- 1 « Comment l’évaluateur nᵒ2 peut être un obstacle pour les contributions autochtones en science poli (...)
1Que signifie être un étranger, un marginalisé dans le monde universitaire ? Nous abordons cette question en explorant la réception de la pensée sociale et politique des Premières Nations et des Métis dans les sciences politiques. Nous cherchons à mettre en lumière les relations et les dynamiques entre la discipline universitaire de la science politique et les savoirs des peuples autochtones, en particulier ceux situés dans les nations coloniales anglophones, comme le Canada, d’où nous écrivons, ainsi que les États-Unis d’Amérique, Aotearoa Nouvelle-Zélande et l’Australie. Ces États colonisateurs comptent parmi les nations les plus puissantes du monde, et les universités de ces pays attirent encore de nombreux habitants de la planète pour qu’ils y poursuivent leurs études. Ils exercent donc une influence disproportionnée sur ce qui est considéré comme un savoir dans les milieux universitaires (Collyer 2018) y compris dans le domaine de la science politique.
2Nous nous concentrons sur les dynamiques présentes dans le processus d’évaluation par les pairs en sciences politiques, en particulier en théorie politique, dans les contextes coloniaux anglophones. Pour explorer ces dynamiques, nous invoquons un « évaluateur n°2 » présenté de façon stylisé, imaginé en train d’évaluer ce que nous appelons une contribution autochtone, c’est-à-dire un article de revue de science politique typique, mais qui met l’accent sur la pensée sociale et politique autochtone. Nous expliquons ensuite comment l’évaluateur n°2 reproduit systématiquement la marginalisation des contributions autochtones dans le cadre du processus d’évaluation par les pairs. Bien que nos affirmations concernent plus spécifiquement la théorie politique, nous pensons qu’elles ont des implications pour d’autres domaines plus empiriques de la science politique, mais ce n’est pas une question que nous pouvons explorer pleinement ici.
3Le contexte dans lequel s’inscrit notre argumentation est le suivant : bien avant la création des premières universités, les terres des nations coloniales actuelles étaient déjà occupées par divers peuples autochtones. Ils avaient leurs propres histoires, leurs propres politiques, leurs propres cultures et leurs propres langues, comme les Nuu-chah-nulth, les Cree, les Saulteaux et les Inuits, parmi des centaines d’autres. Ces peuples originels qui s’autodéterminaient ont vu leur mode de vie brutalement interrompu par l’invasion européenne, à partir du XVIe siècle. La dépossession des peuples autochtones par les États coloniaux et l’imposition par la force des langues et des modes de vie européens sont aujourd’hui de plus en plus reconnues comme génocidaires (Commission de vérité et de réconciliation du Canada 2015, MacDonald 2019, Starblanket 2018, Wolfe 2006). La relation difficile entre la science politique et la pensée sociale et politique autochtone est donc ancrée dans des contextes coloniaux qui ont violemment cherché à déposséder et à éliminer les peuples autochtones, leurs modes de vie et leurs savoirs.
4Pour ceux qui sont moins familiers avec le colonialisme d’établissement et ses relations avec les peuples et les savoirs autochtones, nous commençons par passer brièvement en revue la relation entre le colonialisme d’établissement et la domination épistémique. Ensuite, nous décrivons et analysons l’exclusion des savoirs autochtones de la discipline des sciences politiques en tant que manifestation de la domination épistémique coloniale. Plus précisément, nous explorons cinq façons dont l’évaluation par les pairs fonctionne, avec un accent particulier sur la théorie politique, pour exclure les modes de connaissance autochtones, en particulier lorsque présentés suivant leurs propres termes distinctifs. En soutenant que « l’évaluateur 2 doit être arrêté », nous reprenons le mème largement utilisé dans les médias sociaux concernant les évaluateurs sévères ayant des attentes déraisonnables, afin d’étudier comment les contributions autochtones sont exclues en théorie politique, mais avec des leçons pour la science politique et d’autres sciences sociales et humaines de manière plus générale. En dépit d’un intérêt croissant et d’efforts réels pour intégrer les savoirs autochtones dans les universités, nous soutenons donc que les dynamiques liées à l’évaluation par les pairs limite un engagement critique significatif. C’est une perte pour les chercheurs autochtones et pour les disciplines canoniques qui ont beaucoup à gagner grâce à un engagement critique envers des modes de connaissance autochtones.
- 2 Les peuples réduits en esclavage, ceux qui ont été amenés en servitude sous contrat et ceux qui, co (...)
5Dans les sociétés coloniales d’établissement, « les colonisateurs viennent pour rester : l’invasion est une structure et non un événement », selon l’expression célèbre de Patrick Wolfe (2006 : 388). L’invasion et la colonisation de ce qui est devenu les Amériques ont commencé il y a plus de 500 ans, mais les études sur les colonies d’établissement nous invitent à apprécier la persistance des caractéristiques sociales, politiques et épistémiques de la domination coloniale. Si les terres aujourd’hui connues sous le nom d’Australie, de Canada, de Nouvelle-Zélande et d’États-Unis ont été prétendument « découvertes » par les Européens, elles étaient en fait déjà habitées et occupées par divers peuples autochtones. La population des sociétés coloniales d’établissement se différencie donc entre les descendants des premiers occupants qui revendiquent un droit originel à la terre – les peuples autochtones – et le collectif constitué par les descendants des colons, généralement d’origine européenne, mais pas exclusivement2. Les qualificatifs « autochtones » et « colons » sont donc des marqueurs de cette structure sociale et des dynamiques associées entre les peuples d’origine et ceux qui ont envahi et revendiqué le droit à la terre, prétendument en tant que premiers agents de sa bonification (Sharma 2020, Veracini 2010).
6Le colonialisme d’établissement se caractérise fondamentalement par la volonté d’éliminer les peuples autochtones, de les déposséder et de légitimer l’occupation coloniale. Cet objectif est poursuivi par divers processus, dont le génocide et l’assimilation forcée, et légitimé par une série de constructions idéologiques, comme le mythe selon lequel les peuples autochtones sont condamnés en raison de leur race, de leur civilisation ou de leur culture primitive, ce qui laisse l’avenir ouvert à l’occupation coloniale (Veracini 2015, Allard-Tremblay et Coburn 2021). Ces constructions idéologiques disqualifient les façons d’être, de faire et de savoir des autochtones, en niant leur importance contemporaine et future sur leurs propres terres. Les peuples autochtones sont considérés comme appartenant au passé, comme inévitablement supplantés par des modes de vie plus « avancés » et donc également considérés comme devant nécessairement céder la place au progrès et à la civilisation, identifiés aux traditions des colons européens. Dans ce cadre, les modes de vie autochtones sont supprimés ou ignorés, et leur importance – en particulier leur importance contemporaine, actuelle et future – désavouée. D’autres théoriciens du monde inauguré par le colonialisme qualifient cette disqualification et ce dénuement des modes de vie autochtones de colonialité, corollaire directe de l’énonciation des modes de vie européens comme normes universelles (Quijano 2007, Mignolo 2011, Mignolo et Walsh 2018).
7Le statut des savoirs autochtones dans les universités contemporaines et les disciplines académiques, y compris la science politique, doit donc être lu à la lumière de l’effacement, de la disqualification et de la destitution des modes de vie autochtones dans les contextes coloniaux. En d’autres termes, ils doivent être considérés à la lumière des dynamiques d’oppression et de domination épistémiques qui suppriment les modes de connaissance et les savoirs autochtones au nom des modes de connaissance et de savoirs européens considérés comme universels et universellement souhaitables. Les peuples et les chercheurs autochtones, ainsi que d’autres universitaires critiques, ont remis en question ces dynamiques et ont cherché à y remédier en recentrant les modes de vie autochtones. Il s’agit du projet de décolonisation des disciplines et des savoirs, qui remet directement en question la déchéance des savoirs autochtones au cœur du projet colonial d’établissement. Pourtant, malgré les efforts contemporains pour ramener les savoirs autochtones dans les universités, des obstacles persistent.
