Navigation – Plan du site

AccueilDossiers thématiques9Introduction : Migration d’ambian...

Introduction : Migration d’ambiances et expériences habitantes

Anne Bossé et Ariane Wilson

Texte intégral

  • 1 S’il n’est pas possible de séparer une ambiance de son contexte spatial et matériel, il nous semble (...)

1Est-ce paradoxal de vouloir enquêter à partir des ambiances sur le sentiment de chez-soi dans des contextes de migrations ? Les qualités labile, fluctuante, plastique des ambiances empêchent-elles de penser des notions comme l’ancrage ou l’appartenance, lestées, elles, au contraire, d’un pouvoir de structuration sur l’individu, sa communauté ? Les individus en migrations quittent leur pays, et cette absence est souvent analysée comme fondatrice de l’enjeu du maintien de soi (et du récit de soi) dans le(s) nouveau(x) contexte(s) d’installation (Breviglieri, 2010). Ce devenir éloigné pour ces individus est traduit par la formulation du « refaire chez soi au loin », et la familiarité, l’attachement, l’identité culturelle sont les dimensions habituellement investiguées du sentiment de chez-soi. En quoi la fabrication d’ambiances et les cultures matérielles1 y contribuent-elles ? Se sentir installé dépend-il d’une forte appropriation matérielle des lieux, ou habite-t-on par les ambiances, en reconduisant des ambiances vécues ? L’entrée par les ambiances et leur rapport aux cultures matérielles ne permettent-ils pas de faire évoluer les questionnements sur les parcours de vie en migrations, sur les et les nous du chez-soi et sur les expériences et territoires qui les composent ?

2Ce dossier thématique de la revue Ambiances avait pour volonté initiale de documenter les processus par lesquels les espaces urbains et architecturaux évoluent, se transforment, se renouvellent lorsque des pratiques spatiales de migrants s’y inscrivent à long terme, et comment les migrations contribuent activement à façonner les lieux, les typologies architecturales, les ambiances de la ville globalisée (Guggenheim, Södreström, 2010). Depuis notre perspective de la recherche architecturale et urbaine et de la pédagogie du projet (Bossé, Wilson, 2022), nous nous intéressions aux ambiances en tant qu’expression de phénomènes d’hybridation ou de créolisation. Nous souhaitions questionner le rôle que peuvent jouer les ambiances pour définir les qualités d’une installation entre plusieurs cultures telles qu’elles s’expriment matériellement dans les espaces urbains et architecturaux. En souhaitant observer de près les négociations, arrangements, compromis, tactiques, bricolages, appropriations et réinterprétations qui permettent aux personnes migrantes de transformer les ambiances et configurations matérielles locales, nous faisions l’hypothèse qu’il s’agissait de sonder le degré d’hospitalité ; cette agentivité des migrants dans des processus de transferts et de croisements mettant à mal l’idéologie unidirectionnelle de l’intégration. Peut-on parler de migration d’ambiances lorsque des individus ou groupes s’établissent dans un contexte étranger et reconstituent, inventent, des ambiances par des aménagements matériels, des configurations spatiales, des rituels affectifs quotidiens ? Y a-t-il des ambiances urbaines et architecturales que l’on peut qualifier comme étant migratoires parce qu’elles traduiraient la condition transnationale et transculturelle de personnes migrantes ? Si c’est le cas, en quoi l’étude de ces ambiances et leur rapport avec les cultures matérielles contribue-t-elle à penser autrement les expériences habitantes ici et ailleurs ?

