Introduction: Écritures scéniques et dramatiques d’Amérique latine : quelles émancipations ?
Texto integral
1 En raison de la crise sanitaire, qui a fortement impacté le fonctionnement des laboratoires et des manifestations scientifiques en France et dans le monde, ce numéro d’Amerika paraît avec un retard de deux mois. Nous vous prions de nous excuser et vous en souhaitons une excellente lecture.
2Ce numéro questionne le rapport dialogique entre l’effervescence actuelle des productions dramatiques et scéniques et celle des mouvements d’émancipation qui se déploient en Amérique latine sous diverses modalités. « Estallido social » au Chili, insurrection populaire contre l’austérité en Equateur , « printemps bolivien » suite à la crise post-électorale en octobre 2019, mobilisations sociales en défense de l’accord de paix menacé par l’actuel gouvernement en Colombie, obtention de la légalisation de l’avortement en janvier 2021 en Argentine suite à la massive « marée verte » féministe : l’actualité des peuples latino-américains est à la mobilisation populaire et à l’occupation revendicative de l’espace public. Relayés par la presse internationale et les réseaux sociaux, ces récents mouvements protestataires ont ajouté à l’imaginaire latino-américain des images iconiques de révolte et de mobilisations massives qui ont fait le tour du monde. Mais au-delà de ces grands moments de déflagration populaire, une mosaïque diverse de mouvements et de mobilisations d’une grande vitalité porte aussi, et depuis des années, des ambitions émancipatrices dans tout le continent. Lutte pour la mémoire historique et les Droits de l’Homme en contexte post-dictatorial (avec les Madres et Abuelas de Plaza de Mayo en Argentine par exemple), mouvements d’occupation et de réappropriation des ressources et des moyens de production (comme les aqueducs communautaires en Colombie), émergence d’économies et de pédagogies alternatives (telles que la Escuelita d’EZLN au Mexique), développement de courants de pensée critique et de perspectives théoriques alternatives (avec le féminisme décolonial ou les réflexions menées par le groupe Modernité/Colonialité) : voilà quelques-uns des mouvements qui vertèbrent les dynamiques émancipatrices du continent.
3Comment les scènes contemporaines d’Amérique latine s’articulent-elles à ces nouvelles dynamiques ? Alors que les arts vivants latino-américains gagnent en visibilité en Europe (du fait d’une plus grande circulation internationale, due notamment au jeu des festivals), l’enjeu de ce numéro est d’interroger le rapport des créations dramatiques avec les mouvements d’émancipation existants, ainsi que le propre potentiel émancipateur de certains événements, œuvres ou dispositifs scéniques. Loin de reconduire le stéréotype d’un théâtre latino-américain ontologiquement militant, la réflexion menée dans ce numéro cherche à appréhender le politique de manière plus ample, en interrogeant la manière dont ces écritures (au sens large de créations dramatiques et performatives) déploient des esthétiques diverses qui convoquent, inventent et interrogent le politique, dans les revendications des places publiques comme dans les replis micropolitiques de l’intime et les soubresauts du corps. Aussi, les seize articles qui composent ce numéro analysent-ils un large éventail de productions scéniques, en prenant soin de ne pas se limiter à celles qui circulent à l’international, pour rendre compte de la richesse de la scène latino-américaine dans toute sa diversité, en évitant les catégories totalisantes et l’étiquetage hâtif auquel pourrait inciter un regard ethnocentré. On ne saurait en effet faire abstraction du rapport épistémique particulier que suppose le fait de mener une réflexion sur la production de pays ayant été colonisés, depuis des institutions universitaires européennes. Car les écritures scéniques et dramatiques actuelles d’Amérique latine se sont forgées dans un rapport d’attraction/répulsion avec l’Europe : leur étude implique donc pour les chercheurs européens d’interroger également les limites de leurs propres outils d’analyse et de leurs catégories de pensée. En ce sens, la problématique de l’émancipation, qui structure ce numéro, invite à une approche réflexive et critique sur les objets d’études, mais aussi sur les pratiques de recherche.
