1L’histoire du Mexique se confond en beaucoup de points avec celle des nouvelles nations issues de la colonisation espagnole en Amérique latine. L’un des points de convergence historique est le métissage débuté dès l’arrivée des premiers explorateurs, même si, ces premiers enfants métis ont été le produit des viols des femmes autochtones (Gutman, 2010 : 32). Ce phénomène prend de l’ampleur avec les conquérants espagnols. Ceux-ci vont se mêler avec les indiennes d'abord, puis avec les africaines amenées comme esclaves dans le « nouveau monde ». Cette miscégénation déjà en cours a amené la Couronne d’Espagne dès 1503, à encourager le mariage entre les conquistadors espagnols et les femmes autochtones. Cela a donné lieu à l’existence d’une caste métisse à côté d’autres castes comme celles des espagnols, des créoles, des indiens et des noirs.
2Cette racialisation hiérarchisée de la société coloniale, avec ses contradictions, a donné aux luttes sociales et politiques leur dynamique et conduit aux indépendances pour la plupart des Etats latino-américains au début du XIXè siècle, excepté Cuba. Au Mexique, les frustrations coloniales ont entrainé le nouvel Etat dans une succession de guerres civiles. Cette période dite de « longue attente » selon historien argentin Tulio Halperin Dongh, prend fin avec la révolution de 1910 (Dongh, 1974), et avec elle, les réflexions sur la définition d’une identité nationale. Il s’agissait pour les « scientifiques », groupe politique inspiré des théories positivistes, de concilier les contradictions raciales qui impactaient aussi bien le vécu social que les affirmations culturelles, voire politiques.
3Cette recherche d’une unité « nationale » depuis l’indépendance en 1821 et d’une « identité nationale » au sortir d’un siècle de guerres civiles, s’est faite à travers le métissage en tant qu’idéologie officielle. Elle sera donc au centre des discours, des logiques politiques et sociales de l’Etat mexicain. Ce passage du métissage culturel à une culture métisse, voire au nationalisme culturel va s’accompagner d’une grande production artistique et littéraire. Ce travail analyse ce phénomène dynamique qu’est le métissage dans sa période postrévolutionnaire, en essayant de dépasser sa conception « classique » ou « traditionnelle » par l’inclusion de la présence africaine. Cette étude est fondée sur une démarche empirique dans la mesure où elle vise à mettre en relief des éléments culturels prenant en compte différentes races et cultures.
4Dans cette perspective, notre approche du métissage mexicain va s’articuler autour de quatre grands axes : a) La construction de la nation au plan symbolique ; b) La littérature et la fabrique de la nation métisse ; c) Les arts et la définition de l’identité nationale; et d) Le retour à la nation multiculturelle dans les années 1990.
5Aujourd’hui, le Mexique est mieux connu à l’extérieur grâce à des traits culturels spécifiques tels que l’aigle dévorant un serpent ou Quetzalcóatl (le serpent à plumes), les mariachis, la tequila, le jour des morts et la Vierge de Guadalupe. Toutes ces particularités culturelles mexicaines, excepté la Vierge de Guadalupe, existaient avant la conquête espagnole et ne doivent leur association au métissage qu’à leur réinterprétation, modernisation ou à la coïncidence des pratiques culturelles.
6Prenons dans un premier temps l’aigle dévorant un serpent. Ce fait historique renvoie dans la mythologie aztèque à Quetzalcóatl ou « serpent à plume ». L’aigle symbolise le Ciel et le serpent, la Terre. L’union de ces deux forces contraires va être interprétée avec la Révolution mexicaine comme celle de l’Espagne et de l’Empire aztèque, de Quetzalcóatl et de Jésus Christ, de la Malinche et de Cortés. Quant aux mariachis et à la tequila, bien qu’ayant existés bien avant la conquête espagnole, sont aujourd’hui perçus comme des éléments culturels métisses pour des raisons très variées.
