- 1 Selon les termes d’un article célèbre du Times paru en 1966. Il est possible de retrouver les diffé (...)
- 2 L’Œuvre ouverte, paru en 1962 en Italie, a d’autant moins pu échapper à Antonioni que l’auteur y li (...)
1En 1965, Michelangelo Antonioni, 53 ans, est un cinéaste reconnu. L’obtention du Lion d’or à la Mostra de Venise l’année précédente, pour Le Désert rouge, a parachevé son statut international, initié par L’Avventura, prix du jury à Cannes en 1960. L’année 1964 marque un tournant ; après le succès d’estime de son premier film en couleur, la reconnaissance des journalistes et celle de ses pairs (Pasolini, 2000), le cinéaste suscite l’intérêt des acteurs dominants de l’industrie : les majors américaines. Grâce au producteur Carlo Ponti, il signe pour trois films avec la Metro-Goldwyn-Mayer, impliquant une distribution à l’échelle mondiale d’un « public de masse » (Chatman, 1985, p. 138). Ce nouveau statut l’incite à changer ses habitudes. Antonioni ralentit le rythme effréné des six années précédentes : presque un tournage par an, festivals, interventions, entretiens et sollicitations. Il quitte Rome pour Londres où il préparera de longs mois, avant de le tourner au printemps 1966, Blow up. Sorti au Royaume-Uni en décembre, Palme d’or à Cannes en 1967, c’est son film le plus célèbre avec L’Avventura. Le fait qu’il ait été réalisé en anglais, au cœur du Londres branché et avec une équipe britannique, le jeu impeccable de David Hemmings incarnant les ambiguïtés d’un photographe talentueux, mais désabusé, ont contribué à son succès – comme la bande sonore composée par le jazzman américain Herbie Hancock, enrichie par la mise en scène, dans le film, d’un concert du groupe de rock The Yardbirds. Bien des commentaires ont étudié la place du film dans l’œuvre d’Antonioni, sa réflexion subtile sur le statut de l’image photographique et le regard, sa manière de montrer le « swinging London »1. Ils ont décrit la virtuosité de la mise en scène, sa mise en abyme de l’activité artistique, ses relations à l’histoire de l’art (Tassone, 2007 ; Bernardi, 2006 ; Roche, 2010 ; Païni, 2015a ; Mari, 2015 ; 2018). D’autres ont souligné la portée psychanalytique du film (Goldstein, 1975), son sens phénoménologique, le caractère indécidable de son intrigue et de sa scène finale ; en somme, les interprétations infinies que permet son statut d’« œuvre ouverte » (Eco, 1965)2. Blow up, qui intéresse les philosophes et les anthropologues, a été très tôt reconnu comme un film qui « pense » (Laplantine, 2007 ; Roche, 2010).
2Pourtant, le travail sophistiqué des ambiances et des atmosphères dans ce chef-d’œuvre reste à étudier en détail afin de saisir l’enjeu de la figuration de l’espace et du paysage chez Antonioni ; c’est ce que propose cet article, en conjuguant les apports conceptuels et méthodologiques de « l’esthétique des atmosphères » (Böhme, 2018 ; 2020), ceux de l’analyse du film, et une réflexion élargie sur le contexte historique et culturel de la période.
3La poétique atmosphérique forgée par les films précédents du cinéaste est à la fois amplifiée et déjouée dans Blow up, selon un principe de déstabilisation. L’envahissement du cadre par des corps et des objets filmés de trop loin ou de trop près, des raccords incertains ou « faux », une échelle des plans et des choix de montage troublants, faisaient déjà partie de l’esthétique antonionienne. Mais Blow up relève de nouveaux choix techniques et esthétiques, porteurs d’effets atmosphériques qui tranchent avec le suspens des films antérieurs : les brusques variations lumineuses et sonores, l’enchaînement rapide et déséquilibré de mouvements vifs – ceux des personnages et ceux de la caméra, plus discrets, mais décisifs – et les procédés de décentrement, de recadrage et d’enfermement engendrent des ambiances ambivalentes. Elles sont tour à tour claustrophobiques et « aérobiques », volatiles ou éthérées. Le regard des protagonistes comme celui des spectateurs ne trouve de répit que ponctuel et illusoire ; avant de réaliser qu’il était objet de manipulation. Le photographe occupe la position d’un voyeur épié, d’un enquêteur sous surveillance, mais qui aura peut-être « halluciné » (Mari, 2018, p. 176). Aucun dénouement ne résoudra l’énigme de savoir qui regardait alors ; la déstabilisation par les atmosphères rejoint un parti pris d’incertitude que la fin du film évite de dissiper.
- 3 Pour une étude de cette formulation et de ses implications dans L’Éclipse (1962), on pourra se repo (...)
