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Quand l’air reprend son souffle

Atmosphères esthétiques et écosystèmes des concepts dans le théâtre de Philippe Quesne
When the air catches its breath: Aesthetic atmospheres and conceptual ecosystems in the work of Philippe Quesne
Zoé Brioude

Résumés

Sur le plateau de Philippe Quesne, hiérarchies humaines et linéarité de l’action sont déstructurées : l’anthropocentrisme ne règne plus et le monde scénographié existe pour lui-même. Les choses et les corps peuvent libérer des extases, pour former ce que Böhme a appelé des atmosphères esthétiques. Ni objectives, ni subjectives, elles brouillent les frontières entre sujets et objets, actants et actés, et ouvrent à un nouveau matérialisme qui prend résolument le parti de la matière, contre le matérialisme économique anthropocentré, dans le contexte de la crise écologique. Dans cette ontologie reconfigurée, les personnages d’idiots tout à fait rossetiens qui peuplent le Vivarium Studio empruntent à l’air, élément favori de Philippe Quesne, l’allégresse qui leur permet d’approcher au plus près le réel et sa vérité tragique : il n’y a et n’y aura que cela, le réel. Un auteur de science-fiction donne le ton : « Le futur qui nous attend est celui que nous créons. Vous feriez mieux d’y croire. ». Le compromis paradoxal entre approche métaphysique et approche matérialiste du réel, que nous nommons « métaphysique du sensible », est le symptôme d’un art qui a renoncé à la transcendance et se met au diapason du crépuscule pour lutter contre la fin du monde en douceur.

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Texte intégral

De l’abolition des cadres de la représentation à la construction d’une nouvelle perception de l’environnement

1Scénographe de formation, Philippe Quesne conçoit avec sa compagnie, le Vivarium Studio, des spectacles qui recréent des milieux habitables ou sujets à une colonisation la plupart du temps humaine. L’action principale réside dans l’interaction des acteurs-personnages avec leur environnement. Ainsi, par exemple, L’Effet de Serge (2007), présente une pièce d’appartement très vaguement aménagée, habitée par un homme passionné par les effets spéciaux bricolés qui transforme son lieu de vie en laboratoire, en salle de spectacle, puis de réception. Ainsi en est-il également de Swamp Club, résidence d’artistes au milieu d’un marais reconstitué avec de fausses herbes, une statue de héron, une fausse mare. Et une vraie grotte, d’où sort une taupe géante vaguement angoissante. La démarche de Quesne est de créer des atmosphères, d’abord dans le sens d’environnements, de vivariums : « J’ai fondé le Vivarium Studio pour […] utiliser la scène de théâtre pour reconstituer des micro-mondes qui placent le spectateur en observateur d’un milieu naturel. », explique-t-il à Marion Siéfert dans le programme de Swamp Club (2013) pour la 67e édition du festival d’Avignon. La scénographie devient le personnage principal, et, comme l’annonce le titre d’un séminaire d’études théâtrales à l’Ecole Normale Supérieure en 2018, « La nature n’est plus un décor ». Décor lui-même, paradoxalement, hyper-artificialisé : les arbres, les îles, les rochers ressemblent à de grands jouets. Les acteurs, pendant les répétitions, y évoluent comme des insectes sous étude. Il s’agit, par tous ces biais, de faire apparaître ce qui est donné, de rendre apparents non seulement les fondements symboliques de la représentation théâtrale, mais aussi les fondements physiques du monde vivable : il n’est, par exemple, plus évident que l’air soit respirable dans D’après Nature ou dans Big Bang, dans lesquels les acteurs évoluent en combinaisons fantasmées d’astronautes.

2Les spectacles de Philippe Quesne s’inscrivent ainsi dans une veine artistique née au XXe siècle qui est celle de la déconstruction des cadres de la représentation artistique. Cette représentation du monde fonde la modernité, selon Peter Sloterdijk dans Luftbeben: an den Quellen des Terrors (Terror from the air, 2002). L’auteur décrit un XXe siècle marqué par l’« atmoterrorisme », qu’il définit comme le fait de ne pas s’attaquer à l’adversaire directement, mais d’attaquer son environnement pour saper ses conditions physiques d’existence. L’événement fondateur de ce nouveau paradigme a été, selon lui, la première attaque au gaz pendant la première guerre mondiale. Son apogée coïncide avec des cataclysmes comme celui de la bombe atomique. Il met en évidence, en réponse à cette Terreur physique, un terrorisme symbolique artistique initié par le surréalisme et prolongé par l’art conceptuel. Ces mouvements se donnent pour objet la déconstruction systématique de leur propre arrière-plan (background). Ainsi : 

  • 1 Traduction personnelle du texte anglais : « Aesthetic modernity is a procedure of applying force no (...)