7Selon l'historienne Evelyne Ferron, l’existence de la tequila au Mexique date de l’an 900 (Ferron, 2018). Les Aztèques la fabriquaient à partir de plantes d’agave, dans la région de Jalisco, sur la côte ouest du Mexique, sous une forme traditionnelle et la consommaient lors des cérémonies religieuses. En 1519, après la conquête, les Espagnols devant la difficulté de faire venir du vin d’Espagne, ont eu l’idée de la distiller afin de produire de l’alcool sur place. Cette initiative espagnole a favorisé la production du vin de mescal tequila et de la tequila, elle même. Elle devient un symbole de l’identité nationale mexicaine avec la révolution mexicaine entre 1910 et 1920.
8Elle fut d’abord associée à la dictature de Porfirio Diaz et à la monopolisation du territoire mexicain. Ce fut une période d’européanisation, surtout entre 1880 et 1910, qui a conduit à la promotion de boissons européennes tels que le brandie y el cognac. Il faut aussi souligner qu’à partir de 1904, le porfiriat prend les reines de la production de tequila à travers Porfirio Torres Pérez, fondateur de la distillerie Tequila Centinela à Arandas, Jalisco Atotonilco, Tepatitlán y Jesús María.
9L’image d’une tequila associée au porfiriat fut détournée par la famille Sauza au cours d’une publicité. La tequila devient dès lors le seul produit pouvant être associé à l’identité mexicaine de sorte qu’elle sera vue comme un remède contre le monopole étranger sur le territoire mexicain. Diverses autres raisons expliquent comment d’une boisson ordinaire, elle est devenue la boisson populaire mexicaine:
10Dans un premier temps, il y a la participation de la famille Sauza, famille qui domine la productrice de tequila au Mexique depuis la chute de la dictature de Porfirio Diaz, à la construction de la nation mexicaine postrévolutionnaire, comme nation moderne. Les Sauza ont participé au financement de la construction de la première grande université du Mexique, sponsorisé la création de la première radio commerciale et la construction des premières boîtes de nuit du pays.
11Ensuite, il s’ajoute sa grande consommation par les troupes fédérales et révolutionnaires afin de résister aux épreuves de la guerre. Cette lutte révolutionnaire a généré, d’une manière générale au sein la population, une recherche d'identité avec l’idée de nation et de ses racines. À la chute du porfiriat en 1911, la tequila va s’identifier aux principaux personnages de la Révolution1. Au sein du peuple, elle va devenir le symbole du Mexique. Boire la tequila à la place des boissons importées, plus qu’une obligation, sera un acte patriotique et de revendication identitaire.
12A l’instar de la tequila, le mariachi, inscrit en 2011 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, est un élément fondamental de la culture mexicaine. Selon Aurelio Tello, le mot mariachi, au XIXe siècle se réfère, à un fandango, une fête populaire dans la région de Guadalajara. Les mariachis étaient des musiciens qui, selon un usage hispanique hérité de traditions indigènes, dansaient sur une petite estrade construite en bois creux, appelée mariachi ou mariache en caíta, langue indienne de la région. Cette estrade qui servait d’instrument de percussion aurait donné son nom à l’ensemble de musiciens et à leur musique. (Tello, 1997).
- 2 Ballades typiquement mexicaines relatant des histoires de batailles, de hauts faits et d’amour
13Selon d’autres sources, le mot mariachi viendrait du mot français mariage. A l’époque de l’Empereur Maximilien (1864-1967), les orchestres populaires jouaient pour les mariages des Français. Le mariachi est une musique avec des influences multiples. Le costume est inspiré du charro. Les instruments, eux, mélangent le traditionnel (vihuela, guitarrón) et le moderne (trompette, violon, guitare basse). Font partie du répertoire du mariachi : le jarabe, le menuet, la polka, la valona, le scottishe, la valse, la sérénade, le corrido2 et les chants traditionnels décrivant la vie rurale. Certaines influences comme le jarabe et la valse étaient à la fois des musiques et des danses pratiquées à l’époque coloniale par les noirs et qui avaient été interdites (Velasquez et Iturralde Nieto., 2012 : 69)
- 3 Les chansons les plus populaires et célèbres sont la Marieta et la Cucaracha
14Au début du XXè siècle, les mariachis représentaient, surtout dans les années 20, le plus célèbre des orchestres populaires. Carlos Monsiváis (1938-2010) essayiste mexicain mort en 2010 dira à ce propos que : « la révolution c’est une épopée à plein volume » (Quillévéré, 2014). Le mariachi fut un hymne à la révolution3. Son succès dans ce cadre est en partie dû au lobbying exercé par le nouvel Etat mexicain. Le mariachi en tant que musique avait pour rôle de concrétiser dans le domaine musical les idéaux de la nation en archétypes qui rappelleraient le nouveau projet révolutionnaire.