4Une tension secondaire abordée par l’article concerne la relation entre les notions d’atmosphère et ambiance, dont le caractère de synonyme n’est peut-être pas si évident qu’il y paraît. Si l’usage français du terme d’ambiance pourrait être issu de la littérature symboliste (Gaudin & Le Calvé, 2018), il semble passé dans le langage courant par l’intermédiaire du lexique professionnel et critique d’un autre art : le cinéma, qui « l’a répandu (v. 1928) avec les lumières d’ambiance (1934) et [le mot] a fini par évoquer l’atmosphère gaie d’une réunion » (Rey, 1998, p. 244). L’ambiance semble rejoindre le sens usuel de l’atmosphère, à ceci près qu’elle est issue d’une activité qui la produit, de manière intentionnelle ou non. Cette hypothèse de travail a l’intérêt de s’arrimer à la forme artistique la plus populaire et la plus illusionniste du siècle dernier, situant la diffusion élargie de l’ambiance dans les années d’apparition du cinéma parlant – soit les années de formation d’Antonioni qui débuta son activité de critique en 1936 dans sa ville natale de Ferrare, aux atmosphères si singulières (Antonioni, 1938 ; Roche, 2016). N’est-il pas significatif que le terme d’ambiance, désormais en vogue auprès des experts de l’architecture et de l’urbanisme, des professionnels du spectacle et des techniciens de la vente au détail, ait suivi la voie indécise des porosités entre l’art et la vie, l’un des fils conducteurs de Blow up ? Cette généalogie éclaire ses usages au cinéma ; elle met au jour les présupposés techniques et la portée spécifique du travail esthétique de fabrication des atmosphères qui distingue cette forme d’art. Même reléguées à l’arrière-plan implicite d’une intrigue convenue, les ambiances, qui sont des atmosphères mises en scène, restent une ressource cruciale de l’expressivité visuelle et sonore, c’est-à-dire non verbale, d’un film. Antonioni substitue des effets atmosphériques à des dialogues qui tendent à s’effriter ; ainsi que des silences figés, chargés de tension et de doute, aux gestes convenus ou aux attitudes aisément compréhensibles que pourraient venir appuyer, par exemple, des musiques d’ambiance. Quels moyens d’expression le film de 1966 trouve-t-il dans l’élaboration précise de ces atmosphères, dont la distillation minutieuse occupe l’essentiel des séquences ? Comment y qualifier le rôle des atmosphères, selon quelles continuités et ruptures avec le cinéma atmosphérique3 du cinéaste ?
5La méthode adoptée pour répondre à ces questions sera la description analytique, sous un angle qualitatif et un format synthétique, des motifs qui confèrent au film ses atmosphères prégnantes. Mon parti pris sera d’observer leur composition en distinguant deux niveaux – que le film s’attache à entrelacer. Le premier est celui du récit lui-même, qui met en scène l’élaboration d’atmosphères par un travail esthétique spécifique : l’intrigue advient le plus souvent dans des espaces intérieurs resserrés, voire confinés, mais agités par des techniques de production d’images. L’usage cinématographique des atmosphères trouve ainsi un reflet, voire une mise en abyme, dans l’action même de certaines scènes, et des échos dans le contexte historique du tournage de Blow up. Le second plan de l’analyse s’attachera à observer la composition formelle des plans et des séquences extérieurs du film, en insistant sur la perte des caractéristiques visuelles habituelles du paysage au cinéma. Dans les deux cas, je commenterai les choix de réalisation du cinéaste en qualifiant sa manière de figurer ou suggérer les principales qualités atmosphériques des lieux que traversent les personnages. J’utiliserai pour ce faire le vocabulaire élémentaire de l’analyse cinématographique (cadrage, lumière, montage, son, etc.).
6Je commencerai donc par décrire l’usage des atmosphères dans Blow up, mise en abyme des ambiances londoniennes du début des années 1960, où se définissent de nouvelles modalités esthétiques (1) ; les paysages s’effacent au profit d’une succession d’espaces distendus, éclatés ou fissurés, traduisant la désorientation « morale » des personnages par des atmosphères douteuses (2), qui culminent dans l’épaississement progressif des mystères du parc (3).
- 4 Michelangelo Antonioni, cité par Carlo di Carlo dans Moure & Roche, 2015, p. 17.
- 5 Titre français du film de Vittorio de Sica Un nuovo mondo (1966).
7Ce dispositif atmosphérique rend possible la « participation intérieure »4 qu’Antonioni voulait instaurer avec le spectateur. Cette visée prolonge la trajectoire des quatre films précédents, fondés sur la suspension des intrigues et leur dissolution progressive dans des lieux ou des situations privés de cohérence et d’unité. Le film londonien fait un pas de plus en rompant avec la représentation du paysage et sa rhétorique, par un travail minutieux sur l’expressivité des ambiances et des atmosphères. Blow up ne montre pas davantage la capitale anglaise ou sa sociologie que Le Désert rouge ne filmait Ravenne. Les quelques aperçus de la ville n’en sont pas moins choisis et mis en scène avec soin ; ce sont les matériaux d’une recherche sur les moyens d’édifier une critique visuelle, par les moyens du cinéma, des tensions propres à la société du spectacle des années 1960 – qui restent en partie les nôtres. Afin d’étayer cette hypothèse, on verra en conclusion que la désorientation morale, « intérieure » ou « psychologique » à laquelle Antonioni dit s’intéresser est aggravée par l’exploitation industrielle et commerciale des perceptions et des atmosphères de la vie quotidienne qui est elle-même l’une des conséquences (et non une simple cause) de la désorientation. Peut-être est-ce la relation équivoque que nous, les spectateurs, hésitons à reconnaître, en nous complaisant, au sein de ce « monde nouveau »5, dans la posture à la fois passive et avide du voyeur. Il faudra tirer toutes les implications des propos du vieil antiquaire, lorsqu’il répond au photographe à la recherche de paysages (picturaux) : « Sorry, no landscapes. Sold, all sold. »
- 6 Depuis ses fameuses déclarations à Cannes en 1960 jusqu’aux propos filmés par Wenders, également à (...)