4La publication de ce numéro fait suite à des journées d’études sur la même thématique, organisées conjointement par les Universités de Toulouse Jean-Jaurès et de Strasbourg, qui se sont tenues les 25, 26 et 27 novembre 2020, à distance, du fait du contexte sanitaire. Ces journées ont marqué la structuration du collectif Quetzal (Questions Théâtrales sur la Zone d’Amérique Latine) dont ce numéro est la publication inaugurale. Ce réseau, intrinsèquement pluridisciplinaire, réunit des chercheurs francophones de divers horizons (hispanisme, sociologie, histoire, sciences politiques, anthropologie et arts du spectacle) autour d’un objet d’études commun : les arts vivants en Amérique latine (hispanophone, lusophone, mais aussi francophone avec la Guyane et l’aire Caraïbes). Il a pour vocation de fédérer et visibiliser la recherche francophone sur la scène latino-américaine contemporaine, tout en offrant aux chercheurs un espace d’échanges fertile (avec notamment l’organisation d’événements scientifiques réguliers), un réseau de solidarité, un laboratoire de réflexions épistémologiques et un terrain d’expérimentation aux contacts des artistes entre recherche et création. Le collectif et toutes ses activités sont à retrouver sur son site internet : collectif-quetzal.com.
5Le numéro s’ouvre sur une section intitulée « Décoloniser les corps et les imaginaires » car, au fil des journées d’études, cette question s’est avérée absolument centrale dans la réflexion sur les dynamiques d’émancipations en Amérique latine. Dans son article liminaire, Olga Cobo analyse le défi que représente, pour les arts de la scène, la recherche de nouveaux langages émancipés de la tutelle du modèle européen. Dénonçant une pensée ethnocentrique de l’art, elle critique la « posture interculturelle » qui consiste à mettre en scène l’altérité, en faisant appel à des interprètes venus d’autres cultures ou en insérant des éléments traditionnels dans un spectacle, mais sans remettre en question un régime de création fondamentalement occidental. Ce phénomène de métissage par insertion ou pillage culturels reproduit une hiérarchisation dans les échanges, héritée du passé colonial : l’Autre n’est pas accueilli en tant que sujet dans la création, mais montré comme objet exotique. À rebours de cette posture néo-folklorique, Olga Cobo invite à penser l’interculturalité, non pas comme un contenu métissé, mais comme une relation. Cela suppose de prendre conscience de ses propres traditions, imaginaires et modes de création, pour établir un rapport de fraternité et construire un échange réciproque avec l’Autre. L’autrice analyse ces « partenariats de création » émancipés à travers l’œuvre de la musicienne brésilienne Marlui Miranda, ainsi que le spectacle colombien Bororó issu de la rencontre entre le metteur en scène Eugenio Gómez et le danseur Henrry Ibargüen, dans un article qui, par capillarité, invite également le chercheur à repenser ses pratiques et son rapport à son objet d’étude. La section se poursuit par un article de Lîlâ Bisiaux qui analyse Los maromeros et Nueva York versus el Zapotito de la dramaturge mexicaine Verónica Musalem à l’aune desdites « philosophies du Sud », sous l’égide du groupe Modernité/Colonialité et du féminisme intersectionnel. Après avoir expliqué les concepts clés que sont la « colonialité du pouvoir », la « colonialité de l’être », la « colonialité du savoir » et la « colonialité du genre », constitutives de la modernité européenne, l’autrice avance la notion de « transmodernité » (empruntée à Enrique Dussel) comme horizon utopique d’un processus de décolonisation des imaginaires visant à faire advenir une vision du monde pluriverselle et dialogique. À ce regard, elle envisage l’œuvre de Verónica Musalem comme une réalisation dramaturgique de ce projet transmoderne, dans la mesure où ses pièces dénaturalisent les catégories modernes, déconstruisent les métarécits patriarcaux et montrent l’imbrication de ces derniers avec la colonialité. L’analyse de Los maromeros et de Nueva Yok versus el Zapotito comme un « jeu de rêve » (selon le concept de Jean-Pierre Sarrazac) vient appuyer cette hypothèse d’une dramaturgie structurellement décoloniale, construite sur un principe d’indécidabilité et la remise en cause permanente