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Dossier thématique: Ecritures scéniques et dramatiques d’Amérique latine : quelles émancipations ?
Scènes de l’après : théâtres de post-dictature et post-accord

Théâtre et post-conflit : panorama des scènes et des écritures colombiennes contemporaines à l’ère de la construction de la paix 

Nina Jambrina

Resumos

Cet article traite du dialogue entre les scènes et les écritures théâtrales contemporaines et le contexte politique des accords de paix en Colombie entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC-EP en 2016. Quels sont les rôles et les fonctions qu’endossent les pratiques artistiques dans les processus complexes de réconciliation, de pardon ou encore de réparation ? Quelles continuités ou ruptures peut-on observer vis-à-vis des pratiques antérieures à la signature des accords de paix ? Après une mise en contexte historique et politique amenant à la période actuelle, l’article propose un panorama varié et non exhaustif de propositions théâtrales contemporaines pour finalement s’interroger sur les enjeux et les défis des scènes colombiennes aujourd’hui.

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Le conflit armé en Colombie et la lutte pour la paix

  • 1 Il s’agit principalement du Ejército Popular de Liberación (EPL), Ejército de Liberación Naciona (...)

1La Colombie est connue pour une guerre interne qui a opposé depuis les années 1950 plusieurs guérillas révolutionnaires, principalement las Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo (FARC- EP), aux gouvernements successifs1. Dans un contexte de lutte pour la terre et un système social fortement inégalitaire sont venues s’ajouter les problématiques, non sans liens entre elles, des paramilitaires et des narcotrafiquants au fil des décennies (CNMH, 2013). Ces conflits ont eu de lourdes conséquences chez les acteurs du conflit mais surtout au sein de la population civile, femmes et enfants en premier lieu. En 2018, el Centro Nacional de Memoria Histórica comptait 262.000 morts, 27.000 enlèvements, 15.687 victimes de violence sexuelle, 17.804 recrutements de mineurs, 80.514 disparitions forcées et six millions de personnes déplacées (CNMH, 2018). La violation régulière des droits humains, et le plus souvent en toute impunité, a donc été la norme en Colombie pendant des décennies.

  • 2 Il s’agit notamment du Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (Cajar), la Asociación de Fami (...)

2En réponse à cela, le pays compte une longue tradition de mobilisations pour la défense des droits humains, de la mémoire, de la justice et de la vérité (Rivera Revelo, 2020). Dans les années 1980, ces dynamiques se sont affirmées à travers la création de collectifs de défense des droits humains et de victimes2. Ces mouvements s’exposaient pourtant à une forte stigmatisation politique de la part des médias et des gouvernements en place, accompagnée pour leurs porte-paroles d’un risque permanent de menace et d’assassinat. Les années 1990 sont marquées par la notion de Culture de la paix (Castañeda, 2017, p. 328), alors qu’une nouvelle constitution plus démocratique se rédige pour le pays en 1991. La période correspond à une transformation du champ de lutte militant par la participation toujours plus fréquente d’ONG nationales et internationales.

3Au fil des années, la persistance des revendications et leurs rassemblements autour des idées de justice et de vérité ont amené à la mise en place d’une justice transitionnelle dans le pays (Rivera Revelo, 2020 et Villa Gomez et Avendaño, 2017). Cette justice, basée principalement sur le droit à la vérité, la garantie de non-répétition et la création de comités pour la vérité, n’est pas sans faire échos aux expériences d’autres pays en Amérique latine, notamment ceux ayant vécu des dictatures dans le Cône Sud ou plus récemment au Pérou avec la guérilla Partido Comunista del Perú - Sendero Luminoso. Dans la dernière décennie, les luttes des groupes sociaux les plus touchés par le conflit notamment les femmes, les afro-descendants, les indigènes et les leaders politiques ont gagné en visibilité et croisé leurs revendications (Rivera Revelo, 2020).

Les accords de paix actuels

  • 3 La démobilisation du Movimiento 19 de Abril et la création du parti politique Alianza Democrátic (...)

4El Acuerdo final para la terminación del conflicto y la construcción de una paz estable y duradera est signé en 2016 entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC-EP. Il est le résultat d’un long processus politique qui compte plusieurs tentatives de négociations et de démobilisations des différents groupes armés. Si certains de ces processus ont abouti3, la majorité des initiatives a échoué donnant lieu à une recrudescence du conflit jusque dans les années 2000 (CNMH, 2013).

