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La Jineolojî à l’épreuve du site hiérarchique du savoir au Kurdistan : (Il)légitimité d’une science décoloniale au féminin

Somayeh Rostampour
Traduction(s) :
Jineolojî Confronting Hierarchical Knowledge: (Il)legitimacy of a Decolonial Science of Women in Kurdistan [en]

Texte intégral

Introduction

1Les Kurdes, en tant que quatrième groupe ethnique du Moyen-Orient (plus de quarante millions), étaient autrefois divisés entre les empires iranien et ottoman au xvie siècle, puis entre quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie) après la première guerre mondiale. Compte tenu des fortes pressions politiques et culturelles et des difficultés économiques auxquelles ils étaient soumis sous des régimes au pouvoir souvent nationalistes et centralistes, le Kurdistan a connu, à la fin des années 1970, soit des épisodes de violence urbaine, soit des luttes de guérilla dans différentes régions, notamment en Turquie. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), à la fois en tant qu’organisation armée et mouvement populaire plus vaste, a émergé en 1978 dans un tel contexte en réponse à la violence de l’État turc, qui se caractérisait par une politique de pure négation des Kurdes, consistant à réfuter l’existence de ces derniers en les appelant « Turcs des montagnes » (Brenneman 2016).

  • 1 Grâce à une « socialisation institutionnelle » au sein des mouvements armés, les femmes kurdes ont (...)

2La construction d’un État-nation turc moderne, nationaliste et monolithique en 1923, a conduit à faire des quinze à vingt millions de Kurdes (environ 20 % de la population) – la plus grande minorité linguistique du pays – un groupe ethnique discriminé en Turquie. Les termes « kurde » et « Kurdistan » ont été interdits dès les années 1920, et la pratique orale et écrite de la langue, ainsi que l’expression même d’une identité kurde, ont été criminalisées jusqu’au début des années 1990. C’est dans ce contexte que Leyla Zana, la première femme kurde élue au Parlement (1991), a été emprisonnée pendant dix ans pour avoir parlé kurde et affiché sa kurdicité à la Grande Assemblée nationale. Dans un contexte politique marqué par la violence raciste de l’État, Abdullah Öcalan (leader du PKK) et ses homologues, inspirés par les idées de Frantz Fanon et des maoïstes de l’époque, ont dénoncé la relation coloniale entre l’État turc et la région kurde. Cette analyse a alimenté la formation d’un mouvement révolutionnaire socialiste de libération nationale, qui a fait de la « décolonisation du Kurdistan » sa mission principale. Mettant les femmes au cœur de cette lutte, ce mouvement a adopté la devise « Un pays ne peut être libre que si les femmes le sont ». Cette approche a véhiculé un militantisme révolutionnaire féminin à partir de 1990, lequel a commencé à altérer les attributs sociaux du genre et l’imaginaire collectif des rapports sociaux de sexe au Kurdistan1.

3Ce mouvement décolonial de libération du Kurdistan domine l’espace politique kurde depuis qu’il a pris les armes en 1984, en ayant des organisations sœurs relativement autonomes dans d’autres régions, y compris au Rojava en Syrie. Il a également réussi à créer une communauté transnationale déterritorialisée et populaire en Europe, malgré le fait que le PKK est considéré, depuis 2001, comme une organisation terroriste par l’Union européenne, puis par les États-Unis en 1997. Le PKK compte ainsi des millions de sympathisant·e·s, engagé·e·s non seulement dans la lutte armée, mais aussi au sein de partis politiques et d’organisations sociales.

  • 2 Sa rhétorique égalitaire a réussi à attirer et à mobiliser également une partie des femmes diplômée (...)
  • 3 Ce concept met en lumière comment les hiérarchies de pouvoir influencent et structurent la producti (...)

4Sur le plan pratique, le PKK a féminisé ses rangs de manière significative, sa force combattante, la majorité issue de la classe populaire2, comprenant actuellement 40-45 % de femmes. Sur le plan théorique, il est à l’initiative d’un savoir révolutionnaire et localement situé sur le genre appelé Jineolojî (science des femmes en kurde). Adoptant une approche critique du discours hégémonique sur le féminisme, qu’elles considèrent comme eurocentriste et élitiste, ses militantes se réfèrent à la Jineolojî, tout en évitant en grande partie de se définir comme féministes. Principalement élaborée par des actrices issues des milieux extra-académiques, la Jineolojî vise à générer un savoir indigène qui, selon ses contributrices, s’oppose au savoir académique en ceci qu’il est accessible aux femmes de tous horizons. La Jineolojî au Kurdistan constitue de ce fait un cas intéressant pour analyser les liens hiérarchiques entre les espaces universitaires et extra-universitaires. Dans ce cadre, cet article examine la manière dont la Jineolojî offre aux militantes un espace de transformations sociales, sans négliger les limites de cette science décoloniale féminine. Cette analyse propose une réflexion critique sur l’économie globale de la connaissance féministe, en considérant les espaces de savoirs comme des sites hiérarchiques de pouvoir et de résistance (Alexander et Mohanty 2010)3. Elle se situe à la croisée de la sociologie des sciences et des études féministes, repensant le genre à partir des perspectives du Sud global dans une approche décoloniale (Shohat 2002), à l’intersection du genre, de l’ethnicité et de la classe (Lugones 2007, hooks 2014, Kandiyoti 1987).

5L’article aborde d’abord la difficulté à analyser la production de savoir dans des contextes marqués par la répression et la guerre. Cela contribue à expliquer pourquoi ce savoir se caractérise par des publications souvent dispersées et anonymes, ainsi que par des discours qui peuvent parfois revêtir un caractère moraliste. L’article explore ensuite le positionnement de la Jineolojî contre l’État turc en tant qu’État colonisateur, et contre le féminisme et l’université en tant qu’espaces de production de hiérarchies sociales. Cette deuxième partie montre comment la Jineolojî est présentée comme une science féminine qui vise à remettre en cause la monopolisation des récits des femmes dans les pays du Sud par les institutions et discours dominants des pays du Nord et à démocratiser les savoirs en les rendant accessibles aux populations marginalisées et insurgées. Nous explorons également la place de la Jineolojî dans le paysage mondial des connaissances socialement légitimes. Notre analyse suggère que la domination coloniale et impériale exercée sur des savoirs marginalisés jugés trop politiques, les exclue en les qualifiant d’illégitimes. Cette situation met en évidence une division globale et coloniale du travail dans la production et la circulation des savoirs, perpétuant le néocolonialisme académique (Alatas 2003 : 606). Selon cette logique, le Sud global est censé produire de la politique, générant ainsi des données perçues comme « non scientifiques et insuffisamment valables » (Gururani 2002 : 354), mais non des théories institutionnellement acceptables (Meghji 2021). En nous appuyant sur ces aspects, nous examinons les différenciations, les interactions et les co-constructions potentielles entre « savoir scientifique académique » et « savoir militant extra-académique », ainsi que les (il)légitimations qui y sont fortement liées. Ici, le savoir est défini comme un outil permettant de comprendre les réflexions et les pratiques émancipatrices. La troisième partie de l’article se concentre enfin sur la mobilité géographique et intellectuelle des contributrices de la Jineolojî, apportant une perspective complémentaire en éclairant leur parcours et leur impact dans le paysage mondial des connaissances.

