle change en elle-même et qu’à l’infini des étendues elle les enchante de passer » (Glissant 2009 : 59-60) ?
27Parmi les privilèges du projet gnoséologique qui impulse la rhétorique glissantienne, figure celui de faire naître un art, une poésie et une littérature. Autrement dit, ce savoir qui sourd de l’éloquence insulaire est une source intarissable de poétique, et Glissant s’en réclame, dans Poétique de la Relation, en ces termes : « Le dernier moment de la connaissance est toujours une poétique » (154). Partant, la rhétorique qui corrobore l’écriture, la poétique et l’œuvre romanesque de l’écrivain antillais se désolidarise, en définitive, des prêts-à-porter de la culture essentialiste. Elle récuse le statisme qui frappe, de plein fouet, la culture insulaire pour s’inscrire dans une mouvance génératrice de création artistique, sans pour autant céder le pas à l’enfermement, ni à l’égocentrisme. Tout au contraire, cette rhétorique antillaise est placée sous le signe de ce que le romancier appelle « poétique de la Relation ». C’est dans cette optique que la formule de Glissant, extraite de son essai Traité du Tout-Monde, trouve sa résonance la plus parlante : « Quand nous disons : rhétorique, nous n’entendons pas ainsi un corps de préceptes savamment mis en œuvre ni une ruse de la dialectique, mais une dynamique aventurée de la parole, un pari qui s’expose, dans la relation dehors-dedans, soi-monde, existence-expression » (135).
28 La poétique de la Relation constitue ainsi l’un des invariants, l’un des topoï de la rhétorique de Glissant et de son intention poétique, dont la motrice n’est autre que l’interpénétration des genres oratoires. Cette poétique de la Relation est en fait l’une des résultantes de l’impulsion judiciaire, en ceci que le romancier-orateur remet en cause la relation verticale et hégémonique que les colonialistes occidentaux établissent avec les Antillais et les pays dits « en voie de développement » pour la transmuter en une relation transversale entre toutes les identités et cultures, prémunissant ainsi l’identité antillaise contre toutes formes de prédation et de chosification. C’est ce que le penseur antillais s’emploie à mettre en lumière dans L’Intention poétique :
29 L’Autre que je suis est impliqué (en la totalité) au Je de cet Autre. Mais le vœu des poètes s’est évanoui dans la sanglante conquête. Il faudra attendre l’acte combattant de l’Autre pour que le Je occidental (outre la panique de partager et de se partager) se dépasse et refasse, dans une neuve relation (…) Car, dans sa relation à l’impossible, la poétique ouvre sur toutes relations possibles : sur l’approche de plus en plus réalisée de la condition de l’homme dans le monde (par exemple, sur la totalité. La totalité est la relation possible à laquelle autorise, dans l’écart torturé du monde, le rêve manqué de l’Un). L’absolu poétique est ainsi prorogé dans le relatif chaque fois conquis (1997b : 60).
30 Dans cet extrait de La Case du commandeur (1981), le narrateur replace le « Nouveau Monde » sous la devise de l’ouverture à l’autre, loin de toutes sortes de nombrilisme :
(…) qu’il perdit donc la voyance de ces deux paysages, la connaissance de leur écart : et qu’il ne sut jamais que ce pays d’aujourd’hui était aussi (dans son ressassement acharné) l’ouverture sur un autre infini – l’Amérique –, sur un recommencement d’espaces dilatés, que les découvreurs par prétention de découverte appelèrent le Nouveau Monde : et qu’ainsi cette terre qui le portait sans qu’il s’y plantât commodément était bien un relais original, un compromis en condensé entre deux infinis au cœur. Et de ne pas le savoir, étant torturé du besoin de ce savoir, enferma donc Pythagore dans l’errance du songe. Et avec lui nous enferma (…) dans la même impossibilité tour à tour désinvolte et torturée (1997c : 39-40).
31 Ainsi la poétique de la Relation, issue de la rhétorique et de l’intention poétique du romancier, se veut-elle garante de la naissance de l’identité antillaise. C’est ce qui rattache cette poétique à l’éloquence épidictique. Celle-ci se voue à la célébration de la culture caribéenne et s’emploie à vaquer à l’épanouissement de l’antillanité au sein du « chaos-monde », selon l’expression forgée par Glissant, où l’uniformisation et l’assimilation cèdent le pas à la différence et à la tolérance, à l’altérité et à la créolisation, comme le confirme l’auteur de L’Intention poétique :
32 Naître au monde, c’est pour chacun entrer abrupt et savant dans la vérité simple ou taraudée de son concret, sachant que rien n’y vaut qui n’ait destin de relation à l’autre. Dans le drame désormais multivoque et chaque jour provoqué (où aussi l’assaut sanglant du Même fracasse à mort les peuples) s’ébauche et se parachève la commune vocation des dramatiques que nous sommes (22).
