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Texte intégral

1Abingdon, Routledge, (Routledge Studies in the History of Linguistics, 3), 2014 [2001], 232 p. ISBN-13: 978-0415758239

  • 1 Bizumic, Boris, et John Duckitt. « What Is and Is Not Ethnocentrism? A Conceptual Analysis and P (...)

2En sciences sociales, le problème de l’ethnocentrisme est central, et — d’une certaine manière — presque fondateur de la discipline anthropologique. C’est pour mettre à jour les manifestations subtiles de l’ethnocentrisme que l’anthropologie trouve une partie de sa raison d’être. Encore de nos jours, l’ethnocentrisme fait l’objet de recherches spécifiques et de diverses tentatives de définition, souvent très pertinentes et inspirées1. Or, si la définition même de l’anthropologie se formule habituellement par ce regard objectif sur l’Autre et sur les dimensions culturelles, l’observateur ne peut jamais pour autant faire totalement abstraction de son propre point de vue, de ses référents culturels, de ses préjugés, et de ceux de sa société d’origine; toutefois, l’anthropologue peut et doit prendre conscience de ce risque constant et rester attentif, voire vigilant, pour lui-même et pour les autres. Ainsi, il pourra rester constamment capable d’autocritique. Universitaire et linguiste, Phil Benson soutient audacieusement que le dictionnaire anglais constituerait en soi, tel un symptôme, une forme subtile d’ethnocentrisme; prenant exemple sur l’influence considérable du très prestigieux Oxford English Dictionary, puisque celui-ci instituerait implicitement une consécration du monde anglo-saxon au sens strict — comprenons dans ce cas-ci la Grande-Bretagne et les États-Unis — en tant que référence historique, origine de la norme linguistique et centre de la civilisation utilisant la langue anglaise au quotidien. Si cette assertion n’est pas historiquement fausse, celle-ci pose problème de nos jours, en ce contexte de mondialisation dans lequel, comme le rappelle, l’auteur, plus d’un milliard de locuteurs utiliseraient l’anglais comme langue principale de communication, non seulement dans les pays mentionnés précédemment, mais aussi ailleurs dans le monde. De ce fait, l’anglais n’est pas qu’une langue nationale rattachée à une tradition ou à un héritage de quelques pays; l’anglais est plus globalement adopté, emprunté, instrumentalisé pour des raisons strictement commerciales. Mais la tradition, l’héritage de l’anglais semble circonscrit à seulement quelques pays qui en demeurent les dépositaires, et parmi les membres de ce cercle restreint, il resterait, ultimement, l’Angleterre. Par le truchement des dictionnaires, c’est le monde qui est défini, survalorisé ou dévalorisé, selon une perspective unique venue de l’Angleterre. En une dizaine de chapitres, Phil Benson démontre différentes caractéristiques de ce phénomène, en prenant comme exemple de (re)centrage sur le monde anglo-américain (pris au sens strict, et non continental) la définition même des régionalismes de la langue anglaise. Dans ce contexte, les mots émanant du Canada ou de l’Australie — et non usités ailleurs — seraient « officiellement » définis comme des régionalismes ou plus spécifiquement des canadianismes, pouvant bien sûr être empruntés par d’autre locuteurs, mais considérés comme tels par ces ouvrages de référence que sont les dictionnaires de langue anglaise (p. 113). Autrement dit, ce sont ces ouvrages ayant acquis au fil du temps un statut de référence ultime, comme le Oxford English Dictionary, qui statuent que certains mots anglais émanant de pays comme le Canada ou la Nouvelle-Zélande doivent être classés dans la catégorie des régionalismes. Une partie significative de l’argumentation de Phil Benson porte sur cette dynamique entre le centre et la périphérie qui découle de ce découpage subjectif (p. 4). Cette première moitié du livre est essentiellement historique et comparative.

3La recherche et le resserrement du propos est efficacement mis en place dès l’Introduction. Au départ, Phil Benson estime qu’il existerait plus de 15000 dictionnaires de langue anglaise (p. 5); il réduit considérablement son corpus en se concentrant uniquement sur les dictionnaires anglais-anglais, et non sur les ouvrages bilingues proposant des traductions d’une langue à l’autre. Ainsi, on compte une version canadienne, le Canadian Oxford Dictionary, réédité en 1998, et qui demeure inévitablement en marge de son équivalent britannique proposé par le même éditeur oxfordien. Cependant, Ethnocentrism and the English Dictionary n’est ni un répertoire ni une nomenclature, mais davantage une recherche relativement proche de l’anthropologie culturelle et de la lexicographie, adoptant une méthodologie comparative et une perspective critique, avec en outre une ouverture résolument transdisciplinaire.

