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Dossier thématique: Ecritures scéniques et dramatiques d’Amérique latine : quelles émancipations ?
Poétiques des marges : perspectives minoritaires

L'émancipation du théâtre mapuche sur la scène théâtrale chilienne post-dictatoriale.

Gonzalo Toledo Albornoz

Résumés

Cet article tente d'analyser la structure du théâtre mapuche contemporain ou du théâtre mapuche-chilien contemporain. Son contenu interroge, d'un point de vue historiographique, le retard du développement et du positionnement d'un théâtre dont les thèmes reflètent la pensée mapuche et ses formes, ainsi que ses attributs esthétiques dans le contexte du théâtre professionnel chilien actuel. La problématique que nous tenterons de développer est intrinsèquement liée à la remise en cause du politique au sein de ce théâtre basé sur un concept d'émancipation. De quoi le théâtre mapuche s’est-il spécifiquement émancipé ? Et si cette émancipation se vérifie, dans quelle mesure ou sous quelles formes le politique est-il interrogé dans son écriture et sa mise en scène ? Pour développer ces questions, nous analyserons les principales œuvres contribuant à la configuration du théâtre mapuche au XXe siècle et proposerons une réflexion plus approfondie des œuvres de la compagnie de théâtre Kimvn et de l'artiste Paula González Seguel.

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Texte intégral

1 La culture mapuche, suffisamment riche en théâtralité, ritualité et oralité, n'a créé son propre « théâtre », sous la stricte définition du terme occidental, qu'au XXIe siècle. Les Mapuches, en tant que peuple et personnages, ont été timidement énoncés pendant la première moitié du XXe siècle dans le théâtre chilien, et timidement personnifiés pendant la seconde moitié du même siècle.

2Deux exemples sont pertinents pour illustrer cette idée :

DON JELDRES.- (…) Cela fait 25 ans que j'ai quitté l'Espagne pour réussir en Amérique... J’ai fait comme Christophe Colomb, mais à l'envers ! D'autres sont devenus riches, se sont fait des millions grâce aux Indiens, et moi je continue de me casser le dos, comme un nègre des galères...

DOÑA MECHE.- La mauvaise chance qu’on a… Nous sommes en train de mourir en bossant et l’Amérique s’enfuit, elle nous glisse entre les doigts. La paye n’est que de l'eau ou de la farine …

DON JELDRES.- Dans cette ville de La Frontera, en dix ans de bon travail, on devient riche, puissant et même propriétaire foncier, mais moi je suis condamné à la misère, à la médiocrité ... L'hiver arrive et les Indiens font la queue à l’épicerie et on commence les prêts, 4 onces de farine, des quarts de sucres, des kilos d’herbe, je sais plus…

  • 1 En employant le mot “huinca”, du Mapudungun, il se réfère aux étrangers, et plus spécifiquement, (...)

DOÑA MECHE.- Bonté divine, c’est vrai ! On fait des prêts par miséricorde et ils nous traitent encore comme des « gringos » ou des «huincas1 treguas».   

  • 2 Nous traduisons :

DON JELDRES.- Eh bien non ... L'été arrive, la récolte, allez, et tout est perdu et je paie des dettes avec des documents impayés ... Et les Indiens ne peuvent pas encore être poursuivis par la justice encore, ils n'ont aucune responsabilité légale, voilà ! On dirait bien que je paie de mon malheur pour les méfaits des Conquistadores ... Par les mains de Galvarino, quatre quintaux de farine et, par la matraque de Caupolicán, plus de sucre que de quarts… (Cruchaga ; Luco, 1928 : 13)2

3Cet extrait montre comment Germán Luco Cruchaga, l'un des principaux auteurs dramatiques du théâtre chilien contemporain, a fait référence aux Mapuches en 1928. L'énonciation des Mapuches a toujours existé en opposition au discours des personnages « espagnols », des immigrés venus pour « faire l’Amérique », c’est-à-dire, chercher un avenir meilleur avec l'intention évidente de devenir riches, mais cet objectif a toujours été saboté par ces « coquins » ou ces « indiens rusés » qui n'ont pas payé les prêts.

4L'intégration des personnages espagnols dans le théâtre chilien avait pour but de représenter l'héritage de la colonie – les colons qui ont tenté d'asservir et de soumettre le peuple mapuche –, il s’agissait donc toujours d’un élément d'humour dans la dramaturgie émergente des auteurs chiliens. Ces écrivains, dénués de la volonté de justifier nécessairement la lutte du peuple mapuche, n'hésitèrent cependant pas à utiliser le personnage espagnol, victime de sa malchance, comme un élément risible qui a été assez récurrent dans la dramaturgie chilienne du XXe siècle. De cette manière, des allusions aux Mapuches naissent, mais n’aboutissent pas encore à la création de personnages.