33 Comme la situation antillaise demeure, jusqu’à aujourd’hui, placée sous le signe de la dépendance économique et de l’assimilation des autochtones aux Occidentaux, la poétique de la Relation est pleinement inscrite dans la dynamique d’une visée délibérative pour laquelle l’application ou la concrétisation de cette poétique est projetée dans l’avenir. En ceci, Glissant adhère à la conception rhétorico-poétique aristotélicienne. C’est que « [pour] Aristote, la rhétorique s’attache à ce qui est, mais qui aurait pu ne pas être, et la poétique à ce qui n’est pas, mais qui aurait pu être, la fiction. Au total, cela ressemble pourtant à la même chose : "le possible vraisemblable" » (Meyer 2011 : 96). Il faut remarquer ici que la réalisation de cette poétique de la Relation se ferait à l’abri de la négation de l’autre. En d’autres termes, la poétique de la Relation, qui constitue l’un des invariants de la phénoménologie problématologique de Glissant, s’efforce de garantir la dignité humaine et s’inscrit en faux contre le néocolonialisme. Qui plus est, la poétique de la Relation glissantienne n’est plus exclusiviste, elle ne bannit pas de son univers même les esclavagistes, les bourreaux occidentaux. C’est ce que Glissant revendique ouvertement dans L’Intention poétique :
34 Quel pouvoir d’imminence ne faut-il pas à l’homme d’Occident pour rester lui-même, sans s’oublier ni désespérer, en respectant et en appelant l’écart de l’autre (et de vrai, chaque fois que les peuples échappèrent à sa puissance, cet homme parla de sa décadence, de son abdication, ou bien s’empressa de signifier qu’il « a fait le monde », au lieu de méditer la réelle promotion que ce déni de puissance lui ouvrait au monde) ; à cet autre, combien de pondérée passion, pour rompre à fond, sachant qu’un rendez-vous plus sûr (la relation libérée, consentie) est là ? Nos communes poétiques exigent pour le moment ces démarches contraires. Si tu cesses d’être toi, où sera la relation ? Si je me fais librement (librement ?) toi, quels langages, dans ta langue ou dans la mienne, échangerons-nous (145-6) ?
35 Aussi la poétique de la Relation et la rhétorique de Glissant s’appliquent-elles à promouvoir l’identité de chaque communauté et le paysage culturel qui lui est propre, et à se désolidariser, en même temps, de tout nationalisme réductionniste. L’on est, dès lors, en droit de parler de la manifestation artistique de chaque communauté sur la scène culturelle de la totalité-terre. L’écrivain le signifie clairement dans L’Intention poétique :
36 Qu’est-ce, un pays, sinon la nécessité enracinée de la relation au monde ? La nation est l’expression, désormais groupée et maturée, de cette relation. Chaque fois que la nation est opprimée, il y a comble de plénitude entre elle et le pays. Quand la nation au contraire tyrannise l’autre, domine la terre, méconnaît le monde comme relation consentie, elle se dénature. Pour quoi certains hommes dans certaines circonstances choisissent leur pays contre leur nation. Toute poétique en notre jour signale son paysage. Tout poète, son pays : la modalité de sa participation (70).
37 Dans cette perspective, la rhétorique antillaise de Glissant fait de la poétique de la Relation une « anti-écriture » (Glissant 1981 : 251) ou une « contre-poétique » (1981 : 279), en cela qu’elle se dresse contre l’occidentalisation du monde et qu’elle propose la variété et la diversité poétiques, lesquelles véhiculent les histoires de toutes les cultures et consacrent, de manière concomitante et non hiérarchisante, tous les imaginaires de la totalité-monde. C’est à cette mission qu’appelle l’écrivain martiniquais dans L’Intention poétique :
(…) toute poétique aujourd’hui n’est-elle pas juste et lourde de concevoir et d’activer l’intrication totale des diverses poétiques du monde ? (…) La poétique est vrillée à l’énorme encan où le monde enfin réuni et divers se vend, s’offre, se rassemble. La poétique perce au profond (n’en remonte pas indistincte), exige de se nier là où elle affirme ; d’une poétique des poétiques du monde il ressort une anti-poétique (une négation de l’Un dans le champ du Divers) (210).
