1La philosophie a eu et continue à avoir la tâche urgente de promouvoir la pensée critique et, à partir de là, la compréhension des phénomènes sociaux qui déterminent le sens de la réalité. L'analyse de problèmes tels que l'identité et la reconnaissance dans les sociétés contemporaines n'est pas une mince affaire qui échappe à cet engagement, surtout si ceux-ci concernent des peuples historiquement touchés par des conflits et qui cherchent la transformation des conditions qui reproduisent et justifient leur oppression.
- 1 Le 24 novembre 2016, après 4 ans de négociations à La Havane - Cuba, le gouvernement colombien e (...)
- 2 Nous comprenons que l'idée de victime est un facteur central dans le processus d'accord de paix (...)
2Cette question revêt une importance particulière, surtout si l’on tient compte du moment conjoncturel que traverse un pays comme la Colombie, qui est parvenu à la construction d’un « Accord de paix » après de longues années de conflit armé1. Cet article assume de manière critique le processus par lequel « l’Accord » est venu à être consolidé et nous cherchons là, faire une lecture qui remette en question les fondements conceptuels sur lesquels se constitue le processus même de reconnaissance qui a déterminé la participation d'un groupe basé sur le processus de négociation et d’implémentation de l'Accord, à savoir les victimes2.
3En affirmant d'emblée qu'une « lecture critique » de la paix est nécessaire, nous voulons souligner que nous ne nous sommes pas opposés aux processus qui ont conduit à la signature et à la fin du conflit. Bien au contraire, il nous semble nécessaire de nous associer à cet effort. Cependant, nous comprenons que la critique est la question des conditions de possibilité de quelque chose. La critique n'est pas un simple exercice de négativité, elle ne consiste pas simplement à s'opposer à certaines affaires. D’ailleurs, il vaut la peine de dire que tous les exercices de négativité et d’opposition ne sont pas essentiels. La critique a une condition particulière. Elle devient justement étant critique, dans la mesure où il est possible rendre visible (des-occultation) les conditions d'émergence de ce qui est critiqué, afin d’en dénaturer, mettre en évidence que ce n'est pas quelque chose de permanent, ancré dans la nature de ceux qui ont été touchés par le fléau de la guerre, montrer que cela peut être modifié, démonté et transformé.
4En ce sens, la thèse de cet article vise à soutenir que les processus de construction des identités et de reconnaissance sur lesquels les efforts institutionnels et juridiques ont été légitimés par les États-nations d'Amérique latine, et qui à leur tour déterminent le type d'intégration et de participation des communautés historiquement opprimées, par rapport à des instances civiles et politiques telles que la signature de l'Accord de paix en Colombie, elles sont le produit d'une histoire violente de déploiement du pouvoir colonial et de reproduction de la colonialité. Des telles identités fonctionnent comme une stratégie de pouvoir (politique identitaire) qui tend à réduire la multiplicité des singularités historiques à une unité totalitaire à travers une opération de symétrisation, qui cache l'asymétrie radicale, inhibe les possibilités de lutte et d'action et dépolitise le processus de participation et de construction d'imaginaires collectifs.
5En même temps, dans la mesure où ces communautés sont piégées dans la stratégie colonialiste de la politique identitaire, elles sont une cible facilement capturée par la dynamique agressive de la guerre qui favorise le déploiement de l'appareil colonial-capitaliste. Par conséquent, dans le cas colombien nous avons un nombre important de leaders sociaux et environnementaux assassinés après la signature de l'Accord de paix, un nombre croissant de massacres et d'actions militaires qui perpétuent le pouvoir et la terreur au milieu de ces communautés qui sont toujours victimisés, attaqués et violés.