5Le deuxième exemple auquel nous voulons nous référer peut être qualifié de plus « émancipateur », au sens de libération et d'autonomie que ce terme évoque. Ces traits émancipateurs se retrouvent à la fois dans le contenu et dans la forme de l'écriture, ainsi que dans la mise en scène de la pièce Lautaro, épopée du peuple mapuche, d'Isidora Aguirre. L'écrivaine était d'ailleurs l'une des auteurs dramatiques principaux et parmi les plus célèbres du Chili de la seconde moitié du XXe siècle.

COLIPI.- Les étrangers sont à Bio Bio. Ils arrivent en plantant des drapeaux et en criant dans leur langue qu'ils sont propriétaires du sol qu’ils foulent et hurlent à propos de leur peuple… Au nom de la gloire d'un empire qu'ils nomment, au-delà des mers.

GUALCOLDA.- Au-delà des mers, il n'y a que des régions sombres où errent les âmes des morts.

COLIPI.- Nos parents y ont cru, ma fille. Malheureusement, le voyage que fait le soleil pour éclairer les vivants est beaucoup plus long. Et ceux qui viennent de là-bas ne sont pas morts ... parce qu'ils tuent ! Bientôt. Où est le cacique ?

LAUTARO.- Dans la hutte.

COLIPI.- (Il saute de façon drôle) Je suis parti ! (Il revient) Que chacun sache que la joie et la paix de notre peuple se terminent ! (Il disparaît)

GUACOLDA.- Notre joie se termine-t-elle, petit frère ? Vas-tu faire la guerre ? Vont-ils nous tuer ?

LAUTARO.- La guerre n'est pas encore là. Et nous sommes en vie.

GUACOLDA.- Certes. Rien ne va nous arriver parce que nous allons arrêter le temps !

LAUTARO.- Comment ça ?

GUACOLDA.- On fera un jeu. Le temps deviendra un oiseau. Je l'attire avec sa propre chanson « uuh ... uuuh … » Je le tiens dans mes mains, calme. (Elle fait comme si elle tenait le temps dans ses mains) Alors ...

  • 3 La traduction est à nous:

LAUTARO.- Attends ! Quel oiseau serait capable de retenir le temps ? (Aguirre, 1982 : 23)3

6Dans ce passage, nous pouvons observer comment Isidora Aguirre, qui a fait un travail d'archives et d'anthropologie – s’installant dans un village mapuche avant d'écrire son œuvre – vise l'humanisation du peuple mapuche, la transmission de sa culture et de sa vision du monde. Son œuvre s'est inspirée d'événements historiques et, d'un point de vue formel, son écriture a signifié une émancipation dans le sens où ses personnages mapuches, historiques et/ou mythiques ne sont plus énoncés par des personnages tiers dans sa dramaturgie, mais représentés en chair et en os, humanisés et occupent un rôle de premier plan dans la structure du drame.

  • 4 Nous disons épique au sens brechtien du terme : l’objectif du récit n'est pas seulement de nous (...)
  • 5 On peut noter que le « drame historique » a mis plusieurs fois en scène des personnages mapuches (...)

7Dans le contenu du fragment choisi, la cause de la lutte historique des Mapuches peut également être mise en évidence : l'invasion et l'installation de colons sur des terres appartenant ancestralement au peuple précolombien. Ces terres ont été utilisées par la suite par les créoles (les métis) lors de l'indépendance du Chili de la couronne espagnole et enfin par les Chiliens. Cette revendication mapuche existe encore aujourd’hui, et son caractère historique est bien expliqué par Isidora Aguirre dans le développement de son œuvre (classée à tort à notre avis comme « drame historique »), constituant ainsi une véritable dramaturgie de la guerre et une contribution au théâtre historique mais aussi épique du Chili.4 Avec tout ce qui précède, on ne peut pas encore parler d'un théâtre strictement mapuche, car si le peuple ancestral a inspiré cette écriture et cette mise en scène, la paternité du texte ou du spectacle lui-même n’appartient pas au peuple mapuche. Au contraire ; il a été écrit, réalisé et joué par des Chiliens.5

Le nouveau théâtre Mapuche

8Un théâtre mapuche, dont la paternité appartient au peuple mapuche lui-même, a enfin pris place dans l'histoire du théâtre chilien : c'est le théâtre de la compagnie Kimvn, dirigée par la dramaturge, metteuse en scène et actrice Paula González Seguel.