38 À l’évidence, cette anti-poétique se révolte contre la dépersonnalisation culturelle pour préconiser la diversification, au lieu de la solitude. Et le penseur caribéen opte, dans L’Intention poétique, pour l’ouverture et se déprend de tout isolationnisme :
39 En cela nous naissons ; et vous, découvreurs. Car du monde-comme-solitude au monde-comme-relation, vous n’avez parcouru que la part du chemin où, découvrant le monde, vous l’avez déterminé en monde-comme-imposition, en drame univoque, puis en monde-comme-totalité mais hormis la relation ; puis en monde totalitaire. Toutes formes particulières du totalitaire, dans et hors vos murs, proviennent de cette conception du monde et s’en autorisent. La solitude au monde (l’identité projetée du monde et de soi) fut développée par vous en solitude parmi les autres (en identité imposée du monde et soi-même) (21-2).
40 Précisons, dans cette optique, que la rhétorique de Glissant et sa poétique, celle de la Relation, mettent à l’écart toute solitude et tout exclusion pour ériger à leur place le dialogue, l’échange, voire ce que le phénoménologue appelle significativement un « réseau de solidarité », dans Traité du Tout-monde : « La Relation, c’est-à-dire en même temps la Poétique, au sens agissant du mot, qui nous hausse en nous-mêmes et la solidarité, par quoi nous manifestons cette hauteur. Tout réseau de solidarité est en ce sens une vraie Poétique de la Relation » (249).
41 Dans un autre ordre d’idées, la rhétorique glissantienne et la poétique qu’elle accrédite se démarquent diamétralement de la philosophie de « l’être », comme le confirme le penseur martiniquais dans Poétique de la Relation : « La Relation (…) est l’effort sans limites du monde : qu’il se réalise en totalité, c’est-à-dire qu’il échappe au repos. On n’entre pas d’abord en Relation, comme on serait entré en religion. On ne la conçoit pas d’abord, comme on a voulu concevoir l’être » (186). Dès lors, la poétique de la Relation, fortement sous-tendue par la rhétorique archipélique révoltée de Glissant, se réclamera de la phénoménologie de « l’étant », laquelle est à même de figurer l’épanouissement de l’identité antillaise, sans verser dans le monolithisme, comme l’affirme le phénoménologue antillais dans Poétique de la Relation : « La Relation est connaissance en mouvement de l’étant, qui risque l’être du monde » (201). Partant, elle revendique et réhabilite un processus de créolisation qui devrait s’établir entre les opacités respectives des identités du chaos-monde. C’est ce que Glissant s’attache à entériner dans L’Intention poétique : « Comment façonner nos contraires tremblements, – sinon par la relation qui n’est pas tout court l’impact ni le contact, mais plus loin l’implication d’opacités sauves et intégrées ? » (40). D’ailleurs, « la poétique de la relation suppose qu’à chacun soit proposé la densité (l’opacité) de l’autre » (Glissant 1997b : 24). C’est ici le lieu de souligner que la poétique de la Relation cultive la différence et s’en prend à l’universalisme, qui s’avère être une cause d’aliénation. Dans cette perspective, l’analyse de Glissant dans Une nouvelle région du monde se révèle éclairante :
42 Autrement dit, la Relation est la quantité réalisée de toutes les différences du monde, et s’oppose à l’universel qui était la référence à qualité réalisable d’un absolu du monde. La Relation nous autorise le passage, le gué, entre les différents du monde, alors que l’universel, hier encore, essayait d’abstraire ces différents en une vérité qui aurait rejoint la vérité absolue de l’Être (186).