La modernité esthétique est la démarche qui consiste à exercer une pression non pas contre des individus ni contre des objets mais contre des relations culturelles implicites [unexplained]. Elle organise des vagues d’attentats contre des comportements fondamentaux comme la foi, l’amour et la correction morale, aussi bien que contre des catégories pseudo-évidentes comme la forme, le contenu, l’image, l’œuvre et l’art. Son modus operandi est une expérience in vivo sur les acteurs de ces concepts. (Sloterdijk, 2002, p. 79)1

3Structurellement, l’œuvre de Philippe Quesne est bien ceci : une expérience in vivo sur les acteurs des concepts de la représentation. Et, thématiquement, il s’agit bien de répondre à une terreur planant sur les conditions d’habitabilité de nos environnements. Cependant, nous soutiendrons que l’œuvre de Philippe Quesne intègre et dépasse l’atmoterrorisme en l’actualisant dans un contexte écologique où il ne s’agit plus seulement d’abolir les cadres de la représentation et la scénographie des concepts qui règlent notre rapport au monde. Il est désormais urgent de proposer un nouveau mode positif d’être au monde. Les spectacles du Vivarium Studio déconstruisent certes nos représentations de l’environnement, mais c’est pour mieux proposer une perception de ce dernier, débarrassée de la dichotomie mortifère humain/non-humain. Nous postulerons que l’outil mobilisé par cette démarche est assimilable à ce que Gernot Böhme désigne sous le nom d’esthétique de l’atmosphère. L’atmosphère sera alors entendue comme le mélange dans une aire spatiale des rayonnements des choses et des corps qui l’habitent. Ces rayonnements sont appelés « extases » par le théoricien. Elles ne sont ni tout à fait objectives, puisqu’elles doivent être perçues pour exister, ni tout à fait subjectives, puisqu’elles émanent directement des objets sans lesquels elles n’existeraient pas. L’atmosphère a donc pu être qualifiée de « quasi-objet » (Griffero, 2014), et ce statut permet de repenser le partage entre actants et actés. Quand l’esthétique de l’atmosphère est poussée à son comble comme nous croyons qu’elle l’est chez Philippe Quesne, une reconfiguration ontologique est mise en œuvre et l’acteur-personnage est tenu de trouver un rapport décentré à son environnement.

Poser le décor : l’esthétique de l’atmosphère chez Philippe Quesne

4Sur le plateau de Philippe Quesne, les personnages évoluent en communauté sans que jamais n’apparaissent entre eux de tensions de quelque nature qu’elles soient, agressives ou érotiques. Dans le tout premier spectacle de la compagnie, La Démangeaison des ailes (2003), les acteurs semblent même cohabiter ensemble sans vraiment se rencontrer, accomplissant ce qu’ils ont à accomplir, délivrant le bout de message ou le morceau de monde (interview, récit, livre, témoignage…) qu’ils ont à délivrer. Parfois même agissent-ils simultanément, comme si l’information pouvait être déposée sur le plateau comme un élément de décor. Dans La Mélancolie des dragons (2008) les métalleux rassemblés en communauté pacifique ont intériorisé une non-agressivité physique qui se décèle dans les temps de réaction légèrement différés, une façon de se déplacer, un rythme, étudiés pour être parfaitement calmes, comme si le corps de l’acteur accompagnait sa volonté sans être dirigé par aucune pulsion. Purs esprits ou purs corps, sans conflits internes non plus, sans angoisse, ils limitent leur communication à des commentaires sur le caractère esthétique de l’environnement qu’ils reconstituent. Pas de hiérarchie, pas de conflits, peu de linéarité : le plateau est un réseau de corps et d’objets et le monde scénographié, libéré de l’anthropocentrisme, est d’abord purement lui-même en tant que présence avant d’être signe. C’est ainsi que Gernot Böhme écrit, en conceptualisant ce qu’il a appelé la nouvelle esthétique de l’atmosphère :

  • 2 Traduction personnelle du texte anglais : « Aesthetic can be presented as under the general heading (...)

