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2024

Promenade architecturale dans l’histoire des gares ferroviaires

Recension de : Pauline Detavernier (2023). Le marcheur de la gare. Une architecture des corps
Rachel Thomas
Référence(s) :

Detavernier, Pauline (2023). Le marcheur de la gare. Une architecture des corps. Genève : MétisPresses

Texte intégral

1C’est à une promenade historique dans les structures ferroviaires européennes du XIXe siècle à aujourd’hui que nous invite Le marcheur de la gare. Architecte et docteur en architecture, Pauline DETAVERNIER, l’auteure, s’interroge sur le peu de considération faite à la marche dans les réflexions sur les gares ferroviaires, alors même que cette pratique de déplacement porte en elle des enjeux de droit à la mobilité et de droit à la ville (p. 12). Pour mieux comprendre ce phénomène, elle analyse les logiques de gestion des flux mises en œuvre, au cours de l’histoire, par les compagnies ferroviaires et leur traduction dans des dispositifs spatiaux spécifiques. L’ouvrage de 154 pages alterne avec équilibre textes explicatifs, descriptions de plans d’aménagement, images d’époque et récits de voyageurs plus ou moins illustres. Ce sont cependant les gares parisiennes – Saint-Lazare principalement, gares de l’Est, du Nord et Montparnasse parfois – qui occupent la majeure partie des descriptions, sans que l’on sache pourquoi (p. 15). Quelques comparaisons avec l’évolution architecturale et aménagée de gares européennes (Liverpool, Lausanne, Utrecht, Berne) ou nationales (Lille-Flandres, Lyon Part-Dieu, Coulommiers) offrent des parallèles et des contrepoints instructifs aux analyses.

2Mais l’intérêt de l’ouvrage ne réside pas seulement dans cette rétrospective informée. En effet, s’intéresser à l’histoire architecturale des gares ferroviaires, et à leurs politiques de gestion des flux, offre l’opportunité à l’auteure de mettre en lumière des figures particulières de l’individu en mouvement. En proposer une généalogie, « comprendre les enjeux qui leur sont associés et les réponses spatiales apportées » en gare constituerait le véritable enjeu de l’ouvrage (p. 14).

3Six figures de marcheurs sont alors énoncées, chacune d’entre elles occupant les six chapitres centraux du livre. L’entrée est chronologique. Pauline DETAVERNIER retrace d’abord l’histoire du marcheur-voyageur, figure majeure d’une gare occupée par la foule au XIXe siècle, dont il s’agit d’encadrer les entrées et sorties, les temps d’attente et d’accès aux différents quais puis wagons, les modalités de transit des bagages. On y apprend (chapitre 1) l’ambiguïté d’un rapport expérienciel à la machine fait de fascination et de crainte, l’effet des visées hygiénistes et ségrégationnistes sur le cloisonnement strict des espaces, des activités et des voyageurs, l’échec d’un dispositif disciplinaire à endiguer « l’inquiétude agitée » (p. 37) régnant en gare à cette époque. Puis c’est au marcheur-usager qu’est consacré le second chapitre. Figure d’une gare désormais plus ouverte, où la fluidité des circulations n’autorise encore pas encore la libre déambulation, le marcheur-usager est celui que l’on guide à travers l’espace et que l’on éduque au voyage. C’est d’ailleurs en ce début de XXe siècle qu’apparaissent la signalétique en gare et la salle des pas perdus, symbole spatial d’une attente désormais mobile.