43 En tout état de cause, la poétique de la Relation, dans la logique et la phénoménologie de la rhétorique archipélique, acquiert un pouvoir à la fois gnoséologique, heuristique et libérateur, dans le sens où elle est au service aussi bien du déchiffrement que de la critique des systèmes impérialistes dont sont victimes maints peuples et maintes communautés. C’est ce que l’écrivain cherche à montrer dans Introduction à une poétique du Divers : « Et il me semble que c’est seulement une poétique de la Relation, c’est-à-dire un imaginaire, qui nous permettra de ‘comprendre’ ces phases et ces implications des situations des peuples dans le monde d’aujourd’hui, qui nous autorisera s’il se trouve à essayer de sortir de l’enfermement auquel nous sommes réduits » (24). En somme, la rhétorique glissantienne se réclame de la poétique de la Relation et la considère comme une modalité de résistance autant aux forces impérialistes qu’aux propensions de soumission auxquelles les Antillais et les peuples du Sud (du Tiers-monde) sont enclins. En d’autres termes, la poétique de la Relation est une pièce maîtresse de la rhétorique révoltée du penseur caribéen, qui proclame dans Introduction à une poétique du Divers :
44 Je pense que tous les peuples d’aujourd’hui ont une présence importante à assumer dans le non-système de relations du Tout-monde, et qu’un peuple qui n’a pas les moyens de réfléchir à cette fonction est en effet un peuple opprimé, un peuple maintenu en état d’infirmité. Et alors je rêve, pour ma part, puisque je suis écrivain, je rêve une nouvelle approche de la littérature dans cette démesure qu’est le Tout-monde (91-2).
45 C’est justement dans cette optique que l’auteur entend réhabiliter, dans un passage puisé dans Malemort (1975), les histoires de toutes les communautés, histoires qui sont intentionnellement éclipsées au profit d’une version historique unique et monolithique :
46 Histoires dont l’important était donc de les rapporter, de les reporter, histoires qu’on nous avait pour la plupart contées mais dont pourtant nous avions tous la certitude que nous les avions personnellement et en totalité vécues : que nous avions entendu ces paroles, tressé cette corde, souffert cet injure. De sorte que nous fabriquions aussi cet œil, phare unique de voiture, à-plat du monde scellé dans notre inépuisable légèreté, et que nous aussi commencions sans le savoir de nous battre contre les mots, c’est-à-dire de refuser, sans le savoir déjà, l’allant-de-soi qui par les mots reçus nous étouffait d’une aise cultivée (1997d : 165).
47Il n’en demeure pas moins que le romancier martiniquais évacue toute « généralité normative » (Glissant 1997a : 115), récusant les codifications et les exemplifications modélisantes. Il adopte plutôt « une transrhétorique non universalisante » (1997a : 115), en ceci qu’elle représente une base solide aux imaginaires qui entrent ouvertement dans ce que l’auteur de Poétique de la Relation définit par : « L’esthétique du chaos-monde (…) qui est donc ce que nous nommions l’esthétique de l’univers, mais désencombrée des valeurs a priori [et qui] globalise en nous et pour nous les éléments et les formes d’expression de cette totalité, elle en est l’action et la fluidité, le reflet et l’agent en mouvement » (108-9).
48Il y a encore lieu de constater que, dans notre perspective, où les frontières génériques tendent à s’estomper, où la transrhétorique ressortit essentiellement à l’interpénétration des genres oratoires (l’impulsion judiciaire, l’éloquence épidictique et la visée délibérative), où « l’orateur doit posséder l’ensemble des savoirs » (Cicéron : Mathieu-Castellani 200 : 14) et où « [l]’art oratoire a besoin du concours de tous les arts et sciences » (Quintilien : Mathieu-Castellani 200 : 14), il s’agira d’évaluer de quelle manière l’écrivain antillais s’érige à la fois en « historien » (Glissant 2003 : 149) et en « ethnologue » (Glissant 2008 : 121). Autrement dit, il sera question d’appréhender la façon dont sa transrhétorique nourrit son art romanesque des apports de l’Histoire et de ceux de l’ethnographie. Rappelons, à ce propos, que la transrhétorique glissantienne, dans son versant ethno-historique, s’attache à rendre compte d’une particularité anthropologique, somme toute complexe et dont l’appréhension n’est pas donnée d’emblée, en raison du transbord des Africains et de leur réduction en esclavage, comme le suggère l’auteur, dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999), en mettant l’accent sur l’absence de repères chronologiques dans l’Histoire des insulaires, laquelle incarne symboliquement et/ou métaphoriquement « un maelström indébrouillable » (243). Partant, l’écrivain martiniquais opère un décentrement de perspective historique, dans l’intention de lever le voile sur la véritable Histoire des Antillais : « Se battre contre l’un de l’Histoire pour la Relation des histoires, c’est peut-être à la fois retrouver son temps vrai et son identité » (159), lira-t-on, à ce propos, dans Le Discours antillais. C’est à partir de ce point de vue que ce dialogue d’Ormerod (2003) devient intelligible :
– Expliquez-moi si vous ne risquez pas de les duper en interprétant à votre manière vos documents…, dit Apocal. Mais j’épuise. Comment comprendre, tout cela est oublié. Oublié partout, ici, là-bas. Les documents ne ravivent pas la connaissance, peut-être bien au contraire, nous savons qu’ils sont là, nous laissons faire. Il faut réallumer ce flambeau qui brûle dans des souterrains et le dresser haut dans la nuit de nos mémoires. Je rêve Rabot, pour tous ceux qui s’écrient dans le souterrain. Je peux être vantard et braillard ou héler aux quatre-chemins…
– Mais la bataille de Rabot ne s’est pas passée comme ça…, dit l’historien, c’est faux !...