Faire chez-soi : ambiances et cultures matérielles de l’expérience migratoire

3Le processus éditorial a conduit à centrer ces questions sur les espaces domestiques et la notion de chez-soi, traduction incommode des termes home ou homeliness employés par les auteurs et autrices, aux connotations plus conviviales, moins possessives et individualistes. Observant le transnational opérer dans l’intimité des logements, du domicile et de ses rapports à la ville, les quatre articles du dossier ouvrent ces interrogations à des cas contrastés de migrations, loin de tout archétype du migrant. Les migrants peuvent être installés de longue date (cf. infra Pinel & Lacroix), parfois davantage minorité ethnique que migrant lorsqu’ils détiennent la citoyenneté et sont nés dans le pays d’installation de leurs parents (cf. infra Pallesen), ou avoir été amenés plus récemment à résider en France (cf. infra Ali-oualla), pour certains dans des situations clandestines (cf. infra Sauvineau). Ils peuvent être propriétaires, d’une maison ou de plusieurs, loger seuls six mois de l’année dans un foyer et six mois au pays d’origine, ou encore squatter et partager des espaces communs. La variété de parcours, de conditions économiques et sociales, de raisons des projets de migration, de pays concernés (même si trois textes impliquent la France) offre, par leur mise en comparaison, des perspectives différentes sur l’expérience habitante en situation migratoire.

4En interrogeant ce qui fait le chez-soi dans l’expérience migratoire à partir des ambiances et des cultures matérielles, le dossier invite à prendre en considération les multiples formes d’attachements (Latour, 2000) à des lieux de vie, qui conduisent les individus ou les communautés à doter ces lieux de qualités pratiques, symboliques et affectives, afin de déployer des manières d’habiter et de transiter tout à la fois. Il devient possible d’envisager une pluralité de rapports au chez-soi, et surtout de prendre en compte la diversité des sources de ces attachements : objets, ambiances, êtres, techniques, gestes… Cela permet d’insister sur ce qui constitue l’expérience du « se sentir chez soi », ce qui lui donne de la consistance ou la met en mouvement, dans quel contexte et par quoi. Par exemple, si se référer à la culture du pays d’origine ou à un lieu reste une dimension essentielle de l’expérience migratoire, comme semblent l’indiquer les articles de ce dossier, elle peut passer par l’imaginaire, le support matériel, le faire ou littéralement le maintien de deux résidences. Jordan Pinel et Thomas Lacroix détaillent les ressorts d’un habiter multi-situé et comment il participe d’un vécu positif d’une migration initialement subie. Pour autant, les migrants n’investissent pas toujours les lieux du pays d’accueil de l’intention d’en faire un chez-soi. C’est le cas de vétérans marocains birésidentiels par obligation juridique venus déjà âgés à Bordeaux, logés en résidences sociales, comme le développe Myriame Ali-oualla dans ce dossier. Enfin, la condition migratoire met aussi en avant la fragilité et la vulnérabilité de la possible expérience habitante et du sentiment « plein » de chez-soi. Cecil Marie Schou Pallesen détaille l’appartenance instable à leur foyer d’un couple d’Indiens en Tanzanie, et Jérémy Sauvineau montre comment un lieu a priori transitoire, une ZAD, peut assurer un ancrage même incertain à des migrants Touaregs qui vivent une ressemblance entre la ZAD et le désert du Téneré.

5Dans ces différentes configurations où se détermine le sentiment de chez-soi, de quel pouvoir peut-on doter les ambiances ? Peut-on penser par exemple que le sentiment d’installation, vécu au travers des facteurs de confort et de sécurité est plus pertinent à analyser que le sentiment d’appartenance ? Entre sentiment de familiarité, d’étrangeté ou de croisements, les ambiances ancrent et transportent à la fois. Elles ont une puissance ubiquitaire de convoquer un ailleurs, voire une puissance d’entremêlement des ailleurs et des ici. Dans le contexte de conditions migratoires, leur capacité à territorialiser et déterritorialiser (Deleuze, Guattari, 1980) devient particulièrement signifiante : au-delà du fait que les phénomènes immatériels comme le son transgressent les limites matérielles des murs, dérangeant l’idée que le foyer est ce qui est enclos et protège des intrusions de l’extérieur, les ambiances brouillent les associations a priori incompatibles faites entre chez-soi et territoire et entre personnes déplacées et perte de territoire. En traversant les corps, en suscitant des émotions collectives partagées entre migrants d’un même pays d’origine, les ambiances provoquent des espace-temps devenus temporairement familiers, un tissu social valant chez-soi, que ce soit au domicile ou à l’extérieur. Ainsi les fêtes comme un concert de blues (cf. infra Sauvineau), ou les rencontres dans les espaces publics (cf. infra Ali-oualla) sont qualifiées de vitales pour être ici. Le sentiment de chez-soi serait alors une relation à l’autre qui permet de faire micro-collectif, collectif ou communauté (nationale, ethnique, villageoise, religieuse) et peut se jouer aussi par transport de l’imaginaire dans des lieux physiques et moments séparés, forgeant des cospatialités à la manière de communautés imaginées (Anderson, 1983). Pour autant, adopter le prisme des ambiances insiste sur le caractère sensible, incarné et situé de l’expérience habitante, renforçant peut-être aussi la conception des ambiances comme « enveloppes, au croisement du matériel et de l’immatériel, du corporel et du technologique » (Siret, Thibaud, 2012, p. 15).