6Étant donné la complexité de l’objet étudié, cette enquête s’est déployée dans des directions très diversifiées, mobilisant plusieurs méthodes qualitatives féministes. Comme le décrit Sharlene Nagy Hesse-Biber (2014), ces méthodes incluent les considérations éthiques, la conception de la recherche, la collecte et l’analyse des données, ainsi que l’enrichissement de la compréhension des phénomènes sociaux à travers des approches féministes. Les données de cet article ont été principalement recueillies dans le cadre d’une thèse de sociologie sur le militantisme révolutionnaire et la production de savoirs féminins au sein du PKK (Rostampour 2022). L’enquête a notamment été menée sur le terrain auprès des combattantes dans les maquis et des militantes dans les villes. Des entretiens approfondis ont été réalisés auprès de soixante-douze femmes kurdes, dont quarante-six combattantes et vingt-sept militantes. À cela s’ajoutent dix-sept entretiens informels non enregistrés auprès de femmes proches du mouvement. Nous avons également analysé les écrits de ces combattantes et de ces militantes, ainsi que diverses sources textuelles et visuelles en kurde, en anglais, en persan et en français sur la Jineolojî (déclarations du PKK, programmes et brochures d’organisations militantes et combattantes, tracts internes, articles de revues locales ou étrangères, communiqués, chaînes de télévision, périodiques, formations rédigées, etc.). L’ensemble de ces écrits de combattantes et de militantes, et de ces sources textuelles et visuelles, sont extra-académiques et sont diffusés quasi exclusivement dans des espaces militants.

1. Conditions de production de la Jineolojî

  • 4 Le Jineolojî appelle donc souvent à retrouver une « vie significative » en renouant avec la nature (...)

7Le terme kurde de Jineolojî a été utilisé par le PKK pour se distinguer du « féminisme », décrit comme un concept « occidental », « libéral », « institutionnalisé » et « apolitique », une distinction que je développerai davantage par la suite. La Jineolojî reprend l’ensemble des idées du PKK au sujet du genre, incluant une critique de la famille patriarcale, de l’homme dominant et de la virilité. C’est le leader théorique captivant du PKK, Abdullah Öcalan, détenu depuis 1999, qui l’a utilisé pour la première fois en 2008. Le virage théorique du PKK à partir de 1995, abandonnant le marxisme-léninisme au profit d’une option autonomiste et communaliste inspirée du libertarisme, marque un changement significatif dans son idéologie. Plutôt que de mettre l’accent sur la lutte des classes, le PKK s’est tourné vers le concept de « démocratie » avec une critique forte de l’État-nation, mettant ainsi en avant des idéaux de gouvernance participative et de décentralisation du pouvoir. Avec sa transition vers un nouveau paradigme appelé « confédéralisme démocratique », il s’appuie alors sur l’idée d’une nouvelle kurdicité féministe moins nationaliste et plus écologique4, encadrée par la Jineolojî. Ce paradigme local conceptualise l’État-nation non seulement comme une « colonie du capital », mais aussi comme une « extension du patriarcat » et fait ce faisant de la libération des femmes une condition préalable à la victoire. Il s’est également attardé sur les théories postmodernes, post-coloniales et celles qui ont examiné les inégalités mondiales, depuis les théories marxistes de l’impérialisme jusqu’à celles d’Immanuel Wallerstein.

8Alors que la littérature scientifique tend souvent à adopter une approche marquée par un nationalisme méthodologique et à privilégier les dynamiques internationales et globales des savoirs, Lucia Direnberger et Yvette Onibon Doubogan (2022) insistent sur l’importance d’aborder les inégalités de genre, de savoir et de race de manière contextualisée. Les conditions locales de production des savoirs influencent ainsi la nature des savoirs produits. Autrement dit, l’économie globale de la production et de la circulation des savoirs et du militantisme des femmes doit être évaluée non pas de manière abstraite ou catégorique, mais en tenant compte des contextes historiques et politiques spécifiques de leur construction locale.

Trajectoire martiale et populaire d’un savoir marginal

  • 5 Les événements de Jineolojî se concentrent sur le développement d’une nouvelle science sociale axée (...)

9La première discussion au sein du PKK sur cette science locale a débuté initialement dans les académies des montagnes (maquis) du Kurdistan, là où le premier Comité de la Jineolojî a été fondé en 2011. La première conférence officielle sur la Jineolojî s’est tenue en 2015 dans ce contexte. Par la suite, la Jineolojî est devenue une composante intégrante des institutions civiles pro-PKK en Turquie ainsi que dans les quatre régions du Kurdistan. Notamment, dans le nord et le nord-est de la Syrie, connus sous le nom de Rojava, le gouvernement autonome a intégré la Jineolojî dans ses programmes officiels d’éducation, allant des collèges aux lycées en passant par les académies. De plus, la faculté de Jineolojî de l’Université du Rojava, à Qamishli, a été créée au sein du département des sciences sociales, organisant depuis 2020 plusieurs rencontres et débats portant sur des sujets tels que « la décolonisation », « les savoirs indigènes », « la violence de l’État-nation » et « la discussion sur les idées d’Öcalan ». Le comité Jineolojî a également connu une activité accrue en Europe ces dernières années et organisé diverses conférences et camps de Jineolojî5.

