Navigation – Plan du site

AccueilNuméros2La Mémoire et ses représentations...Lire entre les lignes 

La Mémoire et ses représentations esthétiques en Amérique latine /1

Lire entre les lignes 

Littérature argentine et complot
Ana Gallego Cuiñas

Résumés

Dans son essai « Memoria y tradición », l’écrivain Ricardo Piglia effectue une analyse lucide de la tradition littéraire argentine à partir de la représentation de la mémoire (impersonnelle, fragmentée, faite de citations), de la conscience de ne pas avoir d’histoire, de la condition de l’exil et de l’identité culturelle. Cet essai, conjointement à « Novela y complot », autre texte du même Piglia, constituera le point de départ d’une lecture « strabique » (un œil tourné vers Roberto Arlt), spatiale (les marges de Buenos Aires) et « complotée » (comment les mécanismes du pouvoir et du contre-pouvoir s’articulent-ils dans le paysage politique argentin de la seconde moitié du xxe siècle ?) de l’une de ses nouvelles, « Mi amigo ». Cette dernière nous servira d’exemple pour illustrer la manière dont une certaine littérature argentine perçoit le complot en relation aux classes sociales, à l’économie et au pouvoir, et le rend visible.

Haut de page

Texte intégral

« Nos comunicamos con el silencio »

Roberto Arlt, « Las fieras »

  • 1 Nous pouvons lire, à la fin du poème homonyme d’Ángel González : « uno tiene conciencia de la inut (...)
  • 2 C’est la définition donnée par la Real Academia de la Lengua Española de l’expression « leer entre (...)

1Il arrive parfois dans la communication que les mots ne suffisent pas et qu’il faille invoquer le silence. C’est encore plus le cas si l’on parle de littérature argentine et de complot, et il serait alors plus approprié peut-être d’en appeler à l’éloquence du mutisme et à la capacité d’imagination du lecteur : le silence signifie toujours plus que la parole. Mais je ne peux pas. Il s’agit ici de réfléchir sur la tension entre discours et silence, entre littérature et politique, entre pouvoir et fiction dans la tradition argentine. Et il ne me reste qu’à remettre à plus tard la tentation du mutisme, et comprendre ce texte comme un « préambule à un silence1 ». Ou plutôt comme un préambule aux contours muets de l’écriture de Ricardo Piglia qu’il faut lire, comme une certaine littérature argentine, à partir de ses silences et de ses vides, à partir des lignes disparues des textes – autrement dit qu’il faut « lire entre les lignes » : « descubrir un sentido oculto, una segunda intención o una alusión velada, en lo que se ha dicho o escrito2». Car c’est au creux de ces lignes invisibles que se nichent les véritables significations d’une tradition qui s’est façonnée dans la conscience de ne pas posséder d’histoire, dans l’exil, et dans la représentation d’une mémoire trouée, impersonnelle et fragmentée.

2La ligne de lecture que je trace ici part des réflexions théoriques développées par Piglia dans deux essais – « Memoria y tradición » et « Novela y complot » – et aboutit à la pratique de la fiction dans une de ses nouvelles, « Mi amigo », cristallisation d’une lecture « complotée » de la littérature argentine. J’intègre donc dans cette étude les théorisations de Piglia en tant qu’outil d’analyse et en tant qu’objet de réflexion au même niveau que le récit, dans la mesure où, comme celui-ci, elles impliquent une même conception de la littérature dans sa relation au complot. Cette double approche postule de plus un horizon globalisant dépassant la seule analyse d’une nouvelle, puisqu’elle devient extensible à une bonne partie de la production piglienne ainsi qu’à une lignée spécifique d’écrivains argentins dont le plus grand représentant est Roberto Arlt.

Une lecture « complotée » de la littérature argentine

  • 3 Piglia soutient que la métaphore de la « mémoire étrangère » se trouve au centre du roman contempo (...)
  • 4 Le « souvenir vrai » n’existe pas.

