1Lorsqu'Anzaldúa projette la métisse et la scène de son auto-accomplissement (la frontière Mexique/Etats-Unis), elle offre la possibilité d'une actualisation, d'une radicalisation et d'un dépassement du projet Nietzschéen de transvaluation analysé dans la première partie de cet article. Le processus à travers lequel elle conçoit le déploiement de son sujet nomadique peut être défini selon ces trois mouvements :
- 1 Sur la question de l’autonomie et sa relation à la réalisation actuelle du Soi, de la communauté et (...)
2— Actualisation. Habitante de l'interstice flou entre les formations ethniques, géopolitiques et culturelles, la citoyenne apatride de Anzaldúa est un Soi hybride qui cherche à étendre son champ expérientiel afin de porter les marques d'identités ethniques multiples sur son propre corps et sa propre langue : c'est la métisse « plurilingue » qui porte « les cinq races sur [son] dos » (Anzaldúa, pp. 78, 195). Inspirée par la réalité quotidienne de la Frontera, faite d'hybridité ethnique, de mélanges interlinguistiques et d'appartenance géopolitique incertaine, la métisse voit alors les Terres de l'entre-deux comme la genèse d'un espace transnational collectif peuplé des voix différenciées de communautés et d'individus autonomes1. Pour les natifs des « interstices », ces Terres-Frontières constituent donc un agrégat atopique de « mondes différents » qui représente à la fois une présence territoriale tangible et une topologie illimitative de l'esprit (Anzaldúa, p. 20). Cette ambivalence spatiale est au cœur d'une sphère publique constamment renouvelée par la pratique quotidienne de deux valeurs essentielles. D'une part, la coexistence libre de multiplicités (ethniques, communautaires, culturelles, biologiques) qui s'affirment dans toute la puissance de leurs différences. D'autre part, le mélange fortuit de telles multiplicités au-delà des valeurs exclusives du bien et du mal, du masculin et du féminin, du commun et du marginal, du supérieur et de l'inférieur, du maître et de l'esclave, du Noir et du Blanc, du civilisé et du barbare.
- 2 Sur la question des pratiques raciales et des rapports de force géopolitiques mis en jeu par les fr (...)
3— Radicalisation. La théorie de la subjectivité avancée par Anzaldúa entraîne les réflexions de Nietzsche sur le Soi synthétique et son champ actantiel vers des territoires nouveaux et radicalement disjonctifs qui déterminent et sont déterminés par un individu pluriel indéfini : « citoyenne » supranationale qui se réalise en tant que telle précisément parce qu'elle parvient à mettre en pratique les principes Nietzschéens de pollinisation croisée, tant au niveau biologique que culturel. Ainsi la représentante hybride de la « race synthèse du globe » trouve-t-elle ses racines existentielles dans une généalogie aussi floue et chaotique que peuvent l'être les frontières indéfinissables des Terres de l'entre-deux. C'est cette généalogie qui remplace la « théorie de l'Aryen pur » et la « politique de pureté raciale » par une « théorie » de « l'inclusion » inconditionnelle grâce à « la confluence d'au moins deux souches génétiques, avec des enjambements chromosomiques constants » (Anzaldúa, p. 77)2. A partir de la « pollinisation croisée raciale, idéologique, culturelle et biologique » la frontière renouvelée voit naître « une conscience « étrangère » – la conscience d'une nouvelle métisse, une conscience de femme. C'est une conscience des Terres-limites » (ibid.). Émergeant sur la scène transnationale, cette « nouvelle » conscience de la femme hybride marque l'irruption des voix mineures de l'histoire et l'effondrement de toutes les valeurs réductrices de la « majorité » : les « normes » sociales, géopolitiques, ethniques, sexuelles et symboliques de l'être et de l'identification – les normes qui définissent le système de valeurs de l'« Homme-blanc-mâle-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel » (Deleuze et Guattari, capitalisme et schizophrénie, p. 133).
- 3 Pour des questionnements proches sur le rapport entre l’hybridité, la multiplicité et le domaine de (...)