6La sociologue et activiste bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui souligne que, dans le monde colonial, les mots prennent une signification particulière. Elle indique que, dans le contexte colonial, les mots ne désignent pas, mais « occultent ». Selon elle, les mots sont devenus un enregistrement fictif, rempli d'euphémismes qui « voilent » la réalité au lieu de la désigner (Rivera Cusicanqui, 2010, pp. 19–20). Le problème, c’est que de tels mots (tels que découverte, identité, reconnaissance) donnent forme, configurent un ensemble de significations et de discours qui deviennent en manières de non-dire. Cet univers de significations et de notions non-dites, de pratiques, de symboles, de croyances en critères raciaux et patriarcaux traverse le sens commun, le transgressent et éclatent (explosent) de temps en temps, de manière cathartique et irrationnelle (Rivera Cusicanqui, 2010, pp. 19–20).
7Telle est la distinction faite par le philosophe argentin Enrique Dussel, autour des concepts de découverte et d’occultation (en-couvrant) ((Dussel, 1992). Pour lui, avec l'arrivée des Espagnols sur les terres américaines, l'Europe subit une confrontation avec « l’autre », un événement dont émerge la nécessité de le contrôler, de le vaincre et de le violer (ego conquiro). À son tour de « l’inventer » et, par la suite, de l’en-couvrir (occulter) comme le même à partir de sa propre projection (représentation). Ainsi, « inventer » donne le pouvoir d ‘ « identifier » (réduire l'autre au même) et de « en-couvrir » (occulter) ce qui a été découvert. L'Amérique a été inventée à l'image et à la ressemblance de l'Europe puis cachée, occultée sous une multiplicité de significations de la réalité (totalité) (O’Gorman, 1993).
8Ainsi, la potentialité de « l’occultation » (en-couvrant) apparaît comme une catégorie d'analyse pour la compréhension du projet ontologique qui est caché, dynamisé et réorganisé à l'ombre des mécanismes de pouvoir de production des identités coloniales. Par conséquent, il est nécessaire de comprendre qu'avant la formation du système-monde colonial moderne, il n'y a pas d'Indiens, pas de Noirs ou de pauvres comme catégories de différenciation, mais que ces identités sont produites dans la formation du système monde moderne-colonial (Quijano, 1993). Dans cet ordre d'idées, on comprend que les identités ne préexistent jamais aux relations de pouvoir, mais se constituent en elles-mêmes. Supposer que les identités se forment dans les relations de pouvoir, c'est assimiler que celles qui se constituent dans la modernité sont fondées sur une expérience coloniale-raciale-patriarcale-capitaliste, en raison du réseau de pouvoir dont elles ont été produites :
Les identités culturelles ne peuvent être pensées comme de particularités pures, c'est-à-dire comme des phénomènes qui ne se constituent que par rapport à eux-mêmes, avec leur propre tradition ancestrale, et qui existent en totale indépendance de leurs relations avec l'extérieur, à la manière de monades autosuffisances. Il n'est donc pas possible de comprendre le sens et la fonction d'une pratique si on l´abstrait du réseau de relations qui la rend possible (Castro-Gómez, 2017a, p. 252).
9Ce jeu des rapports de pouvoir colonial s'explique donc à partir d'une opération de symétrisation, caractéristique de l'universalisme dominant (Maesschalck, 2014). Il s'agit d'une réduction de la multiplicité des singularités historiques à une unité transcendantale totalitaire et homogénéisante. Autrement dit, la singularité doit être prise, capturée et révélée comme un moment subordonné à la cohérence de l'ensemble (du tout). Cette opération de symétrisation entraîne un mouvement synchronique de l'histoire, dans lequel la réduction des singularités se développe dans un espace temporel unique déterminé par la raison dominante, la raison qui est imposée par les projets de guerre qui s'articulent dans l'acte colonialiste. De cette manière, les différentes temporalités sont subordonnées à une histoire locale dans un acte d'imposition violente :
En raison de cette histoire violente du colonialisme, du génocide, de la diaspora et des migrations multiples de toutes sortes, le temps, la mémoire et l'espace sont fortement fracturés dans la région, qui fait que les projets et les discours qui promettent l'unité ou des ancrages fixés dans le passé ou dans des traditions culturelles uniques ont une ombre d'illusion (Maldonado-Torres, 2012, p. 194).