6Comment cette interrogation des ambiances infléchit-elle l’accent mis sur les cultures matérielles et leurs objets en tant que médiateurs des déplacements et installations transnationaux ? Les objets, en ce qu’ils sollicitent un engagement sensoriel, suscitent et s’imprègnent d’émotions, d’affects et de mémoire, provoquent l’attachement, portent des narrations, permettent de raconter l’expérience habitante quotidienne. Conçus, fabriqués, utilisés, consommés, déplacés, posés ils définissent aussi les relations sociales, sous-tendent l’expressivité culturelle et l’émergence d’identités (Miller, 1998). Dans l’expérience migratoire tout particulièrement, comment permettent-ils d’exprimer la part culturelle du sentiment de chez-soi ? La condition migratoire exacerbe-t-elle la nécessité d’investir les objets et les gestes qu’ils induisent d’une signification culturelle, en ce qu’ils mettent en relation et association avec des familiarités matérielles et spatiales éloignées ? Ou au contraire, comme dans les cas de « sur-mobilité », des attitudes « minimalistes » (cf. infra Ali-oualla) démontrent-t-elles un détachement de la valeur des choses matérielles ?

7Alors que les études migratoires ont longtemps suivi le parcours d’objets transportés - ethniques ou personnels, symboles d’identité ou d’arrachements – en tant que référents immuables au pouvoir presque fétiche, l’approche des cultures matérielles attachée aux biographies d’objets pointe plutôt leur transformation lorsqu’ils se déplacent entre différents régimes de valeur (Kopytoff, 1983), comme lorsqu’un « objet diasporique » marqueur d’attachement devient celui du détachement et de rapports changeants au sentiment du foyer (Svašek, 2012 ; Pechurina 2020). L’attention portée aux ambiances empêche plus encore de réduire les objets au statut de symboles et permet plutôt de saisir leur nature extatique (Böhme, 2017) : en modifiant la coprésence d’autres lieux, personnes et choses, ils donneraient ainsi forme aux ressentis de l’expérience habitante migrante. Illustrant ces diverses perspectives, la marocanité de Marocains bi-résidentiels telle que l’analysent Pinel et Lacroix s’opère par la mise en scène d’objets-signes, par exemple le salon marocain, alors que l’indianité d’une famille d’origine indienne en Tanzanie s’affirme, selon Pallesen, par une réappropriation de la maison où ils vivent sans en être plus propriétaires, grâce au son de la machine à coudre, aux odeurs de la cuisine, au bruissement dans le vent d’une décoration.

8Les objets permettent en effet de performer une identité ou une culture dite minoritaire dans le pays d’installation. Il suffit parfois d’avoir accès à un instrument de musique pour que l’activité de manier cet objet de manière singulière et en collectif, dans son effectuation même, instaure une ambiance d’ailleurs (infra cf. Sauvineau). Parfois, c’est de rehausser l’usage par une ambiance volontairement créée qui actualise la force évocatrice d’un artefact transplanté et transmis, comme lorsqu’une femme s’enveloppe de chansons hindies diffusées depuis son lecteur CD, pendant qu’elle mout des pois-chiche avec le pilon apporté d’Inde par sa mère lors de sa migration en Tanzanie dans les années 1920. Les objets et les ambiances confèrent l’agentivité de fabriquer des assemblages faits de subtiles imbrications en gigogne d’appartenances culturelles. Le pilon en question sert à préparer des recettes du Gujarat avec des ingrédients tanzaniens. La femme les a sélectionnés avec le soin de ne pas laisser n’importe quel produit entrer chez elle, l’un des seuils nécessaires pour ne pas « perdre sa culture », dans cette même maison où par ailleurs est affiché un certificat de citoyenneté de ses beaux-parents ou encore une pancarte faite-main par son mari d’une devise de l’actuel Président tanzanien (infra cf. Pallesen).