- 3 Nous utiliserons le terme « autochtone » pour nous référer spécifiquement aux Premières Nations et (...)
8Nous ne sommes pas les premiers à explorer la domination épistémique en science politique. En 2016, une importante revue américaine de sciences politiques, Perspectives in Politics, a publié un symposium sur l’article de Kennan Ferguson intitulé « Why Does Political Science Hate American Indians ? » (« Pourquoi la science politique déteste-t-elle les Indiens d’Amérique ? »). Alors que les chercheurs autochtones ont longtemps théorisé leur disqualification et leur effacement par les disciplines académiques dominantes (L. T. Smith 2012), Ferguson a analysé la manière dont les sciences politiques, en particulier, limitent la prise en compte de la recherche autochtone3.
- 4 Cette sous-représentation persiste. Au Canada, d’où nous écrivons, « les universitaires autochtones (...)
9Après avoir établi que l’université compte peu de politistes autochtones4, Ferguson explique que plusieurs caractéristiques aggravent le manque d’engagement de la discipline à l’égard des politiques et des savoirs autochtones (Ferguson 2016).
10La science politique est orientée vers le présent et l’avenir, observe-t-il, de sorte qu’elle ne parvient pas à apprécier les processus historiques et les injustices qui sous-tendent les revendications contemporaines des peuples autochtones contre l’État colonisateur (ibid. : 1032). En outre, le présent est souvent confondu avec ce qui est souhaitable, en particulier dans la mesure où la politique est institutionnalisée dans le droit et où le droit est confondu avec la règle légitime. Ce qui « est » politiquement et juridiquement devient synonyme de ce qui « devrait » être en politique et en jurisprudence (ibid. : 1032). L’accent mis sur l’État, en tant que forme politique typique, réduit l’espace analytique pour s’engager de manière critique dans les formes politiques alternatives et les traditions normatives que les modes de vie autochtones offrent, comme par exemple la Grande Loi de la Paix des Haudenosaunee (Alfred 2009, K. P. Williams 2018).
11Dans le même ordre d’idées, Ferguson (2016, 1032) observe que la science politique est marquée par l’eurocentrisme et qu’elle théorise à partir des traditions politiques européennes. Les textes sont privilégiés par rapport à d’autres types de documents matériels, comme les ceintures de wampum, qui sont importants pour les histoires et les relations politiques autochtones. En outre, les catégories conceptuelles eurocentriques telles que la « souveraineté » se traduisent mal dans la pensée politique et sociale autochtone. En effet, la souveraineté est souvent interprétée comme étant attachée à l’État-nation et ses frontières, alors que pour les peuples autochtones, la souveraineté est souvent interprétée comme une autodétermination orientée vers l’accomplissement des responsabilités envers les terres et la vie, à la fois humaine et autre-qu’humaine (Ferguson 2016 : 1032, Alfred 2005, Stark 2013). Les visions politiques autochtones telles qu’elles sont conçues selon leurs propres termes, comme cette conception distincte de la souveraineté, ne sont pas prises en compte dans les approches dominantes du domaine.
12Une autre conséquence de l’accent mis par la discipline sur l’État colonial est que les politologues ont tendance à considérer les peuples autochtones comme un « groupe d’intérêt » sous l’autorité du gouvernement fédéral (Ferguson 2016 : 1032).
13Enfin, la science politique eurocentrique se concentre sur l’individu libéral plutôt que sur les communautés politiques, invisibilisant ainsi les revendications collectives autochtones et l’importance qu’elles accordent aux relations, tant avec les autres peuples qu’avec le monde naturel (Ferguson 2016 : 1033). Puisque l’individualisme structure également l’académie, le fait de s’intégrer au monde universitaire limite les relations, y compris avec la terre, qui informent l’érudition autochtone et la position des universitaires autochtones en tant que membres de nations autochtones (1033). Ce sont là autant d’obstacles à l’adoption significative des savoirs autochtones en science politique.
- 5 Les pensionnats ont existé pendant plus de cent ans au Canada. Le dernier a fermé ses portes en 199 (...)
- 6 Voir deux exemples : Université de York 2017, Université McGill 2017.
14Au cours des huit années qui ont suivi la publication de Ferguson et le symposium qui l’accompagnait, la dynamique s’est modifiée, du moins en apparence. Dans les universités des pays colonisés, les savoirs autochtones sont de plus en plus considérés comme essentiels à la recherche scientifique, même si, bien sûr, le degré et la mesure dans lesquels ces savoirs sont pris en compte varient d’un pays à l’autre. Au Canada, par exemple, le Rapport final de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) (2015) a enquêté sur le système des pensionnats, dans lequel des milliers d’enfants autochtones sont morts, beaucoup ont été victimes d’abus physiques et sexuels et tous ont été délibérément séparés de leur communauté, de leur famille, de leur langue et de leur culture (MacDonald 2019, Starblanket 2018)5. Depuis la CVR, de nombreuses universités canadiennes ont tenu compte du rapport final et de ses appels à l’action, qui exigent une plus grande place pour les savoirs et les langues autochtones dans les établissements d’enseignement. Les administrateurs d’université se sont joints aux universitaires pour reconnaître le besoin urgent d’établir de nouvelles relations avec les peuples et les savoirs autochtones. En conséquence, les universités ont mis en place des cadres et des initiatives6, notamment en s’engageant à recruter des professeurs autochtones, à enseigner les savoirs autochtones dans les salles de classe et à soutenir la recherche par et pour les peuples autochtones. Ces efforts visent à soutenir les modes de connaissance autochtones à l’université. Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’efforts plus vastes de décolonisation et d’autochtonisation de l’université, allant de transformations plus symboliques à des transformations plus profondes (Gaudry et Lorenz 2018).
- 7 De nombreuses universités aux États-Unis et au Canada soumettent leurs candidats au doctorat à un e (...)
- 8 Bien que nos exemples se concentrent principalement sur le Canada et que les États-Unis connaissent (...)
15Dans le cadre de l’impulsion décoloniale de la science politique, nous notons la multiplication des efforts visant à intégrer les voix autochtones dans la discipline. L’Association canadienne de science politique a par exemple établi des listes de lectures de travaux autochtones afin d’aider les politologues à intégrer ces travaux dans leurs recherches et leurs programmes de cours (Comité de réconciliation de l’ACSP, 2022). Certains départements de science politique révisent leurs examens de synthèse afin d’inclure des voix marginalisées et de refaire ainsi le canon7 (Wallace 2022). Dans le contexte canadien, des universitaires autochtones, comme Glen Coulthard (2014), Leanne Betasamosake Simpson (2017) et John Borrows (2017) sont devenus incontournables dans certains domaines de la science politique. La connaissance de leurs travaux est attendue et n’est pas considérée comme appartenant à un domaine « spécialisé ». En résumé, et contrairement aux exclusions presque totalisantes décrites tout récemment par Ferguson dans le contexte américain et clairement reconnaissables pour nous au Canada, il y a maintenant un désir fort, bien qu’inégal, de remédier à la marginalisation des personnes et des savoirs autochtones dans l’université en général et dans la science politique en particulier8.
- 9 À partir de maintenant, nous utiliserons le terme « contributions autochtones » pour désigner toute (...)