10Dans nos termes, alors, nous disons que ce principe de symétrisation s'exprime aussi dans la construction d'une conscience du temps qui répond à la capture de différentes temporalités, expériences, visions du monde, cosmologies (Fabian, 2014 ; Mignolo, 2003) . Il refuse (déni) aussi aux individus la capacité de comprendre la réalité en termes de processus historiques articulés, et qui inhibe alors la possibilité d'établir, dans le monde colonial, les connexions entre leur réalité immédiate et la totalité des relations sociales (Shippen, 2014).
11Ainsi, l'entreprise colonialiste a utilisé la ressource de l'imaginaire identitaire pour développer ses intentions de domination et de contrôle et ainsi implanter un « sens commun » à travers différents mécanismes d'homogénéisation (comme la latinité, l'identité culturelle ou l'identité nationale), ou selon les termes de Appiah à travers « les mensonges qui nous unissent ». Pour cet auteur, dans les différents mécanismes ou formes d'identification (tels que les croyances, la nation, la race, la classe et le genre), il y a une tendance à « l’erreur » (se tromper) de prendre pour acquis qu'au cœur de chaque identité il y a des similitudes profondes qui attachent (lient) toutes les personnes qui partagent cette identité. Le danger que cela représente, à son avis, est lié à la manière dont ceux-ci - religion, nation, race, classe et culture - nous divisent et nous confrontent (Appiah, 2019, p. 11). Le problème ici est que ces mécanismes (mensonges) ne sont pas seulement objectivés dans des appareils ou projets disciplinaires (lois, institutions, bureaucraties coloniales) mais se traduisent par des formes concrètes de subjectivité et de différence (pauvres, noirs, indigènes, sous-développés, etc.).
12L‘identité se construit toujours à partir de la postulation d'un « autre ». La question qui nous intéresse ici n'est ni de savoir si c’est par l'identité ni si c’est par l'altérité, mais bien d´interroger par les mécanismes qui produisent cette polarité, c’est à dire, les conditions de fonctionnement du pouvoir colonial dans lesquelles l'autre est placé comme un objet contrôlable (violé, même assassiné) dans la mesure où il peut être réduit à une unité représentable. De ce point de vue, il est plus pertinent de parler de multiplicité (multiplicités) et non de différence, car la catégorie « différence » s'inscrit précisément dans le même registre (épistémologique) qui génère à la fois les identités et l'altérité.
13Les « discours d’identité » sont donc générés à partir de pratiques institutionnelles de contrôle et de domination qui produisent narrativement l'autre comme un tout (une totalité) homogène. Cependant, rejeter ces pratiques coloniales d'homogénéisation et de symétrisation n'implique pas de faire appel à une certaine authenticité culturelle ou identitaire du sujet colonisé, car « ce type d'idéalisation s'inscrit dans le même substantialisme logocentrique et particularismes culturalistes qu'on veut déplacer » (Castro-Gómez, 1996, p. 146). Pour cette raison, nous ne partageons pas la vision selon laquelle l'objectif des luttes politiques anticolonialistes, de la gauche ou de certains mouvements sociaux devrait être de défendre ou de produire une « identité ». Au contraire, il nous semble que l'objectif de ces luttes ne doit pas être la production d'identités mais plutôt leur dispersion, c'est-à-dire la génération de multiplicités. Il semble que les luttes sociales qui tournent autour de la dénommée « Identity Politics » (politique identitaire) recherchent simplement la « reconnaissance », comprise comme des actes de revendications juridiques, culturelles ou identitaires. Dans ces projets d'identité et de représentation est articulé un ensemble de significations, ce qui explique la formation des identités (régionales, de genre, de race, de classe), les formes de comportement collectif, ainsi que la production de biens symboliques, idées et discours. Son objectif est la centralisation des forces, la capture de la multiplicité et la réduction des singularités. Comme ce sont des luttes pour les « droits », il s’agit des revendications qui peuvent être facilement capturées et assimilées par la logique coloniale capitaliste. Reconnaître la différence d'identités et produire de nouveaux « sujets de droit » est quelque chose que l'État fait constamment.