de la linéarité et des certitudes. Marta Ribeiro aborde ensuite les écritures de l’intimité comme moyen de travailler sur les dispositifs biopolitiques de contrôle de nos affects et de nos désirs. À partir de l’analyse des biodrames argentins de Vivi Tellas et de l’œuvre de l’artiste brésilienne Lygia Clark sur les « objets relationnels », elle appréhende l’expérimentation de soi et sur soi comme une invitation à la réinvention du sujet et un renouvellement de sa vision du monde. Ces dispositifs émancipateurs permettraient d’ouvrir des fissures dans le réel pour déconstruire les modèles hégémoniques et décoloniser les corps, les identités et les modes d’être, grâce à l’expérimentation artistique. Enfin, Baptiste Mongis étudie le Teatro Trono en Bolivie, un théâtre communautaire implanté dans la ville populaire d’El Alto. Initialement formé par Iván Nogales Bazán autour de jeunes en situation d’extrême précarité, le Trono a aujourd’hui de multiples ramifications et constitue l’un des principaux moteurs de la dynamique latino-américaine de « l’art pour la transformation sociale ». Celle-ci fait de la pratique artistique le principe actif de l’émancipation, en invitant le public populaire à monter sur scène pour découvrir ses potentialités corporelles et ses capacités de création. Au Trono, cet apprentissage de « l’alphabet du corps » se fait selon le principe de la « Décolonisation du corps », théorisée par Iván Nogales, qui se veut à la fois une orientation politique, une méthodologie de travail et un mode relationnel avec l’environnement social. Partant du présupposé que la mémoire du corps est dépositaire de toute la symbologie des êtres vivants et expose donc le système moderne colonial, il s’agit de découvrir des enjeux socio-politiques à partir du potentiel expressif des corps. Après avoir retracé la trajectoire et les fondements du Teatro Trono, Baptiste Mongis analyse des pièces récentes du répertoire tronero, en travaillant notamment sur une dramaturgie immersive.
6La section suivante, intitulée « Poétique des marges : perspectives minoritaires », poursuit la réflexion en examinant diverses manières de décentrer les imaginaires, en travaillant depuis une vision du monde alternative, plurielle, en marge des normes (ethniques, sexuelles, linguistiques, genrées, etc.) et des systèmes de pensée dominants. Dans cette perspective, Gonzalo Toledo Albornoz et Corentin Rostollan-Sinet posent chacun leur regard sur le théâtre mapuche contemporain au Chili. Dans un premier temps, Gonzalo Toledo Albornoz met en perspective historique cette création contemporaine mapuche : alors que les Mapuches ont traditionnellement été énoncés ou personnifiés, passivement, par le théâtre chilien, le XXIème siècle voit l’émergence d’un théâtre fait par les Mapuches eux-mêmes, porteur d’un potentiel politique émancipateur en ce qu’il invite à une égalité des conditions symboliques et matérielles entre Mapuches et Chiliens. L’auteur analyse les créations de la compagnie Kimvn Teatro, dirigée par Paula González Seguel, et en particulier celles réalisées en partenariat avec la communauté Mawidache pour les pièces Ñi Pu Tremen – Mis antepasados et Territorio descuajado. Testimonio de un país mestizo. Choralité féminine, théâtre testimonial, intertextes pluriculturels, jeu entre force du document et récits fictionnalisés, frictions entre représentation et ritualité performative sont quelques-uns des éléments de la dramaturgie du Kimvn Teatro examinés dans cet article. La réflexion proposée par Corentin Rostollan-Sinet, nourrie par trois ans d’enquête sur les festivals de théâtre chiliens, prolonge l’étude de la scène mapuche contemporaine en s’intéressant également aux créations de Paula González Seguel, ainsi qu’à celles du chorégraphe et danseur Ricardo Curaqueo Curiche (notamment Malén et Weichafe). L’auteur.rice souligne tout particulièrement la position depuis laquelle travaillent ces artistes, à l’intérieur de l’institution culturelle chilienne, et interroge ce geste politique qui consiste à créer en mapuche, depuis un être-mapuche, mais sur le terrain de la culture dominante. Iel voit dans cette réappropriation des territoires institutionnels chiliens une forme d’émancipation et de conjuration de la stratégie coloniale de « silenciation » des populations mapuches. Mais cette représentativité indigène entre également en dialogue avec l’émancipation du peuple chilien dans son ensemble, dans un contexte post « estallido social » de 2019, marqué par le processus d’élaboration d’une nouvelle Constitution et donc de redéfinition de la communauté politique et de l’identité nationale. Pour Corentin Rostollan-Sinet, les formes mapuches de créer invitent à explorer une « poétique de la tendresse » qui déconstruit l’imaginaire violent lié à l’identité masculine et propose une assomption positive du conflit, en tant que moteur indispensable du processus décolonial. À rebours d’un multiculturalisme naïf entretenant l’illusion d’une coexistence pacifique et dépolitisée entre les cultures, ces dramaturgies dissensuelles découvrent l’agonisme inhérent à la situation (post)coloniale et appellent une réflexion sur le pluriculturalisme et une véritable politique de l’inclusivité. Par la suite, Yvets Morales Medina et Melissa Campus s’intéressent à Grazzi Ellas, un monologue écrit et interprété par cette dernière, actrice et artiviste brésilienne travestie, et mis en scène par Luan Almeida Sales. Elles analysent les ruptures que l’irruption du corps travesti provoque dans l’espace public et la sphère sociale, mais aussi sur la scène et dans le milieu théâtral. À partir de son histoire ainsi que celle d’autres travestis, Mélissa Campus dénonce l’abandon familial, la violence sociale et les discriminations auxquelles expose la diversité sexuelle. Depuis l’expérience de corps et de subjectivités non binaires, les autrices travaillent sur la déconstruction des normes dominantes et la possibilité d’une émancipation par l’expérience artistique. Enfin, Gabriella Serban interroge le théâtre colombien contemporain sous le prisme du genre, en s’intéressant à la représentation des masculinités et en identifiant deux tendances, d’une part, celle de la « crise des masculinités », de l’autre, celle des « masculinités critiques ». Elle analyse la première en se penchant sur l’univers dramatique de Fabio Rubiano et démontre ainsi les limites d’un tel régime représentationnel qui relie le masculin à une ontologie fracturée et en quête de rédemption mais qui reconduit finalement une certaine vision androcentriste du monde. La deuxième tendance est, quant à elle, bien plus susceptible de mettre à mal l’androcentrisme puisqu’elle met en place de véritables stratégies de décentrement du masculin, dans le cadre de ce que Gabriella Serban appelle les « dramaturgies interstitielles » et dont elle nous offre un exemple en examinant le théâtre d’Ana María Vallejo. La chercheuse conclue en affirmant que ce mode de création, pensé depuis cet espace utopique qu’est l’interstice (Homi Bhabha), pourrait bien être la source d’un nouveau paradigme pour le théâtre.
- 1 Espacio Territorial de Capacitación y Rehabilitación
7La section « Scènes de l’après : théâtres de post-dictature et post-accord » se focalise sur quelques-uns des mouvements théâtraux nés à l’issue d’événements et de périodes particulièrement traumatisantes comme le sont les dictatures ou les conflits civils armés et s’interroge sur le rapport entre les revendications qui en découlent et la création artistique. Cette section fait la part belle à l’Argentine et à la Colombie, puisque Joana Sanchez et Emmanuelle Jetté s’intéressent au Teatro x la Identidad (TxI) apparu en 2000 dans le cadre du combat des Abuelas de Plaza de Mayo, tandis que Nina Jambrina et Johanna Carvajal se penchent sur plusieurs productions en lien avec le contexte colombien post-accords de paix. Dans son article, Joana Sanchez revient sur le parcours du TxI qui se veut le porte-voix des luttes initiées par les Abuelas en militant au service de leur cause dans un souci de récupération mémorielle et identitaire. Les nombreuses productions de ce mouvement sont en effet souvent pensées et construites comme une invitation, pour le spectateur, à se questionner sur sa propre identité et à réaliser un test ADN, dans le but que soient identifiés de possibles nietos grâce aux informations recensées par la Banque Nationale de Données Génétiques. En retraçant l’itinéraire de ce théâtre engagé, la chercheuse interroge la notion clef d’identité et la prévalence