8Londres, été 1966. Au Royal Albert Hall, Bob Dylan vient d’achever sa tournée européenne, à l’accueil controversé en raison de son usage de la guitare électrique. Une affiche fait allusion, à l’entrée du concert des Yardbirds de Blow up, à cet ultime concert du 27 mai, présenté comme un ironique acte de décès du chanteur américain. L’ambiance est à la fois tendue et concentrée : dans la scène du concert que montre le film, les sonorités heurtées du rock des Yardbirds, le groupe de Jeff Beck et Jimmy Page, animent l’ambiance sonore d’une salle étrangement calme. Sous une lumière crue, les attitudes rigides du public rappellent celles des mannequins du début du film – ceux à qui le photographe enjoint de « fermer les yeux ». Pourtant, lorsque Jeff Beck détruit son instrument avant d’en jeter les vestiges dans le public auquel s’est mêlé le photographe, cette fausse léthargie vire à l’engouement fanatique, dans un début d’émeute. Cette soudaine excitation pointe l’ambivalence du « swinging London » : les atmosphères peuvent basculer sans prévenir vers des conduites excessives, désinhibées. Nouvelles modalités esthétiques autant qu’éthiques, où l’exposition à des atmosphères changeantes occupe une place croissante, selon l’analogie classique, depuis le cinéma français et allemand de l’entre-deux-guerres que connaît bien Antonioni, entre atmosphère et économie morale des personnages. Ces effets de désajustement l’intéressent cependant sous un angle spécifique, celui de « l’adaptation » à la « modernisation » qui marque le Zeitgeist de ces années6 – et dont Godard, qui enchaîne alors les tournages, offre une autre résonance.
- 7 Une année si prolifique qu’Antoine Compagnon a proposé de la qualifier d’annus mirabilis (Compagnon (...)
- 8 On peut y associer quelques vignettes, à la manière de la bande dessinée – autre forme alors en ple (...)
- 9 Le tournage de Blow up commence alors que Truffaut achève celui de Fahrenheit 451, réalisé à Londre (...)
9L’année 1966 est une date singulière dans la vie intellectuelle et artistique européenne, en particulier italienne, britannique et française7. Alliant dispositifs industriels de production, de diffusion et de distribution avec un certain renouvellement des formes et des formats de l’expérience esthétique, une « culture populaire de masse » se mondialise. Cette diffusion à une échelle inédite exige son renouvellement permanent8. Les salons de design et de mode, les revues et les expositions d’art et d’architecture circulent entre Milan, Venise, Londres et Paris. Quant à la Nouvelle Vague, qui débuta comme une affaire de cinéphiles critiques et passionnés, elle a ouvert la voie à un « cinéma d’auteur » doté d’un large public9. Les contestations étudiantes s’intensifient sur fond d’opposition à la guerre du Viêt Nam, dont les images de presse, très crues, « transforment n’importe quel spectateur en voyeur » (Mari, 2018, p. 224). Même brossée à si grands traits, on comprend que l’atmosphère, au sens le plus large de l’esprit de l’époque, n’est plus celle de 1960, année de la projection de L’Avventura à Cannes, du succès public des Quatre Cents Coups et d’À bout de souffle, ou du tournage du Petit Soldat (dont la sortie, censurée, ne pourra avoir lieu qu’en 1963) de Godard.
- 10 Benjamin empruntait lui-même ce concept critique au Marx du Capital (1867), tout en se souvenant, p (...)
10Blow up contribue à documenter ce contexte, par un effet d’emboîtement. En montrant les atmosphères plus restreintes de l’un des épicentres planétaires de la production des ambiances contemporaines, le film met en scène les savoir-faire de cette production. La photographie de mode prend ici une valeur de synecdoque, que renforce son voisinage avec la publicité, l’esthétique pop et la peinture à l’aérographe de « l’op art » – dont Antonioni accroche au mur du loft-atelier de son personnage une œuvre caractéristique, Quantum II de Peter Sedgley, où semble vibrer le halo aveuglant de la photographie d’une éclipse (Mari, 2018, p. 178‑180). Le lieu principal du tournage est le studio du photographe John Cowan, à Notting Hill (ibid., p. 177), où des mannequins professionnels jouent leur propre rôle. Antonioni condense ainsi des occurrences du « travail esthétique » (Böhme, 2018, p. 27 ; 2020, p. 65) afin de concevoir une ambiance originale, interne à un film longuement préparé et documenté, où la « pulsion scopique » (Mari, 2015, p. 336) devient objet de réflexion. Le photographe (que le scénario nomme Thomas, mais qui reste anonyme dans le film) est l’un des travailleurs de la société du spectacle et des « mythologies » (Barthes, 1957) de la société de consommation, qui métamorphose les objets de la vie quotidienne en marchandises (Perec, 1965 ; Baudrillard, 1970). Cette conversion est celle que Walter Benjamin avait qualifiée, après Marx, de « fantasmagorie » pour désigner cette fois le travail esthétique des expositions universelles – dont la première se tint dans la capitale anglaise en 1851 (Benjamin, 1989, p. 51)10. Dans le Londres de 1966, les travailleurs esthétiques les plus influents sont les producteurs de musique et d’images, dont les gestes amplifiés par de nouveaux moyens industriels de reproduction et de diffusion à large échelle contribuent à façonner les milieux de vie en modifiant leurs atmosphères quotidiennes. Les images destinées au marché de la mode et à la presse à grand tirage se caractérisent par une maîtrise obsessionnelle des conditions de prise de vue. Antonioni inscrit l’atmosphère tendue de Blow up dans cette situation hyperbolique, où se jouait l’émergence d’une « esthétisation générale des milieux de vie » (Michaud, 2021, p. 9) fondée sur une « hyper-esthétique » et la fabrication d’atmosphères. L’emblème en est le studio où posent les mannequins : ces espaces clos, métonymies des studios de cinéma, sont d’autant moins choisis au hasard que le réalisateur italien se distingue au contraire – en héritier du néoréalisme, empreint de la tradition documentaire, et attentif à la photographie documentaire anglaise – par son usage presque exclusif de décors naturels. Le traitement visuel de ces décors est néanmoins central pour Antonioni, qui a fait repeindre une rue de Ravenne et même un bosquet entier pour le tournage du Désert rouge (Antonioni, 2003, p. 244‑248) ; il réitère ce procédé pour Blow up (Mari, 2018, p. 179). Tel un réalisateur sur un plateau, le photographe est entouré d’assistants, de bureaux et d’accessoires techniques ; il ne lâche presque jamais son appareil. Se déplaçant à bord d’une puissante Rolls-Royce, il est sans cesse distrait, dérangé, au téléphone ou par des visiteurs.