14Rita Segato va beaucoup plus loin et souligne que cette politique identitaire (fondamentalement liée au cadre des Droits de l’Homme) a servi de stratégie efficace à l’Empire pour intervenir et participer (notamment par le biais d’universitaires / spécialistes des sciences sociales) dans les affaires intérieures des pays d’Amérique latine. Ainsi, reconnaît Segato, qu’une « politique des afro-descendants », une politique des « peuples originaires », une politique des « femmes », une politique de la « liberté religieuse », etc., se sont transformées en raisonnes d’intervention légitimes, sous le signe d’une certaine certitude de « supériorité morale » (Segato, 2007, pp. 16–17).
- 3 À ce sujet, Todorov souligne : « Si l’on parvient à établir de façon convaincante que tel groupe (...)
15De plus, ces luttes sont facilement assimilables par l'entreprise colonialiste, parce que ces exercices de revendication ou de « reconnaissance d'identités subalternisées » deviennent généralement une sorte de « particularisme culturaliste ». C'est-à-dire que lorsqu'elles sont orientées vers des questions telles que les défenses des identités culturelles, les droits des minorités ethniques ou les « modes de vie alternatifs », produisent, d'une part, un type de « relativisme épistémique » et, d'autre part, l'impossibilité de comprendre la résistance au pouvoir en dehors du pouvoir lui-même, en vertu de ce que la seule possibilité de résistance ne serait donnée que grâce au refuge de la subjectivité. C'est pourquoi la culture peut apparaître, d'une part, comme un scénario avec peu de possibilités d'impact politique et, d'autre part, comme une proie facile qui succombe aux dynamiques capitalistes. De cette manière, des telles revendications culturalistes oublient le fait qu'en validant des expériences particulières (revendications identitaires), il y a un risque de légitimer la logique coloniale des « privilèges »3. En conséquence, et comme signe d'un geste parfois conservateur, toute prétention d'universalité et de vérité est disqualifiée entant que « violence épistémique » et ne donne de la valeur qu'aux histoires locales, aux connaissances subalternes ou aux « histoires de victimes ». Ainsi, seule une personne noire pourrait exprimer ce que signifie le racisme. Seules les femmes pourraient exprimer le sens de la catastrophe patriarcale. Seules les personnes d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine pourraient exprimer la nature du sous-développement, etc. Seule ceux qui sont reconnus comme victimes dans un appareil institutionnel de l'État pourraient contribuer à la reconstruction de la mémoire historique d'un conflit interne dans un pays, comme la Colombie.
16En admettant cela, il semble qu'il s'agirait de permettre « certains privilèges » ou de construire une « histoire des victimes » unidimensionnelle et pourtant de formuler d'autres types d'exclusions. Nous nous méfions d'un mouvement stratégique de victimisation ou de cherche de certitudes dans sa propre histoire. Reconnaître la particularité de l'expérience vécue des sujets subalternisés, dominés ou colonisés, tels que les Noirs, les femmes ou les peuples indigènes, et même reconnaître qu'ils peuvent avoir des visions du monde différentes en raison de leur historicité, n'empêche pas la possibilité de chercher d'un côté, une « volonté générale » basée sur « un autre » ordre sensible et, d’un autre côté, la construction d'un régime allant au-delà des exigences particulières. Il ne s’agit pas seulement de défier (affronter) l’exclusion raciste ou sexiste en particulier ni séparément, mais plutôt les conditions qui ont normé, réglementé et rendu possible l’organisation inégale de la société en général. Au nom de la décolonisation, l'universalité de l'action politique ne peut pas être abandonnée :
Ce n'est qu'en radicalisant l'universalité, c'est-à-dire en universalisant son ‘point d'exclusion’, que le mouvement de décolonisation atteindra ses objectifs. Il n'y parviendra pas en niant l'universalité et en cherchant un ‘retour aux origines’, un retour à la situation précoloniale, invoquant ‘la récupération’ d'une identité culturelle oubliée (Castro-Gómez, 2017b, p. 123).