4— Dépassement. En projetant sa citoyenne transnationale sur une scène moins conditionnellement hétérologique que l'Europe de Nietzsche, Anzaldúa offre une réponse plus concrète au problème des valeurs limitatives et à la possibilité de les surmonter3. C'est ainsi que l'incarnation par la métisse de différentes langues et races dépasse la question ontologique du Soi pluriel indéfini : indirectement, elle nous permet de mettre en lumière les limites inhérentes au projet Nietzschéen de transvaluation. Anzaldúa démontre clairement que tout projet se doit d'affirmer la nécessité de rejeter les normes limitatives tout en acceptant l'impossibilité d'un sujet réellement libéré de celles-ci. Cette proposition soulève un point central à sa philosophie du Soi : Comment utiliser de manière critique la notion de sujet libre de valeurs sachant que même si celui-ci est à la fois souhaitable et nécessaire, il se révèle au mieux une entité relative confinée au jugement de celui qui le conçoit, lequel est lui-même limité ? Comme je l'ai déjà suggéré plus haut, Anzaldúa parvient à résoudre cette antinomie en deux moments interdépendants. A un premier niveau, elle définit le « système de valeurs » illimitatif de la multiplicité et de la pollinisation croisée comme champ de forces impersonnelles que la femme hybride assimile activement, fléchissant sa ligne de fuite existentielle, ses identifications, et sa position dans le monde (Anzaldúa, p. 81). A un second niveau, Anzaldúa avance que même si la conversion de la métisse à un système illimitatif est déterminée par son jugement subjectif, ce système lui-même émane de la pluralité objective qui régit les Terres de l'entre-deux. Quoique cette résolution pose la subjectivité comme inéluctable, elle permet à Anzaldúa de dépasser l'antinomie de l'évaluation en limitant rigoureusement le rôle du sujet au sein d'un système ouvert entraîné par le jeu immanent de ses forces différentielles.
5En dernière analyse, la principale contribution d'Anzaldúa au problème de la (re)valorisation passe par l'hypothèse selon laquelle une théorie de la multiplicité et de la pollinisation croisée est inséparable de l'incarnation concrète de ces deux forces dans le sujet. Entrecroisées dans la conscience de la métisse, la théorie et la pratique de la pluralité indéfinie s'inscrivent dans le jeu multilingue par lequel elle transforme le monde en une expression de son hybridité bio-ethnique. A travers les concepts interdépendants de Terre-limite (pluralité non-hiérarchisée) et de métissage (mélange indéfini), le sujet Nietzschéen libre de valeurs et la scène de son actualisation trouvent à la fois leurs limites critiques et leur culmination radicale. On peut remarquer des échos (post-)Nietzschéens chez Anzaldúa lorsqu'elle critique les « habitudes figées » et les « frontières rigides » du jugement catégoriel, tels que les principes « du bien et du mal » ou le système de croyance qui « exclut » plutôt que « d'inclure » :
La nouvelle métisse [...] possède une personnalité plurielle, elle fonctionne de manière plurielle – rien n'est exclu, le bon, le mauvais et l'affreux, rien n'est rejeté, rien n'est abandonné. Non seulement elle supporte les contradictions, mais elle retourne l'ambivalence pour en faire du neuf [...] La solution au problème entre la race blanche et les autres, entre le masculin et le féminin, consiste à guérir le schisme né de la fondation de nos vies, de notre/nos culture(/s), de nos langages, de nos pensées. Un gigantesque déracinement de la pensée dualiste dans la conscience individuelle et collective [...] [La] métisse [...] défie les croyances d'ordre culturel/religieux et d'inspiration masculine des Indo-hispaniques et des Anglos [...] elle prend part à la création d'un nouveau système de valeurs [...] Elle est prête à partager, à se rendre vulnérable aux manières de voir et de penser étrangères. Elle renonce à toute notion de sécurité, se démet de tout ce qui est familier. Déconstruire, construire. Elle [est] capable de se transformer en arbre, en coyote, en quelqu'un d'autre. Elle apprend à transformer le petit « je » pour devenir le Soi total (Anzaldúa, pp. 79, 80-81, 82-83).
6Malgré des similarités générales avec le projet Nietzschéen de transvaluation, le nouveau système de valeurs fondé dans la multiplicité et le mélange présuppose une rupture radicale avec la « pensée dualiste » de similarité et d'altérité, ses évaluations concomitantes, et ses catégories exclusives (catégories de classe, de sexe, de race, de préférence sexuelle, d'excellence intellectuelle ou culturelle). Bref, alors que le nouveau système de valeurs paraît reposer sur un postulat Nietzschéen – s'opposer au conformisme du « troupeau » et combattre toute tendance à « conserver l'ancien » – il ne tente pas de réduire la notion d'évaluation à quelque système de valeurs spécifique. Il se présenterait plutôt comme un système toujours déjà « déconstruit », un système qui se fonde sur la pluralité et la fertilisation croisée des multiplicités (Anzaldúa, p. i). A travers sa capacité à « lier [les minorités] entre elles » – les « déviants et dérangeants, qui sont bâtards et mulâtres. A moitié étrangers... », les « noirs, asiatiques, amérindiens, [et] hispaniques » – le nouveau système de valeur trouve sa plus forte expression, non pas dans une série de postulats abstraits, mais dans une manifestation tangible de diversité et de mélange : la conscience transcatégorielle d'une métisse qui, s'inspirant de la topologie des Terres de l'entre-deux, se fait le lieu d'une ouverture chaotique du Soi sur la multiplicité ethnique et culturelle du monde (Anzaldúa, pp. 3, 81). La femme hybride en tant que « passeur suprême [...] entre les cultures » et « prêtresse officiant à la croisée des chemins » (ibid., pp. 84, 80), ne ressent aucune « anxiété face au changement ou au mélange des catégories » identitaires ; elle défend toutes les « forces sociales qui déconstruisent les binaires » à l'origine des « divisions entre cultures nationales, genres et races » (Kaplan, p. 73).