  • 6 Nous traduisons : «…en su mayoría adultas mayores que vivieron un complejo proceso de migración (...)
  • 7 «Ñi Pu Tremen (Mis Antepasados)», article dans Portal de arte.cl, octobre 2009, [En ligne : htt (...)

9L'artiste d'origine mapuche a contacté la communauté « Mawidache », à la périphérie de Santiago, avec des Mapuches, « majoritairement des femmes âgées qui ont vécu un processus complexe de migration de la campagne à la ville, où elles ont été violemment discriminées, juste pour le fait d’être des femmes et des autochtones »6 (González; Evelyn, 2018 : 18).Ces retrouvailles ont donné naissance à la pièce Ñi Pu Tremen - Mis antepasados, un travail de recherche documentaire et de témoignage, qui a été très bien accueilli au Chili et à l'étranger. L'œuvre a été présentée au festival Sens interdits à Lyon en 2011. Elle raconte l'histoire d’onze femmes mapuches, approchant le public chilien et étranger d’un patrimoine immatériel de nature ancestrale, sauvant une oralité féminine qui propose des « récits de vie [qui] sont chargés non seulement de la mémoire historique du peuple mapuche, mais aussi d’une partie de l’histoire du Chili »7 (Portal de arte.cl, 2009 : En ligne).

10Le principal moyen par lequel cette pièce émerge réside dans le récit, et est rendu possible par le recours à des acteurs non professionnels, plus précisément, des actrices non professionnelles qui donnent vie à divers témoignages motivés par deux types de souvenirs : les bons et les mauvais moments de leur mémoire. Elles ont toutes en commun le bon souvenir de la terre natale, comme on peut le voir dans l'extrait suivant d'Isolina Mercado Marileo, l'une des « actrices » de la pièce :

  • 8 Nous traduisons : «Recuerdo que cuando era niña mi papá trabajaba la tierra. Sembraba trigo, por (...)

Je me souviens que lorsque j'étais petite, mon père travaillait la terre. Il semait du blé, des haricots, des patates et c’est grâce à ça qu’il subvenait aux besoins de la famille ... parce que les récoltes étaient parfois bonnes et d’autres fois mauvaises... un jour mon père, après avoir récolté toute la nuit, m’a dit : « Ma petite, nous irons en ville au premier chant du coq ». Je n'ai pas dormi de la nuit parce que je pensais que le lendemain nous irions à la ville de Temuco, parce que je ne connaissais pas la ville, j'y allais pour la première fois. Alors, au premier chant du coq, mon père a dit « allons-y », car j’allais avoir de nouvelles chaussures. Nous sommes montés à cheval (...) Et nous sommes allés au centre-ville, mon père me tenant par la main, pour attendre l'ouverture du magasin de chaussures, car il était très tôt. Ils ont ouvert le magasin de chaussures et mon père a acheté mes chaussures, j'étais heureuse et nous sommes repartis (...) nous sommes rentrés à la campagne. Nous sommes arrivés à la maison le soir, et le lendemain, j'ai mis mes petites chaussures, mais d’abord je devais me laver les pieds, car j'étais toujours pieds nus.8 (González ; Paula, 2018 : 44)

  • 9 Nous traduisons : «Después cuando llegué a Santiago… trabajé, me trataron mal, me dijeron india (...)

11Les mauvais souvenirs, quant à eux, évoquent le plus souvent des discriminations, et c'est ici que l'on peut observer l'utilisation du témoignage comme document, où la mémoire historique de ces femmes mapuches revendique, à travers le théâtre, leur droit à la non-discrimination, où elles dénoncent le discours de haine dont elles ont été victimes, dans leur enfance comme à l'âge adulte, au moment de leur intégration dans la ville de Santiago ou dans leur transition de la campagne à la ville. Une émancipation, osons-nous dire, au sens large du terme, où le théâtre mapuche est détourné de sa position habituelle au siècle précédent, et où il utilise la force dénonciatrice du document mis en scène, comme l’illustre par exemple l'histoire de Juana Huanquilaf : « …lorsque je suis arrivée à Santiago... j'ai travaillé, on m’a maltraitée, on m’a traitée d’Indienne expatriée. Je lui ai dit que c’était peut-être vrai pour elle, mais pas pour moi, car c’était moi la vraie Chilienne. »9 (González ; Evelyn, 2018 : 45)