16Malgré ces efforts, d’importants obstacles continuent de limiter l’utilisation des contributions autochtones9. Nous considérons le processus de publication et de révision comme un moment important dans la conduite des disciplines académiques, à un moment où les contributions autochtones sont à la fois reconnues et marginalisées en science politique. Nous identifions cinq dynamiques problématiques, qui se chevauchent parfois et se renforcent mutuellement, qui entravent les contributions à la théorie politique autochtone, dans lesquelles un évaluateur stylisé n°2 :
(1) exerce les effets disciplinaires des disciplines ;
(2) reproduit l’eurocentrisme ;
(3) exige l’essentialisme ou le romantisme – ou remet en question les deux ; et
(4) politise abusivement ce qu’est un ‘bon’ argument.
Nous identifions une cinquième (5) dynamique systémique associée à la représentation encore limitée des experts dans la recherche autochtone.
17S’appuyant sur plus de 15 ans d’expérience commune, nous explorons la manière dont ces cinq dynamiques fonctionnent indépendamment et ensemble pour créer des obstacles à la prise en compte critique des savoirs autochtones dans les sciences politiques. Notre objectif est d’ouvrir l’espace à une plus grande diversité de normes et d’appeler les évaluateurs et les éditeurs à faire preuve de prudence pour permettre un engagement plus complet avec les savoirs autochtones.
18Enfin, nous cherchons à différencier les véritables engagements critiques à l’égard de la recherche autochtone des évaluations problématiques. Ironiquement, ces évaluations ne semblent pas « problématiques », mais plutôt des pratiques routinières d’évaluation par les pairs, conformes aux normes et interprétations professionnelles largement répandues. Pour explorer la domination épistémique institutionnalisée, nous transformons nos expériences en exemples stylisés, représentés par un « évaluateur n°2 » métaphorique, que nous imaginons en train de répondre à une contribution autochtone en théorie politique. Nous établissons un lien entre les réponses de l’évaluateur n°2 et les dynamiques disciplinaires plus larges qui marginalisent et excluent les contributions autochtones. Nos expériences guident l’analyse et l’interprétation.
19Toutes les disciplines ont une orientation substantielle et des approches dominantes des questions centrales, et toutes les disciplines mettent de l’avant certaines figures intellectuelles comme étant « canoniques ». En effet, les disciplines sont cohérentes parce qu’il existe un large consensus sur ce qui est important d’un point de vue substantiel, théorique et méthodologique, même si le domaine reste pluraliste. Ce large consensus fait d’une discipline donnée un champ d’investigation distinctif. La compétence professionnelle, développée au cours de la formation de premier et de deuxième cycle et maintenue par un engagement continu dans la discipline, exige une familiarité avec les principales préoccupations, théories et concepts. En bref, la science politique peut être pluraliste, mais, comme d’autres disciplines, elle possède un noyau commun qui définit la discipline. Par conséquent, le politiste bien formé, évaluateur n°2, sait que les États sont importants en science politique, tout comme des concepts tels que le pouvoir, la citoyenneté, la justice, l’égalité et la liberté. Il sait que des figures historiques comme John Locke et Thomas Hobbes fournissent une base théorique à la discipline. Même si l’approche de l’évaluateur n°2 n’est pas centrée sur les États, la citoyenneté ou la liberté, ou sur ces auteurs historiques, il comprend qu’il est de son devoir professionnel de les connaître.
20L’évaluateur n°2 agit donc de manière professionnellement attendue en s’appuyant sur des connaissances disciplinaires nécessairement limitées pour évaluer les recherches autochtones. Nous explorons trois façons dont l’évaluation routinière des contributions autochtones par les pairs peut être professionnellement justifiée mais problématique pour la pensée politique autochtone.
- 10 À plusieurs reprises dans cet article, nous faisons référence à des revues de référence ou à des re (...)
21Tout d’abord, comme l’a fait remarquer Ferguson, la science politique a toujours été centrée sur l’État. L’évaluateur n°2 le présume également dans son évaluation critique des contributions autochtones. Lorsqu’on lui demande d’évaluer un article sur la Confédération Haudenosaunee, par exemple, l’évaluateur n°2 peut faire valoir que l’article n’entre pas dans le champ d’application d’une revue de science politique traditionnelle, car il n’est pas lié à l’État. Sceptique quant à sa pertinence, l’évaluateur n°2 peut suggérer de soumettre l’article à une revue de science politique « spécialisée » ou à une publication d’études autochtones. D’un point de vue disciplinaire, un engagement avec les formations politiques autochtones nécessite une justification particulière. Si l’évaluateur n°2 n’est pas convaincu de la nécessité d’élargir le champ d’action de la science politique traditionnelle au-delà de l’État, et si le rédacteur en chef de la revue est d’accord, la contribution autochtone sera rejetée. De cette manière, les discussions portant sur des formes politiques autochtones sui generis, comme la Confédération Haudenosaunee, sont détournées et donc exclues des revues de science politique traditionnelles10.
- 11 D’où la prolifération d’approches visant à situer les peuples autochtones par rapport à l’État cana (...)
22Par ailleurs, lorsqu’on lui demande d’évaluer un article sur la Confédération Haudenosaunee, l’évaluateur n°2 peut demander des clarifications et des révisions qui présupposent que l’État soit l’autorité politique par défaut, normale et normative. L’évaluateur n°2 peut demander à l’auteur de situer la Confédération Haudenosaunee – qui se considère comme une entité indépendante et souveraine préexistant l’État canadien – dans le domaine et sous la souveraineté de facto de la Couronne canadienne11. Ce faisant, l’évaluateur n°2 cherche théoriquement à incorporer les formations politiques autochtones dans l’État et, en réaffirmant l’accent disciplinaire sur l’État, déforme le caractère distinctif des formes politiques autochtones. Pire encore, une telle approche conforte les idéologies coloniales qui considèrent que les formes politiques autochtones existent sous l’autorité de l’État colonial.
- 12 Voir, par exemple, Wilson (1996 : 307, 310).
23Deuxièmement, l’évaluateur n°2 peut demander un recentrage des discussions disciplinaires existantes et ainsi éloigner l’argument original d’une exploration détaillée et nuancée des pratiques politiques autochtones selon leurs propres termes. En examinant une contribution sur la négociation des différences politiques et culturelles au sein des traditions politiques autochtones, par exemple, par le biais de l’éthique de la non-ingérence12, l’évaluateur n°2 peut demander un engagement avec des contributions établies sur le multiculturalisme, en tant que point d’entrée principal pour aborder ces questions au sein de l’État. Ce faisant, l’évaluateur n°2 cherche à resituer la contribution autochtone dans le cadre d’une conversation disciplinaire – ici les débats établis en science politique sur le multiculturalisme – mais ce recentrage exclut un engagement plus profond avec les alternatives distinctes offertes par les principes politiques autochtones. Cette approche disciplinaire consciencieuse de l’évaluateur n°2 marginalise la théorie politique autochtone et des concepts tels que l’éthique de la non-ingérence en reconstituant les conversations existantes en sciences politiques, ainsi que les concepts et cadres théoriques associés, comme le multiculturalisme, en tant qu’approche par défaut. Cela limite, voire élimine, la possibilité de discuter de la pensée et des pratiques politiques autochtones selon leurs propres termes.
- 13 Sur le recodage, voir Aguirre Turner 2018, pt. 2 ; Tuck et Yang 2014.
24Troisièmement, la science politique, en tant que discipline, est constituée de conceptualisations et de cadres théoriques clés, associés à des figures intellectuelles relativement durables. L’évaluateur n°2, bien formé, est donc susceptible d’interpréter les idées à travers ces intellectuels et ces concepts clés, et de mal interpréter les contributions distinctives de la pensée politique et sociale autochtone. Si l’on demande à l’évaluateur n°2 d’étudier le Warrior’s Handbook de Louis Karoniaktajeh Hall, datant de 1979, il pourra noter que Hall met l’accent sur son engagement en faveur des droits, y compris « le droit de vivre et d’être libre » (A. Simpson 2014 : 27, Hall 2023). L’évaluateur n°2 pourrait apprendre que, pour Hall, ces préoccupations sont liées à son plaidoyer en faveur d’un leadership vertueux dans le cadre de sa critique des pratiques de gouvernance héréditaires, au sein d’une discussion plus large sur la Grande Loi de la Paix. Bien formé à la discipline, l’évaluateur n°2 peut alors naturellement recourir à son schéma d’interprétation acquis et recoder13 la politique de Hall en termes disciplinaires familiers. Ainsi, l’évaluateur n°2 peut interpréter les arguments de Hall à la lumière de la discussion bien connue de Locke sur les droits naturels et exiger en conséquence des révisions, en proposant peut-être la suggestion apparemment constructive que les droits de Hall soient compris comme un sous-genre des droits naturels de Locke.