5Sous le gouvernement offensif d’Alvaro Uribe Vélez et l’intensification des violences contre la population civile, le processus de justice transitionnelle est officiellement engagé avec la Ley de Justicia y Paz 975 en 2005 visant au désarmement du groupe paramilitaire Autodefensas Unidas de Colombia - AUC. Face au choc national provoqué par les aveux des chefs paramilitaires lors de leur procès, les mouvements de défenses des droits humains et les collectifs de victimes s’imposent. La Comisión Nacional de Reparación y Reconciliación est créée, initiant une reconnaissance du problème par l’Etat et l’intégration du point de vue des victimes (Rivera Revelo, 2020).

6En 2011, la Ley de Víctimas y Restitución de tierras 1448 officialise cette reconnaissance et propose des mesures d’assistance et de réparation intégrale, notamment de réparation symbolique, pour les victimes. Cette loi de 2011 précède les négociations des accords de paix actuels à la Havane qui commencent en 2012 et se terminent, non sans difficulté, avec sa signature au Teatro Colón de Bogotá le 24 novembre 2016.

Les arts toujours présents

7Si on regarde maintenant du côté des arts, l’histoire des scènes théâtrales colombiennes modernes a toujours été intrinsèquement liée aux réalités sociales et politiques du pays (Jambrina, 2017). Elles ont massivement participé à mettre sur la table le thème du conflit armé et à signaler ses violences (Reyes, 2012 et Parra Rojas, 2012), permettent de voir l’importance de cet engagement, tout comme la diversité des esthétiques et des points de vue adoptés. Un exemple emblématique de cet engagement est sans doute el Teatro La Candelaria de Bogotá, fondé par Santiago García, dont le répertoire n’a cessé de dialoguer avec le drame national. La grande majorité de ses œuvres a tenté d’élucider de façon critique l’histoire et l’actualité du pays. Une de ses pièces maitresses, Guadalupe años sin cuenta, créée en 1975 et reprise encore récemment, lève le voile sur l’histoire de la trahison par le gouvernement des premiers accords de paix avec les guérillas libérales des années 1950 et l’assassinat de leur leader Guadalupe Salcedo après la démobilisation.

8Au-delà d’une représentation du conflit, nombre de groupes artistiques interviennent sur le terrain au sein des communautés victimes du conflit. Particulièrement depuis les années 1990, les projets pédagogiques, d’éducation artistique et d’expression qui visent à développer une culture de la paix se sont multipliés, relevant souvent d’un effort commun entre secteur culturel, social, éducatif et institutionnel.

9Il faut mentionner également toutes les pratiques plus hybrides qui luttent activement depuis les arts comme un moyen d’action pour la défense des droits humains et des victimes (Villa Gomez et Avendaño, 2017). Parmi un grand nombre d’autres exemples possibles, El Festival Mujeres en Escena por la Paz a lieu depuis plus de 30 ans et donne à voir les initiatives de femmes colombiennes, latino-américaines et d’ailleurs. Il est un évènement fédérateur des luttes féministes pour la paix depuis les arts. Ce festival est dirigé par Patricia Ariza, actuelle directrice du Teatro La Candelaria et activiste emblématique dans le pays depuis des décennies.

La réparation symbolique et la récupération de la mémoire

10Il est intéressant de regarder comment le cadre de la justice transitionnelle facilite et intensifie cette relation entre les scènes colombiennes et le contexte politique à partir des années 2010. La Ley Víctimas de 2011 introduit la dimension symbolique dans le devoir de réparation qui revient à l’Etat colombien envers les victimes du conflit armé et donne la possibilité aux pratiques artistiques de s’en saisir. Cette loi dit que la réparation symbolique :

(…) comprende la realización de obras u actos de alcance o repercusión pública dirigidas a la construcción y recuperación de la memoria histórica, el reconocimiento de la dignidad de las víctimas y la reconstrucción del tejido social. (Decreto 4800 de 2011 por el cual se reglamenta la Ley 1448 de 2011, art. 170).

11À partir de cette base, les scènes se sont d’autant plus emparées de la mission avec pour but de faire émerger une mémoire multiple, polysémique voire controversée des faits du conflit armé. À titre d’exemple, le spectacle Inxilio du Colegio del Cuerpo basé à Carthagène et dirigé par le chorégraphe Alvaro Restrepo est emblématique. Il s’agit d’un oratoire où les arts du spectacle se mêlent (théâtre, danse, musique) et intègrent des victimes civiles de la guerre. Il a été créé en 2010 sur une commande de la Ville de Bogotá puis repris en 2013, notamment avec la participation active du Président Juan Manuel Santos écoutant les victimes directement sur scène (Sotelo Castro, 2019, p.225).