11Blow up tend un miroir explicite aux dispositifs du cinéma. Non sans évoquer le registre du film dans le film (que Fellini venait d’aborder avec l’éblouissant Otto e mezzo), le scénario montre le « travail esthétique », pour le dire avec Böhme, de la manipulation des apparences visuelles. Le philosophe allemand désigne par ce terme « la production d’atmosphères […] de la cosmétique à la publicité, l’architecture d’intérieur, la scénographie », de sorte que « les perceptions sont ici comprises comme expériences de la présence des êtres humains, des objets et des environnements. » (Böhme, 2018, p. 27). Le film d’Antonioni met en scène un « travail d’esthétisation atmosphérique » (Michaud, 2021, p. 133) analogue à celui du cinéma. Les gestes des costumières et des décorateurs font écho à ceux des assistants et des techniciens lumière ; l’action se déroule en bonne part dans un studio et des pièces encombrées d’accessoires, de câbles, de trépieds, de cimaises. Développement des photos, édition, atelier du peintre complètent l’esquisse de la production d’images destinées à la circulation marchande. Mais la figuration de « mécanismes d’atmosphérisation » (Michaud, 2021, p. 129) n’est pas seulement un miroir, presque documentaire, tendu au monde professionnel du cinéma. En cadrant les savoir-faire de la photographie depuis la prise de vue jusqu’à la possibilité technique de manier les images par leur agrandissement, Antonioni poursuit une recherche sur la fabrique des regards initiée par ses films précédents.
12Sa démarche réflexive, suspensive et expressive prend ici un tour plus sceptique et incertain, ouvrant sur de possibles renversements. Si le film met en scène un photographe de mode virtuose, mais fébrile, qui couve des ambitions inabouties de reportage social (sa série sur les sans-abri, en réalité une série de Don McCullin, qui est aussi l’auteur des photos du parc), la suite du film le montre en proie au doute et à un désarroi croissant. Si les mannequins semblent inféodés à une division du travail stricte et inégalitaire, le groupe de mimes qui ouvre et ferme le film en offre un contrepoint suggestif et ambivalent. Au fil des scènes, selon un rythme à la fois distendu et intense, le photographe est en mouvement constant. Pressé, sans une minute à accorder à quiconque, son attitude d’isolement voire d’indifférence aux autres amplifie sa désorientation. Jusqu’au point de bascule où le personnage est bouleversé par le constat, peu à peu confirmé par la manipulation d’agrandissements répétés de ses propres photographies, qu’il pourrait avoir assisté sans le savoir et surtout sans le voir à un meurtre. La découverte macabre est soumise au spectateur par une mise en scène calculée et maîtrisée des relations spatiales, avant d’être à nouveau déjouée par un dénouement suspensif, déroutant. L’étude détaillée des atmosphères du film peut-elle rendre compte de ces ambivalences ?
13Blow up balaye dès son générique l’assise des surfaces. L’usage systématique du grand angle semble à contre-emploi, cadrant aussi peu le sol que le ciel ; acteurs et objets oscillent dans des espaces ténus et circonscrits, construits de part en part. Lorsque des horizons apparaissent, ce ne sont que des lignes surajoutées, vibrant sous une lumière douteuse. La profondeur de champ permise par le grand angle n’organise pas de succession de plans distincts dont la présence rassurante ouvrirait des perspectives intelligibles, solides et stables. Même le célèbre parc, foyer de l’intrigue, ajoute à la confusion visuelle (par le jeu des points de vue et angles de vue, du montage et de l’échelle des plans) et sonore (dans un faux silence traversé de signaux incertains). Le parc est une scène, métaphore du plateau de tournage. Il redouble la fermeture sur soi des studios où travaille le photographe au lieu d’offrir une ouverture. Sa partie haute, aux formes circulaires et privées d’assises comme de point de vue dégagé, évoque une arène plutôt qu’un espace de repos. Ce lieu ambivalent, enveloppé de sons ambiants venus du hors-champ, s’apparente plutôt à la chambre d’un labyrinthe qu’à un jardin apaisant les sens. Il consacre l’élimination du paysage au profit d’une atmosphère d’abord déroutante puis suspecte, avant de devenir trouble et menaçante pour le photographe, totalement désorienté lorsqu’il y retourne, de nuit puis au matin, à la fin du film.
14Au-delà des scènes du parc, sur lesquelles on reviendra, l’emploi combiné du grand angle et de la profondeur de champ (qui tranche avec les prises au téléobjectif du Désert rouge) n’aboutit dans Blow up qu’à créer des ambiances marquées par le mouvement et la fluidité. La netteté des images n’est pas mise au service d’un enchaînement de plans, comme un paysage pictural. Antonioni l’utilise au contraire pour multiplier les effets de désorientation, de fermeture et de recadrage : les plans sont soit truffés d’obstacles visuels, comme dans les intérieurs anguleux du studio, soit trop lisses, aspirés par des lignes fuyantes comme celles des rues corridors où file la Rolls-Royce à vive allure. Les différents extérieurs, du parc aux trottoirs, n’offrent pas plus de repères précis au regard que le studio et le loft où la lumière s’égare parmi les objets, vitres, panneaux, trépieds, meubles bas, sections de poutres, etc. Quant à la ville, elle « apparaît comme trouée, fragmentée entre des espaces radicalement distincts » (Roche, 2010, p. 119). Après avoir émietté Rome dans L’Éclipse, dissous Ravenne dans les brouillards chimiques et les vibrations colorées du Désert rouge, Antonioni semble fracturer Londres, la rendre illisible.