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- 4 Voir le fragment cité dans la première partie de cet essai (Nietzsche, Le gai savoir, § 322). Cf. A (...)
- 5 Voir Vasconcelos.
7Jusqu'ici, cet essai a tourné autour de trois champs d'investigation : les processus de décentrement et de déterritorialisation ontologiques qui conditionnent la genèse et le déploiement du sujet nomadique ; le champ de forces différentielles où le sujet se développe en un individu libre de toute valeur limitative, entraîné par sa volonté d'expérimentation et de devenir-autre ; le dépassement des valeurs métaphysiques par une « science » de l'expérimentation qui reflète le développement chaotique et infinitif de l'univers4. A travers ces trois approches, la conception par Anzaldúa de la pluralité et de l'hybridité émerge à la fois comme une transformation critique et une actualisation radicale de la théorie Nietzschéenne de la conscience, de l'existence et de la pensée expérimentale. Ainsi, le développement de la conscience métissée trouve sa plus haute manifestation dans la réalisation de l'identité plurielle au-delà de toutes les valeurs d'appartenance ethniques et géopolitiques. Cette dissémination du Soi est l'image miroir d'un champ actantiel qui est par définition un « Tiers Pays » atopique fondé sur « la pollinisation croisée raciale, idéologique, culturelle et biologique » (Anzaldúa, pp. 11, 77). En intériorisant la topologie chaotique des Terres de l'entre-deux, la prêtresse à la croisée des chemins acquiert à son tour la faculté de traduire sa condition ontologique en une expérience fluide du Soi et du monde : « conscience » fluctuante mue par le nomadisme et s'appréhendant dans une « connaissance » pragmatique, expérimentale, acquise par « incréments » (ibid., p. 48). À travers la genèse de la métisse et de son « pays » interstitiel, la scène intérieure du sujet devient un champ de forces radicalement inclusif, disjonctif et chaotique, un domaine où des poussées centrifuges interagissent au-delà des normes polarisées de l'identité (classe, sexe, appartenance ethnique et géopolitique). D'après Anzaldúa, un tel champ d'énergies décentrées représente le cadre d'une nouvelle forme de pensée : la conscience kaléidoscopique d'un sujet dont la sphère d'existence devient radicalement inclusive, à la fois au niveau des jugements de valeur (l'espace virtuel de la raison catégorielle), et au niveau du jugement pratique (l'espace effectif de l'action). Ces deux aspects de l'inclusion sont essentiels à l'identité de la citoyenne transnationale d'Anzaldúa – une citoyenne sans visage, sans place, qui envisage sa propre réalisation par-delà l'espace factice de l'état-nation. Tandis que la Frontière vue par Anzaldúa tend à la conception d'une territorialité transnationale qui rappelle l'Europe de Nietzsche, l'idée qu'elle se fait d'une race future parfaite est radicalement globalisante, « dénormalisée » et décentrée (absence de centre technocratique, phallocratique ou « Eurocratique ») (Anzaldúa, p. 77)5. En somme, plus que d'une théorie raciale du métissage, il s'agit ici d'une philosophie plurielle fondée sur les principes de la multiplicité et de la fertilisation croisée ; sur une vision des Terres de l'entre-deux comme matérialisation paradigmatique de ces principes.
8Vue dans ce contexte, la topologie fluide de la Frontera caractérise un autre aspect important des pérégrinations de la métisse : sa conception pragmatique de la connaissance et de l'expérience – conception à la fois inséparable et indiscernable de la pratique matérielle du nomadisme. A cet égard, on peut remarquer de quelle manière Anzaldúa articule sa vision de la connaissance, de l'expérience et de la croissance existentielle grâce à des tropes qui combinent métaphores spatiales et métaphores cinétiques :
le « connaître » est une chose douloureuse, car une fois « qu'il » est survenu je ne peux plus rester au même endroit [...] je ne suis plus la personne que j'étais auparavant (Anzaldúa, p. 48).