12La période de négociations entre le gouvernement et les FARC-EP (2012-2016) et sa suite jusqu’en 2018 ont été toujours plus propices à l’inclusion des arts dans l’implémentation de la paix. Comme la loi de 2011 l‘avait impulsé, de nouvelles politiques culturelles sont développées par l’État à travers des bourses et des appels à projet pour appuyer les initiatives artistiques fléchées autour de la récupération de la mémoire, la réparation du tissu social ou encore la promotion de la réconciliation. Au-delà des dimensions économique et matérielles de ces politiques culturelles qui ne sont pas à ignorer, c’est surtout symboliquement que les artistes notent un soutien institutionnel inédit. La parole se libère et la réception s’ouvre, permettant d’aborder des sujets plus polémiques sans craindre pour sa sécurité ou, du moins, moins qu’auparavant (Vélasquez, Ana Milena, 2020).

  • 4 La Cumbre Mundial de Arte y Cultura para la Paz de Colombia est organisée par la Alcaldía de Bog (...)

13Une mobilisation de tout le secteur culturel donne lieu à la multiplication de projets, programmes, festivals, spectacles, publications autour des arts et de la paix. Il s’agit notamment des sommets4 qui ont été organisées entre 2015 et 2018 pour fédérer de telles initiatives artistiques sur tout le territoire avec des résonnances régionales et internationales et la présence des acteurs culturels, institutionnels, communautaires, académiques, etc.

Aujourd’hui

14Qu’en est-il de cet élan aujourd’hui, quatre ans après la signature des accords ? Leur implémentation s’est malheureusement confrontée à plusieurs obstacles et il en a été de même pour les scènes colombiennes.

15Avant même leur signature, le référendum d’adoption organisé en octobre 2016 par Juan Manuel Santos donne lieu à une campagne offensive des partisans du non avec Alvaro Uribe Vélez à leurs têtes. Le NON l’emporte avec 50,2 % des voix, scindant le pays en deux. Les accords sont réécrits pour intégrer les exigences des partisans du NON limitant les mesures en faveur des FARC.

16Plus récemment, l’élection en 2018 du Président Iván Duque, héritier politique d’Alvaro Uribe, réaffirme cette division du pays et ralentit la mise en œuvre des accords sur le terrain. Les instances gouvernementales n’hésitent pas à délégitimer le gouvernement précédent. Dans ce contexte, les manquements au conflit et les violences explosent alors que les causes économiques, politiques et culturelles du problème ne semblent pas réglées. Entre autres causes, les groupes paramilitaires, qui ne se sont jamais vraiment désarmés en devenant las bandas criminales récupèrent les terrains laissés par les FARC étendant leur pouvoir en profitant de l’absence de l’État. Depuis la signature des accords jusqu’à aujourd’hui, on compte ainsi plus de 1000 assassinats de leaders sociaux et défenseurs des droits (Indepaz 2020).

17Pour le secteur culturel, le soutien des institutions gouvernementales se fragilisent autant sur le plan matériel que symbolique. Les bourses et appels à projet se réduisent et la vigilance est de nouveau de mise vis-à-vis des décisions gouvernementales.

  • 5 Nous pensons notamment aux manifestations contre les violences policières en septembre dernier s (...)

18Malgré tous ces obstacles, l’application des accords de paix semble être un processus imparable aux yeux d’un grand nombre de Colombiens et Colombiennes qui montrent leur soutien aux instances d’implémentation de la paix. C’est aussi le message porté lors des mobilisations contre l’actuel président Duque à l’automne 2019 qui ont eu lieu en même temps que de nombreux autres soulèvements en Amérique latine et qui perdurent jusqu’à aujourd’hui en Colombie5.

Corpus

19Si j’en viens maintenant aux pratiques artistiques mêmes, parmi les écritures et scènes théâtrales très diverses auxquelles j’ai eu accès, je m’attarderai sur les dynamiques suivantes qui me semblent importantes à l’heure de tenter un panorama : Faire la paix sur scène ; Raconter la guerre pour mieux revendiquer la paix ; Transfigurer la paix, à travers la fiction et la performance.

Faire la paix sur scène

20Je pense ici à des œuvres qui racontent, mettent en scène voire expérimentent le pardon et la réconciliation directement sur les planches. Elles peuvent recourir à la fiction même si des éléments du contexte colombien persistent clairement. Elles peuvent inclure des témoignages réels dans la narration ou inviter des acteurs dits « naturels » à monter sur scène en leur nom, racontant leur propre histoire. Ces œuvres partent du post-conflit comme un nouvel horizon ouvert par les accords de paix et représentent voire performent un monde où les anciens ennemis apprennent à cohabiter. Il est intéressant de noter que les deux exemples choisis ci-après ont été créés pendant la période des négociations des accords.