10Les multiples initiatives au sein du PKK ont créé un terrain propice à l’émergence de la Jineolojî : celle-ci se caractérise à la fois par la création d’organisation (formation de l’Armée des femmes en 1995, création du parti des femmes), et par des théories et des projets politiques (« Tuer l’homme dominant », « La rupture », « L’Homme nouveau », « La libération des femmes », « Vie libre », « Le contrat social », « Le confédéralisme des femmes », etc.). La Jineolojî mobilise divers éléments, y compris la mythologie kurde, l’histoire de la lutte des femmes kurdes et internationales, ainsi que des formes de connaissances situées : histoires de mères, mémoires et témoignages, récits et biographies, journaux quotidiens, poèmes, contes populaires et sources orales provenant de femmes pour écrire « herstory » (2018). Elle valorise les connaissances situées et orales, perçues comme anti-positivistes et relevant d’une méthodologie décoloniale et non élitiste. Cela facilite la participation d’un large éventail d’acteurs à la production du savoir, visant à faire de la communauté un espace de mémoires multiples et à remettre en question le monopole narratif des événements et de leurs acteurs.

11Cette approche pratique et théorique est nourrie par un dialogue dynamique entre le leader charismatique du PKK, Öcalan, les militantes civiles, les prisonnières politiques, et, surtout, les combattantes, principales promotrices de la Jineolojî. L’expérience politico-armée des femmes kurdes est ainsi à la fois le fondement et le résultat de la formation de la Jineolojî. Ce paradigme décolonial se nourrit du militantisme des combattantes, souvent issues de milieux défavorisés et relativement jeunes, qui animent également les ateliers et formations de la Jineolojî dans les maquis et les villes kurdes.

  • 6 Certains titres des numéros récents incluent : « La crise des sciences sociales et de la Jineolojî  (...)

12Toutes les femmes du mouvement kurde qui s’expriment sur leur expérience de genre en lien avec la kurdicité participent, d’une manière ou d’une autre, à la production de la Jineolojî. Il semble que deux types de Jineolojî se soient constitués : celle de çiya (montagne) et celle de bajar (ville). Contrairement à l’homogénéité des contributrices de l’espace armé, les productions de l’espace civil, y compris les articles de la revue Jineoloji Dergisi, reflètent une grande diversité de participantes. Ces articles, réalisés par de nombreuses chercheuses et militantes, montrent un niveau théorique rigoureux et inclusif, impliquant plus de deux cents femmes, y compris celles des classes défavorisées. Publiée tous les trois mois depuis 2016, cette revue bénéficie d’une large diffusion au sein des réseaux du mouvement kurde. Elle facilite les échanges entre militantes kurdes, universitaires et cercles féministes en Turquie, « sollicitant des contributions de féministes du Proche-Orient et d’Occident »6.

13Dans cette optique, les femmes ne se contentent pas de recevoir passivement une éducation idéologique ; elles s’engagent activement et adaptent cette idéologie à leurs réalités locales. Sarah, une cadre active dans le domaine de l’idéologie, explique :

L’idée est que toutes les femmes puissent participer à l’enrichissement du débat autour de la Jineolojî et qu’elles s’efforcent de se regrouper et de retravailler sur la question afin d’éviter que la Jineolojî ne prenne une direction qui ne corresponde pas aux situations locales.

14Ce processus interactif voit un « émetteur » comme Öcalan diffuser le discours de la Jineolojî, tandis que les « récepteurs » construisent leur subjectivité en appliquant cette idéologie à la lumière de leur propre expérience. La confusion entre la diffusion idéologique descendante d’Öcalan et les adaptations locales de la Jineolojî par ses militantes peut sembler contradictoire, mais elle met en lumière la double nature de cette idéologie. Bien que structurée par Öcalan, la Jineolojî demeure souple et évolutive. Les femmes ne se contentent pas d’absorber l’idéologie ; elles l’adaptent activement à leurs réalités sociales et culturelles. Ce processus participatif, profondément ancré dans la culture orale de circulation du savoir, retravaille les idées « descendantes » de manière « ascendante ». Cette implication active dans la production du savoir leur confère un sentiment d’appartenance et de confiance.

15De surcroît, le récit de la Jineolojî sur l’oppression des femmes s’apparente à des récits collectifs qui, grâce à la force de la culture orale et à la solidité des communautés, se diffusent rapidement et acquièrent une popularité croissante. Ce passage d’une simple connaissance à une conscience collective témoigne de la capacité des récits à évoluer et à s’adapter au sein des contextes sociaux. Par ce biais, ces narrations subissent des transformations qui reflètent les réalités vécues des femmes. Cette dynamique illustre ainsi l’interaction complexe entre une idéologie directrice et son application locale, bien qu’elle soit marquée par des limites.

16Malgré la popularité croissante de la Jineolojî, plusieurs obstacles entravent la production d’un savoir sur le genre au Kurdistan. Le conflit avec l’État turc a mené à un manque de moyens et de priorités pour traiter ce sujet. La politique raciste et nationaliste de l’État turc s’accompagne d’une répression sévère des mouvements sociaux, notamment ceux des femmes et de l’interdiction des formations politiques. Les militantes sont souvent criminalisées et emprisonnées, ce qui freine leur engagement et leur formation politique sur le genre. De plus, les femmes impliquées dans la Jineolojî, majoritairement issues de milieux défavorisés et ruraux, ont des accès limités à l’éducation formelle et aux ressources de recherche dans d’autres langues, y compris l’anglais. Ces limitations entravent leur capacité à développer et à diffuser leurs connaissances, réduisant ainsi les échanges et les dialogues avec d’autres chercheurs et universitaires, notamment en raison du manque d’espaces communs.

Une science décoloniale impérative née dans la guerre

17Les combattantes et partisanes du PKK considèrent la Jineolojî non seulement comme une réflexion critique sur la transformation sociale, mais surtout comme une arme politique essentielle. Cette perception est influencée par le contexte d’un conflit armé, qui limite la possibilité de critique autonome si elle contredit les objectifs du Parti, entrant en contradiction avec le but de « produire la vérité comme l’intérêt que l’on a à savoir et à faire savoir la vérité » (Bourdieu 1980). Ainsi, la Jineolojî est décrite comme une « science féminine impérative » dans un « état d’urgence », avec des fondements politiques solides, mais socialement fragilisée du fait des contraintes imposées par la guerre.