L’esthétique [Böhme évoque ici l’esthétique classique, celle qui départage ce qui relève des beaux-arts et ce qui n’en relève pas] peut être désignée sous le terme générique de « langage de l’art ». Mais il n’est pas évident qu’une œuvre d’art soit un signe. Au contraire, il est nécessaire de se souvenir qu’une œuvre d’art est avant tout elle-même quelque chose qui possède sa propre réalité 2 (Böhme, 1993)

  • 3 Peut-être pouvons-nous tout de même souligner que Crash Park (2018) constitue un contre-exemple : s (...)

5Chez Philippe Quesne, les éléments de scénographie aussi bien que les corps des acteurs en tant que présences physiques participent ainsi à la production d’une atmosphère entendue comme addition des propriétés aussi bien secondaires (couleur, odeur…) que primaires (forme, étendue) des objets. Ainsi, les propriétés des corps comme la couleur, l’odeur, la forme et l’étendue, au lieu de délimiter l’objet en tant qu’objet, participent à sa diffusion sous forme d’atmosphère dans son espace de perception : ce sont les « extases » de la chose. L’atmosphère esthétique n’est ni tout à fait objective, puisqu’elle demande à être perçue, ni tout à fait subjective puisqu’elle émane de l’objet, bouleversant la dichotomie classique sujet/objet (Böhme, 1993). Si cette esthétique est structurelle et quasi-systématique chez Philippe Quesne3, elle est particulièrement prégnante dans les spectacles dont l’atmosphère est l’acteur principal : dans Swamp Club (2013), évoqué en introduction, le faux marécage est probablement censé procurer aux artistes invités un sentiment d’isolement et d’authenticité. Quand la taupe sort de sa grotte, les hôtes commentent simplement « C’est la taupe ». La taupe, ici, peut être vue comme l’esprit du lieu, le précipité de l’atmosphère. « Elle n’est pas en forme » commentent les hôtes. Et pour cause, l’atmosphère de ce faux marécage est assez désagréable, incertaine, peu identifiable et inauthentique.

  • 4 Traduction personnelle du texte anglais : « Where time had previously been dominant, what this aest (...)

6C’est la création de cette atmosphère esthétique qui justifie que les spectacles de Philippe Quesne ne sont pas seulement critiques. L’atmosphère ci-dessus analysée est un quelque chose de plus qui émane directement de l’abolition des rouages de la représentation dramatique telle qu’elle a été théorisée d’Aristote à Hegel. Contre le temps linéaire, apollinien et destructeur (apollumi) du Progrès, l’esthétique de l’atmosphère de Philippe Quesne oppose une parenthèse spatiale. Dans L’Atmosphère comme concept esthétique, Böhme écrit ainsi : « Alors que le temps avait jusqu’ici été prédominant, ce que cette esthétique réhabilite ou découvre est avant tout la spatialité » ?4 Les objets et les corps ne sont plus des signes à destination de la perception humaine dans un développement linéaire, ils sont des présences dans un espace partagé et physique. Philippe Quesne ne prolonge pas seulement une abolition systématique engagée au XXe siècle : il construit une véritable proposition propre aux enjeux ontologiques, donc métaphysiques, de la crise écologique telle qu’elle est pensée au XXIe siècle.

Vers un autre matérialisme

7Le Vivarium Studio engage au fil des spectacles une réflexion sur la place de l’homme dans le monde. Cette réflexion est d’ordre ontologique puisqu’elle redéfinit l’être des choses en tant qu’individualités et l’être du monde en tant qu’ensemble des relations entre les choses, corps et objets, qui le constitue. Dans toute la philosophie dualiste, celle qui veut depuis Platon que le monde porte une signification cachée, l’ontologie définit des valeurs, des sens, et en définissant elle configure des frontières, des hiérarchies. Philippe Quesne, si l’on doit le situer philosophiquement, n’adopte pas la tradition dualiste. Il présente un monde sans arrière-monde, un monde qui n’est que ce qu’il est. La métaphysique négative – puisqu’elle statue sur l’être du monde en postulant l’inexistence de son miroir immatériel - qu’il propose ne confère ni valeur, ni hiérarchie, et tend à abolir les frontières entre les objets et les corps de façon indifférenciée. Sensible aux extases entremêlées des choses et des corps, il creuse au-delà de ce qui fait limite entre les objets et le monde, entre les objets entre eux, entre sujets et objets : Tim Ingold, inspiré directement par Böhme, donnant un cours de phénoménologie du paysage à ses étudiants au bord d’un rivage, rapporte : « We saw a world without objects » (Ingold, 2011). L’esthétique de Philippe Quesne va chercher, elle aussi, en deçà ou au-delà des objets, la matière même du monde, symbolisée thématiquement par les quatre éléments dans La Mélancolie des dragons. Il donne à cette idée de matière une existence spatiale (l’atmosphère) dans laquelle se déployer. Les humains ne constituent pas une exception et, étant faits de matière, ils mêlent leurs extases matérielles à l’atmosphère et s’y mélangent avec celles des non-humains. Dans un monde où les corps sont pénétrés de l’extase des choses, contempler le ciel, c’est être le ciel. Ainsi, Merleau-Ponty, inspirant Ingold, écrit-il dans la Phénoménologie de la perception (1962) :