17En tant qu’elles sont assimilées par la dynamique coloniale capitaliste, ces expériences qui favorisent la défense des identités culturelles, des droits des minorités ethniques ou de certains « modes de vie alternatifs », obtiennent une reconnaissance superficielle limitée au domaine juridique, en visant notamment à la prolifération des « sujets de droit ». Cette reconnaissance, plus légale que politique, est le résultat d'un processus de dépolitisation des différentes sphères de la vie. Dans les termes de Žižek, tandis que cette dépolitisation soit acceptée, toutes les discussions sur la citoyenneté active, les débats publics orientés vers la prise de décision collective, entre autres affaires politiques, resteront limitées ou réduites à des questions « culturelles » (telles que les différences religieuses, sexuelles, ethniques, de style de vie) et n'auront aucun impact réel au niveau où sont prises les décisions à long terme et qui nous affectent à tous (Žižek, 2001, p. 376).
18Chez Fanon « la vie est un combat interminable » (Fanon, 2002, p. 90) et tandis que les conditions de lutte sont annulées (ou ce que Fanon appellera lui-même « résistance ontologique »), les possibilités de la vie sont également effacées. La contribution de Fanon à ce scénario devient essentielle pour examiner la manière dont la différence ontologique coloniale affiche certaines caractéristiques existentielles fondamentales (telles que l'infantilisation, la féminisation, etc.) basées sur l'idée de race et de genre. Il s’agit d’horizon ontologique de l’expérience coloniale :
Il y a, dans la Weltanschauung d'un peuple colonisé une impureté, une tare qui interdit toute explication ontologique. Peut-être nous objectera-t-on qu'il en est ainsi de tout individu, mais c'est se masquer un problème fondamental. L'ontologie, quand on a admis une fois pour toutes qu'elle laisse de côté l'existence, ne nous permet pas de comprendre l'être du Noir. Car le Noir n'a plus à être noir, mais à l'être en face du Blanc. Certains se mettront en tête de nous rappeler que la situation est à double sens. Nous répondons que c'est faux. Le Noir n'a pas de résistance ontologique aux yeux du Blanc (Fanon, 1952, p. 89).
- 4 C’est la base du problème de reconnaissance déjà proposé par Hegel, c’est-à-dire le niveau de dé (...)
19Dans son analyse autour du problème de la reconnaissance du Noir, Fanon remet en question les postulats hégéliens à ce sujet. Contrairement chez Hegel, où l'esclave - après d’avoir perdu la bataille pour la reconnaissance à cause de la peur de la mort4, tourne le dos au maître et se dirige vers le travail (en tant qu’authentique créativité) où il trouve un certain grade d’indépendance de sa conscience (Hegel, 1941, p. 159) - Fanon souligne que le Noir veut être comme le maître, en grande partie parce que le Noir a été libéré par le maître, il n'a pas soutenu la lutte pour la liberté :
Historiquement, le nègre, plongé dans l'inessentialité de la servitude, a été libéré par le maître. Il n'a pas soutenu la lutte pour la liberté.
D'esclave, le nègre a fait irruption dans la lice où se trouvaient les maîtres. Pareil à ces domestiques à qui une fois l'an on permet de danser au salon, le nègre cherche un support. Le nègre n'est pas devenu un maître. Quand il n'y a plus d'esclaves, il n'y a pas de maîtres.
Le nègre est un esclave à qui on a permis d'adopter une attitude de maître.
Le Blanc est un maître qui a permis à ses esclaves de manger à sa table.
Un jour, un bon maître blanc qui avait de l'influence a dit à ses copains :
« Soyons gentils avec les nègres... » (Fanon, 1952, p. 178).
- 5 Pour élargir cette discussion, on suggère de consulter les textes suivants : (Cf. Teixeira, 2018 (...)