18À mesure que le nombre d’acteurs impliqués dans la production de la Jineolojî augmente et que leur champ d’action s’étend au-delà des zones de guerre, les aspects sociaux et les questions de genre, y compris la sexualité en tant que politique du corps et les identités transgenres, prennent de l’importance, notamment grâce au rôle essentiel joué par la diaspora kurde. Comme de nombreux mouvements de libération (Gayer 2019), le PKK utilise l’image d’une « gloire perdue » pour transformer la frustration des femmes kurdes en cause nationale et féministe. La Jineolojî évoque régulièrement l’idéal du « matriarcat » de l’Antiquité, présenté comme l’âge d’or de la nation kurde, exempte de la présence de l’État-nation, pour valoriser les femmes dans la société kurde. Cette stratégie permet de remettre en question la modernité capitaliste, la structure de l’État-nation, la lecture linéaire du marxisme orthodoxe et celle du féminisme colonial. Elle conteste l’idée selon laquelle le progrès doit nécessairement suivre des étapes définies passant par l’État-nation et le capitalisme, tout en critiquant les approches coloniales qui ignorent les réalités locales, les systèmes de croyance et les formes de résistance culturelle. En proposant une vision inversée de la modernité masculine et étatique, la Jineolojî s’appuie sur l’utopie féminine de l’époque matriarcale préhistorique de la civilisation mésopotamienne, où la femme-déesse était la figure centrale. Selon cette perspective, la femme, et non le travailleur, est la première classe opprimée, la première colonie, la première nation et l’actrice principale d’une révolution socialiste. Inspirée par les idées de Jakob Bachofen et selon une lecture parfois essentialiste, la Jineolojî valorise les qualités « féminines » comme la maternité pour contrer la rationalité oppressive de l’État capitaliste turc.

19Les affirmations du mouvement kurde sont affaiblies par l’absence de recherches anthropologiques fiables sur les matriarcats dans l’histoire du Kurdistan. Maria Grazia Masetti-Rouault note que l’évolution des divinités féminines ne reflète pas forcément un statut élevé des femmes dans l’ancienne société proche-orientale (Masetti-Rouault 2009 : 138). Le mouvement kurde ne clarifie ni la construction sociale des sexes ni les mécanismes de contrôle masculin sur le travail et la sexualité. Les détails du prétendu matriarcat kurde restent flous. Cette ambiguïté est due au manque de définitions précises et au fait que le leader idéologue kurde n’est ni anthropologue ni historien. De plus, le Parti refuse de réviser ses textes lorsqu’Öcalan, dans une de ses lettres, demande à ce que ses écrits soient corrigés par des universitaires (Jongerden 2019). Par conséquent, cette situation urgente nécessite une théorisation pragmatique qui répond aux défis contemporains d’un mouvement de libération qui, bien qu’enrichissant, présente également des failles.

20Soumise au contexte de la guerre, la Jineolojî valorise l’engagement politique et dévalorise les analyses matérialistes des rapports sociaux de genre. En encourageant une reconsidération des rôles traditionnels des femmes à travers une perspective de lutte, elle tend à minimiser l’attention portée aux conditions matérielles qui influencent ces rôles. Par exemple, en présentant les femmes comme gardiennes de la nature, la Jineolojî adopte une approche holistique et spirituelle, valorisant des valeurs éthiques, mais risque ainsi d’ignorer les impacts de la mondialisation et les structures de pouvoir qui exacerbent les inégalités de genre sous-jacentes.

21Bien qu’elle mette en avant l’engagement politique des femmes, la Jineolojî demeure souvent limitée dans son analyse, se concentrant principalement sur des questions de démocratie et de mobilisation. Cette approche unidimensionnelle souffre de généralisations fragmentées et d’incohérences, en raison d’un manque de données et d’analyses multidimensionnelles. Les aspects sociaux et sexuels, tels que la division sexuelle du travail, les théories de la reproduction sociale, l’analyse du corps sexué et les études queer, sont souvent négligés. Au lieu de cela, une lecture politique du genre, encadrée et contrôlée par la direction du Mouvement, domine. Cette orientation néglige l’hétérogénéité sociale des femmes kurdes ainsi que leurs intérêts variés, qui sont étroitement liés à la « matrice de domination » (Collins 2022 : 299). Elles sont souvent simplifiées sous l’image de femmes résilientes et de force au service de la paix, sans considérer la complexité de leurs expériences et les dynamiques de domination qui les impactent.

22Cette tendance se retrouve également dans la Jineolojî, qui traite le genre et l’ethnicité comme des « constantes anhistoriques » affectant toutes les femmes kurdes de manière similaire, sous-estimant les multiples relations de domination-exploitation au-delà de l’ethnicité, y compris l’oppression sexuelle et l’exploitation spécifique. Il est donc nécessaire de discuter la manière dont la Jineolojî, dans ses configurations actuelles, peut mieux unifier ces diversités dans l’espace kurde et ailleurs. Ses limites internes sont étroitement liées à ses interactions avec le monde extérieur, comme le montre la section suivante.

2. Enjeux et difficultés dans l’analyse du savoir au sein des mouvements révolutionnaires

23À l’instar de nombreux intellectuels postcoloniaux et décoloniaux (Quijano 2008, Mignolo 2011), l’idéologie du mouvement kurde remet en cause une conception évolutionniste et eurocentriste de l’Histoire, selon laquelle le Sud global devrait patienter « dans la salle d’attente » (Chakrabarty 2000 : 78) avant d’opérer une transition complète vers le capitalisme, horizon du modernisme. Pour critiquer cette vision, la Jineolojî insiste sur les méthodes situées et valorise l’expérience des femmes militantes dans la production de leur propre savoir. L’idée est alors de permettre aux femmes kurdes de s’exprimer en dehors du langage académique des études de genre.

  • 7 Dans notre cas de recherche, lorsque nous parlons d’une approche « épistémologique », nous faisons (...)