  • 5 Traduction personnelle du texte original : « ‘As I contemplate the blue of the sky’, Merleau-Ponty (...)

‘Moi qui contemple le bleu du ciel’, Merleau-Ponty insiste, ‘je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique’ (1962 : 214). Contempler le ciel, c’est être le ciel, dans la mesure où le ciel est lumière et la perception visuelle est une expérience de la lumière. (Ingold, 2011)5

  • 6 Le vent comme particules en mouvement est aussi une réminiscence de la matière première du monde se (...)

8Quesne saute le pas de la matérialité en donnant une forme, une quasi-réalité (comme Grifferio parle de quasi-objets) à l’atmosphère. Elle ne se déploie plus seulement, elle s’incarne. Dans La Mélancolie des dragons, c’est le vent, l’air physique, constitué de particules en mouvement, qui est son support, sa métaphore (métaphora, ce qui la transporte)6. L’air est le seul des éléments présentés par les attractions du parc itinérant qui ouvre véritablement des images, et qui ne soit pas systématiquement marqué du sceau de l’absurde ou du ridicule. Si l’on voulait catégoriser l’imaginaire que portent les spectacles du Vivarium Studio selon les travaux de Bachelard sur la poétique des éléments, il serait très certainement aérien : élément dialectique par excellence, il ouvre à une possible métaphysique : « Rien n’explique [les métaphores aériennes], et elles expliquent tout » écrit Bachelard dans l’introduction de L’air et les songes. Ainsi, malgré le matérialisme des spectacles de Philippe Quesne, ou grâce à la radicalité de ce matérialisme qui tend à proposer un système ontologique, il y a en eux une dimension métaphysique importante. Dans La Démangeaison des ailes (2003), que nous avons déjà mentionné comme un des spectacles manifestes de la compagnie, la parabole platonicienne des ailes de l’âme est évoquée : l’âme, au contact des traces du Beau dans le monde matériel, sent des ailes lui pousser. Plus précisément, elle devient ailes, comme Merleau-Ponty devient le ciel en le contemplant. La métaphysique du Vivarium Studio est donc une métaphysique qui s’opère dans la matière par le contact sensible avec le monde. Nous pourrions l’appeler la métaphysique du sensible.

9Cette métaphysique du sensible, immanente, est un matérialisme réinventé, qui s’oppose au matérialisme utilitaire et anthropocentré de la société de consommation. Elle prend résolument, dans le contexte de la crise écologique, le parti de la matière pour rendre au mot matérialisme la pleine motivation de sa racine lexicale. Le nouveau matérialisme proposé par Quesne occuperait ainsi la place du matérialisme économique pour ne pas lui laisser l’usage exclusif du concept de « matière première ». Sans Dieu ni monde des Idées, le nouveau matérialisme qui pense depuis la matière commune contient peut-être juste assez de possibilité métaphysique pour porter une grande hypothèse de la pensée écologique, celle de l’« hypothèse Gaïa » de James Lovelock, qui soutient l’idée d’un monde qui aurait le comportement biologique d’un seul et même organisme, la moindre perturbation pouvant déclencher une réaction en chaîne et affecter « Gaïa », le grand ensemble du vivant terrestre, dans son ensemble. Le choix de Lovelock de mobiliser le nom d’une déesse pour décrire un phénomène d’interconnexions observé scientifiquement n’est pas anodin et témoigne d’une volonté de déplacer la perception de l’environnement vers une position moins utilitariste, plus contemplative, plus philosophique.