Labio de liebre, venganza o perdón de Fabio Rubiano (2015)

21Ce spectacle de Fabio Rubiano, fondateur et directeur du Teatro Petra à Bogotá, a lui aussi été inauguré dans le Teatro Colón de Bogotá en 2015. Ce spectacle fait référence sur le sujet L’œuvre a été largement diffusée, pendant la période des négociations et juste ensuite, notamment lors de l’année France-Colombie en 2017. Elle raconte l’histoire d’un personnage de fiction, Salvo Castello, qui se révèle être un ancien paramilitaire. Il a assumé la responsabilité de 3000 crimes et a été envoyé dans un lointain pays au Nord pour quelques années. Un jour, une famille vient lui rendre visite dans sa prison et ses membres lui rappellent qu’ils font partie des victimes qu’il n’a jamais déclarées, ce qu’il nie dans un premier temps. Toute la pièce consiste pour les fantômes à faire reconnaître à Don Salvo les faits, ni plus ni moins. Don Salvo finit par reconnaître les faits et demander pardon.

22Pour certains, le génie de Fabio Rubiano relève du traitement non consensuel qu’il fait de la relation entre victimes et bourreau, notamment à travers l’humour noir qui s’applique à tous les personnages. Fabio Rubiano explique que dans sa pièce «las víctimas también tienen odios, a veces son injustas y están llenas de pasiones, como cualquier ser humano; o más bien, como cualquier personaje. No se desvirtúa a los criminales, como tampoco se celebra todo lo que haga la víctima.» (Rubiano, 2015)

23La situation dramatique et les dialogues mordant déconstruisent le mythe d’une vérité absolue tout comme celui d’une distinction définitive entre le bien et le mal. Par ailleurs, la pièce permet de revenir sur la Ley de Justicia y Paz de 2005 et ses limites qui ont permis à de nombreux paramilitaires de bénéficier de réduction de peine plus que questionnables en échange d’avoir livré une partie de leurs agissements à la justice colombienne (Espinal, 2019).

24Pour d’autres, cependant, cette œuvre comme plusieurs pièces du dramaturge, se risque à une représentation problématique des victimes à travers la satire qui peut laisser penser qu’elles sont en partie responsables de ce qui leur arrive.

Victus, Alejandra Borrero (2014)

  • 6 À titre d’exemple, le projet La guerra que no hemos visto.Un proyecto de memoria histórica datan (...)

25Ce spectacle s’est donné comme objectif de rassembler sur scène les différentes communautés directement touchées par le conflit armé. Elle compte des victimes civiles, des anciens militaires et policiers, des ex-guérilleros des FARC-EP et de l’ELN et des ex-paramilitaires des AUC. Si cela avait été déjà fait depuis les arts plastiques6, plus rares sont les initiatives de cette ampleur sur scène à ma connaissance. Ces survivants de la guerre ont été sélectionnés suite à des entretiens par l’équipe pluridisciplinaire du projet (art, psychologie et assistance sociale) en lien avec les organismes et les institutions auxquels les participants étaient rattachés.

26La pièce a largement recours aux arts visuels, à la performance, à la musique et à l’audiovisuel pour proposer une sorte de rituel de réconciliation sur scène. Elle compose avec les témoignages des différents participants montrant comment chacun d’entre eux partage une condition de victime. En ce sens, Alejandra Borrero indique que «La diversidad de versiones de las historias del conflicto forman parte de esa manera de pensar incluyente, y donde todos, realmente todos, aprendimos que todos tienen derecho, y que todos han sido víctimas, de una manera u otra.» (Ortiz, 2019)

Raconter la guerre pour mieux revendiquer la paix

27Une autre entrée importante dans ce panorama, me semble-t-il, sont les propositions qui insistent sur la nécessité de dénoncer la guerre passée et actuelle pour mieux revendiquer la vérité, la justice et la paix. Nombreuses et diverses, ces propositions, que l’on peut qualifier de militantes, peuvent être produites par un groupe de théâtre reconnu, être le résultat d’une rencontre artistique avec une communauté ou encore à l’initiative d’un collectif de victimes organisées entre elles. C’est la matière des témoignages qui prime ici, que cette matière soit articulée ou pas à des éléments de fiction. Les témoignages peuvent être pris en charge par les victimes elles-mêmes utilisant l’art pour sa fonction critique et émancipatrice.

Rumor de Carolina Vivas (2015)

28Ce spectacle de Carolina Vivas avec son groupe Umbral Teatro de Bogotá s’inscrit dans la persistance d’un registre clairement engagé depuis des années. Le texte a été écrit suite à un travail d’intervention sociale dans des communautés rurales de Sucre au nord-ouest du pays et à partir des témoignages des habitants, pour beaucoup des habitantes, ayant vécu sous occupation paramilitaire dans les années 2000. Les faits réels sont réintégrés dans une fiction plus large et les textes pris en charge par l’équipe de comédiens et comédiennes.