9Ainsi,
[c]haque incrément de conscience, chaque pas en avant est [...] une traversée. Je me retrouve à nouveau en terre inconnue. Et encore et encore [...] si j'échappe à la prise de conscience, au « connaître », je n'avancerai pas (ibid.).
10Aux yeux de la métisse, ses « traversées » nomadiques de part et d'autre du no man's land des Terres frontalières sont la condition même de la prise de conscience du Soi, de l'auto-réalisation, et de la connaissance en général. Sa compréhension de la philosophie expérimentale s'articule autour d'une pragmatique du nomadisme par laquelle la conscience du sujet évolue par « incréments », lorsqu'elle traverse de nouveaux horizons expérientiels, des frontières matérielles ou symboliques :
- 6 Cf. Nietzsche sur la nature indéfinie et le décentrement spatio-temporel de l’Übermensch (Ainsi par (...)
Chaque fois que [la métisse] « réalise » quelque chose, elle doit « enjamber », percer de force un trou dans les anciennes frontières du Soi et se glisser par dessous ou par dessus, tirant sa vieille mue avec elle, luttant pour ne pas s'y prendre les jambes. Son ancienne peau gêne ses mouvements dans le nouveau territoire, elle traîne derrière elle le spectre du passé [...] ce n'est que lorsqu'elle a atteint l'autre côté [...] qu'elle voit les choses sous un angle différent. Ce n'est qu'alors qu'elle peut établir les rapports, formuler les aperçus. Ce n'est qu'alors que sa conscience s'étend d'un petit lien, qu'un nouvel étui apparaît au bout de la queue du crotale, dont la nouvelle mue accroît la taille et modifie légèrement le son [...] Vivre dans les Terres de l'entre-deux [est] une expérience nouménale. C'est toujours un chemin/état vers autre chose (Anzaldúa, pp. 48, 49, 73)6.
- 7 Sur le potentiel (politique et culturel) de fertilisation croisée entre communautés transnationales (...)
11De telles réflexions indiquent clairement qu'une fois encore la métisse se définit par deux valeurs impératives régissant le citoyen transnational. Tout d'abord, afin de s'appréhender soi-même en tant qu'être complètement actualisé et doué de connaissance, il convient avant tout que la métisse se conçoive comme « une conscience qui s'étend », à l'instar des Terres-limites, qui reculent sans cesse (multiplicité) ; ensuite, il s'agit pour elle de laisser son « Je » territorialisé évoluer en un Soi déterritorialisé « sans frontières », une « croisée des chemins » (pollinisation croisée) (Anzaldúa, pp. 194-195). Chez Anzaldúa, agir selon ces deux valeurs revient à affirmer le lien irréductible entre une conception pragmatique de la cognition et le mouvement disjonctif d'un esprit tout aussi fluide que la topologie chaotique de la Frontera. Au-delà des champs d'investigation définis plus haut, l'errance de la métisse dans les Terres de l'entre-deux introduit une nouvelle perspective : le rôle d'une philosophie de la multiplicité dans la mise en lumière des limites de l'état-nation et l'avènement d'un nouveau communautarisme transnational. Exprimé à travers une ontologie du devenir, à travers l’incarnation des communautés et des voix minoritaires d'un territoire sans état, le radicalisme que recèle la politique de la métisse se manifeste tout d'abord en termes d'une conscience qui s'étend sans frontières. Inséparable des disjonctions de son espace mental, le corps hybride de la citoyenne apatride porte les marques sociopolitiques de son errance nomadique, projetant la topologie de son esprit comme une carte futuriste pour une scène transnationale où les individus, les groupes et les communautés sans état interagissent au-delà des confins de leurs frontières nationales7. C'est ainsi que la femme hybride joue le rôle de « prêtresse à la croisée des chemins », traduisant en termes concret les impératifs de sa subjectivité synthétique ; parallèlement, elle se transforme en un véhicule (représentationnel) pour les voix des minorités « étrangères » : sujets interstitiels qui « dépassent » les standards du citoyen « normal » (Anzaldúa, p. 3). Ce projet de représentation des voix existant en marge des normes dominantes met en lumière un élément crucial dans l'auto réalisation de la métisse : le lien irréductible entre son expérience vécue dans les étendues chaotiques de la Frontera et le déploiement de sa conscience sous la forme d'une carte disjonctive pour un espace public alternatif fondé sur la politique des groupes minoritaires et leurs modes d'organisation communautaires. Nous rencontrons ici à nouveau la relation entre l'ontologie plurielle, indéfinie d'un sujet synthétique formé de fusions d'identités extérieures et la conception transnationale de territorialité – domaine fluide de la métisse et de l'étranger vivant par-delà les normes de l'état-nation.