du biologique, mais elle montre aussi que ce « signifiant flottant » (Laclau) d’Identité permet finalement une convergence des luttes et une réflexion plus large et intersectionnelle en lien avec les rapports sociaux de genre, de classe et de race. L’article d’Emmanuelle Jetté s’inscrit dans la continuité du propos de Joana Sanchez puisque la chercheuse s’interroge sur l’engagement féministe actuel du TxI depuis que les mobilisations pour la légalisation de l’avortement et contre les violences de genre en Argentine ont remis le féminisme sur le devant de la scène. Après avoir pris le soin de situer sa perspective, en soulignant les échos que trouve, au Québec, la question du rapport troublé à l’identité, notamment à l’identité nationale, l’autrice revient tout d’abord sur le cheminement de l’association. Le TxI est en effet passé d’une appréhension toute biologique de l’identité à une définition plus large, incluant sa dimension sociale à partir des années 2000 et les mécanismes de domination qui en découlent. Cela la conduit à faire l’hypothèse d’un appui, bien que non-explicite, du TxI aux luttes féministes, hypothèse qu’elle étaye en démontrant le caractère féministe de trois pièces récentes (de Virginie Feinmann, de Carol Inturias et de Pablo dos Reis). L’article de Nina Jambrina porte sur les conséquences des accords de paix sur la scène colombienne : après avoir récapitulé de manière synthétique les raisons historiques du contexte actuel, elle souligne combien cette période est marquée par une coopération tout à fait inédite entre le monde des arts et le gouvernement de Juan-Manuel Santos. La Ley de Víctimas de 2011 accorde en effet officiellement un rôle clef au secteur artistique dans le travail de mémoire, légiférant sur la notion de réparation symbolique, de reconnaissance de la dignité des victimes et reconstruction du tissu social. Surtout, l’État assortit bientôt ces mots de véritables fonds alloués à la culture. Ce soutien sans précédent, qui prend cependant fin avec l’arrivée d’Ivan Duque au pouvoir en 2018, conduit à la multiplication de projets dans le monde de la scène, dont l’article propose une typologie non-exhaustive. Différentes propositions artistiques s’attachent en effet à promouvoir une culture de la paix (en faisant la paix sur scène, en racontant la guerre pour mieux revendiquer la paix, ou en transfigurant la paix par la fiction et la performance). Pourtant, l’autrice souligne également les défis que suppose cette nouvelle configuration pour l’avenir, notamment les risques d’injonction ou d’instrumentalisation, ou encore les questions complexes que pose toute spectacularisation de la violence. Le chapitre se clôt sur un exemple remarquable de ces initiatives artistiques qui œuvrent à la réconciliation : le reportage de Johanna Carvajal nous fait découvrir le festival Selva Adentro. Celui-ci se tient depuis 2017 chaque année au mois d’octobre dans un espace bien particulier : l’ETCR Silver Vidal Moral, l’un des Espaces Territoriaux de Formation et de Réhabilitation1 pour anciens guérilleros, au cœur de la forêt tropicale du Choco. À la suite d’une tournée fluviale du Teatro Matacandela et du réseau CEPELA, ceux-ci rencontrent alors les (en passe de devenir) ex-guérilleros de cette zone et découvrent avec surprise qu’ils ont également une pratique théâtrale. C’est de cette expérience que naît l’idée du festival. Un théâtre d’une capacité d’environ quatre-cents personnes est construit en consultation et coopération avec les communautés locales et dans un matériau respectueux de l’environnement, la guadua. Pendant les quatre à huit jours de durée du festival, s’y déroulent des spectacles de théâtre, de danse, des concerts, mais également des ateliers de conversation et de pédagogie autour de thématiques aussi diverses que la gestion culturelle ou l’agroécologie. L’autrice montre tant par les mots que par ses photographies combien cet événement éprouve à petite échelle la possibilité d’une réconciliation nationale et dessinent les contours d’une utopie : des anciens guérilleros côtoient des membres de la société civile, mais aussi de la police nationale ou même de l’armée colombienne. Le dialogue se crée et les perspectives se croisent dans une atmosphère bienveillante et festive.