15Autre fait culturel important au Mexique est le « Jour des Morts », Dia de los Muertos en espagnol, inscrit lui aussi au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Cette fête qui a lieu chaque 02 novembre, est l’expression d’un Mexique profondément catholique, héritage de ses racines espagnoles et fortement empreint des cultures indigènes préhispaniques. Elle est une étrange et mystique alliance entre la religion catholique et croyances ancestrales indiennes.
- 4 “Para el habitante de Nueva York, París o Londres, la muerte es la palabra que jamás se pronuncia (...)
16La célébration des morts remonte à l’époque précolombienne. Les aztèques fêtaient leurs morts deux fois par an : une fois pour les enfants et une autre pour les adultes. Lors de ces fêtes, des offrandes leur étaient apportées pour leur seconde vie. La colonisation espagnole à défaut de mettre fin à ces rituels, instaurera une date officielle, identique à celle des célébrations chrétiennes. Le contenu identitaire de cette célébration amène Octavio Paz à dire que : Pour l’habitant de Paris, New York ou Londres, la mort est ce mot qu’on ne prononce jamais parce qu’il brûle les lèvres. Le Mexicain, en revanche, la fréquente, la raille, la brave, dort avec, la fête, c’est l’un de ses amusements favoris et son amour le plus fidèle"4 (Paz, 2004), traduction de l’auteur.
17La Vierge de Guadalupe est le symbole de l’unification de l’identité culturelle et religieuse mexicaine. Cette Vierge métisse apparue sur la colline de Tepeyac, site de la pyramide de Tonantzin, divinité aztèque de la fécondité et de la fertilité en décembre 1531, a très vite incarné les aspirations du peuple mexicain à une vie digne et juste, à une identité nationale, non prêtée ni imposée. En 1810, pendant les luttes d’indépendance, la Vierge de Guadalupe était l'étendard des indiens et des métis contre les espagnols (gachupines). Elle redeviendra un siècle plus tard le drapeau des armées paysannes de Zapata (Leon-Portilla, 2001 : 14-15; Lafaye, 2006 : 21).
18L’apparition de la Vierge de Guadalupe à Tepeyac marque une rupture dans l’histoire, en ce sens qu’elle donne lieu à un avant et à un après dans l’histoire de la croyance, de la recherche de la justice et, en même temps, de l’identité de la nation mexicaine. C’est donc non seulement un événement religieux, mais aussi politique, social et culturel que l’on ne veut laisser passer inaperçu dans les "célébrations" du patriotisme au Mexique. Hier, objet de pèlerinage des indiens mésoaméricains, la Vierge de Guadalupe montre comment les conquistadors ont profité d’une divinité préhispanique pour faciliter l’évangélisation du peuple aztèque.
19Au Mexique, on ne peut parler de métissage sans parler de la Malinche, amante, interprète, conseillère, informatrice, confidente de Cortés et mère du premier métis mexicain. Connue aussi sous des noms comme Doña Marina, Chingada et Llorona, la malinche incarne le traitre, le collabo, tous ceux qui se sont alliés aux étrangers contre le Mexique, ses valeurs et traditions. Tantôt symbole de la traîtrise et de la collaboration, tantôt symbole du Mexique moderne, métissé, la malinche, personnage très controversé de l’histoire mexicaine est à l’origine de nombreux écrits.
20Elle apparait dans la littérature historique où elle disparait après l’expédition de Cortés au Honduras en 1524, pour réapparaitre avec la révolution comme "Chingada", nom avec plusieurs significations négatives et comme la mère du métis, donc en tant que première femme mexicaine au plan symbolique.