15Blow up montre, plutôt que des lieux cohérents, des intérieurs fermés, des extérieurs distendus et des volumes obstrués. Les espaces sont soit clos, contrastés et encombrés, dépourvus de fenêtres et d’ouvertures vers le dehors – tels le laboratoire photo, l’atelier du peintre ou la salle du concert –, soit fluides et évanescents, comme le parc ou les rues, aperçues depuis le parcours rapide de la voiture ou de nuit, parmi des vitrines aux reflets trompeurs. Il en résulte un inconfort visuel, une impossibilité de cartographier mentalement l’espace, et deux principaux types d’atmosphères, complémentaires et symétriques : les unes dilatées et distendues, n’offrant pas davantage de prise au regard qu’un courant d’air – aérobiques ou volatiles, donc ; les autres closes sur elles-mêmes, oppressantes jusqu’à procurer une sensation d’étouffement claustrophobique, comme lors du concert ou chez l’antiquaire. Dans la boutique, la profusion des formes et des fragments d’objets, déjouant la possibilité d’unifier les contours du lieu, fait écho aux dialogues qui évoquent des refus et des désirs de fuite. Tandis que la propriétaire affirmera vouloir vendre le magasin pour partir au Népal… ou au Maroc, son employé âgé répond au photographe en quête d’images : « Sorry, no landscapes. Sold, all sold. » Le genre pictural du paysage se refuse tout au long du film, qui décrit au contraire la montée en puissance du travail esthétique sur les atmosphères, tout en exhibant ses limites et ses contradictions. Cette réplique éloquente fait écho à une autre expression de rejet : la manifestation d’une poignée de militants pacifistes brandissant des pancartes « NO ».
16Pourquoi cette négation du paysage, ces atmosphères resserrées comme un piège pour le regard ? Avant tout parce qu’elles contribuent au climat de doute et de désorientation qui affecte les personnages. C’est par l’élaboration subtile des relations spatiales, des postures corporelles et des mouvements (y compris de caméra) qu’Antonioni installe le constat d’un trouble « moral » ou psychologique, sans énoncer son contenu exact. Les atmosphères douteuses prolongent le désarroi des personnages, à commencer par le photographe. Le point de retournement de l’intrigue, c’est-à-dire l’hypothèse d’avoir assisté à et photographié un meurtre sans le comprendre ni même le voir, amplifie une instabilité ressentie dès la scène d’ouverture. Les premiers plans organisent la rencontre éphémère, dans des rues étroites, de la gestuelle libre et désordonnée des mimes avec les attitudes ambivalentes du photographe travesti en vagabond, qui vient de quitter un asile de nuit pour sauter dans sa Rolls-Royce. Flagrantes contradictions, sans paroles. L’incertitude sur l’identité des personnes est accentuée par la raréfaction des dialogues, des regards fuyants, des mouvements contradictoires et des passants dont le visage n’est pas cadré – y compris deux religieuses en tenue et un soldat en uniforme de parade. Suggérant la possibilité d’un certain chaos urbain, cette ouverture agitée installe d’emblée une pluralité d’atmosphères désajustées. Les trajectoires coexistent sans possibilité de rencontre, encore moins de coopération.
- 11 Dont le texte anglais a été rédigé par le jeune dramaturge Edward Bond, d’après le scénario d’Anton (...)
- 12 Les ellipses de cette scène aux accents agressifs, comme l’ont relevé certains observateurs, metten (...)
17Ce climat de désorientation et de séparation, exprimé par la divergence des regards et l’évitement des échanges verbaux, se confirme tout au long du film. Les dialogues ciselés, réduits à l’extrême11, témoignent d’une absence d’écoute et d’attention mutuelles. Comme les paysages, les paroles se volatilisent : elles flottent un bref instant dans l’air avant de devenir de simples vibrations sonores. Chacun énonce un point de vue, un vague désir ou un semblant de constat, mais faute d’ouverture à la perspective de l’autre, les rencontres n’aboutissent qu’à de l’équivoque et de l’incompréhension, voire du conflit ou du mensonge (en particulier entre la femme du parc et le photographe, mais ce procédé se répète sans cesse, du rendez-vous de travail au café aux scènes chez l’antiquaire, de la manifestation de rue à la fête de la fin). Les atmosphères de Blow up sont marquées par le doute et la distance. Installant un scepticisme sur la valeur des perceptions visuelles et sonores, Antonioni l’étend au langage. La distraction des personnages relève d’un problème plus profond qu’une simple inattention. Elle tient du sens classique de la diversion, celui du divertissement pascalien – détourner l’attention de la mort – ou celui, plus évident, de l’éloignement plus ou moins conscient vis-à-vis de toute implication dans une vie sociale qui dépasserait les seuls intérêts individuels. Un symptôme évident de cette usure des liens est le rapport de voyeurisme et de manipulation que le photographe entretient non seulement avec les mannequins dans son atelier, mais aussi avec l’ensemble de ses concitoyens dans son projet, évanescent, de publier une monographie sur les Londoniens. On ne peut que douter de ses motivations, comme il le fait lui-même, détournant le regard lors de la scène du café avec son éditeur pour lancer, sans enchaîner sur aucune justification : « I’m going off London this week. » Le désir de fuite aspire toute projection, de même que les scènes de la fête, du concert de rock et de la manifestation sont étranges, par manque de ferveur. Tout se passe comme si la disparition du paysage, comme point de vue, emportait aussi les capacités symboliques, dévitalisant les individus et affectant leurs identités. « What’s the use of a name? », dit le photographe lui-même anonyme aux deux jeunes filles venues dans l’espoir d’être remarquées par lui, le maître artisan de l’image au regard et aux gestes de prédateur12. Cette scène qui fit scandale en dépit des propos d’Antonioni sur son caractère léger et innocent est un symptôme supplémentaire. La sexualité devient ennuyeuse et morne à force d’être accessible, disponible, déconnectée de toute enveloppe relationnelle ou morale. Devenue mécanique et impersonnelle, c’est une part comme une autre, interchangeable, du système de l’équivalence généralisée. Londres n’est-elle pas le foyer par excellence, sur le plan symbolique comme dans l’histoire longue du capitalisme impérialiste, où « tout ce qui est solide se volatilise » (Berman, 2018) – jusqu’à l’explosion, le blow-up suprême de la perte de sens ? Comme en écho à la réplique esseulée du photographe, le personnage du mannequin joué par Verushka (un mannequin jouant en fait son propre rôle) lui répondra à la fin du film, alors qu’elle n’a visiblement pas quitté Londres comme elle l’avait annoncé : « I am in Paris ».