Retrouver une métaphysique a minima dans les ruines du capitalisme

10Cette méditation métaphysique portée chez Philippe Quesne par l’élément aérien n’a pas le dynamisme et le caractère absolu, entier, de l’air bachelardien ; elle ne fait pas partie des « images qui nous emportent tout entiers » (Bachelard, 1943). D’ailleurs, dans La Mélancolie des dragons, le seul élément qui n’est pas invoqué est le feu, qui partage avec l’air, dans la poétique de Bachelard, le désir de se jeter tout entier dans la rêverie. Quand Serge, l’apprenti-sorcier placide de L’Effet de Serge, montre à ses amis une de ses inventions, des phares de voitures qui s’allument et s’éteignent sur la chevauchée des Walkyries, il désamorce la bonne volonté de ses spectateurs prêts à juger la performance « impressionnante » en livrant le ‘truc’ du tour de magie « Les lumières suivent le rythme de la musique. Et puis il y a différentes couleurs ». De plus, ce spectacle ne prétend aucunement se situer dans une autre réalité, plus pleine ou plus intense que la nôtre : Serge réalise ses performances avec des gadgets ou des icônes de la société de consommation : un laser à effets, des voitures, télécommandée puis grandeur réelle, des lunettes fluorescentes ridicules… La rêverie métaphysique chez Quesne est ainsi une tentative minimaliste, et mise à distance par le rire, de retrouver une transcendance a minima dans ce que Anna Tsing (2017) a appelé les « ruines du capitalisme ». Contre le désespoir de la fin du monde en douceur, leitmotiv du spectacle D’après Nature, le Vivarium Studio crée un sublime mineur : quelque chose est perçu qui dépasse les limites du monde (sub-limen), mais qui reste contenu dans la matière du monde. L’échappée que ce sublime mineur constitue n’est pas une fuite, elle est une tentative mélancolique de s’émerveiller sur ce qu’il reste.

11Dans cet univers métaphysique minimal, il ne peut y avoir non plus de vérité cachée que l’art se devrait de brandir. Les recherches scéniques du Vivarium Studio émettent des propositions non pas sur ce que sont les choses et les concepts dans l’absolu mais sur l’endroit où se trouvent ces choses et ces concepts dans un paysage tant physique que mental et comment ils interagissent entre eux. D’après Nature, par exemple, qui met en scène un groupe de musiciens décidé à « préparer une comédie musicale de science-fiction sur les rapports de l’homme et de la nature menacée », s’ouvre sur une obscurité féconde, bercée d’une musique « mélancolique » jouée à la guitare et au violoncelle. Les acteurs se concertent pour savoir par quoi ils vont commencer le spectacle. Ils proposent « un fragment d’Hölderlin » qu’ils ne donnent finalement pas, citent un auteur de science-fiction, Norman Spinrad « Le futur qui nous attend est celui que nous créons. Vous feriez mieux d’y croire », évoquent des angoisses écologiques, un texte d’Heidegger sur la nature, la parabole des aveugles de Bruegel. Comme ils sont dans le noir et que leurs voix sont totalement couvertes par la musique, on ne saisit de quoi il est question que par des surtitres qui se détachent de l’obscurité, si bien que les fragments matriciels du spectacle qui nous sont donnés forment un amas, une sorte de matière première langagière sans destinateur. Mais si elle n’est pas tout de suite portée par un sujet, c’est pour mieux habiter le monde. La parole n’est pas désincarnée, abstraite : elle s’accroche à la musique qui la porte, le sens habite l’atmosphère de la scène. Entre deux références artistiques, le monde matériel fait irruption sur un pied d’égalité avec les concepts : « C’est quoi ce bruit ? C’est l’arrosage automatique. » « Il faudrait mettre plus de branchage et plus de terre. Et de la pluie à un moment ». Si bien que dans ce chaos matriciel plongé dans l’obscurité, le fragment d’Hölderlin et l’arrosage automatique sont faits de la même matière des rêves. Le chaos matriciel féconde la scène avant qu’elle ne soit structurée par la vision, puis la musique qui prend racine dans l’obscurité et accompagne tout le déroulement du spectacle porte les images artistiques évoquées par les surtitres comme une ligne de basse entêtante. Peut-être pourrions-nous proposer les expressions d’« écosystème des concepts », ou d’« écologie intellectuelle » : la pensée est en situation et vient de la sensation, elle nous est presque donnée par le monde à condition de savoir l’écouter.