– Non, vrai et vrai…, dit Godby le poète.
Ils abordent les trois au même impossible, qu’ils ne nomment pas (151).
49Ici, l’acte rhétorique argumentatif s’accroît des vérités historiques et s’arme en conséquence d’une archéologie ethnographique pour faire l’impasse sur la généralisation des systèmes génériques monolithiques cloisonnés. L’écrivain et ethnologue martiniquais formule, dans Les Entretiens de Baton Rouge, les constats suivants :
C’est pourquoi j’ai pensé que nous sommes toujours des ethnologues de nous-mêmes. L’écrivain est l’« ethnologue de soi-même », il intègre dans l’unicité de son œuvre toute la diversité non seulement du monde, mais aussi des techniques d’exposition du monde. Alors le dépassement des genres est rendu nécessaire par cette situation nouvelle, il ne s’agit pas tellement ni seulement, dans cette situation, d’exprimer des communautés, mais d’exprimer des communautés dans leur corrélation vive à d’autres communautés, ce qui libère les individus et modifie la perspective des littératures (121).
50Dans quelles mesures alors l’écrivain conçoit-il sa fiction romanesque à la lueur, et de la pensée nouvelle des frontières, et de la géopoétique de la « mondialité », à laquelle elle est coextensive ?
51Embrassant cette nouvelle géopolitique de la « frontière » et fortement convaincu qu’il faut « la garder non plus comme ce qui protège les semblables et les isole du différent, mais comme ce qui caractérise le semblable et le met en rapport avec un différent » (2018 : 110), le romancier caribéen pense en effet sa propre culture en dehors de tout nombrilisme, en la plaçant sous le signe de la diversité et de la poétique du divers, c’est-à-dire en la subsumant sous la multiplicité culturelle de « la totalité-terre », comme l’a bien noté l’auteur dans Tout-Monde (1993) : « Alors je dis que le Tout-monde c’est ce désordre, et vous devez courir dedans » (134).
52Cela revient à dire que le romancier-phénoménologue prend le contre-pied de l’essentialisme réducteur, lequel constitue l’arrière-fond de l’expansion colonialiste, et oriente ainsi sa rhétorique vers une direction nouvelle. Il s’agit d’une intention romanesque qui s’inscrit aux antipodes de l’égocentrisme et contrevient aux volontés hégémoniques. Elle mise corollairement sur la régénérescence des cultures, contre tout étiolement culturel et toute sclérose civilisationnelle. Cet extrait d’Ormerod (2003) revient sur le changement du focus culturel que la rhétorique glissantienne administre pour défendre les cultures minorées. Il s’agit d’inscrire les actions édifiantes de la communauté dans la perspective plurielle de la poétique de la Relation, c’est-à-dire loin de toute forme d’uniformisation occidentale :
Et s’il déteste ainsi le moindre bouleversement, ou la plus tranquille des obscurités, comment approcher l’archipel, dont les racines bougent sans arrêt ? Il dit, Apocal, qu’il faut en venir, il n’y a pas moyen de faire autrement, et toutes les histoires de ravine du monde sont périssables, à cette littérature toute faite dont ils se vantent dans leurs gazettes, « Vous savez, ce que le tutti quanti, qu’il soit noir ou blanc ou macaron et s’il se trouve plus illettré qu’un mantou, attend et applaudit, la chose simple et d’évidence, l’agent, l’acteur, l’action elle-même, le résultat de l’action… », et que la découverte des pays, tellement ils sont divers et débridés, inextricables et imprévisibles, ainsi que la parole éperdue de ceux qui les habitent, nous invitent à réguler ce cadre et à le remplir au clair. « C’est à vous de mesurer ces démesures… », scande Apocal (173-4).