12Quand on parle du document, on est aussi tenté de dire qu'à travers ce procédé, le réel s’émancipe sur scène et laisse de côté la fiction. D’un certain point de vue, c’est le cas, dans la mesure où les actrices amatrices ne s'entraînent pas professionnellement à la création spécifique d'un personnage ou ne s'efforcent pas de s'imiter elles-mêmes ; mais cela devient discutable quand on observe que, tout en passant par le témoignage et le document, la pièce ne laisse pas forcément de côté la fiction. Son univers sonore, par exemple, ainsi que la musique du spectacle, sont porteurs dans tous les sens d'une grande théâtralité. La fiction et la réalité ne s'excluent pas mutuellement dans cette œuvre, et en cela elle coïncide avec de nombreuses productions théâtrales chiliennes contemporaines où le théâtre devient performatif en intercalant la force du réel (par des récits) dans les artifices propres à la fiction.

13La pièce se termine par une danse rituelle mapuche appelée Guillatún, et cette danse problématise davantage la relation réalité/fiction dans notre débat. Il s'avère qu'une danse rituelle, aussi artificielle et théâtrale soit-elle, n'est pas un acte mimétique, ce n'est pas forcément une représentation. Dans Ñi Pu Tremen ..., ce sont les femmes mapuches de la scène elles-mêmes qui ont pratiqué cette danse rituelle pendant leur vie et qui la pratiquent encore aujourd'hui. Pour cette raison, nous doutons qu'il s’agisse d'un acte de représentation ; mais au contraire, d’un acte « d’émancipation esthétique » dans le théâtre chilien, au moins en termes de re/présentation et de performativité.

14Le succès de Ñi Pu tremen…, a permis à la compagnie de Paula González de se faire inviter à de nombreux festivals chiliens et étrangers, ainsi que de faire l’objet de diverses publications et d’obtenir le financement de sa deuxième pièce. Ce travail s'appelle Territorio descuajado. Testimonio de un país mestizo, que nous pourrions traduire par « Territoire arraché. Témoignage d'un pays métis » et que nous analyserons par la suite.

15La pièce a été mise en scène par González et son écriture dramaturgique commandée cette fois à Marisol Vega. Elle raconte l'histoire d'Elena Mercado, qui avait participé à l'œuvre précédente, mais son histoire est plus centrée sur les « réappropriations des terres » réalisées par les Mapuches à l’époque de la dictature militaire chilienne (1973-1990). Cette nouvelle œuvre fait une place aussi à d'autres acteurs masculins et féminins, mais maintenant, elle intègre également des acteurs chiliens, pas seulement des Mapuches comme dans la pièce précédente.

16Le procédé de la pièce est basé sur l'intercalation d'éléments fictifs et documentaires, ce qui permet d'observer toute une maturation dans l'intégration et l'utilisation de ces mêmes éléments. Ainsi, le début de l'œuvre, plein d’artifices théâtraux pour évoquer la tranquillité du monde rural mapuche, est soudainement interrompu par la projection d'un document appartenant à une lonko mapuche (chef de tribu) : Juana Canfulao, prisonnière politique de l'État chilien en raison du manque de respect de l'autorité. Une lettre adressée au président de la République devient alors le premier document – et témoignage à la fois – mis en scène :

  • 10 Nous traduisons : «Mi nombre es Juana Calfunao Paillalef, lonko de la comunidad Juan Paillalef, (...)

Je m'appelle Juana Calfunao Paillalef, lonko de la communauté Juan Paillalef, prisonnière politique mapuche.
(...)
depuis que je suis enfant, les premières années où je suis allée à l’école, on m’a beaucoup punie parce que je ne parlais pas espagnol et je redoublais tous les ans (...) on nous faisait aussi beaucoup de religion, puis un autre prof est venu et il nous a donné un autre cours de religion ... deux, trois ou quatre personnes différentes sont venues à l'école avec des religions différentes... alors j'ai demandé à mon père quelle était la vraie religion et mon père m'a dit que lorsque gnechen [le plus important des dieux mapuches] est venu, il a laissé à chacun une langue, une culture, une forme politico-sociale de la vie... (...) Et vous devez le respecter, c’est pour ça que je n'ai jamais enlevé mes vêtements, car je suis Mapuche et je pense que le jour où j’enlève mes vêtements, je vais contrarier mon gnechen ou abandonner le respect qu'il m'a laissé... il ne m'a pas faite Chilienne ou Espagnole ou Allemande ou Française ou Portugaise ou Musulmane... c’est ma façon d'être...10 (González ; Paula, 2018 : 110)