21Le passage de la Malinche de figure historique à celle de mythe national doit être compris dans la perspective de la formation d’une identité mexicaine par opposition à celle de l’Etat importé sous le porfiriat. Bien que la Malinche fasse partie du passé autochtone, elle reste d’actualité. Son identité reste piégée entre deux cultures : indienne et espagnole. C’est ce qui amène Carlos Fuentes à dire :
- 5 “Malintzin, Marina, Malinche…Tres fueron tus nombres, mujer: el que te dieron tus padres, el que t (...)
Malintzin, Marina, Malinche ... Trois étaient tes noms, femme: celui que les parents t’ont donné, celui que t’a donné ton amant et celui que t’a donné ton peuple ... Malintzin, ont dit les parents: sorcière, déesse de la malchance et de la bagarre de sang. . . Marina, a dit ton amant, se souvenant de l'océan d’où il est venu sur ces terres. . . Malinche, a dit ton peuple: traitre, interprète et guide de l'homme blanc. Déesse Amant ou mère, j'ai vécu cette histoire et je peux la raconter. . . J'étais la sage-femme de cette histoire, car j'étais d'abord la déesse qui l'imaginait, puis l'amante qui recevait sa semence et enfin la mère qui l'a mise au monde. Déesse, Malintzin; pute, Marina; mère, Malinche "5 (Fuentes, 1984 : 13-14).
22Au Mexique, la figure de la Malinche a été construite et reconstruite au gré des besoins de l’histoire et de la construction de l’identité nationale. De ce point de vue, qu’on la considère comme une victime des circonstances ou comme une traîtresse, elle demeure une des clés de compréhension de l'identité mexicaine.
23Un autre facteur de fabrique de l’identité mexicaine est le concept de “raza cósmica” ou race cosmique développé par José Vasconcelos. Après le conflit franco-mexicaine (1961-1967) dont l’objectif était la création d’un empire mexicain qui servirait de contre poids politique à l’impérialisme nord américain, Vasconcelos fait à travers «La raza cósmica » (1925), des observations sur le métissage qui vont être décisives pour le changement du débat identitaire, en attaquant tous les points de vue que le darwinisme social a tenté d'utiliser pour justifier l'hégémonie nord-américaine sur le sous continent.
24En dehors du conflit entre latinité et l’identité anglo-saxonne, la race cosmique est une représentation militante de l’identité latino-américaine en générale et de l’identité mexicaine en particulier. Dans ce sens, la “raza cósmica” se présente comme une nouvelle approche de la mexicanité, la base d'une "autodétermination" positive du mexicain qui se veut avant-gardiste dans la création d'une véritable humanité universelle ou "cosmique". Il s’agit pour Vasconcelos de faire prendre conscience à ses compatriotes mexicains de leur « nature unique », en tant que peuple métis (Matzat, 1996 : 139).
- 6 Poème prononcé devant la Chambre des députés du Mexique, en hommage à Benito Juarez en 1902..
25A l’instar de Vasconcelos, le métissage sera perçu par d’autres mésophiles mexicains comme une force. C’est le cas de Manuel Gamio y Andrés Molina Enriquez, respectivement auteurs de Forjando patria (1916) y de Los grandes problemas nacionales (1909). Chez Manuel Gamio, le métissage est présenté comme un procédé de formation d'une classe intermédiaire au Mexique. Molina Enriquez, quant à lui, verra le métissage comme une méthode permettant d'obtenir l'homme évolué, civilisé. La race issue de ce métissage reçut plusieurs qualificatifs : cosmique, voire universel chez Vasconcelos, de bronze pour Amado Nervo (1902) 6, Alurista ou Alberto Urista (1971) et Octavio Paz (1994).
26Tous ces métissages associent le biologique au processus culturel, en d’autres termes l’essence à l’histoire (Navarrete, 2015). Cette perspective d’indissociation fait de la biologie, donc de l’essence un facteur déterminant de la culture, par conséquent de l’histoire. De cette corrélation, provient la hiérarchisation des races. Le noir, esclave parce que vaincu et l’indien, nouvelle victime de la conquête sont considérés comme inférieurs. A l’intérieur de ce piège idéologique, le métis n’est qu’une étape intermédiaire vers la race blanche, la supérieure, la rationnelle, l’évoluée. Ici, le seul résultat souhaité est le "blanchiment" des indiens. Dans son livre La raza cósmica, bien que vasconcelos parle de la création d’une cinquième race qui naitrait du génie des quatre autres, la chinoise et la noire sont considérées comme un danger, parce qu’elles constituent des races dégénératives.