18C’est par le travail visuel et sonore des ambiances, et non par les dialogues, que ce climat évanescent se diffuse dans le film. Les scènes collectives oscillent entre une forme de mutisme plus ou moins expressif (l’agitation des mimes, la manifestation pacifiste silencieuse, la fête assommée par les drogues) et de violence plus ou moins contenue (les échanges tendus entre le photographe et la femme du parc ; le simulacre d’orgie avec les deux aspirantes mannequins qui se sont elles-mêmes invitées dans l’atelier ; le concert qui tourne à l’émeute). Ce balancement figure les deux faces d’une même médaille : celle de l’atmosphère douteuse qu’éprouvent les personnages en leur for intérieur comme dans leur participation aux comportements superficiels de leur époque. Pourrait-on l’étendre aux spectateurs ? Enquêter sur la réception de Blow up serait un autre sujet. À l’échelle du film en tout cas, pour détourner un mot du géographe Kenneth Olwig qui peut éclairer le sens littéral du titre : « tout ce qui est paysage se volatilise » au profit d’un « espace scénique naturel » dédié à d’éphémères performances (Olwig, 2011). Le souffle de Blow up emporte les codes de la représentation du paysage au cinéma, comme ceux de la confiance dans l’ontologie photographique, au profit d’une ambiance de friche ou de « terrain vague » : une « wasteland atmosphere » (Goldstein, 1974, p. 37).
19Antonioni laisse ouverte la possibilité d’un nouveau départ, dans le finale du film. Quelque chose continue après l’évanouissement des horizons du paysage. Le mouvement des feuillages des arbres, avec le son qu’il produit au contact des souffles de brise, est un motif récurrent du film. Accompagné de variations de luminosité, il suggère des changements de température et de pression atmosphérique : change is blowing in the air.
On pourrait bien sûr reprendre au cinéma l’indétermination et la désorientation passagère qui sont caractéristiques de l’expérience d’insertion dans les atmosphères.
(Böhme, 2020, p. 110)
20Le meurtre dans un jardin anglais a-t-il eu lieu ? Non seulement tout indice en a disparu au terme du film, mais il n’aura pas même été vu. Le photographe qui pensait en avoir établi la preuve par l’image trouve, de retour de son excursion nocturne, son atelier vidé de tous ses tirages. Le seul cliché restant, l’agrandissement maximal du détail où apparaissait la silhouette d’un corps masqué par un fourré, est visiblement inexploitable ; confusion abstraite de taches blanches sur fond noir, qu’Antonioni a fait peindre par l’artiste pointilliste Iain Stephenson (Mari, 2018, p. 180‑181). Ce dernier est aussi l’auteur de Still Life Abstraction, la toile abstraite qu’a peinte dans le film Bill, dont l’atelier jouxte celui du photographe (ibid.). Un indice explicite de cette proximité est donné lorsque la voisine compare l’image aux tableaux – non figuratifs – de son compagnon. Il ne reste qu’une zone d’incertitude et d’indécision, ouverte à l’interprétation, mais dont nulle démonstration ne pourra rendre raison. Ce point d’inaboutissement annonce l’échec de toute résolution narrative en forme de dénouement, confirmé par la troisième et dernière scène du parc, au matin, lorsque le photographe constate que le cadavre (apparent) s’est lui aussi volatilisé. Cette mise en défaut du visible prolonge les atmosphères douteuses de l’ensemble du film. On peut en reconstituer le dispositif implacable en examinant les ambiances qui enveloppent les trois scènes du parc : extérieur jour, matin, les prises de vue ; extérieur nuit, la découverte du corps ; extérieur jour, nouveau matin, le constat de son absence.
21Dès la première scène du parc, une branche vient masquer les yeux du photographe, obstruant un instant son regard. Hormis l’évocation littérale de l’aveuglement, cette brève interruption suggère que le regard lui-même peut changer. C’est ce qui se produira après coup, lors du développement des photos dont le noir et blanc fera sortir tout autrement les contrastes, accentuant les postures des protagonistes, les lignes possibles de leur regard, les zones d’ombre et de lumière. Comme l’a vu un critique dès 1967, le passage au noir et blanc au milieu des couleurs plutôt vives de Blow up ouvre la possibilité d’une variation atmosphérique : « Ce n’est qu’une fois l’épisode du parc tiré sur papier en noir et blanc que l’atmosphère paraît assez sinistre pour un meurtre. C’est la matière même de la pellicule qui permet de lever le masque du pittoresque » (Scott, 1967, p. 229).
- 13 Le lieu de tournage est le Maryon Park, dans l’est de Londres et proche de la Tamise, ouvert en 189 (...)
22Comme à son habitude, Antonioni brise l’unité de la représentation ; dès la première des trois scènes du parc, son regard déstabilisant se confronte aux dispositifs visuels du jardin paysager. À sa source pourrait-on dire, à même la topographie remaniée de Londres13. Entre vrai espace public et simulacre de campagne, le parc urbain relève de choix esthétiques et techniques que le cinéma d’Antonioni observe avec une maîtrise subtile, comme pour mieux en déjouer les effets. La conception des jardins anglais et allemands reposait sur un savoir-faire sophistiqué des atmosphères et des points de vue (Böhme, 2018, p. 37‑40). Rompant avec la géométrie de Le Nôtre, les paysagistes anglais se sont distingués par l’art de rendre visible et de masquer, alternativement, les perspectives pour mettre en scène des paysages champêtres, en miniature ; comme des condensés ou des précipités de campagne. Art paradoxal qui entend s’effacer pour mieux faire illusion. Le « jardin paysager » « doit veiller à dissimuler toute intervention de l’art, si coûteuse soit-elle, qui embellit le paysage naturel et donne à l’ensemble l’apparence d’un site naturel » (Repton, 2020, p. 28‑29).