53Dans ce cadre, le romancier antillais inscrit sa création romanesque dans la dynamique du brassage des genres oratoires et surtout dans la perspective de la visée délibérative qui, comme nous l’avons déjà montré, véhicule le procès culturel intenté contre les Maîtres. Autrement dit, l’auteur mise sur « l’action elle-même » (Glissant 2003 : 174), celle qui émane des conseils que le romancier adresse à ses lecteurs antillais, laquelle action constitue la modalité de leur participation à l’édification de la culture mondiale. C’est en ce sens que Glissant confie dans Poétique de la Relation : « La règle de toute action, individuelle ou communautaire, gagnerait à se parfaire dans le vécu de la Relation. C’est la trame qui dit l’éthique […] Le pari est que le Chaos est ordre et désordre, démesure sans absolu, destin et devenir » (207). En conséquence, le penseur caribéen s’inscrit en faux contre la pensée de la racine unique, réductrice et aliénante, pour embrasser la pensée rhizomique, désaliénante et régénératrice ; il rompt d’avec la philosophie de l’Histoire pour cultiver « nos histoires » (Glissant 1993 : 192), et se départit ainsi de « la pensée continentale […] somptueuse et mortelle ». Du coup, il croit « aux petits pays », se détermine pour la pensée « archipélique » et le « mélange de paroles » (Glissant 2003 : 358-9). La question repérée dans Tout-Monde (1993) semble être révélatrice à bien des égards : « Et entrait-on dans cet avenir parce qu’on se trouvait connecté au reste du monde, qu’on savait comment il allait, à défaut de savoir où, dans quelles directions et pour quels résultats ? » (160).
54À cet égard, il n’est peut-être pas superflu de remarquer que la rhétorique, la philosophie, la littérature et l’art romanesque de Glissant s’inscrivent dans une logique de marronnage, c’est-à-dire de refus de la domination occidentale, c’est-à-dire de révolte contre toute forme de systématisation. Cette systématisation radicalise la marginalisation des Antillais ainsi que celle de leur culture archipélique. C’est aussi en ceci que les romans glissantiens se placent sous le sceau de l’impulsion judiciaire, laquelle s’emploie à dénoncer l’essentialisme et l’égocentrisme qui nourrissaient séculairement la poussée esclavagiste et l’invasion colonialiste, pour déboucher sur la mondialisation, sur le Nouvel Ordre Mondial dont les moteurs ne sont autres que le mercantilisme et le capitalisme sauvage. C’est que « les pays s’épuisent » (Glissant 1999 : 342), puisqu’« il grossissait dans le monde tellement de catastrophes du même genre et plus terrifiantes, et plus insupportables à penser » (Glissant 2003 : 189) et « [les] enfants de la misère du monde […] sont […] purement et simplement massacrés » (Glissant 2003 : 169). Il s’agit, à en croire Glissant, de la généralisation et de l’universalisation des valeurs occidentales, c’est-à-dire de la systématisation d’une pensée hégémonique et dévastatrice à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, le penseur caribéen propose, dans La Cohée du Lamentin, une analyse très fine de la conjoncture économique contemporaine : « Ce que l’on appelle Mondialisation, qui est donc l’uniformisation par le bas, le règne des multinationales, la standardisation, l’ultralibéralisme sauvage sur les marchés mondiaux […] » (2005 : 15). Il faut remarquer ici que ce régime économique, politique et culturel mondial est, a fortiori, à l’origine de la « dilution standardisée » (Glissant 1997a : 192) de tant de peuples du monde, surtout des pays du Tiers-monde.
55L’écrivain place en effet son œuvre romanesque « dans un mouvement général d’insurrection de la Caraïbe » (Glissant 2003 : 188), afin d’affranchir les « paysages pris [aux] pièges » (Glissant 2003 : 60) du Nouvel Ordre Mondial dont l’un des victimes est le paysage archipélique antillais, comme l’a bien noté l’auteur dans Ormerod (2003) : « L’Archipel est noué de nœuds où aucun courant ne circule » (187). Glissant adopte et promeut en effet « la manière de réagir des personnes intéressées à l’affaire » (Glissant 2003 : 187), se dressant ainsi contre les « pratiquants de déréliction » (Glissant 2003 : 127), pour poser de la lumière sur « le chaos brûlant et morne, les villes éteintes qui chavirent, les terres désolées semées de mort […] » (Glissant 1993 : 194). En s’attachant à bloquer les mécanismes d’aliénation des communautés et des cultures, lesquels sont l’apanage du régime économique et politique de la mondialisation, l’auteur s’en prend à la filiation qui est à la base de la politique occidentale expansionniste. C’est ce que l’auteur met à la vindicte lectorale dans Ormerod (2003) : « Nos temps n’engendrent pas de lignée, ni nos terres n’ont érigé de centre, et de même nos listes n’honorent en rien les filiations […] » (68). Le romancier martiniquais fait ainsi le procès du nomadisme en flèche, constituant la conséquence directe de la pensée de la filiation, et embrasse, par là même, la « pensée de l’errance » (Glissant 1990 : 27) et celle du « nomadisme circulaire » (Glissant 1990 : 25), lesquelles sont placées sous le signe de la créolisation et de l’échange culturel. C’est de cette manière que ce passage, puisé dans Ormerod (2003), remet en cause la filiation, accréditée par les dominateurs :
Diriez-vous que Sourdefontaine, parcourant ces sauvageries de terres et de mer, aujourd’hui si bien ravalées, polluées et policées par les marinas et les gros hôtels, cherche à rassembler une manière de permanence, ne pouvant par ailleurs se rallier d’instinct à des cordons de filiation, dont il n’a pas l’intuition ? La filiation s’enténèbre de son seul fil, nos temps au contraire fondent dans nos étendues (62-3).