9Aux conditions d’un se sentir chez-soi d’une vie en migration s’ajoute donc la possibilité, par une orchestration atmosphérique des lieux et de leurs objets (Bille, 2020), d’incarner, d’exprimer ou de performer une condition hybride, un univers composite, une situation ambiguë, plutôt qu’une identité originelle déplacée, regrettée, perdue. Les objets « des origines » non seulement se déforment à la rencontre d’un nouveau contexte matériel ou technique et s’agencent en de nouvelles configurations spatiales, mais sont aussi transmutés par les nouvelles ambiances émotionnelles ou atmosphériques : lumière, climat, acoustique changent la présence ambientielle d’un objet familier de là-bas, phénomènes qu’il est aussi possible de moduler ou de modérer par des dispositifs physiques, des stores ou une lampe à ghee par exemple. Réciproquement, les objets ont la capacité de transformer les situations trouvées ou imposées, parfois même par moments fugaces, comme lorsqu’un tapis déployé le temps d’une prière sanctifie une chambre neutre de résidence sociale. Les textes du dossier montrent aussi comment le pouvoir des objets ou des ambiances oblige les administrateurs à les prendre en compte, en modifiant le contexte, en ajustant les règles, parfois aussi en effaçant les expressions matérielles d’appartenance ou restreignant la possibilité de reconstituer des ambiances familières. Dans un cas, la nécessité d’adapter des logements aux besoins matériels d’un groupe de migrants plus âgés informe un mouvement plus général de révision des conditions de logement par un bailleur social (infra cf. Ali-oualla), alors que dans un autre, la société nationale de logement recouvre d’une peinture uniforme les enseignes des maisons des Indiens de Moshi, et le béton émietté des murs exprime sa négligence envers eux (infra cf. Pallesen). Objets et ambiances orchestrent ainsi accords, compromis, négociations et tensions à la rencontre de conceptions diverses du chez-soi, de protection et d’hospitalité, dans l’intimité des logements comme vers l’extérieur. Les ambiances migratoires seraient celles par lesquelles les qualités matérielles et les interactions avec les objets, familiers ou étrangers, assument une pluralité de sens transculturels - ou permettent de s’en échapper.

Parcourir les contributions

10Myriame Ali-oualla restitue une enquête menée auprès d’anciens combattants marocains de l’armée française résidant en France, âgés aujourd’hui de quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans. Ces vétérans tendent à être assimilés aux travailleurs marocains arrivés en France dans les années 1960. Pourtant, venus au milieu des années 1990, ils semblent singuliers au sein du monde migrant. Ces vétérans doivent résider en France six mois sur douze afin de toucher leur pension. L’autrice s’attache à analyser comment, dans ces conditions de « sur-mobilité » et de « territorialité fragmentée », ils se façonnent un sentiment de chez eux. Entre l’empreinte biographique laissée par une vie militaire faite de nombreux mouvements et discontinuités territoriales, et une arrivée à un âge déjà avancé dans un pays peu connu (ils n’ont jamais habité en France), ils éprouveraient plutôt en France comme une vie a minima, sans désir d’installation, sachant la longue durée impossible. Par son enquête, Myriame Ali-oualla démontre que l’absence ou la surabondance d’objets sont les deux faces d’un même sentiment de se sentir invité provisoire (a guest). Par son approche entre dimension symbolique et pragmatique des objets intérieurs (on pense à la valise toujours visible, signe ostensible d’être perpétuellement sur le départ ou résultante d’une surface de logement très minimale et contrainte…), l’autrice nous rappelle que le chez-soi dépend surtout des liens et du confort des temps d’entre‑soi.