24Cependant, l’utilisation de ces supports épistémologiques7 et méthodologiques dispersés ne va pas de soi pour les chercheurs comme moi qui analysent la Jineolojî, car cela nécessite de naviguer à travers des théories et des contextes très différents de nos propres référentiels. Premièrement, la contribution des femmes et celle du leader du mouvement à la production de la Jineolojî est difficilement identifiable, car de nombreux textes ne sont pas signés. De plus, Öcalan n’était pas tenu de fournir des preuves pour ses affirmations. Le mouvement kurde s’efforce constamment de se structurer, en organisant des réunions et colloques, et en produisant des brochures et des livres pour définir et expliquer ce qu’est la Jineolojî. Pourtant, ce nouveau modèle, basé davantage sur la négation que sur l’affirmation, échappe largement à toute tentative de cadrage. La Jineolojî fusionne différentes approches de la pensée occidentale avec la mythologie orientale, ce qui le rend difficilement adaptable aux méthodologies académiques conventionnelles et aux cadres épistémologiques établis. Elle ne propose pas une approche unifiée et cohérente ancrée dans une tradition identifiable sur le plan épistémologique, manquant de cadre théorique stable, rendant difficile sa catégorisation. Cette absence de cohérence se manifeste par une fusion d’éléments divers sans articulation systématique dans un cadre clairement défini. Le poids d’un leader politique charismatique semble également s’imposer dans le champ du savoir lié à ce mouvement populaire. D’autant plus que les limitations théoriques et méthodologiques des écrits du leader, dans le domaine du genre, sont reproduites en partie dans la Jineolojî. Cela soulève des questions sur la manière dont la Jineolojî traite et réinterprète les concepts de genre et si elle parvient à dépasser les contraintes théoriques et méthodologiques de ses sources.

25Le mouvement kurde utilise le mythe dans son discours, s’appuyant sur l’idée que l’esprit féminin est dominé par l’autorité de l’esprit-raison masculin urbain, une conception également adoptée par la Jineolojî. Cela conduit à une féminisation par la moralisation, la dérationalisation et un retour à la nature, glorifiant ainsi le mode de vie archaïque et rural des Kurdes comme résistance à la modernité capitaliste imposée par l’État colonisateur. En « dérationalisant » le monde, la Jineolojî met l’accent sur une vision cosmique globale sur la nature humaine, préférant les structures mythiques, spirituelles, métaphysiques et éthiques. Cela signifie que cette approche privilégie des perspectives non scientifiques et symboliques pour comprendre et expliquer la réalité et marginalise les analyses matérialistes du genre dans l’histoire socioéconomique contemporaine kurde. Par exemple, la Jineolojî peut se référer à des figures mythologiques ou religieuses issues des récits ancestraux pour valoriser les pratiques et les rôles féminins traditionnels, plutôt que de les examiner à travers des cadres théoriques féministes contemporains ou des données empiriques. Elle aborde souvent la question des femmes en formulant des conseils moraux et des décisions arbitraires basées sur l’expérience personnelle du leader plutôt que sur une analyse historique contextualisée. Cela peut se manifester par des discours ou des écrits qui glorifient le rôle de la mère comme gardienne des traditions culturelles et morales, ou celui des femmes en tant que porteuses de paix, tout en ignorant les critiques matérialistes sur ces sujets. Même la participation des femmes à la révolution est, pour la Jineolojî, avant tout une recommandation morale plutôt qu’une nécessité matérielle.

26Dans ce contexte, les productions théoriques du PKK au sujet de la réorganisation des rapports de genre reflètent une vision dualiste et hétérosexiste de la famille du XIXe siècle, ignorant les critiques féministes contemporaines. La « femme kurde » y est décrite comme universelle, détachée de toute condition sociale, et éternelle, comme si sa vision du monde n’avait pas évolué. Les différences internes parmi les femmes kurdes sont supprimées au détriment d’une lutte décoloniale face à l’ennemi commun, ce qui peut conduire à une homogénéisation des expériences et des perspectives féminines au sein du mouvement, parfois au point d’adopter des formes essentialistes. En tentant de dépasser le féminisme, la Jineolojî ignore les différences épistémologiques entre les différentes approches féministes et réduit le féminisme à une simple réaction contre le patriarcat, influencée par le libéralisme, négligeant ses dimensions émancipatrices et décoloniales. Les féminismes nationalistes libéraux développés en Turquie sont critiqués, et l’ensemble de la production féministe mondiale est réduite à ces féminismes nationalistes libéraux turques, ce qui empêche le mouvement kurde de s’approprier les théories féministes critiques récentes.

27Prenons également en compte que dans un contexte autoritaire fortement marqué par l’oppression de l’État turc, lorsqu’un savoir militant remet en question le pouvoir institutionnel colonial, il est perçu comme une menace pour le maintien de l’ordre policier et racial dominant. Cela rend encore plus difficile l’intégration de ce « savoir subalterne » (Spivak 2004), tout comme d’autres savoirs suspectés ou méprisés, au cadre mondial de la circulation des connaissances légitimes. D’autant plus que les auteurs de la Jineolojî doivent élaborer leur paradigme dans un contexte où la langue kurde, dans laquelle ils s’expriment, est interdite depuis des années et peu développée, en plein milieu d’un conflit armé. En outre, le nationalisme du groupe ethnique au pouvoir a contribué à l’occultation des savoirs politiques des femmes kurdes, considérés comme non pertinents pour la théorisation et l’historiographie féministes dans leur propre pays, malgré leur forte implication dans des mouvements sociaux depuis les années 1980 (Mojab 2001, Çağlayan 2019). Leur statut d’apatride a ainsi renforcé leur marginalisation en les rendant encore plus illégitimes.

28De plus, la guerre entraîne des obstacles majeurs à la communication, en raison des restrictions de déplacement dans les zones de conflit et des contrôles stricts de l’information par les autorités gouvernementales. Cette situation rend difficile la coordination des efforts intellectuels et la diffusion des connaissances entre les membres du mouvement et d’autres. Surmonter ces défis est crucial non seulement pour faciliter une production et une diffusion plus efficaces des idées et des connaissances, mais également pour établir un cadre épistémologique crédible dans un contexte de conflit en évolution constante.