3Pour Piglia, toute fiction raconte – métaphoriquement – les relations les plus profondes avec l’identité culturelle, les traditions et la mémoire. Dans le cas de l’Argentine, cette mémoire est « étrangère3 » et s’est construite avec des formules stéréotypées de la culture populaire, avec les restes d’un passé incertain et impersonnel4 qui est devenu identité (voir Piglia, R., 1995 : 58-59). D’un côté, Piglia effectue une lecture – amnésique et spatiale – de la tradition littéraire argentine, sur la base d’un ensemble de questions touchant à la relation complexe de la culture mondiale avec les traditions locales : « las literaturas secundarias y marginales, desplazadas de las grandes corrientes europeas tienen la posibilidad de una manejo propio, irreverente, de las tradiciones centrales » (1995 : 57). Cette irrévérence a consisté à élaborer des « résistances partielles », une voix spéciale, dépassant les frontières, la patrie et la propriété, qui a pris la forme du complot comme mode narratif particulier :

« Los escritores actuales buscamos construir una memoria personal que sirva al mismo tiempo de puente con la tradición perdida. Para nosotros, la literatura nacional tiene la forma de un complot : en secreto, los conspiradores buscan los rastros de la historia olvidada. Buscan recordar la ex-tradición, lo que ha pasado y ha dejado su huella » (Piglia, R., 1995 : 60).

  • 5 Piglia, Ricardo, « Prólogo », in Roberto Arlt, Cuentos completos, Barcelona : Seix Barral, 1996, p (...)

4D’un autre côté, il convient de préciser que le « complot » auquel fait allusion Piglia doit être compris comme une fiction potentielle, qui se module dans les nombreuses articulations liant narration et menace, conjuration et secret, économie et langage, pouvoir et fiction. L’auteur de Respiración artificial opère de cette manière une lecture de la littérature argentine en termes cryptiques, « comme s’il y avait toujours quelque chose de chiffré » – c’est-à-dire qu’il lit le texte entre les lignes, ce qui est un acte politique en même temps qu’une forme policière (Piglia, R., 2007 : 46). Je propose donc dans cette étude de suivre, tel un détective, la trace des modes détournés– indirects – par lesquels le complot est présent dans une nouvelle de Piglia, « Mi amigo ». Cette dernière fonctionnera à titre d’exemple des pratiques littéraires qui définissent l’une des lignes centrales de la tradition argentine (Macedonio, Borges et Arlt), laquelle perçoit – raconte – le complot en relation aux classes sociales, à l’économie et au pouvoir. L’exemple paradigmatique de cette forme d’écriture est Roberto Arlt, qui identifie la notion de complot comme un nœud de la politique argentine : « el impacto de las ficciones públicas, la manipulación de la creencia, la invención de los hechos, la fragmentación del sentido, la lógica del complot5 ». Une logique suivie aussi par Piglia dans l’élaboration de ses nouvelles, et qui désigne une prémisse très productive pour certaines opérations de lecture : raconter un complot c’est raconter comment on narre une fiction.

Une lecture « strabique » d’une écriture « complotée »

  • 6 Dans la version de La invasión de 1967, la nouvelle est dédiée à son frère Carlos Piglia. En 2006, (...)
  • 7 Le ton comme les personnages et les narrateurs de La invasión possèdentd’évidentes réminiscences d (...)
  • 8 Les littératures secondaires et marginales (comme la littérature argentine), détachées des grands (...)

5La nouvelle « Mi amigo » fait partie de La invasión, le premier livre publié par Piglia en 1967 et réédité en 2006, où se concentrent les germes et les ingrédients de la poétique « complotée » que l’auteur développera plus tard. Il s’agit par ailleurs de la première nouvelle publiée en 1962 par Piglia, lauréat – ex aequo – d’un concours organisé par la revue El Escarabajo de oro. Et ce n’est pas un hasard si elle finira par occuper la place centrale dans la série de récits du recueil de 1967, tout comme dans celui de 2006 – malgré les ajouts de cette dernière édition. Pourquoi ? À l’heure de structurer une œuvre littéraire, la zone intermédiaire est capitale ; c’est le lieu « charnière », celui de l’articulation, celui qui établit un positionnement clair de l’auteur : cette nouvelle « centrale » est la colonne vertébrale de La invasión,et c’est à partir d’elle que la lecture du reste de l’œuvre est possible, en avant et en arrière6. Le choix de cette nouvelle n’est par conséquent pas sans importance pour effectuerune lecture « strabique »(un œil tourné vers Roberto Arlt7), spatiale (l’Argentine marginale, déplacée et inactuelle8) et « complotée » de la poétique de Ricardo Piglia, en même temps que celle de toute une généalogie de la littérature argentine dont le noyau constitutif est la correspondance entre narration et politique, entre fiction et complot. Et cette dialectique nous oblige, comme je l’ai dit, à lire entre les lignes, à nous tenir attentifs à l’absence, à ce que le texte tait, au secret qui se glisse et se déplace en une prolifération de sens multiples que nous allons peu à peu détailler.