23Les discontinuités introduites par les angles de vue et le montage brisé de Blow up vont à l’encontre de ce travail esthétique du jardinier orienté par une unification du regard. Avec subtilité, Antonioni fait voler en éclats l’ambiance du jardin. Il varie l’échelle des plans, la hauteur des points de vue ; il emploie de fausses caméras subjectives, et désoriente le spectateur par des mouvements de caméra discrets, déjouant les plans fixes et hachant le parcours du photographe. Au lieu de prêter à la contemplation, le silence fait entendre les déclics de l’appareil, au rythme irrégulier et oppressant. Plutôt que d’accompagner le regard du personnage en suivant la direction de son viseur, afin de montrer en caméra subjective les cadres qu’il ajuste (et que révélera plus tard le tirage des photos), la caméra lui fait face. Mais en parallèle, un œil invisible, « objectiviste » (Deleuze, 1985, p. 13‑15), anticipe les mouvements irréguliers du photographe. Il le précède tandis qu’il grimpe une pente en bondissant, franchit un enclos par deux sauts, avant de s’accroupir derrière des troncs pour masquer sa présence au couple qu’il espionne. Sa gesticulation est filmée comme une traque. L’effet de surveillance est redoublé par les variations d’angles et de positions de la caméra, qui semble épier à son tour le chasseur d’images tout en installant des vides, des creux. « À la fois absente et active, disjointe du sujet qu’elle double, la caméra crée un manque à voir » (Roche, 2010, p. 118). La posture du voyeur tend un miroir évident à celle du spectateur du cinéma, qui voit sans être vu ; Antonioni aspire ce lieu commun dans une contre-esthétique du « goût paysager », selon une rupture explicite avec les codes qui assurent la cohérence des expériences visuelles du jardin sur le modèle de la représentation picturale.
24Ces procédés enveloppent les ambiances du parc d’un air de mystère, que Sandro Bernardi met en relation avec les parcs de La Notte et I Vinti (Bernardi, 2006, p. 128‑132). À rebours d’une intrigue policière, l’atmosphère d’incertitude qui émane du lieu ne fait que s’épaissir au cours du film. Après la découverte des photos, leur souvenir, dans l’esprit du personnage comme dans celui du spectateur, est atteint par le doute au point de faire naître une sensation d’oppression voire d’effroi, par rétrospection. La deuxième scène du parc, nocturne, fait l’objet d’un travail esthétique spécifique sur l’ambiance et le point de vue. La découverte du corps devrait fonctionner, dans le récit, comme une vérification de ce que les agrandissements n’avaient pu que suggérer. Venu sans appareil, le photographe s’approche du corps inerte, éclairé par la forte lueur artificielle d’une enseigne lumineuse qui surplombe la ville à proximité de ce recoin du parc. Dans cet effet de clair de lune, tout semble net, irréfutable. Le corps étendu au sol, vêtu d’une veste blanche et sans trace de violence, pourrait être endormi s’il n’avait les yeux ouverts fixement. Mais cette vision effrayante peut-elle apporter la satisfaction d’une élucidation ? Le photographe se penche et semble toucher de la main l’épaule du mort. Les yeux grands ouverts connotent un regard aveugle, privé de vision. Mais l’angle de vue retenu, la position des acteurs, la durée du plan et la lumière bleue d’ambiance introduisent là encore le doute. Au moment décisif, le spectateur ne peut être sûr que la main du photographe a touché le corps en raison d’une perspective distordue, selon un effet de raccourci visuel dû à l’angle de la prise de vue (Francis, 1985, p. 48). Un contact visible aurait contribué à attester sa présence aux yeux du spectateur, restaurant sa foi dans le dispositif photographique. Sauf que le réalisateur choisit d’installer un discret suspens, indécidable, dans cette main tendue. Ce nouveau doute prépare l’ultime scène du parc, durant laquelle on pourra s’interroger rétrospectivement. Le corps allongé et intact était-il celui d’un homme mort ou bien s’agissait-il d’un acteur étendu jouant une fiction, enchâssée elle-même dans une fiction ? Voire d’une illusion du personnage portée à l’écran comme un rêve bergmanien ? Antonioni déjoue le dispositif du drame ; comme le paysage, le récit est mis en échec par un suspens que maintient jusqu’au bout le finale de Blow up.