17La force de ce document réside principalement dans le fait que cette lettre, effectivement adressée dans le passé au président de la République, rassemble habilement les épisodes de discrimination dont les communautés mapuches ont été victimes et démontre le silence dévastateur de l'État chilien face aux demandes du peuple et à la revendication mapuche. C'est pour cette raison que le document devient de plus en plus dénonciateur et menaçant, exigeant des réponses que même l'histoire officielle du Chili n'a pu apporter :

  • 11 Nous traduisons : «Sr. Presidente, por las pesadillas que me causan el hecho de que hayan quemad (...)

Monsieur le président, pour les cauchemars que je fais depuis que ma maison a été brûlée, à trois reprises, parce qu’ils [la police, les militaires] ont attrapé ma mère par les cheveux et l’ont agressée devant mes frères et moi, parce qu’ils ont incendié nos terres et les ont vendues au plus offrant, j’exige que vous me disiez où est ma terre et ce que vous en avez foutu !11 (González ; Evelyn, 2018 : 102)

18Le spectacle est complété par la narration des « appropriations de terres » des Mapuches relatées par des voix principalement féminines et par une allégorie où est représentée la célèbre scène entre Marie Stuart et la reine d'Angleterre, dans Marie Stuart de Schiller. La pièce est cette fois adaptée, avec María la Mapuche et La Reina Isabel comme personnages, cette dernière étant le symbole représentant l'État chilien. L’intertextualité ne cesse de faire référence au conflit territorial mapuche. Dans l’économie de cet article, nous ne pourrons pas analyser cette scène avec ses citations respectives. Cependant, il faudra remarquer la capacité de la dramaturge Marisol Vega à adapter presque entièrement cette scène classique des années 1800 et à lui donner une actualité absolue sous le langage et le patrimoine de l'univers culturel et politique mapuche.

19Le travail de la troupe Kimvn et de sa directrice Paula González ne se limite pas uniquement à ces deux œuvres. Galvarino est une autre des pièces qui leur succèdent ainsi que Trewa, récemment lancée. Des œuvres qui, sans aucun doute, peuvent faire l'objet d'analyses ultérieures et qui contiennent de nouvelles stratégies pour intégrer les documents à l'œuvre et favoriser leur intervention et leur coexistence avec la fiction, si souvent « maltraitée » par le théâtre chilien contemporain.

20Nous comprenons la notion d'émancipation au sens politique et dialectique qui oppose les termes de « liberté » et de « soumission ». C'est-à-dire la dimension politique du terme dans son sens moderne, qui implique la revendication et le droit de chacun d'exercer ses propres libertés et responsabilités, et que cela « suppose le renversement des sociétés inégalitaires et hiérarchisées. Le mot "émancipation" prend le sens d’une délivrance, d’une libération de la domination, de l’inégalité des conditions, et signifie donc l’accès à l’exercice universel d’une liberté de droit » (Brassat, 2013 : 46). Et de ce point de vue, on peut envisager une émancipation dans la forme de faire du théâtre que Paula González et sa compagnie utilisent. Cela est patent dans les modes de production avec lesquels ces artistes s'aventurent à faire du théâtre, le travail collectif qui les caractérise et le message - ou geste fondamental - qui les motive à choisir ces modes. Le désir de travailler dans une petite salle de théâtre est par exemple significatif car son intention communautaire et sociale s'adressait initialement à un public majoritairement local. Les premières œuvres de la compagnie Kimvn ont été réalisées pour un théâtre de petit format. Ces modes de production sculptent le geste politique de la compagnie qui cible un public mapuche local où le spectateur a la possibilité de se reconnaître dans sa communauté, puis pointe vers un spectateur universel (chiliens, français, etc.). Le public comprend ainsi « que si [l’émancipation] devient une exigence juridique et politique universelle, il n’y a plus de différence à faire entre les personnes, cela signifie qu’il n’y a plus qu’une condition humaine, égale pour tous à laquelle tout un chacun est en droit d’accéder » (Brassat, 2013 : 46). En définitive, l’émancipation est également pour nous.