56Pour ce qui est de l’interaction géoculturelle et de la créolisation esthétique, celles-ci s’inscrivent, de facto, à l’encontre de l’universalisme standardisant. La rhétorique inhérente aux romans glissantiens s’attaque à toute cette philosophie hégémonique, légitimant la négation d’autrui. C’est ce que confirme l’auteur dans Ormerod (2003) : « Pour nous, nos listes n’honorent en rien les générations et les filiations, elles marquent la parole pour ceux que la prescience batoutoo tourmente, sans qu’ils le sachent eux-mêmes » (295). Par conséquent, Glissant refuse de se laisser leurrer – à l’instar de l’immense majorité de ses auditeurs insulaires qui sont pris aux pièges de la « départementalisation » (Glissant 1981 : 154) et de l’assimilation –, par l’illusion d’une justice et d’une dignité humaine sous le régime mondial actuel. Pour les dominateurs, tout est mis à profit pour réduire l’autre à néant. Pour l’écrivain antillais, tout est sujet à caution quand il s’agit d’une entreprise occidentale impérialiste. C’est ce que soutient l’auteur dans Tout-Monde (1993) : « Difficile à expliquer ou soutenir, ce relais vers l’Autre, quand, à tellement de communautés, on propose la même affaire : ‘Venez donc, ouvrez-vous, dépassez vos limitations !’ Et c’est le plus sûr moyen pour les puissants de vous limiter, de vous rogner, de vous garrotter. Car ce dépasser qu’ils vous proposent, c’est leur laissez-passer pour l’Empire » (514).
57C’est dire si le romancier antillais active la dynamique argumentative de l’interpénétration des genres oratoires dans l’intention de dévoiler l’injustice dont souffrent les peuples appauvris ou asservis, dans l’objectif d’exalter les lieux de toutes les cultures, comme le précise l’auteur dans Tout-Monde (1993) : « Or, le lieu est incontournable » (513). En même temps, Glissant ne peut se passer de l’avenir des Occidentaux qui, selon la poétique de la Relation, du divers et du Tout-monde, jouissent, comme toute autre communauté, d’une identité culturelle qui leur est propre, comme il le spécifiera dans L’Intention poétique : « L’autre du monde, à contester la prédominance de l’Occident, du même coup intègre celui-ci au monde » (29). C’est que le penseur caribéen s’emploie, par le biais de son œuvre romanesque, à cultiver, comme l’a bien souligné l’auteur dans Tout-Monde (1993), « le mélange des quatre directions, d’où pas une essence ni un identitaire ne commande ni ne prévaut » (575). Il s’agit ici de réhabiliter la créolisation qui n’embrasse pas uniquement l’interaction, le dialogue et le brassage des cultures, mais entend également promouvoir un monde en perpétuelle transformation, un monde imprédictible. C’est ce que précise l’auteur dans ce passage : « (…) cette créolisation-là vous éloigne du sacré, ça fait trop de mélange dans la calebasse, on dirait que le meilleur du sacré ne convient pas dans les mélanges entassés (…) l’appétit insoupçonné de l’imprévisible, l’assaut des quatre directions dans l’emmêlement » (1993 : 602).
- 2 « La mondialité est cette aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre, dans un esp (...)