29La fiction raconte le quotidien d’un groupe d’habitants d’un petit village, soumis peu à peu au silence, à l’exil voire à la mort par un chef paramilitaire et l’inaction complice des autorités publiques. Le titre Rumor en dit long sur le projet, c’est à la fois ce qui se dit à demi-mot pour alerter et exprimer sa peur mais aussi ce qui se partage en cachette pour continuer à parler dans le village et résister au silence imposé. Il renvoie également à une écriture sonore qui laisse entendre les bruits que produit la terreur. Ce texte publié en 2015 lors de la finalisation des négociations des accords alerte sur toute relâche de la vigilance.

Antígonas Tribunal de mujeres (2013)

30Antígonas Tribunal de Mujeres est le résultat d’une création collective entre le groupe TramaLuna dirigé par Carlos Satizabal et des femmes ayant subi la violation de plusieurs de leurs droits par l’État colombien. Le spectacle fait participer les mères de Soacha, dont les enfants ont été assassinés comme falsos positivos, des jeunes des quartiers pauvres présentés par l'armée à la presse comme des guérilleros tués au combat; les femmes survivantes du génocide politique des militants de la Unión Patriótica dont Patricia Ariza fait partie; les femmes défenseuses des droits humains victimes de la sécurité de l'État; des dirigeantes étudiantes victimes de montages judiciaires et d'emprisonnement injuste sous le prétexte d’être des guérilleras.

31Comme le titre le laisse deviner, l’enjeu a été d’articuler le mythe de justice d’Antigone, et les expériences multiples de ces femmes. Entre littérature, témoignages, rituels collectifs, le spectacle fait l’apologie de la désobéissance féminine et invite les femmes à faire de leur souffrance une force pour revendiquer leurs droits.

Ruta pacífica de la Mujeres (depuis 2016)

32Loin de Bogotá et des scènes plus reconnues, le travail du mouvement féministe national de la Ruta pacífica de las Mujeres est emblématique d’une utilisation des arts dans des groupes d’organisation de femmes participant à l’impulsion pour la fin du conflit armé en Colombie et la reconnaissance de l’impact de la guerre sur les femmes. Le collectif existe depuis 1996 et propose un accompagnement psychosocial et juridique pour et par les femmes dans toute leur diversité, un accès à la formation et une aide pour la création de groupes locaux.

33Dans leurs missions, il y a aussi la défense de la cause auprès de l’opinion publique qui prend la forme depuis des années de manifestations, performances et autres actions publiques. Le collectif participe activement au travail de la Comisión de la Verdad depuis 2016 avec une enquête qui rassemble les voix de plus d'un millier de femmes témoins sur tout le territoire national. Cela a amené à la création par différents collectifs régionaux de pièces performances mêlant théâtre, danse, chant et musique et articulant le récit, à la dramatisation de scènes et aux actions performatives. Elles se présentent dans des espaces publics mais aussi des théâtres officiels ou des évènements thématiques. Le répertoire compte notamment les pièces suivantes : Retejiendo la Memoria; Danzando Memorias De Fuegos de Guerra a Juegos de Paz Mujeres Elefantas Narrando historias de Resistencia y Construcción de Paz(Ruta pacífica, 2017)

Transfigurer la paix à travers la fiction et la performance

34La troisième et dernière dynamique que je relève est sans doute plus difficile à cerner dans son lien avec la question du post-conflit. Je parle d’une transfiguration de la paix à travers la fiction et la performance car il me semble que les œuvres en question s’inscrivent dans le futur ou dans un espace-temps autre qui sert à penser ce futur. Elles envisagent à partir des ruines de la guerre ce qu’on ne connait pas encore.

La Despedida de Mapa Teatro (2017)

35Cette œuvre créée en 2017 est une autre grande référence du sujet qui nous occupe et qui a d’ailleurs été diffusée avec Labio de lievre en France. La Despedida, l’adieu en français, part de l’anecdote réelle de la reconversion d'un ancien camp de guérilleros des FARC - EP par l'armée colombienne en un musée vivant ouvert au public. La troupe a visité le camp et en témoigne sur scène, ouvrant une réflexion sur les traces et les vestiges de la guerre. Entre théâtre documentaire, performances et témoignages écrits, le spectacle repasse les 60 ans d’histoire de la plus vieille guérilla d’Amérique latine. Il propose une image fantomatique des figures emblématiques de l’utopie révolutionnaire rappelant dans le même temps qu’elle n’a finalement jamais pu avoir lieu en Colombie. Le dernier mot du spectacle revient à un chaman amazonien qui revendique le territoire historique sacré sur lequel l'ancien camp de guérilla avait été installé à ses débuts. Le passé relativement récent du pays est ainsi mis en perspective comme une occasion depuis la fiction du théâtre d’assister à son entrée dans l’Histoire.