  • 9 À partir d’ici, je ne mentionnerai que le numéro de page quand je citerai cette nouvelle.
  • 10 Piglia, à l’image de Arlt, n’écrit pas sur le travail (avoir un salaire, être fonctionnaire) parce (...)

6La nouvelle est narrée à la première personne et raconte l’amitié de Santiago Santos, originaire de Misiones, venu à Buenos Aires pour étudier et qui finit par se consacrer au commerce illégal de bijoux, et de Miguel, porteño, étudiant en deuxième année d’architecture, qui travaille dans une agence immobilière et a une petite amie, de famille aisée, à Adrogué. Le narrateur est Miguel, et c’est à travers lui que nous connaissons Santiago, décrit comme un délinquant solitaire, indépendant, qui fuit les femmes et rêve de « se couvrir d’or » rapidement – au moyen d’affaires illégales – pour partir en Europe et y « vivre comme un prince » : « el asunto es no tener nadie arriba. Mandar. Mandar en uno, pibe. Si mandás, si hacés lo que te da la gana, si sos libre, tarde o temprano llegás donde querés. Donde querés. Este país da para todo » (Piglia, R., 2006 : 114)9. C’est la leçon que le « maître » Santiago enseigne à Miguel, qui se situe aux antipodes de cette assertion : conservateur, couard, pusillanime et conformiste. L’amitié entre deux personnages si différents se cimente dans l’admiration de Miguel pour Santiago : « A mí, en el fondo, siempre me gustó Santiago Santos. Es uno de esos tipos que saben bien lo que quieren. Que están en algo y listo. Duro, concreto » (115). Mais plus révélatrice encore est l’image que nous donnera plus tard Miguel de Santiago ; il le présente en effet comme un authentique gagnant, un grand boxeur qui sait se protéger et cogner : « Acá es como en el box, ¿ viste el box ?, cubrirse y pegar, cubrirse y pegar. Todo lo demás es ballet. Y vos, ¿ sabés lo que parece un bailarín de ballet al lado de un boxeador ? » (115). Piglia condense dans cette métaphore brutale la forme qu’acquièrent les rapports sociaux dans l’Argentine des années soixante – caractérisées par une politique économique frauduleuse –, exprimés en termes d’un jeu fatal – dur et incarné comme l’est la boxe – dans lequel il y a toujours un gagnant et un perdant. Il n’y a pas de place pour le match nul, c’est-à-dire pour gagner légalement de l’argent dans le pays : « ¿ Para qué carajo sirve estudiar en este país ? Dígame, francamente, ¿ a usted le sirve de algo ser médico ? Nosotros en tres años estamos en Europa dándonos la gran vida » (118). La seule porte de sortie, c’est de gagner de l’argent dans les marges de la loi, de fuir en Europe et d’aspirer à une « bonne » narration vitale10. Piglia met ici clairement en évidence la tension centre/périphérie qui marque non seulement les relations entre l’Amérique latine et l’Europe, mais aussi entre la capitale argentine (Miguel) et la province (Santiago) : « Ustedes, los porteños, se creen muy vivos y en el fondo son otarios con suerte » (114). C’est que la capitale, malgré ce que croient les porteños, n’est pas l’Europe : elle continue d’être « la marge », un faubourg du monde, au point que le complot n’est pas exprimé en relation aux classes sociales, mais aux opérations économiques et au pouvoir, qui se trouvent dehors. En dehors du pays et hors la loi, car Piglia montre – comme Arlt – que tout enrichissement est d’une certaine façon illicite : contre la sacralisation de l’argent du système néolibéral, il propose la fraude, l’escroquerie et le vol. C’est cela même qui se transmet au langage – à la construction narrative – de telle manière que l’oralité est envisagée dans la nouvelle comme la plus grande utopie, et qu’elle se forge dans l’imposture. Une thématique très proche de celle de Nombre falso qui, comme le signale Fornet,

« privilegia un tipo de crítica que hace énfasis en lo económico y en su importancia dentro de las relaciones sociales (véanse, por ejemplo, sus ensayos sobre La traición de Rita Hayworth de Manuel Puig y sobre Roberto Arlt) […] En el tema de la función del dinero Piglia encuentra una de las vertientes fundamentales de la literatura argentina. Dicha función se asocia al robo, la falsificación, el plagio y – a fin de cuentas – a la noción de propiedad » (Fornet, J., 2007 : 41, 42).

  • 11 Le désir est le mécanisme qui entraîne la narration : on raconte ce que l’on n’a pas.