25Devenu scène potentielle de crime, le parc se métamorphose en lieu d’effacement de toutes les traces de cette même scène. Revenu l’appareil à la main pour fixer la preuve de la présence du mort, le photographe ne trouve à son emplacement qu’une absence totale de traces. Si le doute multiforme qui l’assaille – dans son métier, dans ses attitudes vis-à-vis des autres et de la ville, puis lors du développement des photos, en deux temps – avait pu trouver une forme d’apaisement dans la découverte effective du corps, il souffre cette fois d’une sensation d’incrédulité, d’une perte complète de repères. Pas davantage que la disparition d’Anna dans L’Avventura, littéralement volatilisée, la subtilisation des photos puis du cadavre n’auront le moindre début d’explication. Et le souvenir de ce qui a pu avoir lieu, comme celui d’Anna, eût-il existé sous la forme visible d’autres scènes précédentes du film, finit par s’estomper. La perte est oubliée, perdue à son tour au profit de nouvelles atmosphères au statut incertain : celle de l’idylle entre Sandro et Claudia dans le film de 1960, celle du jeu des mimes sur le court de tennis dans le finale de Blow up, en écho aux premières images du film, où leur agitation ébauchait une ambiance festive. Quant à l’ultime plan, où le photographe s’éteint sans explication dans le champ visuel sans obstacle de la pelouse du parc, il peut rappeler le finale désolé de La Notte où s’estompait le couple désaffecté de Lidia et Giovanni. Il montre surtout, de manière très explicite, une ultime volatilisation. Au terme de son errance et après son bref échange muet avec le jeu des mimes, le personnage est avalé par la surface herbeuse du parc, devenant invisible à son tour. Sorry, no characters… ? Nouvelle énigme associée au lieu dévorateur de ce parc urbain si architecturé, où se rencontrent des ambiances conçues pour surprendre et dérouter, le regard avide, mais impuissant d’un photographe, et celui, acéré, d’un cinéaste attentif aux affects et atmosphères de son temps. La vie se poursuit hors cadre, hors champ, ailleurs, insaisissable ; mais nous, spectateurs, avons vécu une expérience susceptible de changer notre regard.
Le cinéma : démêlement (résultat ?) de toutes les formes de vision, de tous les rythmes et de tous les temps préformés dans les machines actuelles, de telle sorte que tous les problèmes de l’art actuel ne peuvent trouver leur formulation définitive qu’en corrélation avec le film.
(Benjamin, 1989, p. 412)
26Au début du film, le peintre Bill, dont le statut – voisin, colocataire, collègue, ami ou rival amoureux ? – demeure flou, explique au photographe qu’il faut du temps pour qu’une œuvre fasse sens, y compris aux yeux de son auteur. Ce n’est qu’une fois l’œuvre achevée qu’une lecture peut en organiser la cohérence, par un effort d’interprétation : « It’s like finding a clue in a detective story ». Mais le photographe, détective manqué, ne sera capable de conclure aucune intrigue, montrant que l’enjeu du film se joue sur un autre plan que celui des récits. L’étude des atmosphères de Blow up montre que le film prolonge l’exigence d’abstraction, de condensation et de recomposition qui oriente Antonioni.
Mon problème dans Blow up était de recréer la réalité sous une forme abstraite. Je voulais parler du « réel présent » : c’est l’un des éléments essentiels de l’aspect visuel du film puisque l’un de ses thèmes principaux est : voir ou ne pas voir la vraie valeur des choses.
(Antonioni, 2003, p. 312)
27Voir ou ne pas voir, donc, soit ; mais où chercher les critères de « la vraie valeur des choses », et à quoi ressemble ce « réel présent » que le cinéaste voulait capter ou recomposer par la fiction cinématographique ? Cette référence au présent, mise entre guillemets par Antonioni, indique une intention constante de son œuvre : « C’est dans son époque qu’il cherche – plutôt que des réponses – à construire des points de vue, des perspectives inédites, tout à la fois spatiales, morales et, secrètement et subtilement idéologiques » (Païni, 2015b, p. 15). Le présent qui intéresse le cinéaste dans Blow up est celui d’un brouillage des sens et d’une confusion mentale à laquelle les travailleurs esthétiques de l’image participent, mais sur lequel la pratique artistique du cinéma peut construire un point de vue subtil, sans tenir de discours tranché ou univoque. Au cours des années 1960, les atmosphères de la vie quotidienne se trouvaient bien en voie de colonisation par une « économie esthétique » fondée sur l’exploitation industrielle et commerciale des perceptions et des « besoins élémentaires » (Böhme, 2013 ; 2016, p. 73‑74) – comme le dénonçaient alors les tenants de la théorie critique ou les situationnistes. Antonioni ne propose pas une dénonciation, mais une élaboration artistique ; il serait plus proche de la finesse de Perec (1965), voire des sémiotiques de Barthes (1957) ou Eco (1965). Comme Le Désert rouge, Blow up suggère que l’état de disponibilité de ses personnages vis-à-vis des fonctionnements codifiés de la société du spectacle pourrait être à la fois cause et conséquence de leur désorientation. Une cause, parce qu’ils ne semblent animés par aucune foi ni croyance intérieure, ni même guidés d’authentiques désirs et sentiments personnels ; une conséquence, parce que leur situation d’errance psychologique les rend plus vulnérables à l’adoption, sans distance critique, de fonctionnements mimétiques et impersonnels, fondés sur l’illusoire libération de pulsions de consommation.
28Les atmosphères confuses (mais très élaborées) de Blow up tentent ainsi d’initier une réponse esthétique et critique, sous la forme ouverte d’une virtuose « saturation » (Bonfand, 2007, p. 147 sq.), à l’abstraction vague et désordonnée des modes de vie qui tendait à s’imposer dans les sociétés occidentales au cours de cette période de prospérité sans précédent. Sans conclure davantage que le Blowin’ in the Wind de Dylan (1963), Blow up compose un écho attentif au vent de révolte et de scepticisme critique qui anime une partie des jeunes générations. Mais cet écho reste, précisément, une œuvre d’art ; un travail esthétique singulier, depuis le point de vue réflexif et avec la sensibilité personnelle d’un artiste accompli. Zabriskie Point, tourné trois ans plus tard en Californie, prolonge cette tendance critique, mais reste aussi peu conclusif. Comme l’a relevé Barthes dans son hommage au cinéaste : « votre art consiste à toujours laisser la route du sens ouverte, et comme indécise, par scrupule. C’est en quoi vous établissez très précisément la tâche de l’artiste dont notre temps a besoin : ni dogmatique ni insignifiant » (Barthes 2002, p. 901). La maîtrise de cet art de l’œuvre ouverte fait de toute expérience de visionnage de Blow up une leçon de regard, qui n’a guère perdu de sa pertinence à soixante ans de distance.