27Dans ce processus historique et social d'échange et de coexistence un peu forcé que l’on a appelé « métissage », les études de Aguirre Beltrán des années 1940, introduisent le Noir à travers son premier livre La población negra en México, publié en 1946, portant sur l'histoire des peuples africains au Mexique. Dans ses autres travaux, comme ce fut le cas avec Cuijla: esbozo etnográfico de un pueblo negro, en 1958, il a également attiré l'attention sur les caractéristiques des communautés d'ascendance africaine qui présentent encore des traits et des expressions culturelles qui rappellent le passé que la population Mexicaine partagé avec les cultures africaines.
28Le métissage comme politique de construction de la nation postrévolutionnaire s’est aussi manifesté à travers l’art.
29Le Mexique est un pays qui a su tirer parti de son identité pluriculturelle pour produire une architecture unique au cours du XXe (Reneau, 2018). En témoignent dans un premier temps la Place de Tlatelolco ou Place des Trois Cultures réalisée par l’architecte moderniste Mario Pani dans les années 1960. C’est une place qui, comme l’indique son nom, rassemble trois temps architecturaux : le monde préhispanique avec les ruines d'une Pyramide et du temple Calendarico, la période coloniale avec l'Eglise de Santiago et le collège impérial de la Sainte-croix, et enfin le monde actuel grâce aux bâtiments modernes qui entourent l'ensemble. Dans ce lieu de mémoire, comme pour résisté à la syntaxe de l’oubli de la nation mexicaine, l’histoire s’est écrite en pierre.
- 7 « Le 13 août 1521, héroïquement défendu par Cuauhtémoc, Tlatelolco tombe aux mains d’Hernan Cortes (...)
30A cet endroit, sur une stèle, il est écrit : « El 13 de agosto de 1521, heroicamente defendido par Cuauhtémoc, cayó Tlatelolco en poder de Herman Cortes. Ni triunfo ni derrota. Fue el doloroso nacimiento del pueblo mestizo que es el México de hoy »7. A côté de la stèle, une fontaine symbolisant la modernité connue sous le nom de "el Monumento a la raza", érigée en 1964, en hommage à l'homme nouveau du Nouveau Monde, ce métis idéalisé censé incarner une « énigme »: la mexicanité. Monument et stèle tiennent ici lieu d’extrait d’acte de naissance de la nation mexicaine.
31Comme la Place des Trois Cultures, la Basilique notre dame de Guadalupe (1975) et la Cathédrale de Mexico sont plus emprunt d’histoire que de modernité. Cela a amené l’historien Robert Georges Escarpit à dire : «L’Église catholique a voulu prendre la succession des religions vivantes, non des religions mortes. Et partout où elle l’a fait, elle a ajouté des couches de pierres sculptées aux couches déposées là par des religions plus anciennes» (Escarpit, 1948 : 319). Ces architectures dont l’histoire rappelle celle occultée des peuples indigènes à donné naissance à une religion catholique avec plusieurs croyances, où se côtoient traditions indiennes et foi chrétienne. La Basilique Notre Dame de Guadalupe en est une parfaite illustration.
32Elle est construite sur la colline de Tepeyac, lieu du temple de Coatlicue, déesse de la terre, de la fertilité et mère des dieux dans la mythologie nahuatl. Elle est dédiée à une vierge à la peau brune. Toutes ces coïncidences conduisent à un rapprochement entre Coatlicue et la vierge métisse du Mexique. D’où les surnoms affectueux tels que Lupe, Lupita, Indita ou La Petite Indienne, donnés à Notre-Dame de Guadalupe. Aujourd’hui, comme dans la période préhispanique, la colline de Tepeyac où se trouve la Basilique Notre Dame de Guadalupe est restée un lieu de pèlerinage pour des milliers d’indiens qui continuent de vénéré Coatlicue au travers de la Vierge métisse.