  • 7 Programme de Swamp Club (2013) pour le 67e festival d’Avignon, propos recueillis par Marion Siéfert

12Le théâtre de Philippe Quesne n’a plus la prétention de tenir un discours. La connaissance qu’il propose est en quelque sorte corporelle, et l’acte de réflexion est une expérience du monde. Chloé Déchery, dans son article « Amateurism and the ‘DIY’ aesthetic » : Grand Magasin and Philippe Quesne », parle d’une errance partagée avec les spectateurs, d’un échange de savoir qui a lieu dans l’espace (l’atmosphère ?) même entre les acteurs et les spectateurs. Philippe Quesne, dans un entretien pour le programme de Swamp Club (2013), explique : « J’aime y mettre en scène des gens qui expérimentent la relation à des dispositifs scéniques, à des objets, des matériaux, et qui se cherchent une place “poétique” sur terre, face aux enjeux confus du monde contemporain. »7. C’est donc une expérience commune de pensée dans laquelle il n’y a pas un détenteur du savoir et un auditeur, mais un public qui délègue à un corps sensible l’appréhension d’une atmosphère esthétique pour reconfigurer les sensibilités :

  • 8 Traduction personnelle du texte anglais : « Grand Magasin and Philippe Quesne adopt a deceptive str (...)

Grand Magasin et Philippe Quesne adoptent une stratégie trompeuse, abandonnant un discours de savoir pour une pratique théâtrale qui, peu à peu, devient un exercice de savoir-faire personnel pour le public. En s’appuyant sur ce que le philosophe Jacques Rancière appelle "l’égalité des intelligences", […] ils établissent un rapport concret avec le spectateur témoin de leurs explorations. Ainsi, l’événement théâtral est vécu comme un moment de découverte commune, dans lequel le savoir est partagé et développé pas à pas. […] Parce que la relation hiérarchique qui séparait les acteurs des spectateurs a été démantelée, le spectateur est conçu comme quelqu’un qui postule, se trompe, interprète et se corrige. […] Le spectateur accompagne les modestes héros du spectacle dans leurs voyages hésitants et confus, et est invité à partager leur ignorance rédemptrice et leur joyeuse curiosité. (Déchery, 2011)8

  • 9 « I had decided to make a speech at this exhibit, but from inside a deep-sea diver’s suit, to symbo (...)

13Il n’y a pas de messie, pas d’interprète privilégié d’une vérité : Dali cité par Sloterdijk, se peignant après sa performance à Londres en 19369 en prophète christique plongeant dans le subconscient, revenant glorieusement d’entre les morts témoigner divinement d’une vérité accessible aux seuls artistes, ne peut plus être.

L’idiotie et le réel écologique

  • 10 Rosset, Clément. 2004 [1978]. Le Réel. Traité de l’idiotie. Paris : Les éditions de minuit.

14On retrouve néanmoins Bachelard quand les personnages de Philippe Quesne empruntent à l’air « l’allègement, l’allégresse, la légèreté » (Bachelard, 1943). Cette allégresse, quand elle habite les placides humains du Vivarium, en fait proprement des idiots, au sens que Clément Rosset confère à ce mot (Rosset, 1977). L’idiot, idiôtès en grec, est ce qui est simple, particulier, unique. Pour Rosset, l’idiot est le sujet qui perçoit le monde tel qu’il est : idiot, lui aussi. Sans double, sans arrière-monde, dépourvu d’un sens absolu. Un idiot, qui n’existe qu’en lui-même, a une présence au monde décuplée du fait qu’il ne développe pas de double entre lui et le monde. Peut-être peut-on avancer qu’il est le candidat parfait pour remplir le rôle de la présence corporelle sensible nécessaire à l’atmosphère pour exister à travers une perception subjective. Mais on ne se frotte pas au réel, à la mort, à la perte, sans la bulle protectrice du sentiment d’allégresse, sentiment sans cause, gratuit. Allégresse de l’artiste, de l’amoureux et de l’ivrogne, qui permet une présence au réel. « En sorte que l’allégresse n’est pas seulement un mode de réconciliation avec la mort et l’insignifiance ; elle est aussi un moyen de connaissance, une voie sûre d’accès au réel. ».10 Un moyen, également, d’admettre qu’il n’y a ni n’y aura autre chose que cela : le réel. La phrase de Norman Spinrad citée au début de D’après Nature, « Le futur qui nous attend est celui que nous créons. Vous feriez mieux d’y croire » résonne avec la définition de l’idiot selon Clément Rosset : « Il faut entendre le terme en toutes ses acceptions : stupide, sans raison, comme l’est l’infinité des possibles, mais aussi simple, unique, comme l’est la totalité du réel. ». L’idiot aérien de Quesne, plongé dans l’esthétique de l’atmosphère théorisée par Böhme, a donc quelque chose à nous apprendre, dans son allégresse rossetienne, d’un rapport écologique au monde.