4Un tournant dans l’histoire des gares et du cheminement piéton advient au lendemain de la première guerre mondiale, avec la démocratisation de l’accès au train et l’avènement d’une nouvelle catégorie de voyageur : « le navetteur, ou voyageur pendulaire » (p. 67, chapitre 3). À ce marcheur-habitué, qu’incarnera le banlieusard pressé, les compagnies ferroviaires offriront des zones de déambulation plus larges, dimensionnées pour absorber la densité humaine des heures de pointe. Mais elles reviendront à une logique de séparation des flux et à la différenciation des règles d’accès aux trains, seule capable de réguler la tension inégale que connaît l’espace-temps de la gare dans une même journée. Car dans cet espace désormais situé au cœur de la ville et des réseaux de transport, le navetteur croise aussi le voyageur de tourisme, plus présent depuis la promulgation des congés payés, et le citadin traversant le lieu par commodité. Pauline DETAVERNIER montre comment, à la rationalisation nécessaire de l’espace et des temps de déplacement, s’ajoute un nouvel enjeu pour les compagnies ferroviaires : garantir la lisibilité de la gare pour un usager désormais responsabilisé. Si la description de ces évolutions demeure précise et largement documentée, on regrettera qu’elle passe ici sous silence l’expérience usagère, aucun récit de voyageurs ne venant incarner le propos à la différence des précédents chapitres. La remarque vaut également pour les trois dernières figures décrites.

  • 1 On fera mention ici du programme « lieux-mouvements de la ville », soutenu par le PUCA, le PREDIT, (...)

5Le chapitre 4 est consacré au marcheur-particule, qualificatif choisi pour désigner cet élément du flux entre la ville et la gare qu’il s’agit désormais de capter. Espace-temps complexe d’interconnexion entre différents modes de transport, où les commerces et les services désormais foisonnent, la gare - appréhendée dès le début des années quatre-vingt-dix en tant que « lieu-mouvement »1 - se doit d’être attractive, lisible et confortable à la marche. Plusieurs retours en arrière historiques rendent compte des évolutions technologiques qui ont accompagné ces nouvelles manières de penser et d’aménager l’espace-temps ferroviaire. Le détour par l’histoire de l’implantation des ascenseurs, des escalators ou des trottoirs-roulants est à ce titre particulièrement instructif. On y apprend, entre autres, qu’ils ont été les premiers dispositifs de ce que l’on appelle communément aujourd’hui « la marche augmentée » et qu’ils ont participé, à l’époque, à l’apparition de comportements inédits : laisser filer une marche entre soi et autrui pour préserver sa « zone de confort », créer des files séparées selon la vitesse de déplacement des passants, préférer la stagnation à la montée des marches… Pauline DETAVERNIER décrit aussi les formes de scénarisation du visible mises en œuvre à cette époque, en particulier le rôle du traitement de la lumière artificielle dans la gestion des seuils ou encore celui des jeux de transparence des matériaux. Le lecteur avisé retrouvera dans ce chapitre la référence aux réflexions initiées à l’époque par Georges Amar, dans le cadre de ses travaux pour l’Unité Prospective de la RATP. Une discussion sur la notion d’adhérence (Amar, 1993) utilisée par le chercheur pour décrire « le degré et le mode d’inscription urbaine » des différents types de mouvements aurait sans doute permis de mieux documenter les changements de regard sur la marche. De la même manière, on rappellera ici, à titre de complément de lecture, les travaux d’Isaac Joseph - en particulier ceux sur la « Gare du Nord » (1995) et ceux sur les « Villes en gare » (1999) - qui ont participé à l’histoire des gares en ville et qui ont montré comment les gares peuvent être également pensées comme des espaces de ressources et d’épreuves pour des usagers compétents.

  • 2 Le paternalisme libertarien a été conceptualisé par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass (...)

6L’ouvrage se clôt sur deux figures - celle du marcheur-client et celle du marcheur-subjectif - toutes deux révélatrices d’un « paternalisme libertarien » (p. 130)2 inquiétant, soumettant les usagers au risque d’une économie comportementale plus apte à orienter implicitement leurs conduites et leurs choix qu’à développer leurs compétences.