33A l’instar des architectes, les muralistes se sont mis au service de l’idéologie du métissage et du mélange des races voulu par la révolution. Ils ont laissé de précieux témoignages de cette nouvelle vision du monde, en donnant comme le disait Laetitia Fernandez, « un visage, une assise à cet homme métis en l’inscrivant dans l’Histoire » (Fernandez, 2017). La meilleure illustration est la gigantesque fresque de Diego Rivera du Palais national, réalisée entre 1929 et 1935. Au centre du dernier tableau de cette fresque murale, se trouve un enfant métis au dos de sa mère indienne, la Malinche.
34Une autre peinture murale très représentative des origines du peuple mexicain est le Canto a los héroes, réalisée en 1952 par le muraliste José Gordillo, au Ministère des finances du Mexique (Secretaría de Hacienda de México). Dans cette peinture, l’on voit Gaspar Yanga, Sor Juana Inés de la Cruz et Moctezuma. Gaspar Yanga est l’Afro-mexicain qui a crée le premier village libre d’Amérique latine. Sor Juana Inés de la Cruz, une Créole mexicaine, considérée comme la « Dixième Muse » de Mexico et un des fleurons de la littérature hispanique à la fin de l'âge baroque. Quant à Moctezuma, il fut le roi aztèque vaincu par Hernan Cortés le 13 aout 1521.
35Au-delà des fresques murales, le métissage dans le muralisme s’est traduit par la combinaison des techniques précolombiennes et celles de l’occident à la fin du XIXe et début du XXe. Cette singularité par la technique et la thématique, à l’instar du nouvel homme mexicain, a fait du muralisme quelque chose de nouveau pour le monde. Ce syncrétisme est aussi perceptible dans l’art culinaire, la musique et la danse. L’art de ce point de vue est non seulement l’expression de la continuité esthétique entre différentes périodes et espaces géographiques, mais aussi celle d’une hybridation raciale réussie.
36La réalité, face à cette fantasmagorie nourrie par l’État, est tout autre, inégalitaire selon l’origine, indienne, hispanique, noire ou métisse.
37Jamais dans un pays, le métissage n’a autant symbolisé la multi-culturalité qu’au Mexique. Il rend compte de l'hétérogène, de la coexistence de peuples et d'individus d’origines différentes, ainsi que de la confluence des cultures. Les vaincus d’hier refusent de s’avouer vaincus, actualisant ainsi la confrontation originelle entre Cuauhtémoc et Cortés qui s’exprime à travers l'ambivalence mexicaine : une religiosité catholique aux couleurs indiennes, une modernité à la fois désirée et perçue comme une agression. Le métissage ici, à l’instar du passe-montagne ou paliacate utilisé par les néo-zapatistes pour se couvrir le visage afin d’être vus, permet de rendre visible tous les mondes.
- 8 “el mexicano no quiere ser ni indio ni español. Tampoco quiere descender de ellos. Y no se afirma (...)
38Le grand paradoxe du métissage biologique et culturel mexicain, c’est qu’en s’institutionnalisant, il s’inscrit dans le prolongement de la colonisation et de la violence originelle du peuple. Une histoire face à laquelle l’identité mexicaine peine à se constituer. C’est ce qui a amené Octavio Paz à dire : « Le Mexicain ne veut être ni indien ni espagnol. Il ne veut pas non plus descendre d’eux. Il les renie. Il ne s’affirme pas comme métis, mais comme abstraction : il est un homme. Il se veut fils du Néant. C’est en lui-même qu’il commence »8 (Paz, 1950: 79).
39La notion de métissage n’a pu se déplacer du champ politique à la sphère culturelle. Elle n’a donc pas pu postuler l’égalité des races et des cultures, et reconnaitre leur différence et diversité en tant que voies d’humanité et sources de richesses pour le Mexique. Le métissage s’est donc pensé en termes d’opposition, d’exclusion, de domination d’une race ou d’une culture sur une autre. Cette ouverture manquée à l’autre ici traduit le caractère inachevé de la décolonisation mexicaine.
- 9 L’EZLN est née du Parti des forces de libération nationale (PFLN).