11Le texte de Jordan Pinel et Thomas Lacroix nous conduit également auprès de marocains âgés vivant entre deux pays, condition cette fois choisie par des couples retraités depuis plusieurs années, propriétaires de deux logements, un en France où ils ont vécu leur vie active, et un au Maroc qu’ils occupent à leur gré durant l’année. Les auteurs développent une approche sur le transnationalisme domestique. Il s’agit en effet d’étudier le transnational par le logement et non par ce qui circule dans l’entre deux, mais aussi de poursuivre des travaux sur le logement en contexte migratoire, encore parfois divisé entre le logement de l’immigré au pays d’installation et le logement de l’émigré au pays natal. Ici, étudier à la fois leur logement en France et celui au Maroc, c’est appuyer l’hypothèse d’un même espace domestique transnational : l’un ne pourrait se comprendre sans l’autre. Cette perspective s’appuie sur une conception des migrants comme « humains pluriels » (les auteurs reprenant le concept de Bernard Lahire) agissant et se positionnant sur plusieurs espaces distants de manière simultanée. En étudiant principalement certaines configurations spatiales des logements ou la mise en scène d’objets, les auteurs cherchent à montrer comment l’ici et l’ailleurs s’enchâssent, se co-définissent. Produire l’espace domestique migrant, c’est habiter un espace qui n’est plus l’un sans l’autre, habiter un nouvel espace multi-situé augmentant l’habiter ici et l’habiter là‑bas.

12Installés eux aussi dans une maison au confort matériel et, pourrait-on dire, établis économiquement, les Indiens de Tanzanie dont l’anthropologue Cecil Marie Schou Pallesen a partagé des fragments de quotidien dans la ville de Moshi ont connu un changement dans leur position d’immigré qui déséquilibre une stabilité de longue date. Ils ont été propriétaires de leur maison et de leurs commerces dans un contexte colonial qui accordait à leur groupe ethnique un statut socio-économique perdu lors de la collectivisation des biens dans les années 1970, à la suite de l’Indépendance. Ces familles indiennes continuent à vivre dans les maisons qu’ont construites leurs aïeuls – le cadre matériel d’un chez-soi – sans en être plus propriétaires. Pallesen met en évidence l’ambiguïté du sentiment d’appartenir et en même temps de ne pas appartenir à un lieu. Le couple qui l’accueille, en lutte pour recouvrir la propriété de sa maison, oscille en permanence entre un sentiment de sécurité et un sentiment de menace. L’intérieur serait le lieu de la sécurité si l’extérieur, lieu de l’inquiétude, n’infiltrait pas le foyer, qui malgré les portes, les verrous et les grilles est perméable aux ambiances d’un environnement qui leur semble hostile. Le chez-soi n’est pas que réconfort et apaisement, vitalité et familiarité, il peut aussi être fait d’anxiété et d’étrangeté, de gravité et d’absence. Parallèlement à la lutte politique pour la restitution de la propriété se joue une « politique intime » de fabrication d’un sentiment d’appartenance. La vieille femme œuvre à entretenir les valeurs de ce qu’un chez-soi devrait être, par des gestes qui incorporent ces valeurs dans l’expérience sensorielle : cuisiner, allumer de l’encens, diffuser des sons est une manière de remplir les espaces et les corps de chez-soi, de réactiver chaque jour un rappel de qui l’on est. L’ambiance de la maison est donc celle des émotions des habitants dans leur condition de groupe minoritaire dépossédés de leurs biens. L’article met en avant la notion d’atmosphères en tant que phénomène affectif engagé avec le matériel, le langage, l’expression : l’espace de la diffusion d’émotions partagées. Le chez-soi, ou son sentiment, serait alors l’espace clos au sein duquel sont cultivées les émotions.