21Nous pouvons considérer le théâtre mapuche comme une émancipation au sens large du terme, lequel englobe la dialectique des notions de liberté et de soumission, mais elle peut aussi être comprise dans son sens ancien du latin emancipatĭo, c'est-à-dire, concevoir un individu (en l'occurrence une communauté, le peuple mapuche) en dehors de la « tutelle », exerçant sa liberté, mais attention : une émancipation qui dépend de la volonté du « tuteur » ou de son « protecteur » précédent, ce qui a permis cet exercice de liberté. En ce sens, le philosophe Emmanuel Brassat nous aide à nouveau avec le sens de ce terme :

Il n’y a donc d’émancipation possible que si l’on a d’abord été placé sous la tutelle protectrice d’un gardien, d’un “épitrope”. L’émancipation, en ce sens, est ce qui met fin à la minorité, à la soumission à l’autorité paternelle ou éducative, mais du fait et à partir de l’exercice de cette autorité. En cela, il ne saurait y avoir d’indépendance sans médiation et c’est la tutelle seule en tant qu’elle œuvre à l’émancipation qui la rend possible. (Brassat, 2013 : 46)

22On pourrait déduire alors, à partir de cette dernière citation, que le théâtre mapuche a eu sa place sur la scène chilienne parce que le théâtre professionnel, qui l’ignorait ou le représentait très timidement au siècle précédent, lui a permis de se développer au cours de ce siècle. Et nous nous permettons d'ajouter, en faisant un rappel superficiel de l'histoire du théâtre chilien, que cela peut bien être vrai puisque le théâtre professionnel chilien s'est développé sous la tutelle d'institutions universitaires, et les petites tentatives de développement de ce théâtre à l'extérieur. Le théâtre, dans ses formes populaires et amateurs, a été interrompu par l'arrivée de la dictature militaire, à laquelle le théâtre chilien d'aujourd'hui fait tant de références, ce qui explique en partie le grand retard dans l'émancipation du théâtre mapuche sur les plateaux chiliens.

Conclusions

23Les différentes formes d'émancipation qui concernent le théâtre mapuche analysées jusqu’ici n'impliquent pas nécessairement une indépendance par rapport au théâtre chilien. Il en fait partie. Le théâtre mapuche est une composante fondamentale de l'identité du théâtre chilien du XXIe siècle. Il fait partie de tout un conglomérat d'artistes, de collectifs, de compagnies et de thèmes qui ont remis en question le « drame moderne » (Szondi, 1956) et avec cela, les formes de faire du théâtre depuis le XXe siècle et qui fait aujourd'hui partie de la pierre angulaire qui constitue les nouveaux langages scéniques du théâtre chilien actuel.

24C'est un théâtre qui interroge le politique et qui, à travers ce questionnement, tend à la reformulation des écritures contemporaines pour le théâtre. Sous cet angle, c'est un émancipateur esthétique potentiel. Il contribue aujourd'hui à l'activation du spectateur, apportant des éléments pour son indépendance. En somme, c'est une pratique émancipatrice mais avec des thèmes différents, et qui tendent à se dissocier du théâtre chilien du siècle précédent, lequel se revendiquait de l’héritage occidental des Lumières tout en cherchant à construire un théâtre national.

25Ce théâtre fait clairement appel à l'émancipation sociale, au sens sociologique et philosophique du terme. Il ne s'agit pas de représenter directement la lutte des classes sur la scène, mais plutôt d'accéder à l'égalité des conditions symboliques et matérielles entre Mapuches et Chiliens. Il appelle à l'amélioration de ces conditions et à la reconnaissance de la pleine existence du peuple mapuche, de sa culture, ses aspirations et ses besoins. Il ne s’agit pas simplement d’une répartition équitable des terres.

26Enfin, c'est un théâtre qui demande avec insistance à participer au débat politique, au même débat qui cible dernièrement le théâtre chilien. C'est un porte-parole de ce nouveau théâtre et son inclusion a fait du théâtre chilien une pratique plus durable et mature ; un théâtre avec toutes les composantes qui définissent cette nation multiculturelle. De ce point de vue, le théâtre chilien actuel semble s'être émancipé avec l'aide du théâtre mapuche. Nous ne pouvons plus revenir en arrière. Cela est même impossible pour les détracteurs les plus virulents de ce type de théâtre. Il n'y a plus de théâtre chilien sans le théâtre mapuche.