40Le maintien du projet de civilisation de l’Occident par les groupes qui détiennent le pouvoir au Mexique après l’indépendance a aujourd’hui pour conséquence la montée des revendications ethniques. Au niveau indien, cela a favorisé la naissance, en 1993, de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), mouvement qui trouve ses origines dans les années 19709. Chez les noirs, on a assisté à une mobilisation politique d’organisations civiles et communautaires comme México negro, Alianza para el Fortalecimiento de las Regiones Indígenas y Comunidades afromexicanas (AFRICA), Enlace de Pueblos, Organizaciones y Comunidades Autónomas (EPOCA), etc.
41L’essor de ces mouvements a contraint dans les années 1990, l’Etat mexicain a adopté le multiculturalisme à l’instar de nombreux pays en Amérique latine. Il s’agissait comme le signale Sylvie Didout-Aupetit « d’être démocratiques aux revendications des associations indigènes et afro-descendantes en plein essor, lesquelles exigeaient tant le paiement d’une dette historique ou la réparation de dommages historiquement subis qu’une redistribution plus équitable des services de bien-être » (Didout-Aupetit, 2008).
42A partir des années 1990, commencent de nouvelles stratégies gouvernementales. On assiste à un changement dans les paradigmes de construction nationale. Désormais, il n’est plus question de construire une nation monolithique, mais de multiculturalisme et de reconnaissance des minorités indigène et afro. Cette nouvelle donne politique a conduit à ce que Donna Van Cott a appelé « constitutionalisme multiculturel » (Vancott, 2000), c’est-à-dire de nouvelles manières de pratiquer le droit ou ce que Will Kymlicka définit comme « citoyenneté multiculturelle » qui prend à la fois en compte les questions des minorités et les cadres fondamentaux du libéralisme (Kymlicka, 1996).
43C’est aussi une période de restructuration sociale dans laquelle les sociétés censées représenter l’unité culturelle se muent en entités pluriculturelles. On assiste à la création d’institutions telles que la Coordination Générale d'Education Interculturelle et Bilingue (Coordinadora General de Éducación Intercultural y Bilingue), CGEIB en 2001, La commission nationale pour le développement des peuples indigènes (Comisión Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indígenas), CDI en 2003, le Conseil National pour la Prévention de la Discrimination (Consejo Nacional para Prevenir la Discriminación, CONAPRED en 2003 et les universités interculturelles créées par la CGEIB ou par des fonds privés sur leur modèle. Elles sont inspirées de l’Université des Régions Autonomes de la Côte Atlantique du Nicaragua (URACAAN) fondée en 1992.
44A ce processus de démocratisation multiculturelle participe l’Institut national de statistiques et de géographie (Instituto Nacional de Estadística y Geografía) (INEGI)). Il cesse d’être un instrument de fabrique du métissage pour désormais rendre compte de la réalité multiculturelle et raciale au Mexique. C’est à cet effet qu’est née au plan statistique la population afro-descendante en 2015 avec la CONAPRED.
45Piégé par le contexte colonial, le métissage au Mexique a été condamné à demeurer entre plusieurs cultures. D’abord, parce qu’il s’est fait dans un cadre d’opposition, d’exclusion et de domination raciale et cultuelle, et ensuite, parce que son institutionnalisation met en collusion le biologique et le culturel, le social et le politique, justifiant ainsi le racisme colonial. Tout le paradoxe du métissage mexicain réside donc dans l’incapacité à exorciser la violence originelle et à postuler l’égalité des différentes cultures donc des races pour mettre en jeu l’humain en tant que totalité.
46La fabrique du métissage que ce soit au plan à la fois symbolique, artistique et littéraire, bien qu’elle établisse une certaine continuité esthétique entre différentes périodes et espaces géographiques, est restée tributaire du projet politique inégalitaire. Ainsi, des dissymétries insurmontées de l’histoire et de l’essoufflement des promesses révolutionnaires, sont apparus les mouvements indiens et noirs dans les années 1990. L’Etat dès lors s’est vu contraint au multiculturalisme ou comme le demandaient les mouvements ethniques à créer « un monde où il y a de la place pour tous les mondes ».
47Ce changement dans les paradigmes de construction nationale demande après plusieurs décennies de métissage officiel, de nouvelles stratégies politiques et sociales. Le défi est d’autant plus grand dans la mesure où il est ici question de décoloniser le métissage, en d’autres termes la construction nationale.