8La section « De la scène théâtrale à la scène politique » s’intéresse à l’influence du théâtre sur les mouvements politiques et sociaux et à la transmutation de la protestation de la salle de spectacle à la rue. Les deux articles qui la composent envisagent les modalités selon lesquelles la production théâtrale serait susceptible d’affecter la vie politique, que celle-là s’exerce dans les quartiers, les communautés, dans la rue ou encore au Sénat. L’article d’Erwan Burel met à l’honneur Jesusa Rodríguez, l’une des personnalités incontournables de la scène mexicaine contemporaine et de la politique actuelle menée par le parti de gauche au pouvoir depuis 2018. L’auteur part d’une anecdote, celle de la présentation, en avril 2019, à la Chambre Haute du Mexique, d’un projet de loi fédérale sur la protection du maïs non transgénique par Jesusa Rodríguez et son acolyte sénatrice Ana Lilia Rivera, accompagnées d’un groupe d’acteurs et d’actrices. Cette anecdote montre comment Jesusa Rodríguez, lors de conférences très remarquées, amène à la table des discussions des sujets sensibles, telles que la défense des droits des femmes, la promotion d’une agriculture sans OGM ou encore la légalisation du cannabis, et ce par le biais des outils du théâtre. Il faut dire que la sénatrice est avant tout une artiste, l’une des figures majeures d’une forme théâtrale farcesque et satirique : le cabaret politique. Après avoir retracé l’émergence de ce dernier à Mexico, à partir des années 1970, Erwan Burel met en exergue quelques-unes des particularités du cabaret de Jesusa Rodríguez et de sa compagne Liliana Felipe. Il explique, notamment, comment les deux femmes ouvrent, en 1990, le théâtre-bar El Hábito qui devient un lieu d’expérimentation artistique incontournable de la capitale et marque la transformation du cabaret politique mexicain en un véritable genre théâtral. L’auteur insiste sur l’aspect féministe, antipatriarcal, iconoclaste et décolonial de ce cabaret et prend pour exemple plusieurs sketchs proposés par les deux femmes comme La Malinche ou La Coatlicue. Enfin, Erwan Burel centre son analyse sur le cabaret politique hors les murs, grâce auquel les deux femmes prennent entièrement part aux débats qui agitent le Mexique. Il explique comment, à partir de la fin des années 1990, le cabaret de Jesusa Rodríguez investit d’autres lieux d’expression, telles que la rue ou certaines communautés et s’intègre à plusieurs dynamiques de protestation et de transformation sociales et politiques. L’auteur montre comment, à partir de 2006, l’artiste amène le cabaret politique sur le terrain de l’activisme puis dans la chambre du Sénat. Le second article composant cette section est rédigé par Célia Jésupret et revient sur le fait que fin 2019, lorsque l’estallido social, littéralement l’explosion sociale, surgit au Chili, un discours commun relayé par les manifestants et les médias disait que personne n’avait vu venir cette crise, alors même que certains acteurs du champ théâtral, artistes, diffuseurs, critiques, voire spectateurs affirmaient que certains spectacles avaient su, eux, anticiper la révolte sociale. Si durant le premier mois de révoltes, les théâtres restent fermés, ils réouvrent à la mi-novembre et commencent à programmer des pièces qui semblent entrer en écho avec le mouvement qui agite le pays. Il est alors dit que la plupart des pièces programmées, créées bien avant octobre 2019, avaient su présager l’estallido social, constituant ainsi, selon l’autrice, l’image idéalisante d’un théâtre prophétique, plus à même de parler politique que le président Piñera et ses remarques aveugles. Célia Jésupret interroge alors cette supposée capacité prémonitoire et anticipatrice du théâtre chilien et soutient l’idée qu’il aurait moins prophétisé l’estallido, qu’il n’aurait su cristalliser le mal-être intérieur et collectif de la société chilienne depuis plusieurs années. Pour ce faire, elle étudie trois pièces : La Apariencia de la Burguesía, adaptée par Luis Barrales des Petits Bourgeois de Gorki, et mise en scène par Aliocha de la Sotta, 2118 Tragedia Futurista de la compagnie La Patogallina, spectacle créé en avril 2019 et Pinochet, la obra censurada en dictadura, de la compagnie Teatro Perro Muerto, créée en 2015. Elle remarque que ces trois pièces mettent en scène un moment de crise politique, la naissance d’un chaos voué à ébranler un système, ce qui explique, sans doute, les comparaisons qui ont pu être faites avec l’actualité de la fin de 2019. Cependant, elle n’en conclut pas que ces pièces ont anticipé l’estallido social, mais plutôt que la violence, la répression, les barricades, le chaos – qui se sont effectivement retrouvés dans les rues à partir d’octobre – faisaient déjà partie d’un imaginaire commun de la révolte, représenté dans ces trois œuvres. Elle remarque également que ces trois pièces traitent de la question de la démocratie chilienne, de ses origines et de sa légitimité, ce qui, là encore, peut faire écho aux interrogations et critiques qui agitent le mouvement social. Néanmoins, elle note que les trois œuvres laissent entrevoir une issue extrêmement sombre, voire cynique et que ce pessimisme s’offre peut-être comme une limite dans la façon dont les Chiliens ont pu penser leur capacité à changer le cours de l’Histoire, puisque concrètement l’année 2019 s’est soldée par un vote en faveur d’une nouvelle Constitution. C’est ce qui conduit l’autrice à conclure que ces pièces ne s’inscrivent pas dans le genre de l’anticipation à proprement parler, mais se présentent comme des espaces où les artistes auraient pu rêver, imaginer, problématiser et attendre la révolte.