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Bibliographie

Aguirre, Isidora, Lautaro, Epopeya del pueblo mapuche, Santiago du Chili, Ed. Nacimiento, 1982

Brassat, Emmanuel, Les incertitudes de l’émancipation, Caen : Presses universitaires de Caen : « Le Télémaque », [En ligne]: «  https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-le-telemaque-2013-1-page-45.htm », 2013/1 n° 43, pages 45 à 58

Cruchaga, Germán Luco, La viuda de Apablaza, Ed. Biblioteca virtual universal, 2003, première édition en 1928

Gonzaléz Seguel, Paula (dir.), Dramaturgias de la resistencia: teatro documental Kimvn Marry Xipantv, Ed. Pehuén, 2018

Szondi, Peter, Théorie du drame moderne, Ed. Circé, 2006, publié la première fois en allemand en 1956.

« Ñi Pu Tremen (Mis Antepasados) » article dans Portal de arte.cl, octobre 2009, [En ligne : http://www.portaldearte.cl/agenda/teatro/2009/nipu.html ], consulté le 20 août 2019.

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Notes

1 En employant le mot “huinca”, du Mapudungun, il se réfère aux étrangers, et plus spécifiquement, aux conquérants espagnols de l'époque coloniale. Dans les siècles suivants et jusqu'à présent, il est également appliqué aux créoles ou aux métis, chiliens et argentins.

2 Nous traduisons :

«DON JELDRES.- (…) Hace 25 años que salí de España p'hacer la América..¡Soy un Cristóbal Colón al revés! Otros se han enriquecío, han vuelto de indianos millonarios, y yo sigo quebrándome los güesos como un gañán, como un negro de las galeras...

DOÑA MECHE.- Mala estrella tenimo... Agonizamo trabajando y la América se nos esquiva, se nos sale de los deos, como si las ganancias fueran agua o harina flor...

DON JELDRES.- En estos pueblos de la Frontera, en diez años bien trabajaos, uno se hace rico, poderoso y hasta

terrateniente; pero estoy condenao a la miseria, al pasar a medias... Llega el invierno y los indios hacen cola en el

almacén y vamos valiendo lauchos de harina, cuartos de azúcar, kilos de yerba, qué sé yo...

DOÑA MECHE.- La santa verdá... Fiamos hasta por misericordia y así y too nos tratan de gringos y de «güincas

treguas» ...

DON JELDRES.- Pues ná... Que llega el verano, la cosecha, vamos, y toos se pierden y yo me quedo saldando cuentas

con los documentos impagos... Y a los indios no se les puede perseguir por la justicia, porque no tienen responsabilidad jurídica, ¡eso es! Si parece que yo estuviera pagando con mi desgracia los desaguisados de los Conquistadores... Por las manos de Galvarino, cuatro quintales de harina y, por la pica de Caupolicán, más azúcar que cuartos tié un rascacielo… »

3 La traduction est à nous:

«COLIPI.- Los extranjeros están en Bio Bio. Vienen plantando banderas y vociferando en su lengua que son dueños del suelo que pisan y de sus gentes… para mayor gloria de un imperio que nombran, más allá de los mares. GUACOLDA.- Allende los mares sólo hay comarcas oscuras donde vagan las almas de los muertos.

COLIPI.- Eso creyeron nuestros padres, niña. Por desgracia es muchísimo más largo el viaje que hace el sol alumbrando a los vivos. Y los que vienen de allá no están muertos …porque matan! Pronto. ¿Dónde está el cacique?

LAUTARO.- En la ruca.

COLIPI.- (Saltando con un salto gracioso) ¡Soy ido! (Regresa) Que sepan todos que se termina la alegría y la paz de nuestro pueblo! (Desaparece).

GUACOLDA.- ¿Se acaba nuestra alegría, hermanito? ¿Irás a la guerra? ¿nos matarán?

LAUTARO.- Aun no está aquí la guerra. Y estamos vivos.

GUACOLDA.-Cierto. Nada nos pasará porque ¡vamos a detener el tiempo!

LAUTARO.- ¿Cómo?

GUACOLDA.- Jugando a que el tiempo es un pájaro. Lo atraigo con su propio canto “uuh ... uuuh...” Lo retengo en mis manos, sosegado. (Hace la mímica de tenerlo en sus manos) Entonces…

LAUTARO.- Aguarda. ¿Qué pájaro sería capaz de sujetar el tiempo?»