25En lisant une contribution autochtone à travers les intellectuels canoniques de la discipline – ici Locke et sa conceptualisation des droits naturels – l’évaluateur n°2 affirme et réaffirme le canon disciplinaire. En effet, il affirme que la discussion de Hall porte et devrait porter sur les droits naturels tels qu’ils ont été conceptualisés par et à la suite de Locke. Ce faisant, l’évaluateur n°2 déplace ou efface la discussion de Hall sur les droits et le leadership en relation avec la Grande Loi de la Paix. Quelle que soit l’intention de l’évaluateur n°2, son intervention refuse l’espace disciplinaire à la critique distinctive de Hall et à sa contribution à la pensée et à la pratique politiques spécifiquement mohawks. Un « recodage » similaire consiste, par exemple, à relier les conceptions autochtones sui generis de la souveraineté, de la reconnaissance, de la démocratie et de la justice à Hobbes, Friedrich Hegel, Robert Dahl ou Rawls.
26La dynamique identifiée ici limite la capacité des contributions autochtones à remodeler les termes de la conversation académique parce qu’elles sont soit lues comme fondamentalement incohérentes avec les approches dominantes, soit comme enrichies par leur réarticulation au sein des paradigmes dominants. Cette forme de domination épistémique a été examinée par des chercheurs décoloniaux, notamment par Brian Burkhart qui explique que « dans le contexte de la philosophie des colons », mais avec pertinence dans le contexte de la science et de la théorie politiques des colons :
Les articulations de la philosophie autochtone déclenchent souvent des opérations de tutelle philosophique qui imposent aux articulations philosophiques autochtones des formes de tutelle appropriées, ou des formes qui sont assimilées au paradigme dominant ou au moins traduisibles ou cohérentes avec les points de vue sur la connaissance, la moralité et autres qui sont généralement acceptables au sein du paradigme dominant. Cela se fait souvent, comme pour la tutelle en général, avec de bonnes intentions. L’objectif de la tutelle dans le contexte de la philosophie est d’amener la philosophie autochtone dans le domaine de la philosophie civilisée, par opposition à ce qui est considéré comme une simple pensée religieuse ou mythopoétique (Burkhart 2020 : 42).
27Ainsi, l’évaluateur n°2 participe à la marginalisation de la pensée autochtone en science politique en interprétant et recodant mal la pensée sociale et politique autochtone pour affirmer la primauté des figures canoniques de la science politique et des concepts qui y sont associés (voir à ce sujet notre discussion sur l’eurocentrisme, ci-dessous).
- 14 Pour reprendre les termes de Mignolo, constituer, c’est aussi destituer d’autres options. Définir l (...)
- 15 Comme nous l’avons noté, cette idée est largement développée dans le texte de Ferguson (2016) lorsq (...)
28Il est important de noter qu’en mettant en œuvre les dynamiques disciplinaires de la discipline, l’évaluateur n°2 ne refuse pas la pensée sociale et politique autochtone a priori. Il reflète plutôt les divisions institutionnelles du travail profondément enracinées qui séparent la science politique des autres disciplines, y compris les études autochtones. Pourtant, en constituant et en reproduisant la discipline selon les préoccupations, les conversations, les conceptualisations et les figures intellectuelles dominantes, l’évaluateur n°2 agit simultanément pour destituer et marginaliser les traditions intellectuelles autochtones (Mignolo 2021)14. Si l’évaluateur n°2 soutient que la pensée politique autochtone n’a pas sa place dans les revues de science politique « grand public », alors cette connaissance est exclue du débat sur la science politique grand public. Si l’évaluateur n°2 suggère que la pratique politique autochtone ne peut être comprise qu’en référence à l’État ou aux concepts dominants, alors la nature sui generis des formes politiques autochtones, selon leurs propres termes, est marginalisée ou éliminée des discussions dans la discipline. Si l’évaluateur n°2 cherche à repositionner les penseurs autochtones dans les conversations et les cadres élaborés par les théoriciens politiques occidentaux canoniques, alors les idées autochtones sont déformées et deviennent une réponse ou une réaction à ces théoriciens – plutôt que d’être prises en compte en tant qu’imaginaires et pratiques politiques distincts et riches dans le domaine de la science politique. La conséquence globale de la reproduction consciencieuse des normes disciplinaires par l’évaluateur n°2 est d’exclure ou de marginaliser les contributions autochtones dans les disciplines dominantes, ce qui ne permet pas d’enrichir les débats en science politique15.
29La science politique est eurocentrique. Cela n’est ni propre à la discipline, ni particulièrement surprenant étant donné que la science politique a été développée au sein d’universités européennes et par des États colonisateurs qui ont construit leurs universités en imitant les modèles métropolitains européens. L’eurocentrisme peut être défini de manière générale comme l’énonciation des manières européennes de faire, de connaître et d’être comme des normes pour mesurer et évaluer tous les autres modes de vie (Mignolo et Walsh 2018). Les modes de vie des Européens sont normatifs et les modes de vie des autres peuples sont considérés comme insuffisants et comme devant être améliorés, ou supplantés et remplacés, par les modes de vie européens. L’eurocentrisme est donc souvent associé au progrès et au diffusionnisme (Battiste et Henderson 2000 : 21), à l’idée de James Blaut (1993 : 1) selon laquelle le « flux naturel, normal, logique et éthique » de la culture et de la connaissance va de l’« intérieur » européen, supérieur et innovant, vers l’« extérieur », inférieur, primitif et rétrograde. L’hypothèse fondamentale est que tous les modes de vie doivent progresser vers les modes de vie européens ou être supplantés par eux. La différence n’est pas perçue comme une perspective distincte, unique et précieuse, mais comme un mode de vie révolu, dépassé, superstitieux, voire primitif.
30L’évaluateur n°2 peut rejeter explicitement les hypothèses eurocentriques, telles qu’elles sont exprimées de cette manière directe et déshumanisante, mais il peut néanmoins les reproduire telles qu’elles se manifestent, de manière moins directe, dans les pratiques institutionnelles disciplinaires. Nous identifions trois manières habituelles dont cela se produit.
31Tout d’abord, l’évaluateur n°2 a été formé au sein d’une académie et d’une discipline qui accorde un capital symbolique inégal aux différentes formes de savoirs. Conformément aux origines eurocentriques de la discipline, la science politique accorde généralement un plus grand prestige aux savoirs eurocentriques et relativement moins aux savoirs autochtones. Par conséquent, en tant que politologue professionnellement compétent, l’évaluateur n°2 doit connaître les intellectuels et les traditions européens, mais la familiarité avec la pensée politique autochtone est professionnellement facultative, plutôt que nécessaire. Un théoricien politique évaluateur n°2 serait gêné d’admettre qu’il n’a pas lu Platon, John Stuart Mill ou Rawls, ou qu’il ne connaît pas des concepts tels que la justice, la séparation des pouvoirs et la démocratie. En revanche, l’évaluateur n°2 n’éprouvera aucune honte particulière à ne pas connaître les intellectuels autochtones, tels que Vine Deloria Jr. ou Viola Cordova, ni les traditions et pratiques politiques telles que le wampum à deux rangs ou le plat à une cuillère.