15Mais, aussi et surtout, ces expériences artistiques partagées induisent un nouveau rapport à soi-même en tant qu’acté et actant du monde-environnement, dont nous sommes le pharmakon : ce qui distingue en effet l’atmoterrorisme de Sloterdijk, auquel répondait l’art moderne et en première ligne le surréalisme, de l’inquiétude atmosphérique de Quesne, c’est qu’il n’y a plus un agresseur et un agressé : l’atmosphère est viciée par son propre habitant, il n’y a plus d’autre ennemi que soi-même, et le danger vient d’un manque d’attention aux conditions atmosphériques plutôt que d’une volonté de détruire un milieu de vie. Aussi, l’esthétique consistant à troubler les frontières entre sujets et objets contamine également les frontières entre les sujets entre eux et en eux : il s’agit de redéfinir ce qui est actant et ce qui est acté. L’attitude moderniste de mise à nu des fondements de la perception se trouve donc modifiée au XXIe siècle, notamment par Philippe Quesne, qui travaille le monde jusqu’à sa matière première, vers une radicalité plus profonde qui répond à une complexité et une globalisation croissante du jeu d’acteurs et des mécanismes de la nouvelle terreur écologique.

16Cette nouvelle terreur se trouve teintée d’une dimension métaphysique ; et c’est la seconde différence entre les spectacles du Vivarium Studio et le terrorisme symbolique décrit par Sloterdijk. L’art postmoderne de Quesne prétend répondre à un terrorisme non plus seulement physique et symbolique mais aussi métaphysique, en proposant un sublime mineur du monde ouvert aux hypothèses écologiques. Il peut paraître paradoxal, à première vue, d’avoir conclu d’une part à ce sublime, d’autre part au réel brut de Rosset. Mais souvenons-nous que quand nous parlions de métaphysique, c’était dans le sens d’un matérialisme radical, ouvert à l’émerveillement et opposé au matérialisme utilitariste, s’exprimant dans les spectacles de Philippe Quesne à travers le médium des atmosphères esthétiques. Böhme dit des extases qu’elles « hantent » les corps sensibles. Chez Rosset comme dans notre concept proposé de nouveau matérialisme, il s’agit de s’approcher au plus près de la matière du monde, dépourvu de sens dans un cas, dépourvu de forme dans le sens aristotélicien du terme dans l’autre. Ce dont il est question dans les deux concepts, c’est d’une reconfiguration ontologique qui prend la même direction sur la scène de Philippe Quesne : celle de la recherche d’un rapport plus direct et plus authentique au monde physique. Finalement, beaucoup des grands matérialistes, Lucrèce, Rosset, Philippe Quesne, ne sont-ils pas, dans leur volonté de reconfigurer l’ontologie qui préside notre relation au monde, de grands métaphysiciens ?

17Enfin, c’est la tonalité des spectacles de Quesne qui se distingue radicalement du terrorisme artistique vingtièmiste : tonalité mineure, loin des explosives performances de Dali, d’un art qui cherche et isole les restes : restes métaphysiques, restes d’espoir, restes de présent, dans les ruines du capitalisme.

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Bibliographie

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Merleau-Ponty, Maurice. 1985 [1945]. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.

Rosset, Clément. 2004 [1978]. Le Réel. Traité de l’idiotie. Paris : Les éditions de minuit.

Sloterdijk, Peter. 2009. Terror from the Air. Cambridge MA : MIT Press.

Tsing, Anna L. 2017. Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Pignarre. Paris : La Découverte.