20Dans la mesure où la reconnaissance que le Noir a obtenue n'a pas été le produit de sa propre lutte, il ne trouve pas dans le travail la source de sa libération (l’indépendance de sa conscience), puisqu'il souhaite être comme le maître. Fanon indique donc que lui est moins indépendant que l'esclave chez Hegel (Fanon, 1952, p. 182) (Mais cette indépendance ne se traduit pas par un sentiment d'infériorité, mais plutôt dans un sentiment d’inexistence. C'est précisément la radicalité de la pensée existentielle de Fanon). Il est important d'indiquer que si, pour Hegel, la lutte est ce qui postule la relation asymétrique entre la conscience de soi retrouvée de manière réciproque et permanente, pour Fanon, au contraire, l'asymétrie du pouvoir précède la lutte qui conduirait à une reconnaissance réciproque réelle5. Cacher cette relation asymétrique (différence ontologique coloniale) occulte à l’autre dans l’idéal de soi. Comme l'explique Mariana Texeira, dans la dialectique du maître et de l'esclave dans le contexte colonial, la reconnaissance de l'homme noir n'est que légale, donc formelle et incomplète :
Ce n’est qu’à travers la lutte, chez Fanon, que l’homme noir arrivera à une véritable reconnaissance. La seule solution pour l'homme noir qui travaille dans les plantations de canne à sucre en Martinique est de se battre, « parce que tout simplement il ne peut concevoir sa vie autrement que comme une sorte de combat contre l'exploitation, la pauvreté et la faim » (Teixeira, 2018, p. 10)6.
21L'histoire colombienne a été marquée par une dynamique soutenue par la guerre et les politiques militaires qui ont construit un réseau complexe de relations entre la violence, la mort et la douleur. Ces articulations posent à la Colombie le problème du dépassement du conflit armé par la construction de la paix. En 2016, après 52 ans de guerre et 4 ans de négociations (à La Havane, Cuba), la fin du conflit armé entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC-EP a été signée, à travers d’un « Accord de Paix », qui cherchait la stabilité et la durabilité de la paix dans la nouvelle ère du post-conflit. Pour développer cette entreprise (paix stable et durable), 6 points généraux ont été établis dans l'Accord :
1.La réforme rurale intégrale.
2.Participation politique (ouverture démocratique).
3.Fin du conflit (cessez-le-feu).
4.Solution au problème des drogues illicites.
5.Victimes (système intégral de vérité, justice, réparation et non-répétition).
22Implémentation, vérification et réparation (Acuerdo Final para la Terminación Del Conflicto, 2016).
23Le point qui nous intéresse pour cette réflexion est le cinquième, qui concerne les victimes du conflit. Dans la structuration du « Système », les finalités spécifiques suivantes sont proposées, qui démontrent l´idée de la reconnaissance et la manière d'assumer le même sens des victimes :
-Atteindre la plus grande satisfaction possible des droits des victimes.
-Assurer le compte-rendu de ce qui s'est passé.
-Garantir la sécurité juridique de ceux qui participent au Système.
-Contribuer à garantir la coexistence, la réconciliation et la non-répétition du conflit.
24Pour assurer juridiquement un appareil institutionnel qui garantisse de tels objectifs et notamment la reconstruction de la mémoire historique du conflit, ce Système dispose de trois mécanismes :
-La Commission de Clarification de la Vérité, de la coexistence et de la non-répétition.
-L’Unité Spéciale pour la recherche des personnes portées comme disparues dans le contexte et en raison du conflit armé.
-La Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP, en espagnol).
- 7 L'objectif du Système proposé au point 5 de l'accord est énoncé comme suit : « Le Système intégr (...)
25Pour la construction de l'Accord de paix, la nécessité de promouvoir une approche du genre, ethnique et territoriale a été établie7. Ainsi, pendant les négociations et le processus même d’implémentation de l'Accord, les communautés indigènes et afro-colombiennes, ainsi que les femmes et les victimes, font partie des groupes les plus actifs qui influencent les discussions sur des questions telles que la réparation et la mémoire historique, entre autres (Vega Luquez, 2019). De telle sorte que la reconnaissance des populations indigènes et afro-colombiennes, au sein de l'accord, leur a permis de « revendiquer » un certain espace de participation et de dialogue (autonomie), ce qui leur permet, à un moment donné, de positionner leurs différentes visions de la paix, liées à leurs divers rapports au conflit armé interne et ses ontologies politiques. De cette manière, comme l'explique Ana Isabel Rodríguez, les organisations sociales, les communautés afro-descendantes et indigènes se sont organisées conjointement pour s'assurer que l’implémentation de l'Accord sur leurs territoires n'affecte pas leurs droits ethniques collectifs historiquement acquis, principalement ceux liés à leur territoire. Selon Rodríguez :
Tous ces efforts ont conduit à l'inclusion dans l'Accord final d'un chapitre ethnique qui sauvegarde les droits acquis par ces peuples, reconnaît les groupes ethniques comme alliés de la paix et prend en compte une série de principes et de garanties pour assurer que l’implémentation de l'Accord n'affecte pas leurs territoires, leur autonomie et leurs modèles de vie (Rodríguez Iglesias, 2018, p. 166)8.