32Confortable dans son ignorance des savoirs et des histoires autochtones, l’évaluateur n°2 peut demander à l’auteur d’une contribution autochtone d’expliquer des faits élémentaires, comme la signification du « statut d’Indien » en vertu du droit colonial au Canada ; ou l’évaluateur n°2 peut se sentir autorisé à demander un examen approfondi des féminismes autochtones contemporains dans un document mettant de l’avant une autrice féministe autochtone spécifique, compte tenu de sa méconnaissance du domaine. L’évaluateur n°2 pose ces exigences en sachant qu’il n’est pas nécessaire, sur le plan professionnel, de faire preuve d’une certaine familiarité avec les connaissances politiques autochtones. En conséquence, il peut exiger que les contributions autochtones pallient l’ignorance attendue de son public de science politique. La conséquence de ces demandes est un fardeau supplémentaire pour les chercheurs autochtones qui sont maintenant censés présenter des arguments convaincants pour leurs contributions et surmonter l’ignorance admissible de leur public disciplinaire. L’eurocentrisme se manifeste ici par l’attention et le prestige accordés aux traditions politiques euro-occidentales par rapport aux traditions autochtones en sciences politiques, et par le fardeau explicatif supplémentaire que l’évaluateur n°2 impose à la recherche politique centrée sur les pensées autochtones.
- 16 Il s’agit là d’une différence importante par rapport aux négations racistes de ce génocide qui se f (...)
33De même, étant donné que l’évaluateur n°2 est à la fois relativement peu versé dans la pensée politique autochtone et relativement à l’aise pour admettre son ignorance dans ce domaine, il peut exiger des justifications détaillées pour des arguments largement acceptés au sein de la recherche autochtone. Confronté à l’affirmation selon laquelle les pensionnats canadiens constituent un génocide par exemple, l’évaluateur n°2 peut demander de la documentation et des arguments pour étayer cette position. Pourtant, les pensionnats ont été dénoncés comme « un crime national » dans des rapports et des journaux depuis au moins 1922, notamment par Peter Bryce (Blackstock 2021 : xiii). De plus, la grande majorité des chercheurs en études autochtones et coloniales reconnaissent que les pensionnats, explicitement créés pour « tuer l’Indien dans l’enfant », sont génocidaires (Starblanket 2018, MacDonald 2019, Commission de vérité et de réconciliation du Canada 2015). La formation eurocentrique de l’évaluateur n°2 signifie toutefois qu’il peut ignorer des faits et des interprétations aussi largement reconnus16. Si certaines asymétries de connaissances sont inévitables entre les disciplines établies et les nouveaux domaines d’études, les demandes de l’évaluateur n°2 pour que des faits bien connus soient établis ou débattus longuement rendent difficile l’avancée d’arguments plus complexes. L’évaluateur n°2 contribue ainsi à la reproduction des dynamiques eurocentriques et à l’écrasement des contributions autochtones, qui doivent perpétuellement rétablir les connaissances fondamentales sans pouvoir s’engager dans une argumentation plus nuancée. Ce travail peut être véritablement inévitable dans la mesure où il est nécessaire pour permettre à de nombreux politologues de prendre en compte de manière significative les contributions autochtones, mais cela ne rend pas ce travail explicatif supplémentaire moins lourd.
- 17 Imaginez que l’on déclare les féminismes occidentaux superflus en tant que traditions intellectuell (...)
34Troisièmement, l’évaluateur n°2 peut juger la pensée politique autochtone superflue lorsqu’une contribution n’est pas entièrement distincte des traditions européennes. Lorsqu’on lui demande d’évaluer une critique autochtone de l’exploitation contemporaine de la nature et des êtres humains par exemple, l’évaluateur n°2 peut répondre en se tournant vers sa propre formation eurocentrique. Il observera que les spécialistes de l’environnement et de la politique écologique issus d’écoles hétérodoxes ont déjà critiqué l’exploitation historique et contemporaine de la nature par les êtres humains. L’évaluateur n°2 reproduit donc la valorisation eurocentrique de la théorisation européenne par rapport à la théorisation autochtone, car il suppose que si un élément de critique est présent dans les traditions européennes, alors les approches autochtones sont superflues. En conséquence, les perspectives autochtones critiques sont mises de côté comme redondantes et donc non pertinentes pour la pensée politique, ou du moins indignes d’être publiées, parce qu’insuffisamment originales – ce qui marginalise une fois de plus les approches autochtones dans leurs propres termes17.
35En bref, l’eurocentrisme est reproduit dans l’ignorance admissible de l’évaluateur n°2 concernant les connaissances et les expériences autochtones, qui jouissent d’un prestige relativement moindre au sein de la science politique et de l’académie. L’ignorance admissible ou prévisible de l’évaluateur n°2 impose alors un fardeau explicatif supplémentaire aux contributions autochtones à la science politique. Dans d’autres cas, l’évaluateur n°2 peut juger la pensée autochtone superflue, parce qu’elle partage certains éléments avec des traditions hétérodoxes au sein de la science politique européenne, de sorte que les traditions eurocentriques sont reconstituées comme l’univers des possibilités politiques.
36L’exigence que les peuples autochtones soient différents, en termes essentialistes et romantiques, n’est pas propre à la recherche, mais se manifeste de manière spécifique en son sein. Les différences autochtones sont essentialisées lorsque les modes de vie autochtones sont considérés comme immuables, de sorte que les écarts par rapport aux descriptions attendues sont considérés comme disqualifiants. Les modes de vie autochtones sont romancés lorsqu’ils sont compris selon des stéréotypes idéalisants, faisant souvent référence à une fiction historique et culturelle vierge et irréprochable de la période d’avant le contact avec les Européens (P. C. Smith 2009).
37L’essentialisation et la romantisation des modes de vie autochtones ont une longue histoire, qui remonte à Voltaire et à Montaigne, pour qui le bon sauvage est un « artifice » (De Lutri 1975 : 206) pour condamner ou cloisonner et faciliter la critique des traditions européennes, plutôt que de décrire avec précision ce qui caractérise les modes de vie autochtones. Comme l’explique LaRocque : « L’idée européenne du bon sauvage était abstraite ; elle était destinée à servir d’outil de critique sociale » (LaRocque 2010 : 128). Au pire, dans la culture populaire, cela se manifeste par une demande de caricature grossière que LaRocque résume par une série de contrastes : « Les Blancs sont matérialistes, les Rouges spirituels ; les Blancs sont linéaires, les Rouges circulaires ; les Blancs sont individualistes, les Rouges tribaux. Les Blancs sont patriarcaux, les Rouges se confondent avec la “Terre-Mère” » (Ibid. 2010 : 139). Dans les études contemporaines, l’essentialisme se manifeste par l’exigence que la pensée politique autochtone contraste fortement avec les traditions occidentales dominantes (mais aussi hétérodoxes) et qu’elle n’en soit pas contaminée. La tendance romantique se manifeste par la nécessité de considérer les savoirs autochtones comme des normes idéalisées – où seul le bon subsiste et d’où le mauvais et le laid sont expurgés – par lesquelles les configurations politiques occidentales contemporaines peuvent être condamnées.
- 18 Comme l’évaluateur n°2 qui considère que la théorisation autochtone est superflue si une critique d (...)