3. Déconstruire les espaces de production des hiérarchies sociales et raciales

Éléments déclencheurs de la Jineolojî : intrications et divergences entre le mouvement féministe turc et le mouvement des femmes kurdes

29Le projet libéral de modernisation de l’État en Turquie a provoqué une division entre les femmes turques et kurdes, en se basant sur une vision raciste de la modernité et en les utilisant à des fins politiques. Selon cette perspective, la femme kurde, stigmatisée, était souvent décrite comme primitive, arriérée, sexualisée et dangereuse, tandis que la femme turque, idéalisée, apparaissait comme civilisée, éduquée, honnête, et modèle d’épouse et de mère (Diner et Toktaş 2007, Sezgin et A. Wall 2005). Cette vision essentialiste réduisait les femmes kurdes à une catégorie homogène de victimes de violences masculines, associées à une culture intrinsèquement patriarcale (Alkan 2018). Dans les années 1990, sous l’influence de ce discours nationaliste hégémonique, les principales figures du féminisme en Turquie, majoritairement éduquées, blanches, libérales et issues des grandes villes, exhortaient les femmes kurdes à renoncer à leur identité ethnique au profit d’une identité de genre commune (Diner et Toktaş 2010 : 43, Kandiyoti 1987 : 322). Ces figures dominantes ne se contentaient pas de vouloir rejoindre le mouvement féministe à l’échelle nationale, elles voulaient le diriger, comme le souligne bell hooks (1986 : 134) dans un contexte similaire. Le mouvement féministe en Turquie, perpétuant souvent les schémas établis par l’État, négligeait les réalités spécifiques des groupes ethniques minoritaires et ignorait le rôle des inégalités socio-économiques dans la construction de l’identité de genre, en se concentrant sur la catégorie générale de « femmes en Turquie ». Il négligeait souvent le fait que les progrès réalisés pour les femmes dans le cadre du projet de modernisation kémaliste ne bénéficiaient pas de manière équitable aux femmes rurales et kurdes, en raison des barrières linguistiques et éducatives ainsi que des politiques discriminatoires. Dans un tel contexte, l’ethnocentrisme des féministes dominantes en Turquie, couplé à leur nationalisme, a favorisé les représentations orientalistes et coloniales, occultant les différences entre les femmes et négligeant les inégalités auxquelles les femmes kurdes étaient et sont confrontées. Cette attitude a favorisé l’émergence d’un féminisme propre aux Kurdes, appelé Jineolojî, promu par le PKK et intégré à son discours.

30Les militantes kurdes critiquent vivement les féministes dominantes en Turquie, souvent universitaires, pour leur aveuglement face à la violence étatique sous toutes ses formes. Elles mettent en avant la spécificité de leur mobilisation, marquée par la brutalité de l’oppression de l’État et sa violence raciste, entravant ainsi leurs efforts pour s’exprimer et s’organiser contre le patriarcat. Ayant enduré les affres des guerres, des génocides, des violences sexuelles, la destruction de leurs communautés, les déplacements massifs, les tentatives d’ethnocide, les interférences capitalistes, les politiques linguicides, les emprisonnements et les exils forcés, les femmes kurdes en concluent que l’État-nation et ses institutions sont incapables d’assurer leur pleine égalité. Par ailleurs, les féministes turques omettent souvent de reconnaître les actions des femmes kurdes comme des démarches féministes authentiques (Metin 2006, Taşdemir 2007). Par exemple, Necla Arat, une universitaire féministe éminente qui adhère à l’idéologie kémaliste, a intenté un procès contre une autre féministe, Eren Keskin, parce que Keskin avait accusé les forces de sécurité de violer des femmes dans le sud-est en proie à la guerre. Pour Arat, Keskin était une traîtresse qui soutenait les terroristes kurdes contre les intérêts de l’État turc (Diner et Toktaş 2010 : 50). Les militantes que nous avons rencontrées critiquent également la vision teintée de colonialisme que les universitaires turcs et occidentaux ont de la guerre et du pacifisme. Elles dénoncent également le silence complice des féministes dominantes face au féminicide systématique perpétré par l’État.

31Toutefois, depuis les années 2000, une collaboration de plus en plus étroite s’est développée entre le mouvement féministe-queer en Turquie et le mouvement des femmes kurdes, bien que cette dynamique ait été perturbée en 2015 à la suite de l’invasion militaire de la région kurde par la Turquie et du déclenchement d’une guerre civile. Les féministes turques ont commencé à intégrer les luttes spécifiques des femmes kurdes dans leurs analyses et revendications, tandis que les femmes kurdes ont élargi leur réseau en s’alliant avec d’autres groupes féministes, y compris les personnes LGBTQ+. Cette coopération a permis l’organisation conjointe de campagnes pour la paix et contre les politiques conservatrices et misogynes de l’État, ainsi que contre la violence faite aux femmes. Grâce à cette synergie, des pratiques et initiatives nationales ont émergé, renforçant l’impact des actions féministes tant au niveau national qu’international.

32Dans ce contexte historique, la Jineolojî émerge comme une ressource pour « négocier la différence » (hooks 2014). C’est une réponse permettant aux femmes kurdes – subissant la « discrimination au sein de la discrimination » (Kirkness 1987 : 413) – d’articuler leur identité de genre à celle de classe et d’ethnicité, résistant ainsi aux récits dominants à l’échelle nationale et internationale. Confrontées à l’absence de féminisme populaire et décolonial, les femmes kurdes ont trouvé dans la lutte pour la libération nationale, portée par le PKK, un moyen de combler ce vide identitaire. Depuis lors, elles ont réussi à forger le mouvement des femmes kurdes, distinct du mouvement féministe en Turquie, aussi bien dans ses fondements théoriques que dans ses actions concrètes. Dans ce cadre, il est donc essentiel d’explorer la manière dont la Jineolojî traite la question de la scientificité, en recentrant les discussions sur le féminisme et la libération selon les réalités et besoins des femmes kurdes.

La Jineolojî et la question de la scientificité : conflit entre savoir militant et savoir universitaire

33L’économie mondiale de la connaissance, dominée par les concepts et les méthodes développés dans le Nord (Federici 2002, Peace et Alice 2018), généralement par des universitaires (Pallavi et Connell 2018), tend à contrôler et monopoliser la valorisation des connaissances sur les femmes, créant une situation que la philosophe María Lugones (2007) qualifie de « colonialité du genre ». Même si l’hégémonie du savoir académique des métropoles mondiales n’efface pas tous les autres, elle a pour conséquence de marginaliser non seulement les intérêts des femmes dans le Sud global et la connaissance locale dont elles sont issues, mais également leurs promoteurs et leurs revendications distinctes. Les discussions portées par des penseurs africains sur les savoirs autochtones, intellectuellement discrédités (Hoppers 2002), ont bien illustré ce schéma. Il s’agit d’une division globale du travail intellectuel, fondée sur un système d’échange et d’appropriation inégal, qui a émergé dans un contexte hégémonique de production de savoirs féministes à l’ère de la mondialisation néolibérale, où les hiérarchisations ont été renforcées par la logique du marché et la privatisation (Connell 2017 : 6). Ainsi, malgré les transformations majeures en faveur de l’autonomie académique des savoirs dans la périphérie et la production des savoirs contre-hégémoniques au sein des institutions (le Sud dans le Nord), ces derniers demeurent souvent marginaux, invisibles, voire parfois exclus.