26Ce sujet est consigné dans l'accord final comme suit :
Que le gouvernement national et les FARC-EP reconnaissent que les peuples ethniques ont contribué à la construction d'une paix durable, au progrès, au développement économique et social du pays, et qu'ils ont subi des conditions historiques d'injustice en tant que résultat du colonialisme, de l’esclavage, de l’exclusion et de la dépossession de leurs terres, territoires et ressources ; qu'ils ont également été gravement touchés par le conflit armé interne et que les garanties maximales doivent être fournies pour le plein exercice de leurs droits humains et collectifs dans le cadre de leurs propres aspirations, intérêts et visions du monde (Acuerdo Final para la Terminación Del Conflicto, 2016, p. 205)9.
27Cependant, malgré ces efforts « inclusifs » et cette participation politique et démocratique, la vérité est qu’une atmosphère de terreur et le « projet de mort » continue à opérer dans le contexte colombien. Selon les chiffres de l'Institut d'études sur le développement et la paix en Colombie (INDEPAZ), publiés 19 novembre 2018, à peine 15 mois après la signature de l'Accord., 702 leaders sociaux et 135 ex-combattants avaient été assassinés (INDEPAZ, 2018). Situation qui met en évidence que la fin du conflit n'implique pas l'instauration de la paix, mais aussi qu'il y a une logique d'extermination systématique et de mort, qui continue de protéger les intérêts des classes sociales qui ont bénéficié de privilèges historiques grâce à la logique du monde colonial.
28Cette dynamique génocidaire en quelque sorte, a utilisé la reconnaissance et la visibilité que les leaders sociaux, d'organisations sociales, communautaires, paysannes, environnementales, indigènes, afro-descendants, entre autres, ont obtenus pour identifier les objectifs et générer une vague d'assassinats systématiques et sélectifs (CINEP, 2018). À tel point que différents types de leaderships ont été caractérisés selon le degré d'affectation grâce à ce fléau. Selon tel typologie du leadership, le Conseil Présidentiel des droits de l'homme a identifié que 78 % de la population la plus touchée par les homicides est concentrée dans les groupes suivantes : les leaders des communes avec 27 % des cas, suivis des leaders indigènes 16 % ; les leaders paysans avec 12 % et les leaders communautaires avec 10 % ; par ailleurs, les leaders afro-descendants ont été victimes d'homicide dans 5 % des cas ; les dirigeants syndicaux et victimes de déplacement forcé 4 % chacun (Consejería Presidencial para los Derechos Humanos y asuntos internacionales, 2020).
29En bref, la participation des victimes et des différentes communautés au processus de construction et d’implémentation de l'Accord de paix, comme (Consejería Presidencial para los Derechos Humanos y asuntos internacionales, 2020) dans d'autres scénarios de participation civile et politique, paraît avoir limité ses possibilités d'action et d'incidence, parce qu’elles ont eu une reconnaissance partielle et simplement formelle, surdéterminée au domaine juridique (non produite de sa propre lutte historique). De plus, les actions de ces communautés, dans de nombreux cas sont déterminées par le paradigme de la politique identitaire (Identity Politics) qui tend à établir des réductions des particularismes culturalistes et, par conséquent, les efforts de ces communautés qui sont facilement appréhendées par la dynamique coloniale capitaliste. Elles reproduisent la logique d’occultation (en-couvrant) et leurs possibilités de lutte, d'action politique et de transformation sont annulées.