38Dans la mesure où l’évaluateur n°2 est socialisé dans des stéréotypes essentialistes et/ou romantiques – ce qui est très probable étant donné leur prévalence dans la culture populaire et dans la tradition de critique sociale s’appuyant sur la figure du bon sauvage – il reproduit alors ces schémas. Lorsque l’évaluateur n°2 est attiré par l’essentialisme, alors que la théorie politique occidentale est centrée sur l’individu, l’évaluateur n°2 s’attendra à ce que la théorie autochtone soit centrée sur la communauté, et si la pensée politique occidentale est laïque, alors la pensée politique autochtone sera nécessairement spirituelle. Lorsque l’évaluateur n°2 est attiré par le romantisme, si les modes de gouvernement occidentaux sont problématiques sur le plan hiérarchique, il s’attendra à ce que la politique autochtone mette l’accent sur la prise de décision horizontale, et ainsi de suite. Pour l’évaluateur n°2, une contribution autochtone qui ne reflète pas ces binaires normativement chargés peut être critiquée parce qu’elle ne reflète pas véritablement ce qui importe dans les modes de vie autochtones. En bref, l’évaluateur n°2 exige ce qu’Andersen appelle « l’indigénéité en tant que différence » (Andersen 2009, souligné dans l’original), l’attente que les contributions autochtones se concentrent sur « les éléments qui rendent les communautés et les cultures autochtones différentes » – et pour les romantiques, nécessairement meilleures que – « la société coloniale et ses communautés » (Andersen 2009 : 89)18.
- 19 En ce qui concerne le fait de « figer » les peuples autochtones, voir également Craft (2023). Lors (...)
39Lorsque l’évaluateur n°2 est attiré par des idées essentialistes, il évalue la pensée et les pratiques politiques autochtones en termes d’« authenticité ». L’évaluateur n°2 peut exiger des différences stéréotypées et romantiques en insistant, par exemple, sur la spiritualité autochtone même dans les cas où elle n’est pas pertinente, que ce soit pour l’auteur ou pour la question en jeu. Dans le pire des cas, l’exigence essentialiste d’authenticité de l’évaluateur 2 peut conduire à une réification des aspects des cultures autochtones, réels ou imaginaires, qui servent alors à disqualifier les contributions comme étant inauthentiques et même les chercheurs autochtones eux-mêmes comme n’étant pas suffisamment authentiques (Aikau 2023). LaRocque (2011) et Andersen et Hokowhitu (2007) avertissent que de telles tentations essentialistes risquent de figer les connaissances autochtones à un point de pureté précolonial imaginé19. L’évaluateur n°2 essentialiste exclut donc le droit d’interpréter des traditions politiques autochtones de manière diversifiée, en tenant compte de l’évolution et de la transformation de la pensée autochtone, à des compréhensions intellectuelles diverses, changeantes et transformatrices des traditions politiques autochtones, et exige à la place des expressions essentialistes, immuables, uniformes ou même romancées de l’autochtonie « authentique ».
40Inversement, l’évaluateur n°2 peut rejeter les idées essentialistes et romantiques, précisément parce qu’il est conscient de leur histoire problématique. Cela conduit l’évaluateur n°2 à critiquer toute comparaison entre la pensée sociale et politique occidentale et autochtone en tant que binaire essentialisant, même s’il peut y avoir des distinctions pertinentes (Sioui 1992 : chap. 5, Wolfe 2013). En dépit de leur diversité, par exemple, de nombreuses traditions politiques autochtones mettent l’accent sur les relations avec la terre et avec les autres-qu’humains, considérés comme des relations proches, envers lesquels les êtres humains ont des responsabilités importantes. Cela diffère de la manière dont de nombreuses traditions occidentales conçoivent la terre : comme un espace à posséder, souvent en tant que propriété privée. En craignant les binaires essentiels ou romantiques, les évaluateurs n°2 limitent les possibilités d’examiner les points communs entre des traditions euro-occidentales par ailleurs très diverses et excluent de la même manière les analyses qui mettent en évidence des points communs entre des modes de connaissance autochtones par ailleurs très différents. Si toutes les analyses dépendent de schémas, et donc de simplifications, l’évaluateur n°2, anti-essentialiste, les refuse car elles sont inévitablement essentialisantes (Andersen 2009 : 96). Le problème n’est pas l’examen approprié par l’évaluateur n°2 des revendications de différence ou de leur engagement avec les spécificités des traditions autochtones, mais son refus préventif de tout engagement synthétique et comparatif avec les caractéristiques distinctives des traditions euro-occidentales et autochtones.
41En résumé, l’évaluateur n°2 qui reproduit les idées essentialistes et romantiques exige la différence autochtone, en particulier la différence par rapport aux traditions et pratiques scientifiques politiques dominantes. En revanche, l’évaluateur n°2 qui s’efforce de rejeter les approches essentialistes et romantiques refuse les arguments qui trouvent un terrain d’entente entre des traditions politiques autochtones ou des traditions intellectuelles occidentales par ailleurs diverses. Dans ces cas, l’évaluateur n°2 empêche une discussion riche sur les contributions autochtones en tant que champ de débat intellectuel pluraliste qui reflète des traditions vivantes et vécues complexes et contradictoires, ce qu’Andersen (2009) décrit comme la « densité » des modes de vies autochtones.
- 20 Voir Smith (2012) et LaRocque (2015).
42Les études et les contributions autochtones sont souvent guidées par une impulsion éthique visant à défendre et à soutenir l’autodétermination contre les dynamiques coloniales de dépossession, d’effacement et de disqualification20. En outre, de nombreux chercheurs en études autochtones remettent en question les épistémologies qui s’efforcent d’obtenir une connaissance désintéressée et objective, arguant qu’il est plus réaliste et plus rigoureux de reconnaître la nature nécessairement politique de toute connaissance produite par des êtres humains faillibles dans des circonstances inégales. Ainsi, de nombreux chercheurs autochtones rejettent, comme une fausse prétention, l’idée que la recherche est ou peut aspirer à être apolitique (LaRocque 2015). En conséquence, les contributions autochtones embrassent et explicitent généralement leurs engagements politiques, en particulier leurs efforts pour remettre en question les injustices coloniales persistantes. Cependant, contrairement à d’autres théoriciens politiques engagés qui utilisent la théorie à des fins normatives, la contribution distinctive des universitaires autochtones engagés est d’explorer les relations justes par le biais d’un engagement envers la revitalisation et la résurgence de modes de vie autochtones spécifiques. Les contributions autochtones recentrent de manière performative et « en contrepoint » les manières autochtones d’être, de faire et de savoir (LaRocque 2010 : 11-12), ce qui diffère par exemple d’une impulsion éthique vers la désaliénation ou l’illumination critique, considérées comme des biens universels.
43Malgré ces pratiques académiques établies, l’évaluateur n°2 peut injustement disqualifier des arguments explicitement politisés dans des contributions autochtones sur trois bases liées mais distinctes.
44Premièrement, s’il est attaché à la neutralité et à l’objectivité qui sont au cœur de la science politique, l’évaluateur n°2 peut rejeter toute contribution autochtone qui explicite ses objectifs normatifs et politiques. L’évaluateur n°2 fera valoir qu’une telle contribution est trop « éditoriale », un « article d’opinion » plutôt qu’un article scientifique. Cela a pour conséquence d’exclure une grande partie du domaine de la recherche autochtone et des contributions normatives des chercheurs autochtones des revues traditionnelles, étant donné que ces contributions ont souvent des engagements politiques explicites. Pour l’évaluateur n°2, l’engagement politique est l’ennemi du « bon » argument – neutre, objectif et donc apolitique.
- 21 Nous sommes redevables à John McGuire, University College Dublin, pour le développement de cet argu (...)
- 22 Cette dynamique n’est pas propre aux contributions autochtones et peut difficilement être qualifiée (...)