9Le numéro se conclut par une section intitulée « Paroles d’artistes » qui témoigne de la présence de nombreuses créatrices latino-américaines lors des Journées d’Études de novembre et plus largement du dialogue nécessaire entre recherche et création que le collectif Quetzal souhaite revendiquer. Sous la forme de la conversation, le premier texte présente le travail de la dramaturge mexico-colombienne-espagnole, Amaranta Osorio à travers le prisme de l'émancipation féminine. Interviewée par la chercheuse Arianna Berenice De Sanctis, elles abordent ensemble son expérience multiple et internationale, à la fois autrice, comédienne et productrice, évoquant pour commencer son engagement actuel pour le Magdalena project qui réunit des femmes de théâtre dans le monde entier. La conversation se concentre ensuite sur l’ambition émancipatrice de cette dramaturgie autour de la résistance des femmes à travers l’exercice de leur art et de leur métier, la violence de genre dans la société et le phénomène de l’autocensure féminine. La dramaturge et la chercheuse échangent sur les processus d’écriture et de création de trois œuvres spécifiques, invitant les trois traductrices respectives à témoigner de leur expérience de traduction : Moje Holka, Moje Holka (Ma petite, ma petite chérie, écrite avec Itzal Pascuel et traduite par Antonia Amo, 2016) ; Lo que no dije (Ce que je n’ai pas dit, traduite par Alice Bonnefoi 2018) ; Las niñas juegan al fútbol (Les filles, ça joue au foot, traduite par Agnès Surbezy, 2018). Le second texte de cette section est celui de l’artiste colombienne Claudia Garcès qui introduit et prolonge l’expérience du spectacle Humo pero no fuego, Dramáticulas Escénicas al margen de la Ley, al margen del Amor (2019), dont la captation vidéo a été partagée lors des JE de novembre 2020. Il témoigne du processus de recherche-création mené pour ce spectacle par la dramaturge et metteuse en scène dans le cadre de son master à la Universidad de Antioquia (2019). Dénoncer la réalité de la guerre en Colombie, mobiliser la communauté et sa mémoire collective, prendre soin des âmes et refermer les blessures, tels sont les enjeux concrets de la création selon Claudia Garcés. Son geste créateur émerge de la nécessité de témoigner en tant que famille d’une victime d’exécution extrajudiciaire par l’armée colombienne. Il trouve sa forme dans l’immédiateté d’une dramaturgie aléatoire, un théâtre physique qui engage complétement ses interprètes et évolue dans l’économie d’un espace minimal. À travers ce manifeste académique-poétique, Claudia Garces, artiste, chercheuse et victime, partage comment elle a transformé la douleur en un geste artistique de résistance et d’action politique.
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Collectif QUETZAL e Comité de Rédaction d’Amerika, «Introduction: Écritures scéniques et dramatiques d’Amérique latine : quelles émancipations ?», Amerika [Online], 21 | 2021, posto online no dia 08 março 2021, consultado o 06 dezembro 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/13239; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.13239
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