34Cette hiérarchisation mondiale s’observe également dans le contexte d’émergence de la Jineolojî, la marginalisant. Avec la persistance des inégalités entre le(s) Sud(s) et le(s) Nord(s), les asymétries existantes entre les savoirs indigènes et les savoirs universitaires ont également été consolidées. Ce cadre, à la fois raciste et colonial, dans la division internationale de la production du savoir, se nourrit d’une autre division entre le savoir scientifique académique et le savoir politique militant, déterminante en ce qui concerne la délégitimation de la Jineolojî. Selon les critères de qualification de cet « impérialisme scientifique » (Dupré 1994), les productions féministes des femmes du Sud, jugées « trop politiques », souffrent d’un déficit de légitimité et de validation scientifique. Ainsi, « produire un savoir militant » revient à risquer d’être discréditée par certain·e·s universitaires qui remettent en cause la scientificité ou l’intérêt de ces approches. Il est reproché aux savoirs militants d’être d’aveugles aux nuances et complexités des réalités sociales et de manquer de la « neutralité » qui serait nécessaire à toute science (Bourdieu 1980). L’association entre genre, féminisme et mouvements sociaux agit également comme une disqualification scientifique (Direnberger et Onibon Doubogan 2022), en particulier quand il s’agit d’acteur·trice·s engagé·e·s dans une lutte armée. Nous constatons ainsi que l’exigence d’administration de la preuve est beaucoup plus attendue des sciences militantes extra-universitaires.

35Dans ce contexte, la Jineolojî est constamment renvoyée à la question de sa scientificité ou non scientificité. Elle se heurte également à la difficulté d’ancrer le militantisme révolutionnaire comme une catégorie d’analyse utile pour penser la production des savoirs des femmes. Cela nourrit des formes spécifiques de discrédit dont les militantes kurdes travaillant sur la Jineolojî sont victimes.

36Ainsi, en tant que doctrine militante hautement politisée, attachée fortement aux mouvements sociaux et circulant majoritairement chez les militantes, ce paradigme indocile kurde risque d’être exclu, plutôt qu’intégré, du régime de circulation des savoirs à l’échelle mondiale, basé sur les hiérarchisations internationales précédemment évoquées. Ses théories sont donc souvent négligées en raison de leur caractère radical (Graeber 2020). De ce fait, si la Jineolojî, en tant que science critique balbutiante, est localement légitime en raison de ses aspects politiques, populaires et révolutionnaires, ces mêmes caractéristiques la renvoient à une théorie globalement délégitimée. Cela reflète la nature complexe des dynamiques entre le local et le global, soulignant comment les réalités locales peuvent être perçues comme non crédibles (Escobar 2016).

37Si l’évaluation de la scientificité des savoirs insurgés est souvent plus rigoureuse que celle des savoirs qualifiés de neutres et de scientifiques, c’est aussi parce que les savoirs insurgés ne se placent pas au service du pouvoir et visent à délégitimer les élites dominantes. La responsable de la formation en Jineolojî à l’Académie des femmes à Diyarbakir l’exprime ainsi :

Il y a beaucoup du travail, beaucoup de sensibilisation, mais à qui cela s’adresse, ce n’est pas clair. Cette question est importante pour nous (la Jineolojî) : à qui sont censés servir ces savoirs et connaissances ? C’est pour qui ? Dans quel but peut être utilisée cette connaissance ? Ils devraient servir la société et non servir l’élite ou l’État.

38À cet égard, une distinction mise en avant par Raewyn Connell (2020 : 39) entre le savoir politique et académique peut apporter des éclaircissements : tandis que le savoir politique adopte une forme active, explicitement partiale, se préoccupant de ce qui peut être fait et de ce qui doit être vécu, le savoir académique revêt le plus souvent la forme d’une description, se préoccupant de ce qui est ou a été. Ainsi, la science de la Jineolojî qui prône des changements sociaux en ciblant diverses sources de pouvoir sans concession ni hésitation (ce que ne font pas les savoirs universitaires, au nom de la neutralité et de la scientificité), fait face à une délégitimation, accompagnée d’une répression renforcée, bien que légale en Turquie.

39Face à cette marginalisation, les militantes kurdes adoptent des stratégies de légitimation. À leur tour, elles remettent en question la légitimité jusque-là incontestée des savoirs féministes scientifiques universitaires en les accusant de reproduire certains rapports de domination et de dépendre de pouvoirs répressifs et patriarcaux tels que l’État, le colonialisme et le capitalisme. Ainsi, en pratique, de nombreuses personnes rencontrées invoquent l’opposition entre les « militant·e·s » et les « universitaires » pour légitimer et rendre crédible leur production martiale. Dans certains cas, cela entraîne une critique virulente des universitaires et des intellectuels par les militantes kurdes. Cela contribue à renforcer la distance entre les sphères politique et académique, limitant la co-construction entre les deux et consolidant les inégalités qui structurent le champ du savoir.

40Par ailleurs, ce discours ne prend pas en compte le fait que, souvent, les féministes universitaires se définissent également comme militantes. En effet, bien que minoritaire, on retrouve aussi, chez les universitaires, une critique de la production et de la circulation hiérarchisée des savoirs au sein des institutions académiques, entre les savoirs des dominé·e·s et des dominant·e·s. Bien que ces théories des Sud(s) puissent parfois faire l’objet des mêmes critiques que les féministes turques, jugées trop élitistes et institutionnalisées, elles ont été capables de fournir de réelles possibilités matérielles pour l’émergence et l’évolution des savoirs critiques, décoloniaux et anticapitalistes. Leurs idées, dont certaines ont même inspiré la Jineolojî, circulent parfois à l’échelle mondiale, rejetant le « mainstream féminism » ou le « féminisme blanc ou impérialiste ». Dans ce contexte, l’indigénisme kurde se présente comme une approche non élitiste qui intègre les voix des femmes kurdes, offrant une alternative aux structures hiérarchiques dominantes et favorisant une compréhension plus inclusive des luttes féministes.