13Plus loin d’une situation qui permettrait d’envisager une, voire une double résidence comme dans les trois textes précédents, les migrants dans la situation enquêtée par Jérémy Sauvineau sont des réfugiés, des demandeurs d’asile, pour qui il est a priori hors de propos de s’installer dans une durée, de pouvoir et vouloir faire sien un lieu. Il est pourtant question dans ce texte d’une installation, celle des Touaregs à la ZAD d’une ville renommée Autreville par l’auteur. Dans cette réflexion sur la précarité de l’habiter, en filiation forte avec Marc Breviglieri notamment, le texte interroge la cocréation d’ambiances. L’ancrage est ici pragmatiste, et l’auteur s’attache à expliquer le processus et les conditions de possibilités de cette situation, en s’attardant sur les effets pour eux et sur les autres habitants zadistes. Tout d’abord la ZAD est un refuge, et les migrants y partagent avec les Zadistes cette possibilité de se sentir protégé de l’interpellation, du contrôle policier, de la violence de la ville. L’offre est faite à quelques migrants de séjourner à la ZAD après la fermeture de squats qu’ils occupaient. Étant donné la configuration du lieu, tant l’espace disponible que la possibilité d’y intervenir - pour bricoler une pièce ou rénover modestement une grange - la ZAD et ses ambiances « alternatives » permettent aux Touaregs d’agir, de choisir de se retrouver ou non, de dormir entre compatriotes. Ces attachements retrouvés sont le médium pour la production de nouvelles ambiances au sein de la ZAD nous dit l’auteur. Les ambiances, dans ce texte, sont à la fois de l’ordre d’une reconquête et d’une reconstruction. En accédant (par l’espace matériel transformé, par l’accueil et le laisser-faire des zadistes) à des manières de vivre plus en communauté, les Touaregs tissent une continuité entre là-bas et ici. À l’occasion de leurs concerts de blues, ils reconstruisent le désert touareg ici et maintenant et performent une « targuité » ressourçante. Aborder les ambiances, c’est alors questionner concrètement comment se fabriquent des attachements qui favorisent la confiance, le respect, les « congruences » d’une Afrique fantasmée et d’une friche urbaine.

  • 2 Et par-delà l’existence, dans la mort, comme nous l’avons déjà travaillé (Bossé, Pasquier, 2018).

14Qu’ils soient issus de géographe, d’architecte, d’anthropologue, de sociologue, les quatre textes de ce dossier font entrer avec et par les ambiances dans la dimension intime des attachements transnationaux. La présence de descriptions sensorielles, de photographies, de plans, et de croquis dans chacun des textes montre que les auteurs et autrices se sont imprégnés, ont cherché à faire de leur présence une manière de se laisser traverser (Gaudin, Le Calvé, 2018) par les épaisseurs sensibles et émotionnelles des moments et des lieux. Ces textes mettent en évidence qu’on habite ici et ailleurs, par intermittence, par saisissement, le temps d’un repas, dans le regard porté sur la photographie accrochée au mur, par le son d’une guitare… L’expérience habitante sous condition migrante ou transnationale partage ainsi les mêmes modalités que toutes (autres) expériences habitantes. Le quotidien ordinaire du chez-soi est peut-être toujours fait à la fois de présent et d’ailleurs, d’instantané et de passé. Le chez-soi est peut-être toujours un lieu multi-situé, enchaîné, enchâssé ; la condition migrante le révèle cependant avec plus d’acuité (du fait notamment d’être en prise avec de multiples frontières). Elle suggère combien savoir relier des lieux au fil de son existence2 est vital pour habiter et trouver une place, et combien ce savoir implique de percevoir, fabriquer et moduler les ambiances qui actualisent continuellement le contexte matériel et spatial en l’investissant de sens. Aussi, la portée de cette attention aux ambiances migratoires et hybridées nous semble être politique. Elle appelle à mieux saisir les empêchements aux attachements culturels, les cultures en collision dans les espaces urbains contemporains. Nous invitons en cela à élargir ces investigations en dehors des domiciles, sur les places publiques où se posent des questions de visibilité aux temps de la quotidienneté, du rassemblement ou des festivités, dans des lieux aux nouveaux programmes et typologies pour accueillir les activités d’une communauté, dans des lieux de culte parfois partagés, dans ceux du soin du corps…

Remerciements
Les coordinatrices de ce dossier tiennent à remercier leur collègue Anna Marijke Weber (RWTH Aachen University) pour avoir participé à l’initier.