45Deuxièmement, l’évaluateur n°2 peut rejeter une contribution autochtone par désir de protéger de la critique sa discipline et ses propres investissements dans celle-ci. Si l’évaluateur n°2 est confronté à une contribution qui met en évidence des exclusions systémiques au sein de la science politique – comme l’essai de Ferguson ou celui-ci – il peut alors soulever de multiples objections dont la principale fonction est de défendre la discipline et le rôle de l’évaluateur n°2 au sein de celle-ci. Par exemple, lorsqu’il est confronté à une critique selon laquelle la science politique occidentale naturalise l’État colonial oppressif, l’évaluateur n°2 peut chercher à sauver certaines parties de la science politique occidentale en observant que tous les politistes occidentaux ne reproduisent pas cette naturalisation et que, en fait, certains d’entre eux soulignent depuis longtemps la nature historiquement contingente, voire oppressive, de l’État. L’observation de l’évaluateur n°2 peut être exacte, mais elle détourne la critique des préoccupations systémiques du chercheur autochtone. Dans de tels cas, l’appel de l’évaluateur n°2 à une plus grande granularité a pour but inavoué de protéger ses propres investissements académiques et professionnels en science politique. D’une certaine manière, il s’agit d’un mouvement vers l’innocence (Tuck et Yang 2012, Ravecca et Dauphinee 2022) par laquelle l’évaluateur n°2 nie que la discipline dans laquelle il a investi – souvent dans l’espoir de rendre le monde meilleur – puisse être oppressive à l’égard des peuples autochtones. En bref, l’évaluateur n°2 ne veut pas faire partie des « méchants »21. Ici, l’évaluateur n°2 exige que le « bon » argument ne contrecarre pas sa propre défense politisée, mais ostensiblement rigoureuse d’un point de vue professionnel, des engagements disciplinaires22.
46Troisièmement, lorsque l’évaluateur n°2 est engagé dans la recherche autochtone, il peut également procéder à des évaluations problématiques. En raison de désaccords politiques sous-jacents, il peut soumettre des contributions solides et valables à une critique excessive. Les rédacteurs peu versés dans les études autochtones peuvent interpréter ces critiques comme portant fondamentalement sur la solidité de l’argumentation, alors qu’il s’agit en fait d’une défense d’une solution politique particulière. Lorsque l’évaluateur n°2 est engagé dans un projet d’émancipation révolutionnaire, par exemple, il peut rejeter toutes les approches réformistes comme étant désespérément compromises sur le plan de l’argumentation. Inversement, l’évaluateur n°2, réformiste, peut condamner les contributions plus révolutionnaires en les qualifiant d’arguments douteux. Même les éditeurs qui soupçonnent un courant politique sous-jacent à l’évaluation peuvent rejeter la contribution par crainte d’intervenir de manière controversée dans des débats qu’ils sont mal équipés pour bien mener. Dans ce cas, l’évaluateur n°2 soutient abusivement qu’un « bon » argument, et le seul raisonnement valable, est celui qui soutient sa propre ligne politique. Face à de telles évaluations, les éditeurs peuvent soit ne pas reconnaître la politique sous-jacente à la critique, soit rejeter l’article afin d’éviter de se retrouver mêlés à des débats peu familiers et potentiellement litigieux.
47En résumé, nous parlons de « politisation abusive du “bon” argument » dans trois circonstances : premièrement, lorsque l’évaluateur n°2, attaché à une position objectiviste, soutient que tout engagement politique explicite contamine le bon argument ; deuxièmement, lorsque l’évaluateur n°2 cherche à défendre la science politique et ses propres engagements professionnels contre la critique en imposant des objections exonératoires ; et troisièmement, lorsque l’évaluateur n°2 attaque la solidité d’un argument parce qu’il soutient une conclusion politique concurrente, soutenant en fait que le seul « bon » argument est celui qui s’aligne sur sa propre position politique. Ces trois arguments peuvent conduire au rejet d’une contribution autochtone à la science politique. Dans d’autres cas, ils peuvent conduire au rétrécissement du pluralisme de la pensée sociale et politique autochtone, car les réviseurs n’acceptent comme « bons » arguments que ceux qui correspondent à leurs propres points de vue.
48Pour tous les articles universitaires, les évaluateurs peuvent avoir des opinions divergentes, mais, selon notre expérience, les contributions à la science politique issues des perspectives universitaires autochtones se distinguent par la fréquence et l’ampleur des évaluations profondément opposées des évaluateurs.
49L’évaluateur n°2 est particulièrement susceptible d’être en désaccord avec l’évaluateur n°1 parce qu’il y a un nombre relativement faible d’universitaires autochtones et, à vrai dire, d’universitaires professionnellement compétents pour évaluer les contributions autochtones. Cette situation reflète la jeunesse relative des études autochtones en tant que discipline. Dans les années 1970, les études autochtones venaient tout juste d’émerger et étaient largement considérées comme un projet « réparateur » plutôt que comme un domaine ayant une valeur intellectuelle plus large que l’éducation des étudiants autochtones (LaRocque 2015). Cette situation a changé mais seulement très récemment, de sorte qu’Hokowhitu documente le développement et la consolidation du domaine au cours des quinze dernières années, notamment grâce au travail de la Native American and Indigenous Studies Association (NAISA), incorporée en 2009 (Hokowhitu 2021). Malgré l’émergence des études autochtones en tant que domaine interdisciplinaire riche en contributions, des disciplines spécifiques telles que les sciences politiques et la sociologie comptent encore peu de chercheurs autochtones et encore moins de chercheurs établis et titulaires. Cette sous-représentation s’explique par des injustices historiques. Par exemple, les Indiens inscrits au Canada pouvaient perdre leur statut – être involontairement « émancipés » – pour avoir obtenu un diplôme universitaire entre 1876 et 1920 (Assemblée des Premières Nations, n.d.). De plus, les chercheurs non autochtones qui travaillent sur les traditions politiques autochtones ne sont pas légion et ils abordent souvent les questions autochtones dans une perspective disciplinaire canonique plutôt que d’écrire avec des théories autochtones comme point de départ. Dans ce contexte, on peut demander à peu de spécialistes d’examiner les contributions autochtones. Il est plus facile de trouver des chercheurs capables de s’engager dans des travaux sur Locke, Hobbes, Rawls, la démocratie représentative et l’égalité des chances, par exemple, que de trouver des politologues connaissant le concept de Mino-Mnaamodzawin (McGregor 2018) ou le wampum du plat à une cuillère (L. B. Simpson 2008). En outre, étant donné que les études autochtones sont souvent transdisciplinaires et interdisciplinaires, les politistes qui n’ont pas cette formation interdisciplinaire sont mal équipés pour examiner de manière critique les contributions autochtones.
- 23 Mais voyez le défi lancé par Stark à cette division en termes de refus et de dialogue (Stark 2023).
50L’évaluateur n°2 doit donc provenir d’un groupe très restreint d’universitaires capables d’évaluer les contributions autochtones de manière experte. Ces chercheurs sont souvent très attachés à leur compréhension de la recherche autochtone, à ses engagements éthiques et à la manière d’aborder les questions et les traditions autochtones – et ils peuvent être en profond désaccord avec les experts qui ne partagent pas leur point de vue. Des chercheurs comme Glen Coulthard, Leanne Betasamosake Simpson et Audra Simpson sont associés à la politique du refus et du détournement de l’État (Coulthard 2014, L. B. Simpson 2017, A. Simpson 2014). D’autres, comme John Borrows, James Tully et Dale Turner (Borrows et Tully 2018, Tully 2020, Turner 2006) se concentrent sur un engagement dialogique transformateur avec l’État. Bien que ces chercheurs que nous venons de nommer peuvent être capables de faire abstraction de leurs points de vue divergents lors de l’examen, il s’agit tout de même de points de vue opposés sur la façon de poursuivre la décolonisation23 – et l’évaluateur n°2 pourrait être moins prompt à, ou capable d’évaluer plutôt que d’imposer sa propre vision des choses.