7L’argent, chez Piglia comme chez Arlt, est une machine à produire des fictions : la « plata » ne se gagne pas (en travaillant, en jouant), elle se « fait » (en imaginant, en falsifiant, en escroquant). Il faut, pour avoir de l’argent, faire de la fiction, raconter ce que l’on va avoir quand on en aura obtenu, parce que l’argent est à la fois cause et effet de la narration – c’est « le meilleur romancier du monde »11.

8L’union de l’économie et du langage – l’argent est exprimé, converti en signe – s’associe dans cette nouvelle à celle du complot et de la narration, en même temps qu’elle se forge dans l’obtention illégale du pouvoir économique ; non par un individu isolé – ici Santiago – mais par un secteur considérable de la population argentine :

« Medio país está metido. Es un asunto tan grande que uno no sabe si es legal o no, con todos los que están metidos. Usted va al banco y dice : “De parte de Gerardo” y chau, se moviliza hasta el gerente. Es lo mismo que con divisas pero más seguro » (116).

  • 12 On ne sait rien de lui ni de sa famille. Santiago Santos est comblé de silence, comme « Las fieras (...)
  • 13 Comme dans le tango ou dans les films français. On pourrait parler ici d’un autre type de complot (...)
  • 14 Ou pour que Miguel devienne un vrai conspirateur, un authentique boxeur. Ou même pour le dominer, (...)
  • 15 Comme l’avait fait Roberto Arlt, la narration compose dans cette nouvelle de Piglia des personnage (...)
  • 16 Une autre particularité du contenu de « Mi amigo » est la réitération de la soumission et l’esclav (...)
  • 17 La littérature, comme le langage, est délimitée par des frontières infranchissables : l’impossibil (...)

9Piglia raconte une conspiration contre l’État, contre l’économie néolibérale et les lois de l’appropriation capitaliste, c’est-à-dire qu’il raconte la forme dans laquelle se nouent les mécanismes de pouvoir et de contre-pouvoir dans le paysage politique et social de l’Argentine des années soixante. Un paysage teinté de corruption, de complot et de jeux de pouvoir où le plus important est de vaincre l’autre, de gagner de l’argent, de « se protéger et cogner ». C’est dans cet entrelacs frauduleux que Miguel pénètre brusquement, poussé par Santiago à devenir un gagnant, un boxeur. Mais il entre dans le jeu « en trichant », sans se risquer complètement, sans quitter sa petite amie, son paravent conventionnel : « para mí, Ana, mi novia, era una especie de puente, ¿ sabe ? Una seguridad. La seguridad de que en cualquier momento, cuando quisiera, largaba. Me ponía a estudiar de nuevo, me casaba y chau. Era como demostrar la diferencia, era mi resto. Como si no me jugara del todo » (116). Or les conspirateurs doivent être prêts à tout abandonner – comme le fait Santiago12 –, car la conspiration exige la solitude, « un engagement exclusif », de la liberté. Mais Miguel reste attaché à Ana, et c’est ce qui demeure en lui d’un « danseur de ballet » : Santiago, en effet, voit les femmes comme une menace ou un danger13 : « Las mujeres te terminan perdiendo, no sos libre. Además nunca podés estar tranquilo » (116). C’est pourquoi14 Santiago décide un dimanche après-midi de révéler toute la « vérité » – le complot – à Ana et à sa famille. Le secret du narrateur – son « mensonge », sa participation au commerce de bijoux – avait un prix que Miguel ne pouvait continuer à payer s’il ne jouait pas « franc jeu » : en étant découvert par sa petite amie (délaissant ainsi son autre moi), en vivant sous la menace de la délation, sous la volonté et le pouvoir de « son ami » Santos. Miguel avait confiance en Santiago, était sûr de son amitié, mais ce dernier le « trahit15 » et le dénonce devant sa petite amie et les parents de celle-ci : « Eso le pasa a uno, ¿ vio ? Cuando alguien dice una de esas cosas que es imposible decir, uno piensa : “Me están cargando. Se hace el gracioso, no te dije que este tipo es un chistoso » (118). Toute la scène est pour Miguel un « drame muet », « un vieux film » où tout le monde souffre « y uno lo ve y ahora le da risa… Es como si no me hubiera pasado a mí… Ni sé lo que dije. Lo que recuerdo es que nadie me oía y él me dominaba o qué sé yo » (119). Il revient plus loin sur l’effet « comique » de cette situation dramatique : « Igual que un velorio, ¿ vio los velorios ?, cuando de pronto a alguno se le da por contar cuentos verdes y uno empieza a sentir que va a reírse. Uno está triste, pero empieza a sentir unas ganas bárbaras de reírse » (120). Les tragédies semblent toujours irréelles, nous ne croyons jamais qu’une chose atroce est en train de nous arriver, et quelque part elles ont un côté grotesque. La forme par laquelle Miguel explique les faits ne laisse pas cependant d’attirer l’attention : « Ya casi no me acuerdo nada, todo es muy lejano, una especie de niebla » (119). C’est comme si cela ne lui était pas arrivé à lui, comme s’il racontait l’histoire d’un autre16. Pourquoi ?  La seule piste nous est donnée par la dernière phrase de la nouvelle : « Así. ¿ Se da cuenta, comisario ? » (120). Tout au long du récit, Piglia a maintenu l’ambiguïté quant au destinataire de la narration. Nous savons maintenant qu’il s’agit d’une instance policière. Mais qu’a donc fait Miguel ? Hors de lui, autre, a-t-il tué Santiago ? L’a-t-il dénoncé à la justice pour se venger ? Est-il enfin devenu un boxeur, un criminel ? Les raisons de la trahison de Santiago et de la « confession » de Miguel sont enfouies dans le silence, parce que ce qui importe à Piglia, c’est l’effet que produit  toute dénonciation : une narration parsemée de vides et de trous17. Ainsi, à la fin du texte, le complot s’imbrique avec le genre policier, en prend la forme, et l’ombre du crime se précipite : il y a récit parce qu’il y a eu délation, il y a délation parce qu’il y a eu criminel.