36La Despedida s’inscrit dans un cycle de pièces intitulé Anatomía de la Violencia en Colombia qui traitent un à un les acteurs du conflit : Los Santos inocentes (paramilitarisme), Discurso de un hombre decente (Pablo escobar et narcotrafic) et Los incontados: un tríptico (articulation des deux précédents avec les guérillas). Elles se caractérisent par une grande réflexivité sur le moment que vit la société colombienne et sa manière de l’assumer, une mise à distance critique peu fréquente à mon sens sur les scènes colombiennes.

Coragyps sapiens de Felipe Vergara (2013)

37La pièce parle d’un fléau de la guerre bien connu en Colombie : l’abandon massif des corps des personnes assassinées dans les fleuves provoquant la décomposition et l’impossibilité de reconnaître l’identité des personnes. Elle raconte l’action d’un paysan, retiré de la communauté, qui récupère les corps qui arrivent sur les berges de son îlot. Une fois récupérés, le paysan les adopte, leur donne un nom et les prépare en les disposant de façon à aider les oiseaux charognard à nettoyer le monde de la mort.

38Le dramaturge s’inspire d’initiatives ponctuelles dans des villages, comme celui de Puerto Berrío, qui ont consisté à adopter les corps anonymes, impliquant très souvent des conséquences politiques lourdes pour leurs auteurs. Selon l’analyse de Sandra Ortega, Felipe Vergara convoque également la tradition indigène de l'oiseau sacré qui est le lien entre la vie et la mort ainsi que d’autres mythes comme celui de la pluie diluvienne. Elle montre comment cette pièce offre une métaphore de la revitalisation de la société colombienne, l’action du paysan consistant à soigner et recomposant symboliquement le corps social fracturé (Ortega, 2018).

Perspectives et défis

39Après avoir fait une précision du contexte et présenté ce panorama introductif, il s’agit de percevoir maintenant à titre conclusif quelles sont les perspectives pour les scènes théâtrales mais aussi quels sont ses défis dans ce moment si particulier pour la Colombie.

Post-conflit ?

40En effet, comment qualifier le moment ? Posconflicto, posguerra, posviolencia, pos acuerdo, justicia transicional, construcción de paz, etc., les termes sont nombreux et polémiques ce qui témoigne des nombreuses incertitudes et inquiétudes qui persistent aujourd’hui.

41Pour penser ce moment depuis les différentes disciplines des sciences humaines et sociales, les auteurs ont largement recours à des notions comme celle de « paix imparfaite » développée par l’espagnol Francisco Muñoz qui permet de ne pas nier la dimension conflictuelle du processus et invite à considérer l’inachèvement permanent de toute paix (Muñoz Muñoz, 2000). Il y a aussi la référence fréquente à la distinction faite par le norvégien Joseph Gatlung entre une paix négative qui définit la fin des violences visibles et directement liées au conflit politique et une paix positive qui correspond à la résolution des causes structurelles et culturelles du conflit (Galtung, 2003). L’anthropologue colombien Alejandro Castillejo parle lui d’une paix à petite échelle ou d’une paix au pluriel qui correspondrait aux multiples actions quotidiennes et locales capables de redéfinir les socialités qu’il oppose aux grandes promesses de la culture de la paix ou à l’illusion de la justice transitionnelle (Castillejo 2015).

42Dans ce même ordre d’idée, les exemples artistiques donnés ci-dessus témoignent dans leur majorité d’une absence d’idéalisation de ce qu’est la paix ou la transition, le pardon et la réconciliation. Par ailleurs, ces questions ne sont pas abordées pour y réfléchir dans l’absolu, de façon abstraite, sans prendre en compte le contexte colombien. Les approches de la paix par les scènes colombiennes sont avant tout revendicatives et se veulent littéralement performatives. Cela s’inscrit dans une grande continuité vis-à-vis des pratiques antérieures aux accords de paix actuels. Si une évolution est à noter sur les scènes, en miroir avec la propre évolution de la société, il me semble qu’elle se trouve dans la recherche d’une compréhension plus intégrale des raisons de la guerre sur les plans historique, social, économique, politique et culturel, dans la volonté de résoudre les causes profondes de la répétition de la violence qui correspond davantage à un symptôme qu’à la raison même.