58Somme toute, Glissant entend saper les fondements de la mondialisation, laquelle ne génère, selon lui, qu’injustice et terreur, ne répand qu’uniformisation et aliénation, pour construire, sur ses débris, la mondialité. Pour le romancier martiniquais, cette mondialité2 est à même, sinon de garantir la paix et la pérennité pour toutes les cultures du monde, du moins de ne pas permettre à n’importe quelle force hégémonique de denier le droit de toute communauté à s’exprimer, à dire son lieu et/ou son imaginaire poétique. C’est en ce sens que Glissant propose, dans Traité du Tout-Monde, une définition particulière à cet égard : « La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation » (176).
59C’est ainsi que le romancier martiniquais cultive une géopoétique nouvelle des frontières et exhorte son auditoire à entrer en interaction avec les imaginaires de la nouvelle région du monde, laquelle se définit comme « une totalité, la première qui se réalise vraiment dans l’histoire des humanités […] totalité diffractée non totalitaire, la conjonction des différences tend à n’y laisser de côté aucune d’elles ». C’est ce que nous le recommande Glissant dans L’entretien du monde : « Autrement dit, il faut absolument garder la frontière sans quoi, on deviendra tous pareils les uns les autres. Le rhizome a des lieux et les lieux sont différents. Les différences des lieux ne les isolent pas, mais les mettent en relation. Autrement dit, l’éloge de la frontière suppose un privilège pratique de pouvoir les passer. C’est le privilège de la relation d’une saveur à l’autre » (110).
60Quant à la l’esthétique de la mondialité de Glissant, laquelle n’est autre que le corrélat de sa nouvelle géopoétique des frontières, elle paraît relever de deux ordres bien distincts, mais tout aussi complémentaires. D’une part, il s’agit d’une tendance centripète qui valorise le lieu et glorifie l’aire culturelle particulière et dissemblable, sans basculer néanmoins dans le chauvinisme, ni dans le nombrilisme. D’autre part, il est sans doute question d’un vecteur centrifuge qui ratifie l’ouverture aux autres cultures et réhabilite, du coup, la créolisation, sans pour autant prêter à l’hétéronomie, ni céder à l’allocentrisme. On a, à bien des égards, affaire à un équinoxe culturel, ethnique voire anthropologique qui fait échec à toute systématisation universalisante et jette le discrédit sur les bipolarisations politiques ou économiques, radicalisant le clivage entre un monde développé et riche et un autre en voie d’appauvrissement. Glissant conçoit une totalité-monde sous l’égide de laquelle l’égalité, la justice et la créativité culturelle et artistique seraient en mesure, sinon d’éradiquer l’exploitation, la domination et l’ostracisme, du moins d’en limiter les dégâts. C’est là une conception poétique et géopolitique nouvelle, placée sous le double signe de la valorisation du lieu ou de l’entour spécifique à chaque groupe humain et de l’interaction culturelle, sur la base du respect réciproque, et non en fonction de la modélisation occidentale. Et notre auteur de s’interroger et d’interpeller ses lecteurs en ces termes : « Mais le monde n’est-il pas une flamme courante d’archipellés qui se touchent par leurs îlots, immenses ou minuscules ? » (2003 : 358).
61En somme, l’écrivain antillais promeut une mondialité pour mettre en crise cette mondialisation réductionniste et aliénante, comme il le confirme lui-même en ces termes : « À cette mondialisation j’oppose ce que j’appelle une poétique de la mondialité » (2018 : 83). Cette poétique véhicule un projet qui lutte contre la « stérilisation des imaginaires » (Glissant 2018 : 83) et, plus encore, fait face aux fléaux qui s’abattent sur la société humaine contemporaine : « Donc la mondialité, souligne glissant, c’est plutôt concevoir que nos problèmes et les problèmes du monde sont inextricablement liés mais que nous ne devons pas pour cela accepter la standardisation, l’uniformisation et l’exploitation » (Glissant 2018 : 84). En peu de mots, il incombe à cette esthétique de la mondialité comme à cette nouvelle géopoétique des frontières de révolutionner l’imaginaire géocritique, ce par quoi les gens appréhendent leurs identités dans le chaos-monde. C’est ce que développe particulièrement Glissant dans L’entretien du monde : « Tant que nous n’aurons pas changé nos imaginaires, nous ne pourrons pas entrer dans la réalité du rhizome. C’est cela que je veux dire. ‘Il faut’ ne veut pas dire qu’il faut agir pour ceci ou cela, mais signifie que l’imaginaire d’aujourd’hui change et changera. C’est à ce moment-là que nous profiterons de toutes les saveurs et passerons les frontières avec jouissance » (111)