10Je dirai pour conclure que la poétique de Ricardo Piglia s’inscrit dès son origine dans la lignée arltienne et dans la narration du complot. On peut en déceler l’empreinte non seulement dans cette nouvelle mais aussi dans la plus grande partie de sa production : dans La invasión et Nombre falso, dans Prisión perpetua, Plata quemada, La ciudad ausente ou Respiración artificial, dans lesquels Piglia, à la manière de Arlt, « parte de ciertos núcleos básicos, como las relaciones entre poder y ficción, entre dinero y locura, entre verdad y complot, y los convierte en forma y estrategia narrativa, los convierte en el fundamento de la ficción » (Piglia, R., 2001 : 23). Les deux auteurs partagent une tonalité de style : le récit fragmentaire, les modifications du souvenir et les usages de la mémoire, la narration du complot, l’atmosphère délictueuse, etc., ainsi que certaines constantes comme la solitude, l’absence de communication, la perte de la femme, la prostitution, la circulation de l’argent, la compassion et la pitié. Piglia ouvre la porte à un éventail de voix qui se rapportent à différentes manières de narrer et projettent la violence à l’état pur, la trahison, la transgression et, principalement, l’absence de châtiment et d’éthique. La narration annule sous nos yeux le libéralisme et sa morale prohibitirice : il n’y a pas de place pour la sentence et le jugement, parce que l’autorité judiciaire n’est qu’une simple instance de communication, un destinataire ou un lecteur. L’amoralité imprègne la nouvelle, et le délit est le dispositif qui met la fiction en marche : il y a narration parce qu’il y a dénonciation. Et nous, lecteurs, sommes également juges et jugés, narrateurs et narrataires. Face à ces pages-miroirs, nous devenons des générateurs de récits de la résistance circulant dans une ville de complot. Une ville qui est et n’est pas une réplique de Buenos Aires, un espace qui semble tiré d’un autre récit de complot, le Tlön de Borges, et qui reproduit une atmosphère de segmentation continue où le thème du double finit par se transformer en un autre des traits qui définissent l’écriture : vérité/mensonge, délation/loyauté, narration/complot. Dans sa première tentative d’élaborer une « tradition alternative », Piglia incorpore ainsi à son écriture la pluralité, la culture populaire, la Babel de l’immigration, la manipulation irrévérencieuse de la tradition centrale, la fiction du complot. C’est que la littérature – dixit Piglia – est une manière de construire des expériences, et c’est pour cette raison que nous lisons tous. Pour cette raison et parce que nous sommes aussi narrateurs, construisant et échangeant des histoires, cherchant dans la  lecture un sens, communiquant dans le silence.

Haut de page

Bibliographie

Fornet, Jorge, El escritor y la tradición. Ricardo Piglia y la literatura argentina, Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica, 2007.