51Bien qu’il existe de profonds désaccords au sein de la science politique, les processus d’évaluation acceptent conventionnellement qu’une contribution donnée n’ait pas besoin de convaincre un adversaire idéologique ; une contribution matérialiste historique, par exemple, ne sera normalement pas évaluée par un chercheur néolibéral. Compte tenu des clivages politiques et de la sous-représentation d’universitaires connaissant bien les préoccupations autochtones, il est simplement plus probable que l’évaluateur n°2 se situe du côté opposé de l’évaluateur n°1. Cela peut expliquer pourquoi, d’après notre expérience, l’évaluateur n°2 est très souvent très différent de l’évaluateur n°1 dans ses évaluations. Par ailleurs, une contribution autochtone peut ne pas être envoyée à des spécialistes des questions autochtones, mais à l’évaluateur n°2 parce qu’il est expert dans les différentes littératures sur lesquelles s’appuient les contributions autochtones. Une contribution qui aborde l’économie politique, la pensée politique autochtone et les études sur la colonisation peut être envoyée à un spécialiste de chacun de ces champs d’expertise, étant donné le nombre limité de chercheurs qui maîtrisent toutes ces disciplines à la fois. La critique de l’évaluateur n°2 s’ajoute à celle des autres évaluateurs pour soumettre une contribution autochtone à des normes disciplinaires multiples ; ensuite, il est difficile de répondre aux attentes des évaluateurs, si variées et diverses.
52De même, les questions autochtones étant généralement peu étudiées, cela peut conduire à de profonds malentendus. Ferguson parle d’une encyclopédie de la pensée politique pour laquelle les éditeurs ont compilé des concepts « d’une grande importance pour la pensée politique ». Ce qui est révélateur pour notre propos, il observe que :
[…] tous se sont accordés sur l’importance d’une entrée : « metis ». Ce n’est qu’après avoir reçu les textes finalisés, plusieurs mois plus tard, que nous avons reconnu une incommensurabilité révélatrice dans notre discussion. Pour certains d’entre nous, metis faisait référence au concept grec ancien de sagesse dans le conseil, à la capacité de donner et d’accepter des conseils pour une réflexion stratégique et intelligente. Mais d’autres ont supposé que nous avions discuté de la classification raciale et culturelle canadienne des métis : les descendants d’ancêtres européens et autochtones, qui sont légalement reconnus comme l’un des trois groupes autochtones du Canada. La véritable question que soulève ce malentendu n’est pas de savoir laquelle de ces définitions (ou, plus exactement, de ces concepts) est la plus importante pour la théorie politique. Il s’agit plutôt de savoir comment aucun d’entre nous n’a envisagé la possibilité d’une confusion. La mythologie grecque était si lointaine pour un groupe, et l’identité raciale nord-américaine si peu familière pour un autre, que ce malentendu a pu durer étonnamment longtemps (Ferguson 2016 : 1036).
53De même, l’évaluateur n°2 peut être un expert de la vie bonne aristotélicienne et se voir demander d’évaluer une contribution autochtone sur la conception anishinaabe de la vie bonne (Mino-Mnaamodzawin), dans le cadre d’un processus d’évaluation particulièrement propice à de telles erreurs de communication.
54Étant donné que les meilleures revues dans ce domaine reçoivent beaucoup plus de textes qu’elles n’en publient, deux ou même trois évaluateurs peuvent être nécessaires pour recommander la publication. Sans remettre en question cette pratique, il devrait être clair, compte tenu de la dynamique que nous venons d’étudier, que les contributions autochtones peuvent être confrontées à des défis supplémentaires dans un processus de publication compétitif.
55Pour conclure, nous nous tournons vers les remèdes les plus faciles à mettre en œuvre pour contrer l’évaluateur n°2, pour ceux qui cherchent à garantir une science politique pluraliste plus favorable aux contributions autochtones.
56Tout d’abord, les éditeurs engagés dans la pluralisation de la discipline devraient communiquer avec les évaluateurs pour établir l’importance d’évaluer la pensée sociale et politique autochtone selon ses propres termes.
57Deuxièmement, les évaluateurs devront acquérir une connaissance suffisante de la pensée sociale et politique autochtone pour évaluer l’intelligibilité, la clarté et la pertinence de l’argumentation, en déplaçant la charge de l’explication, en réduisant l’« ignorance admissible » des éditeurs et des évaluateurs, et en contribuant, à terme, à une science politique plus pluraliste.
58Dans le même ordre d’idées, les rédacteurs en chef doivent mettre en garde les évaluateurs contre les tendances inutiles à surcharger les études autochtones d’un mandat éducatif portant sur des faits et des concepts bien connus. Les évaluateurs doivent être prudents lorsqu’ils demandent des encadrements, des justifications et des explications supplémentaires concernant les questions autochtones.
59Troisièmement, les rédacteurs en chef et les évaluateurs doivent veiller, dans leur engagement vis-à-vis des contributions autochtones, à ne pas reproduire l’essentialisme et le romantisme, en exigeant des « différences » autochtones ou, pire encore, le Bon Sauvage. Écouter les voix autochtones « autres » et « altérisées » ne signifie pas qu’elles diront quelque chose de radicalement différent, d’opposé ou de nécessairement « meilleur » par rapport aux idées dominantes. Les perspectives autochtones peuvent apporter une contribution distinctive, mais pas nécessairement unique ni non plus nécessairement ou inévitablement émancipatrice. En outre, la mobilisation des visions du monde autochtones uniquement pour critiquer tout ce qui ne va pas dans la civilisation coloniale devrait être remplacée par des récits plus nuancés, plus riches et plus abondamment descriptifs des modes de vie autochtones.
60Quatrièmement, les rédacteurs en chef et les évaluateurs doivent être conscients à la fois du danger et des possibilités significatives d’une analyse comparative des modes de vie autochtones et euro-occidentaux. Comment un évaluateur peut-il savoir si une comparaison est essentialisante et romantique ou si elle est pertinente ? La réponse ne peut être donnée a priori, mais dépend de la profondeur de l’engagement avec les études et les savoirs autochtones existants et du soin apporté à l’analyse.
61Cinquièmement, la sous-représentation des chercheurs autochtones et la tendance à des évaluations très divergentes qui en découle ne peuvent être corrigées que par une augmentation significative du nombre de chercheurs autochtones – et même dans ce cas, le fait que les contributions autochtones soient souvent transdisciplinaires signifie qu’elles resteront susceptibles de faire l’objet d’évaluations divergentes de la part des évaluateurs. Plutôt que de considérer ces évaluations comme disqualifiantes ou de s’en remettre entièrement à l’auteur, les éditeurs doivent offrir des conseils éditoriaux clairs et spécifiques afin de réconcilier ces divergences ou d’y remédier.
62Notre article identifie les dynamiques problématiques qui limitent l’engagement de la science politique vis-à-vis des contributions autochtones. Il est important de noter qu’en appelant à un engagement plus prudent à l’égard des contributions autochtones, nous n’ignorons pas que cet engagement doit rester critique. L’évaluateur n°2 peut et doit rester critique, mais de manière réfléchie, au service d’une discipline plus diversifiée sur le plan intellectuel. Il n’est pas possible d’étudier ici en détail la manière de mener à bien ce travail. Nous reconnaissons la nécessité d’une réflexion plus approfondie sur les meilleures pratiques et nous soulignons le travail déjà effectué afin d’encourager des engagements critiques et respectueux entre les traditions et les mener à bien, notamment par les chercheurs qui visent à déparochialiser et à décoloniser la discipline (Kirloskar-Steinbach 2023, M. S. Williams 2020). Nous espérons qu’en tant que rédacteurs, évaluateurs et chercheurs en général, nous pourrons contribuer à mettre fin à la marginalisation des savoirs autochtones. Il en résultera une science politique plus pluraliste et plus rigoureuse, qui prendra en compte un éventail plus complet de connaissances humaines, stimulant de nouveaux débats et de nouvelles façons de penser nos vies sociales et politiques.