4La problématisation de Ethnocentrism and the English Dictionary est particulièrement étayée et approfondie. Pour Phil Benson, le rôle des dictionnaires émanant de la Grande-Bretagne et des États-Unis fonctionnerait un peu comme une idéologie, accordant une autorité persistante aux détenteurs traditionnels de la norme linguistique pour l’anglais, et reclassant les autres nations en marge (p. 28). Cette hiérarchisation procéderait à la manière du découpage idéologique qui catégorise et classe les composantes, les acteurs et ceux qui exercent une distinction entre ceux qui exercent l’autorité et ceux qui s’y plient. En conséquence, les dictionnaires seraient à ranger comme une manifestation de plus de l’idéologie dominante, comme bien d’autres productions culturelles ayant la capacité d’instaurer et de perpétuer une norme qui sera ensuite suivie par une majorité de promoteurs et de lecteurs (p. 29). Méticuleusement, Phil Benson ébauche une grande partie de son cadre conceptuel à partir de plusieurs recherches autour de l’idéologie dans le dictionnaire en tant qu’instrument de reproduction sociale des points de vue et des préjugés de leurs rédacteurs; mais en fait, les usagers du dictionnaire pourraient fonctionner par une sorte « d’acte de foi », pour reprendre la conceptualisation de Rosamund Moon, ici citée au deuxième chapitre (p. 28). En d’autres mots, avec les définitions et les explications contenues dans les dictionnaires viendrait également, de manière implicite et presque inconsciente, un positionnement sur le terme défini : son importance, sa zone d’influence, et les termes similaires pouvant mieux s’y substituer. C’est particulièrement le cas lorsque des régionalismes sont introduits dans un dictionnaire.

5Le dernier tiers de Ethnocentrism and the English Dictionary porte largement sur les représentations de la Chine, la Malaisie, Singapour, Hong Kong dans les dictionnaires anglais d’autrefois, avec une multitude d’études de cas et d’exemples d’avant et d’après 1900 (p. 112). Ainsi, pour donner un exemple de l’emploi possible du terme Chinatown, tel qu’il apparaissait dans l’encyclopédie Chambers de 1861, on peut lire cette phrase très imagée et surchargée de préjugés : « Si vous cherchez la saleté et la misère, vous devez vous rendre à Chinatown (San Francisco) de nuit. » [« For filth and wretchedness, you must go to Chinatown (San Francisco) by night »] (passage tiré de l’encyclopédie Chambers de 1861, cité par Phil Benson à titre d’exemple, p. 195).

6À maints endroits dans ce livre, Phil Benson s’interroge pour savoir à qui appartiendrait désormais la langue anglaise : à ceux qui en poursuivent la tradition d’une génération à l’autre, ou plus largement à pratiquement tous ses locuteurs, peu importe l’endroit où ils vivent? (p. 205).

7Sur le concept même d’ethnocentrisme, déjà présent dans le titre même de l’ouvrage, Phil Benson ne s’attarde pas outre-mesure à conceptualiser ce terme ni à chercher obsessivement des exemples sur un ton qui l’on jugerait réprobateur ou accusateur (p. 28). Son propos est nuancé et étayé, avec une multitude d’exemples. Il semble plutôt enclin à adopter une perspective bienveillante, proche de la sociolinguistique classique selon laquelle ces mécanismes seraient la conséquence d’un mécanisme de reproduction sociale.

8Plus largement, la lecture de Ethnocentrism and the English Dictionary invite d’une manière à la fois originale et rigoureuse à une réflexion plus large sur les aspects culturels de la mondialisation et de l’unification culturelle par l’anglicisation. Car une des conséquences de cette mondialisation, que l’on pourrait également qualifier d’anglicisation, d’américanisation, d’unification, voire de nivellement par le bas serait un phénomène beaucoup plus complexe qu’il ne l’apparaît.

9Un lectorat spécialisé et déjà initié à la sociolinguistique apprécierait particulièrement ce livre méconnu; mais les chercheurs en études américaines — tout comme ceux en études asiatiques et en études atlantiques — seraient tout aussi stimulés par les problèmes soulevés par Phil Benson. Il faut toutefois noter que cette réimpression opérée par l’éditeur britannique Routledge en 2014 reprend textuellement l’édition initialement publiée en 2001, sans aucun ajout ni de mise à jour de la bibliographie. Ce manque de références bibliographiques datant de notre 21e siècle ne disqualifierait pas pour autant le propos puisque cette étude approfondie se concentre principalement sur l’évolution lexicographique de la langue anglaise sur une période couvrant plusieurs siècles. Ajoutons par ailleurs que le Professeur Phil Benson a fait paraître plusieurs autres titres depuis la rédaction du présent ouvrage.

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Notes

1 Bizumic, Boris, et John Duckitt. « What Is and Is Not Ethnocentrism? A Conceptual Analysis and Political Implications ». Political Psychology, vol. 33, n° 6, 2012, pp. 887–909. JSTOR, www.jstor.org/stable/23324197 Consulté le 1er août 2020.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Laberge, « Ethnocentrism and the English Dictionary »Amerika [En ligne], 21 | 2021, mis en ligne le 03 mars 2021, consulté le 02 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/13198 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.13198

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Auteur

Yves Laberge

Ph.D. Centre de recherche en éducation et formation relatives à l'environnement et à l'écocitoyenneté 

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