Garabano, Sandra, « Homenaje a Roberto Arlt : crimen, falsificación y violencia en Plata Quemada », Hispamérica nº 96, 2003, pp. 85-90.

Mora, Vicente Luis, « Dos invasiones », Quimera nº 280, 2007, pp. 35-37.

Piglia, Ricardo, « Roberto Arlt : la ficción del dinero », Hispamérica nº 7, 1974, pp. 25-28.

Piglia, Ricardo, « Memoria y tradición », in Pizarro, Ana, Modernidad, posmodernidad y vanguardias. Situando a Huidobro, Santiago de Chile : Fundación Vicente Huidobro, 1995, pp. 55-60.

Ricardo Piglia, « Prólogo », in Arlt, Roberto, Cuentos completos, Barcelona: Seix Barral, 1996.

Piglia, Ricardo, Formas breves, Barcelona : Anagrama, 2001.

Piglia, Ricardo, « Roberto Arlt, una crítica de la economía literaria », in Ficciones argentinas. Antología de lecturas críticas, Buenos Aires : Grupo Editorial Norma, 2004, pp. 55-71.

Piglia, Ricardo, La invasión, Barcelona : Anagrama, 2006.

Piglia, Ricardo, « Novela y complot », Quimera nº 280, 2007, pp. 46-54.

Rodríguez Pérsico, Adriana (comp.), Ricardo Piglia : una poética sin límites, Pittsburgh : Instituto Internacional de Literatura Iberoamericana, 2004.

Haut de page

Notes

1 Nous pouvons lire, à la fin du poème homonyme d’Ángel González : « uno tiene conciencia de la inutilidad de todas las palabras ».

2 C’est la définition donnée par la Real Academia de la Lengua Española de l’expression « leer entre líneas ».

3 Piglia soutient que la métaphore de la « mémoire étrangère » se trouve au centre du roman contemporain.

4 Le « souvenir vrai » n’existe pas.

5 Piglia, Ricardo, « Prólogo », in Roberto Arlt, Cuentos completos, Barcelona : Seix Barral, 1996, p. 5.

6 Dans la version de La invasión de 1967, la nouvelle est dédiée à son frère Carlos Piglia. En 2006, la dédicace a disparu, et c’est maintenant l’ensemble des nouvelles qui est dédié au frère.

7 Le ton comme les personnages et les narrateurs de La invasión possèdentd’évidentes réminiscences de la poétique de Roberto Arlt.

8 Les littératures secondaires et marginales (comme la littérature argentine), détachées des grands courants européens, ont la possibilité de manier les traditions centrales d’une façon personnelle et irrévérencieuse (Piglia R., 1995 : 57).

9 À partir d’ici, je ne mentionnerai que le numéro de page quand je citerai cette nouvelle.

10 Piglia, à l’image de Arlt, n’écrit pas sur le travail (avoir un salaire, être fonctionnaire) parce que le travail ne « raconte » rien : il ne produit qu’une misère de signes narratifs.

11 Le désir est le mécanisme qui entraîne la narration : on raconte ce que l’on n’a pas.

12 On ne sait rien de lui ni de sa famille. Santiago Santos est comblé de silence, comme « Las fieras » de Arlt.

13 Comme dans le tango ou dans les films français. On pourrait parler ici d’un autre type de complot subreptice contre les femmes.

14 Ou pour que Miguel devienne un vrai conspirateur, un authentique boxeur. Ou même pour le dominer, ou encore simplement par jalousie. C’est un geste typique du Ricardo Piglia à venir : cette première nouvelle en effet ne clôt pas non plus le sens.

15 Comme l’avait fait Roberto Arlt, la narration compose dans cette nouvelle de Piglia des personnages marqués par la trahison ou par l’échec.

16 Une autre particularité du contenu de « Mi amigo » est la réitération de la soumission et l’esclavage de l’altérité. Miguel agit comme si les faits arrivaient à un autre que lui. Ainsi, les délits et la transgression fonctionnent comme ce qui est autre : narrer c’est comme raconter l’histoire d’un autre.

17 La littérature, comme le langage, est délimitée par des frontières infranchissables : l’impossibilité d’exprimer directement la vérité, de raconter des expériences précises comme celles de l’horreur ou de la délation.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Ana Gallego Cuiñas, « Lire entre les lignes  »Amerika [En ligne], 2 | 2010, mis en ligne le 18 décembre 2011, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/amerika/1075 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/amerika.1075

Haut de page

Auteur

Ana Gallego Cuiñas

Professeur de littérature hispano-américaine, Université de Grenade

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search