4 Nous disons épique au sens brechtien du terme : l’objectif du récit n'est pas seulement de nous raconter l'histoire du peuple mapuche, mais de nous sensibiliser de manière critique à la lutte actuelle de ce peuple si méprisé dans l'Histoire du Chili colonial et contemporain. Par conséquent, nous ne sommes pas d'accord avec la classification de « drame historique » pour Lautaro, comme cela a été fait tant de fois dans l'étude du théâtre chilien. L’épithète « historique », à notre avis, ignore le potentiel dialectique et précisément brechtien du texte. Ces nouvelles formes de concevoir le texte et la scène ont sans aucun doute inspiré notre auteure.

5 On peut noter que le « drame historique » a mis plusieurs fois en scène des personnages mapuches, au cours du XIXe siècle par exemple, dans une grande variété de drames nationalistes. Les personnages historiques mapuches étaient principalement personnifiés par des Chiliens métis. Au XXe siècle, et avant Lautaro de Aguirre, un bon exemple est Castilla y Arauco d'Ángel Pobel Chabarri, qui date de 1914.

6 Nous traduisons : «…en su mayoría adultas mayores que vivieron un complejo proceso de migración campo/ciudad donde fueron violentamente discriminadas, solo por el hecho de ser mujeres e indígenas».

7 «Ñi Pu Tremen (Mis Antepasados)», article dans Portal de arte.cl, octobre 2009, [En ligne : http://www.portaldearte.cl/agenda/teatro/2009/nipu.html ], consulté le 20 août 2019. Nous traduisons : «sus historias de vidas cargan no sólo con la memoria histórica del pueblo Mapuche sino con parte de la historia de Chile».

8 Nous traduisons : «Recuerdo que cuando era niña mi papá trabajaba la tierra. Sembraba trigo, porotos, papás y de ahí se hacía la plata para mantener a la familia… porque la cosecha algunas veces iba bien y otras mal… cuando mi papá había cosechado de la noche a la mañana me dice: ‘Hija vamos al pueblo, al primer canto del gallo’. Yo no dormí toda la noche, porque pensaba que al otro día íbamos al pueblo de Temuco, porque yo no conocía el pueblo, iba por primera vez’. Al primer canto del gallo, mi papá me dice ‘Vamos’, porque iba a tener zapatos nuevos. Montamos a caballo (…) De ahí nos fuimos al centro, de la manito de mi papá, esperando que abriera la zapatería, porque era muy temprano. Abrieron la zapatería y me compraron los zapatos, yo estaba feliz y de ahí nos vinimos de nuevo al campo (…) Llegamos a la casa a la noche y al otro día me puse mis zapatitos, porque antes tenía que lavarme los pies, porque siempre andaba a patita pelá.»

9 Nous traduisons : «Después cuando llegué a Santiago… trabajé, me trataron mal, me dijeron india despatriá. Yo le decía que podía ser ella, pero no yo, porque yo era la verdadera chilena». »

10 Nous traduisons : «Mi nombre es Juana Calfunao Paillalef, lonko de la comunidad Juan Paillalef, presa política mapuche. (…) siempre desde cuando niña, los primeros años que fui a clase, fui muy castigá porque no podía hablar el castellano y yo siempre repetía (…) también nos metían mucho la religión, y venía otro y nos metía otra religión… iban como dos o tres o cuatro personas a la escuela de distintas religiones… entonces yo le pregunté a mi papá qué es lo que era la religión y mi papá me dijo que cuando vino gnechen a cada uno le dejó un idioma, una cultura, una forma política-social de vida… (…) Y eso tiene que respetarlo usté y esa es la razón por la que yo nunca en mi vida me he sacado mi vestimenta porque soy mapuche y pienso que si el día me sacara mi vestimenta voy a desagradar a mi gnechen o faltarle el respeto a lo que él me dejó… no me dejó chilena ni española ni alemana ni francesa ni portuguesa ni musulmana… esta es mi forma de ser… mi mapudungún, aquí tengo mi kupan, tengo mi quilla…»

11 Nous traduisons : «Sr. Presidente, por las pesadillas que me causan el hecho de que hayan quemado mi casa tres veces, y que hayan agarrado a mi mamá de los pelos y le hayan sacado la cresta enfrente de mí y mis hermanos, le hayan quemado las tierras, y las hayan vendido al mejor precio, le exijo que me diga dónde está mi tierra y qué cresta hicieron ustedes con ella.»

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gonzalo Toledo Albornoz, « L'émancipation du théâtre mapuche sur la scène théâtrale chilienne post-dictatoriale. »Amerika [En ligne], 21 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 11 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/12674 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.12674

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