Les risques d’injonction, d’instrumentalisation et autres prétentions

43Par ailleurs, quoique plus rares, des voix s’élèvent contre l’évidence d’un art au service de la paix. Dans un contexte de justice transitionnelle comme celui de la Colombie, la notion de réparation symbolique peut devenir une injonction plus ou moins explicite à destination des scènes artistiques. La définition des politiques culturelles a un rôle important à ce sujet comme le dit Adriana Roque :

(…) deslegitimar una práctica artística porque no cumple con las expectativas sociales y políticas de ‘hablar’ del conflicto, de reparar, de cumplir una función terapéutica, o de contribuir a la construcción de memoria, aminora las potencias del arte de cuestionar narrativas y situaciones conflictivas que se encuentran en la base de nuestra construcción como comunidad. Estas consideraciones también tienen efectos, desde lo institucional, que pueden ser perniciosos para el desarrollo de las prácticas artísticas contemporáneas: que se financie o no tal o cual proyecto artístico con base en la forma en que aborda (o no) explícitamente el tema del conflicto, es un camino que las instituciones públicas culturales deben transitar con cuidado. (Roque Romero, 2018, p. 367)

44En plus du risque sur le potentiel critique des pratiques artistiques, certains mettent en garde contre l’idée de considérer que les pratiques artistiques sont responsables à part entière de la réussite de la transition du post-conflit alors qu’elle ne peut se faire que si les conditions nécessaires sur le plan démocratique, économique et juridique sont réunies. Autrement dit, la critique rappelle le danger de donner à l’art une mission de transformation de la société qui ne relève pas de lui ou si peu ou pas encore.

45David Gutiérrez Castañeda développe ainsi l’idée de narrativas redentoras qui, selon lui, font consensus auprès d’une large part du milieu culturel colombien et des institutions qui l’appuient. Il condamne ainsi la croyance dans les pouvoirs innés de l’art en termes de réparation, transformation, émancipation, etc., avec le problème d’en faire la promesse aux communautés sans avoir la rigueur d’en vérifier systématiquement les effets avant (Castañeda, 2017). Selon l’auteur, cette conviction de l’art rédempteur a énormément influencé le champ culturel en Colombie et transforme les pratiques depuis des années en les déplaçant du terrain esthétique vers celui de l’intervention sociale. Processus irrémédiable selon lui, cela devient donc un nouveau paradigme à prendre en compte pour le secteur culturel qui voit ses perspectives élargies :

A mi modo de ver no hay que ser nostálgicos con la degradación de la experiencia histórica del arte. Porque esta confusión interpretativa y performativa es ya, desde hace más de 25 años, por lo menos en Colombia, una realidad práctica. Nos guste o no, el tallerismo y el proyecto artístico con comunidad han llegado para quedarse. (…) Entonces, habrá que saber más de derecho, de justicia transicional, de historias, de ciencias varias, de etnografía, de gestión cultural, de educación popular, formas diversas de movilización de lo sensible y de derechos humanos para aceptar la producción de relacionalidad y poder desmontar la angustia de calificarse redentora. Es así entonces que se puede asumir, en el marco de las insistencias por la vida en Colombia, al arte como proceso social. (Castañeda, 2017, p. 234).

46Si on considère que l’art en Colombie tend à être un acteur social comme un autre, cela implique qu’il doive répondre à des exigences éthiques, juridiques et politiques qui ne sont pas celles habituelles du champ esthétique.

De nouvelles considérations éthiques et politiques

47En effet la matière du conflit armé que convoque la scène renvoie à un passé inachevé qui trouve de nombreuses correspondances dans le présent et a des conséquences bien réelles pour les personnes impliquées.

  • 7 Notion développée tout d’abord dans le champ du cinéma colombien pour critiquer une approche spe (...)

48Dans le cas d’une œuvre qui intègre des participants ou des éléments de leur vie, une réflexion s’impose sous plusieurs aspects. Face à une certaine banalisation de cette pratique sur les scènes colombiennes et même latino-américaines aujourd’hui, Ana Maria Vallejo invite à se poser toujours la question des risques que cela suppose (Vallejo de la Ossa, 2017). Elle évoque notamment la notion colombienne de pornomiseria7 qui consiste à renvoyer les personnes à leur statut de victime dans une représentation ontologique et compassionnelle les privant de tout agir politique (Gamboa, 2016). Ana Maria Vallejo appelle à la vigilance quant aux pratiques de recrutement des participants pour ce genre de projet artistique et plus largement aux relations de travail qui s’instaurent entre artistes et acteurs naturels. Elle questionne surtout l’effet de spectacularisation qui se pose sur les victimes et sur leur histoire et comment cela modifie forcément le statut de leur témoignage.