30Le contexte de l'Accord de paix en Colombie nous a servi d’étude de cas pour discuter de certains problèmes pertinents de la philosophie politique contemporaine, tels que la reconnaissance et l'identité, notamment du point de vue de la théorie décoloniale. Nous avons pu montrer que la dynamique du déploiement du pouvoir colonial (colonialité) en Amérique latine, en particulier après les processus d'indépendance du XIXe siècle et la construction des États-nations, a utilisé la ressource de la politique identitaire et de l'opération de symétrisation. Cette opération a recréé des imaginaires d'homogénéisation et d'unification qui se transforment en permettant à la puissance coloniale de maintenir son pouvoir hégémonique.
31Par ailleurs, en ce qui concerne le problème de la paix en Colombie, nous voulions présenter l'idée que, d'une part, la signature de l'Accord de paix et, donc le cessez-le-feu n’implique pas automatiquement la réalisation de la paix, non plus la fin du conflit colombien. La construction de la paix a, entre autres, une valeur politique authentique, c'est-à-dire qu'elle est au service de la société et ne peut être dans l'intérêt de certaines classes sociales. La paix est l'affaire de tous et ainsi, elle doit être comprise sous la responsabilité que chaque groupe ou communauté qui assume dans ce processus à partir de ses propres luttes. D'autre part, nous constatons que malgré le fait que, dans le processus de négociation et d’implémentation de l'Accord, il y a eu la participation des communautés ethniques, paysannes et communautaires (qui ont historiquement été au milieu du conflit et, par conséquent, sont légitimement reconnues comme victimes), elles obtiennent une reconnaissance qui semble insuffisante, limitée au plan juridique, sans grand pouvoir politique et, donc, avec des options limitées pour la transformation de ses conditions qui continuent de générer l'oppression, la douleur et la mort.
- 10 Pendant 2020 : 91 massacres, 382 morts, 31 décembre 2020. Durant 2021 : 28 massacres, 102 morts, (...)
32Conséquence de ce projet génocide : il y a une vague d'assassinats et de massacres systématiques de personnes démobilisées (ex-combattants), de leaders sociaux, leaders environnementaux et de défenseurs des droits humains, entre autres personnes, qui ont participé activement depuis la négociation de l'Accord et qui ont obtenu la reconnaissance des victimes10. Cependant, cette reconnaissance, dans la plupart des cas, a été une reconnaissance qui vient de l'extériorité de leurs luttes et qui est d’emblée produite dans le cadre de relations asymétriques déjà données et légitimées par la matrice coloniale du pouvoir. Cela signifie, d'une part, que la construction des identités qui sont configurées dans le jeu des relations de pouvoir et qui sont accentuées dans celui de l'appareil institutionnel, assument différentes positions de pouvoir de manière « naturelle ». D’autre part, les possibilités de déplacement de l'ordre hégémonique et de domination tendent à diminuer dans la mesure où les relations sociales se dépolitisent (la reconnaissance) et les conditions de résistance s'annulent (la mort).
33Finalement, il faut noter aussi que, malgré tout, dans cet environnement violent que nous avons décrit (dans lequel différentes communautés sont piégées en Colombie), divers réseaux de résistance se sont tissés dans des secteurs stratégiques tels que le Pacifique, la région amazonienne, les Montes de María dans la région des Caraïbes, autour de diverses problématiques issues de l'héritage colonialiste. En fait, une autre tâche en suspens, est précisément de rendre visibles ces expériences de changement, de dialoguer avec elles et d’apprendre leur potentiel émancipateur.
34Nous tenons à souligner que, réfléchir en termes ontologiques semblerait dévoiler un exercice de discussion à distance, sur un plan abstrait avec peu d'attention à la vie factuelle et à la praxis quotidienne. La vérité est qu'au contraire, cela ouvre justement la possibilité de repenser les conditions matérielles dans lesquelles se sont liées des nouvelles formes de pouvoir de violence et de mort, dérivée de la légitimité et de la naturalisation de la différence ontologique coloniale. De même, ce permet de reconnaître le caractère émancipateur et décolonisant des pratiques quotidiennes des contours ontologiques de groupes historiquement opprimés.