Haut de page

Bibliographie

Anderson Benedict, 1991. Imagined Communities, Reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso

Böhme, Gernot, 2017. The Aesthetics of Atmospheres (ed. Jean-Paul Thibaud), London, Routledge.

Bossé, Anne, Wilson, Ariane, 2022, « Les diasporas en projets : spatialités et matérialités. Un enseignement de projet de master 1 et 2 à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais ». In : Borghi R. et Coutois S. de (dir.). Les écoles d’architecture et de paysage dans leur territoire. Actes des journées d’études du 3e séminaire « Ville, territoire, paysage » (organisé les 13 et 14 juin 2019), LéaV / ENSA Versailles, mis en ligne le 1er février 2022, p. 79‑92

Bossé, Anne, Pasquier, Elisabeth, 2018. « Suivre les morts dans leurs migrations : enquêter depuis le transnational », in Bossé A, Carlut C., Chérel E., et. al., Penser depuis la frontière. Expérimentations méthodologiques et épistémologiques entre art et sciences humaines, Dis Voir, p. 46‑63.

Bille, Mikkel, 2020. « Dans la lumière des foyers bédouins ». Anthropologie et Sociétés, vol. 44, n° 1, p. 95‑116.

Breviglieri, Marc, 2010. « De la cohésion de vie du migrant : déplacement migratoire et orientation existentielle », Revue européenne des migrations internationales, vol. 23, n° 2, mis en ligne le 01 septembre 2013. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/remi/5137https://doi/org/10.4000/remi.5137

Deleuze Gilles, Guattari Félix, 1980, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit.

Gaudin, Olivier, Le Calvé, Maxime, 2018. « La traversée des ambiances. Regards sur les atmosphères en sciences sociales ». In: Communications, 102. Exercices d’ambiances. Présences, enquêtes, écritures. p. 5‑23, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/commu.102.0005

Guggenheim Michael, Södeström Ola (2010), Re-shaping Cities. How Global Mobility Transforms Architecture and Urban Form, Routledge

Kopytoff, Igor, 1986, « The Cultural Biography of Things: Commoditization as Process “. In : Appadurai, Arjun (ed.), The Social Life of Things, Cambridge, Cambridge University Press, p. 64‑91.

Latour, Bruno, 2000. « Factures/fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement ». In : Micoud, Peroni (dir.), Ce qui nous relie, Editions de l’Aube, La Tour d’Aigues, p. 189‑208.

Miller, Daniel (dir.), 1998. Material Cultures: Why Some Things Matter. Chicago, University of Chicago Press.

Pechurina, Anna, 2020. « Researching Identities through Material Possessions. The Case of Diasporic Objects ». Current Sociology, vol. 68, n° 5, p. 669‑683.

Siret, Daniel, Thibaud, Jean-Paul, 2012. Embedding ambiance in action. Ambiances in action / Ambiances en acte(s) - International Congress on Ambiances, Montreal 2012, Sep 2012, Montreal, Canada. p. 7‑12.

Svašek, Maruska, 2012, Moving Subjects, Moving Objects: Transnationalism, Cultural Production and Emotions. New York, Bergbahn Books.

Haut de page

Notes

1 S’il n’est pas possible de séparer une ambiance de son contexte spatial et matériel, il nous semble important ici de nommer tant ambiances que cultures matérielles pour insister sur le fait que notre réflexion s’intéresse particulièrement à comment elles se co-fabriquent.

2 Et par-delà l’existence, dans la mort, comme nous l’avons déjà travaillé (Bossé, Pasquier, 2018).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Bossé et Ariane Wilson, « Introduction : Migration d’ambiances et expériences habitantes »Ambiances [En ligne], 9 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ambiances/4778 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ambiances.4778

Haut de page

Auteurs

Anne Bossé

Anne Bossé est architecte, docteure en géographie. Maitre de conférence à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, ses travaux de recherche portent sur les transformations contemporaines des espaces publics, sur les rapports entre changement urbain et architectural et migrations, et sur la pédagogie du projet par l’enquête.

Articles du même auteur

Ariane Wilson

Ariane Wilson est architecte et historienne de formation, maître de conférences à l’Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais.

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search