49Un autre artiste et théoricien colombien, Luis Carlos Sotelo Castro, approfondit cette idée d’un risque d’annuler ou de réduire la valeur des témoignages des victimes dans le cadre d’une action scénique si les auditeurs ne prennent pas conscience de l’impératif de justice que cela implique (Sotelo Castro, 2019). En cantonnant l’art à un rôle esthétique et donc à la dimension uniquement symbolique de la réparation intégrale, on passe à côté de sa potentialité politique autant pour les victimes que pour les spectateurs :

La primera proposición es que el uso de la memoria, en especial la memoria de violencia política como material escénico, excede lo estético. En concreto, debe ser visto como una acción o, mejor dicho, una intervención en el campo de lo social que se vale de medios estéticos, pero que no por ello deja de ser acción. En otras palabras, la acción escénica de memoria es una estrategia de acción política. […] En consecuencia, el acto escénico de memoria para el cambio no comunica un sentido ni busca empatía; lo que hace es servir como dispositivo destinado a activar las memorias y subjetividades de quienes escuchan y, así, facilitar un proceso de posicionamiento y participación socio-política en un contexto específico (no un contexto ficticio ni abstracto-universal). (Sotelo Castro, 2019, p.199)

50Réfléchir à l’implication des spectateurs et leurs positionnements possibles face à ces questions, et sans doute d’autant plus dans le cas de spectateurs colombiens, semble un défi majeur pour ces scènes.

51Finalement, que l’implication de l’art dans l’implémentation de la paix soit consentie ou pas, une majorité de réflexions autour de ces questions s’accorde pour acter la nécessité de prendre en compte l’ouverture de la sphère esthétique aux dimensions éthiques et politiques des arts. Les statuts et les pratiques s’hybrident, les artistes se déplacent et les acteurs dits naturels se retrouvent sur scène ou la prennent. En Colombie, cela se passe depuis des décennies mais d’autant plus aujourd’hui quand l’implémentation des accords d’une paix tant attendue est en danger. Cela perturbe et interroge même les outils pour aborder les œuvres, notamment les miens en tant que chercheuse française en études théâtrales, et implique un croisement des disciplines et des regards qui ne pourra se faire à mon sens que collectivement.

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Notas

1 Il s’agit principalement du Ejército Popular de Liberación (EPL), Ejército de Liberación Nacional (ELN), Movimiento 19 de abril (M-19), Partido Revolucionario de los Trabajadores (PRT) ou encore Movimiento de Autodefensa Obrera (ADO).

2 Il s’agit notamment du Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (Cajar), la Asociación de Familiares de Detenidos y Desaparecidos (Asafades), el Movimiento de Víctimas de Crímenes de Estado (MOVICE), el Comité Permanente por la Defensa de los Derechos Humanos (CPDH).

3 La démobilisation du Movimiento 19 de Abril et la création du parti politique Alianza Democrática M19 est l’un des rares exemples, tout en sachant que son représentant Carlos Pizarro Leongómez a été assassiné avant l'élection présidentielle de 1990.

4 La Cumbre Mundial de Arte y Cultura para la Paz de Colombia est organisée par la Alcaldía de Bogotá et la Cumbre Nacional de Arte y Cultura por la paz, la reconciliación y la convivencia par la Corporación colombiana de Teatro avec el Ministerio de Cultura.

5 Nous pensons notamment aux manifestations contre les violences policières en septembre dernier suite à l’assassinat d’un avocat lors d’un contrôle de police dans le cadre du couvre-feu ; à la marche vers Bogotá depuis toutes les régions du pays d’une minga indigena pour rencontrer le président Duque et parler de la défense de la vie, le droit à la terre, à la démocratie et à la paix ; ou encore aux rassemblements réguliers de leaders sociaux et signataires de la paix qui demandent leur respect et leur sécurité face au nombre grandissant d’assassinats dans leurs communautés.

6 À titre d’exemple, le projet La guerra que no hemos visto.Un proyecto de memoria histórica datant de 2009 et dirigé par Juan Manuel Echavarría se base sur la réalisation de peinture dans des ateliers collectifs de pratique. http://www.capc.bordeaux.fr/agenda/colombia-la-guerra-que-no-hemos-visto

7 Notion développée tout d’abord dans le champ du cinéma colombien pour critiquer une approche spectaculaire de la misère.

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Referência eletrónica

Nina Jambrina, «Théâtre et post-conflit : panorama des scènes et des écritures colombiennes contemporaines à l’ère de la construction de la paix »Amerika [Online], 21 | 2021, posto online no dia 02 março 2021, consultado o 10 dezembro 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/12924; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.12924

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Nina Jambrina

LLA CREATIS, Université Toulouse Jean Jaurès, nina.jambrina@univ-tlse2.fr

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