12Conçu comme un champ de multiplicités différentielles en état d'interaction (des minorités autonomes en transformation mutuelle), cet espace collectif annonce chez la métisse une volonté de mettre en pratique une philosophie radicale de l'expérimentation, trouvant dans les Terres de l'entre-deux la possibilité la plus concrète de dépasser les valeurs normalisantes qui sous-tendent les catégories d'identité, de citoyenneté, de territoire national, de classe, de genre, d'origine ethnique. Bref, lorsqu'elle explore les forces différentielles de la Frontera, la métisse en vient à découvrir le modèle politique à déduire de toutes les multiplicités de groupes ethniques, de communautés autonomes et de pratiques culturelles « qui se transforment sans cesse mutuellement, s'interpénètrent » (Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, p. 305). La vision que se fait la métisse de la collectivité et de la citoyenneté transnationales est donc une expression plus large de « l'agitation » existentielle qui pousse son Soi synthétique et inclusif à glisser entre « de nombreuses possibilités » d'être et de devenir :
Puisqu'elle est triculturelle, monolingue, bilingue ou multilingue, dans un état de transition perpétuelle, la métisse est confrontée au dilemme du sang-mêlé : quelle collectivité la fille d'une mère à la peau foncée doit-elle écouter ? [...] La métisse doit sans cesse glisser [...] de la pensée convergente, du raisonnement analytique [...] vers une pensée divergente caractérisée par un refus des objectifs et des modèles établis, vers une perspective plus globale, qui inclut plutôt que d'exclure [...] [La métisse] possède une personnalité plurielle, elle fonctionne de manière pluraliste [...] Ce point focal ou pivot, cette jonction où se tient la métisse, c'est là que les phénomènes vont s'entrechoquer. C'est là que se trouve la possibilité d'unir tout ce qui est séparé. Cette assemblée n'est pas l'endroit où les pièces séparées ou coupées se rejoignent. Ce n'est pas non plus un équilibre de forces opposées. En essayant de parvenir à la synthèse, le Soi a ajouté un troisième élément plus grand que la somme de ses parties séparées. Ce troisième élément est une nouvelle conscience – une conscience métissée (Anzaldúa, 78-80).
13De telles réflexions montrent clairement que la fluidité du paysage mental de la métisse – cet espace indéfini né de son « agitation » – repose sur un postulat essentiel : l'hypothèse selon laquelle la condition ontologique de prêtresse des carrefours serait inséparable de la topologie même des Terres de l'entre-deux, domaine hétérologique qui reflète et détermine à la fois la conscience synthétique de la femme hybride.
14Comme on peut le voir dans la configuration de la Frontera, agrégat fluctuant de communautés et de cultures hybrides représentant des micro-états au sein de l'état, la vision que se fait la métisse des Terres de l'entre-deux et de leurs fonction en tant que nouveau paradigme de représentation politique dépend de sa capacité à conceptualiser un topos géopolitique dans lequel des communautés minoritaires marginales jaillissent, se développent et interagissent de manière autonome, à la limite de l'état-nation. Au-delà de ses propres choix existentiels, les paradoxes de la position minoritaire de la métisse – le fait qu'elle soit « bilingue [...] dans un seul et même langage », une « étrangère » sur sa propre terre – nous mène donc à la question sociopolitique de l'espace accordé à la différence, à l'altérité et à la multiplicité au sein du domaine public (Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, pp. 124-125). Plus qu'un récit personnel de son Soi, la Frontera, vue par la métisse comme une carte hétérotopique d'espaces communautaires discrets constitue une tentative de définition du potentiel stratégique inhérent à diverses formes de différence – les multiplicités culturelles et communautaires qui prolifèrent de manière chaotique aux limites de l'état-nation et de ses normes réductrices de nationalité, de territoire et de citoyenneté. Une fois de plus, comme c'est souvent le cas chez Anzaldúa, la philosophie politique de la métisse se révèle inséparable de son expérience mentale et matérielle au sein d'un territoire qui se projette constamment vers les horizons du devenir, transformant l'espace collectif en un topos illimitatif mu par les forces différentielles de la multiplicité comme dynamique purement infinitive du renouveau.