7À la lecture du titre de l’ouvrage, on pourra bien sûr s’étonner de l’usage du singulier pour parler de ce marcheur de la gare. Pauline DETAVERNIER contourne l’objection en indiquant très vite que ces six figures de marcheur ne se substituent pas les unes aux autres, mais, à l’inverse, qu’elles se complètent, voire se combinent entre elles. Nous la suivons dans cet argument, apte à révéler toute la complexité des manières de marcher et de se comporter dans l’espace-temps d’un parcours urbain. Ces corps, le sous-titre de l’ouvrage - une architecture des corps - nous faisait la promesse implicite de les décrypter dans leurs postures, dans leurs gestes, dans leurs rythmes, dans leurs modes d’attention à ces espace-temps de la gare… Si quelques parties de l’ouvrage s’y essaient - en particulier pages 148 et suivantes - la promesse n’est ici pas totalement tenue, le regard de l’architecte l’emportant sur l’attention à cette glose corporelle dont faisait mention Erving Goffman (1963, 1973). Mais sans doute des perspectives s’ouvrent-elles et viendront-elles compléter des travaux existants sur l’expérience en gare (Masson, 2009, 2012 ; Largier, 2010 ; Hennion, 2012 ; Boumoud & Gwiazdzinski, 2018), dont Pauline DETAVERNIER nous rappelle ici qu’elle « intéresse les décideurs et concepteurs » (p. 149).

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Bibliographie

Amar, Georges. 1993. Pour une écologie urbaine des transports. Les annales de la recherche urbaine, n° 59-60, p. 141-151.

Boumoud, Hakim ; Gwiazdzinski, Luc. 2018. L’analyse vidéo au service du wayfinding dans les environnements complexes, Netcom [en ligne]. Disponible sur : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/netcom/2829 (consulté le 6 février 2024).

Goffman, Erving. 1963. Behavior in Public Places: Notes on the Social Organization of Gatherings. New York : The Free Press.

Goffman, Erving. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public. Paris : Les Éditions de Minuit.

Hennion, Antoine. 2012. La gare en action. Hautes turbulences et attentions basses. Communications [en ligne]. Disponible sur : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/commu.090.0175 (consulté le 6 février 2024).

Joseph, Isaac. 1995. Gare du Nord : mode d’emploi. Programme de recherches concertées, Plan urbain-RATP-SNCF. Paris : Recherches Éditions.

Joseph, Isaac. 1999. Villes en gare. Paris : Éditions de l’Aube.

Largier, Alexandre. 2010. Quelques figures d’usagers de la SNCF. Informations sociales, n° 158, p. 122‑129

Masson, Damien. 2009. La perception embarquée : analyse sensible des voyages urbains. Thèse de doctorat en urbanisme. Grenoble : Université Pierre Mendès-France.

Masson, Damien. 2012. Expériences sensibles de la mobilité urbaine. Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine [en ligne]. Disponible sur : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crau/563 (consulté le 6 février 2024).

Thaler, Richard ; Sunstein, Cass. 2008. Nudge. Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness. New Haven: Yale University Press.

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Notes

1 On fera mention ici du programme « lieux-mouvements de la ville », soutenu par le PUCA, le PREDIT, la RATP et la SNCF entre 1994 et 1997, qui a largement contribué à renouveler les manières d’appréhender à la fois les espaces d’interconnexion modale et les logiques du flux.

2 Le paternalisme libertarien a été conceptualisé par l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein dans leur ouvrage Nudge. Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness paru en 2008 (New Haven, Yale University Press).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rachel Thomas, « Promenade architecturale dans l’histoire des gares ferroviaires »Ambiances [En ligne], Comptes-rendus, mis en ligne le 31 octobre 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ambiances/4942 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12lq6

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Auteur

Rachel Thomas

Rachel THOMAS est sociologue de formation et titulaire d’une HDR en sciences humaines et en aménagement. Directrice de recherche au CNRS, elle dirige actuellement le laboratoire Ambiances, Architectures, Urbanités (https://aau.archi.fr). Après une série de travaux sur la marche en ville, elle s’interroge sur les enjeux sociétaux de la transformation des ambiances urbaines, ouvrant une réflexion sur leur dimension critique et politique.

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