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Notes

1 Traduction personnelle du texte anglais : « Aesthetic modernity is a procedure of applying force not against people or things but against unexplained cultural relations. It organizes waves of attacks against all-encompassing attitudes such as faith, love and moral rectitude, as well as pseudo-evident categories such as form, content, image, work and art. Its modus operandi is an experiment in vivo on the users of this concept. »

2 Traduction personnelle du texte anglais : « Aesthetic can be presented as under the general heading “language of art”. But it is not evident that a work of art is a sign. On the contrary, it is necessary to remember that a work of art is first of all itself something, which possesses its own reality. »

3 Peut-être pouvons-nous tout de même souligner que Crash Park (2018) constitue un contre-exemple : si la scénographie elle-même du spectacle entre apparemment parfaitement dans le paradigme de la nouvelle esthétique de Böhme, l’attitude de consommateurs que les personnages adoptent vis-à-vis de l’environnement qu’ils colonisent réintroduit anthropocentrisme et utilitarisme. Le monde est de nouveau pris dans les grilles de perception esthétique qui l’ont « désacralisé » depuis l’invention de la perspective à la Renaissance. (Leforestier, Aurélien. 2019. Un petit monde grandeur nature – Mémoire de master 2, parcours TPLA, EHESS. p.14-18)

4 Traduction personnelle du texte anglais : « Where time had previously been dominant, what this aesthetics rehabilitates or discover is above all spatiality ». (Böhme, 1993)

5 Traduction personnelle du texte original : « ‘As I contemplate the blue of the sky’, Merleau-Ponty insists, ‘I am not set over against it as an acosmic subject…’ (1962: 214). To see the sky is to be the sky, since the sky is luminosity and the visual perception of the sky is an experience of light. »

6 Le vent comme particules en mouvement est aussi une réminiscence de la matière première du monde selon Lucrèce. L’image des atomes tombant à l’infini, se rencontrant pour former des mondes bientôt défaits en la même infinie pluie rejoint la méditation ontologique sur la matière du monde et l’abolition des frontières entre sujets et objets.

7 Programme de Swamp Club (2013) pour le 67e festival d’Avignon, propos recueillis par Marion Siéfert.

8 Traduction personnelle du texte anglais : « Grand Magasin and Philippe Quesne adopt a deceptive strategy, which abandons a discourse of knowledge for a theatre practice which, little by little, becomes a exercise in personal know how for the audience. By relying on what the philosopher Jacques Rancière calls ‘the equality of intelligence’, […] they establish a concrete relationship with the spectator who witness their explorations. Thus, the theatre event is lived as a moment of common discovery, in which knowledge is shared and developed step by step. […] Because the hierarchical relationship separating actors from spectators has been dismantled, the spectator is figured as someone who postulates, makes mistakes, interprets and corrects herself/himself. […] The spectator accompanies the unassuming heroes of the show on their hesitant and muddled journeys, and is invited to share their redemptive ignorance and joyous curiosity. » (Ingold, Tim. 2011. Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description. London: Routledge, p. 126-35.)

9 « I had decided to make a speech at this exhibit, but from inside a deep-sea diver’s suit, to symbolize the subconscious. […] No one had thought of connecting me to an air supply and I was yelling out that I was asphyxiating. […] The stage had turned into a melee from which I emerged as a disjointed puppet in my copper helmet that resounded like a gong. At this, the crowd went wild with applause before the total success of the Dalinian mimodrama which in its eyes was a representation of the conscious trying to apprehend the subconscious. I almost died of this triumph. When finally they got the helmet off I was as pale as Jesus coming out of the desert after the forty-day fast. » Peter Sloterdijk (2002) citant The Unspeakable Confession of Salvador Dali as Told to Andre Parinaud, Trans. Harold. Salamson, NewYork: William Morrow and Company, 1976, p. 182.

10 Rosset, Clément. 2004 [1978]. Le Réel. Traité de l’idiotie. Paris : Les éditions de minuit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Zoé Brioude, « Quand l’air reprend son souffle »Ambiances [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 22 décembre 2021, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ambiances/4142 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ambiances.4142

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Auteur

Zoé Brioude

Zoé Brioude est étudiante à l’Ecole Normale Supérieure de Paris, au département d’Arts. Elle a écrit son mémoire de Master 1 sur « La Mélancolie des dragons (Philippe Quesne) et Au milieu du désordre (La Belle Meunière) : Ecologie et esthétique du paradoxe sur la scène post-dramatique », et son mémoire de Master 2 sur la coïncidence entre mise en scène et scénographie dans les arts vivants contemporains aux prises avec la problématique écologique. Ses recherches sont dirigées par Anne-Françoise Benhamou. En parallèle de ses activités de recherche, elle a mis en scène deux spectacles à l’ENS et au théâtre de l’ENS, et travaille actuellement sur un projet entre arts et informatique, Inconscience Artificielle, autour des rêves et de l’environnement.
Contact : zoe.brioude@ens.fr

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