L’indigénisme kurde comme approche non-élitiste : remise en question des hiérarchies institutionnelles

41La Jineolojî, en s’opposant à l’État, au féminisme universel et aux universités élitistes, dénonce les espaces de production des hiérarchies sociales. Ce faisant, elle s’engage à briser une série de représentations coloniales et orientalistes, ainsi qu’une lecture homogène et victimisante des femmes kurdes et, plus généralement, des femmes dans les mondes musulmans. Revendiquant son ancrage dans les sciences sociales, ce paradigme kurde s’inscrit dans la lignée des féminismes localement situés au Proche-Orient, qui tirent leur force de « la politisation des femmes au sein des mouvements de libération anticoloniaux et nationaux » (Jacoby 1999 : 513). Pour la Jineolojî, la particularité du féminisme du Proche-Orient réside dans son caractère militant, par contraste avec les mouvements féministes en Occident, présentés comme affaiblis dans un contexte mondial néolibéral. Selon cette perspective, dans cette région marquée par de multiples crises politiques, les mouvements de libération sociaux ou nationaux représentent le principal vecteur de la subjectivité des femmes et de leur engagement dans la sphère publique et politique. La participation à la lutte décoloniale et anti-impérialiste, d’après la Jineolojî, induit à son tour des transformations des rapports sociaux de genre dans la région, y compris au Kurdistan. Cette perspective trouve un écho dans le contexte palestinien, comme le souligne Faraj (2010), qui montre que les changements sociaux issus des luttes de libération contre le colonisateur et l’apartheid peuvent parfois servir de cadre de légitimation aux revendications individuelles des femmes dans des contextes de conflit.

42La Jineolojî se distingue également des études féministes en se définissant comme une science féminine spécifique qui analyse les femmes, s’engageant ainsi à développer ce que les chercheurs ont également discuté sous le terme d’« historiographie féminine » (Harding 1987), une perspective distincte de l’« historiographie féministe » (Offen 1988, Thébaud 2007). Cette démarche s’inscrit dans une critique des narrations eurocentristes des savoirs féministes hégémoniques, mais aussi des pensées et des pratiques perçues comme « élitistes », souvent qualifiées de « très théoriques » et « déconnectées des réalités des femmes ordinaires », par les enquêtées. Cette perception se reflète particulièrement dans les propos d’une combattante lors d’un entretien en 2017 dans les maquis au Kurdistan :

Là où j’ai grandi, il y a une sorte de répulsion envers le féminisme, c’est-à-dire que plus vous êtes proche du féminisme, plus il est difficile pour les femmes ordinaires de vous approcher, alors elles vous repoussent… Il y avait quelques personnes dans notre ville kurde qui se disaient féministes. Mais leur façon de penser et de se comporter est très similaire à celle d’un homme. Elle dit « je suis féministe, je suis libre, tu es une femme opprimée ». Alors, comment cela peut-il être la réponse aux blessures des femmes dans notre société ? De plus, comment elle veut changer l’homme de cette façon ?

43Chez les personnes interrogées, cette critique met particulièrement l’accent sur l’incapacité des féministes, en Occident comme en Turquie, à établir des liens avec les femmes des classes populaires rurales marginalisées. D’après les enquêté·e·s, les théories et les pratiques des féministes majoritaires en Turquie reflètent principalement l’expérience de celles qui appartiennent à la classe privilégiée et qui sont souvent blanches ou turques. Elles affirment que ces féministes utilisent un langage souvent inaccessible à la majorité des femmes peu éduquées, voire analphabètes, qui constituent pourtant la majorité des militantes et combattantes du PKK. En contraste, la Jineolojî se positionne comme plus inclusive et populaire, s’adressant à un large éventail de femmes dans la société, notamment les moins privilégiées. Il s’agit d’un savoir indigène, culturellement pluraliste et politiquement révolutionnaire et populaire. Rounahi, un militant du PKK à Diyarbakir, résume ainsi :

Les féministes travaillent sur la société, mais nous travaillons avec les gens de la société, c’est ça la différence importante entre la Jineolojî et le féminisme […] contrairement au féminisme, pour nous la chercheuse et la recherchée ne sont pas séparées, et la seconde n’est pas la victime sur laquelle la première est censée faire les recherches.

44La Jineolojî remet en question les paradigmes académiques institutionnalisés en mettant en lumière les hiérarchies et en valorisant le savoir-faire des femmes de classe populaire vivant en milieu rural. Cette approche valorise l’expertise des femmes dans leur vie quotidienne, liée à leur subsistance, leur corps et leur environnement. En intégrant ces connaissances issues de l’expérience populaire, la Jineolojî s’étend à la population féminine marginalisée par les discours dominants. Les guérillas féminines kurdes jouent un rôle central dans cette transformation, allant de village en village pour recruter et éduquer les femmes à leurs droits et leur potentiel politique. Ce faisant, la Jineolojî cherche à inverser une rhétorique discriminatoire qui dépeint souvent les femmes kurdes comme décivilisées, que ce soit dans les discours étatiques racistes ou dans certains courants féministes. Selon cette vision, la femme kurde, souvent dépeinte comme primitive, arriérée, sexualisée, séductrice et dangereuse, est fréquemment opposée à la femme turque. Cette représentation réduit les femmes kurdes à une catégorie homogène de victimes des violences masculines, les associant à une culture marquée par la polygamie, les mariages précoces et les crimes d’honneur (Alkan 2018).

45Elle incarne ainsi une approche décoloniale du genre visant à réhabiliter le savoir et l’expérience des femmes marginalisées, tout en les mobilisant dans la lutte pour l’autonomie kurde et l’égalité entre les sexes. Cette rhétorique a influencé la motivation sociale et politique des femmes kurdes, les orientant davantage vers les maquis sous contrôle kurde plutôt que vers les universités sous contrôle turc.

46Dans le même sens, en créant des Académies populaires et en valorisant les connaissances situées et orales, la Jineolojî vise à démocratiser le savoir, au-delà des établissements universitaires. Comme le disent ses promoteurs :

Elle va restituer ce qu’elle puise dans la société en tant que savoir, plutôt que de l’isoler dans l’Académie ou de le mettre au service des gouvernements.

47De plus, une militante précise :

La Jineolojî ne se contente pas de décentraliser le savoir ; elle cherche à en faire un outil de transformation sociale, quartier par quartier, y compris auprès des personnes moins éduquées, comme les femmes rurales au Rojava ou les mères de martyrs, celles qui ont payé un lourd tribut dans cette guerre imposée par Erdogan. Les expériences vécues de ces femmes sont précieuses ; elles détiennent des savoirs ancestraux préservés depuis des générations. Les connaissances que nous valorisons sont profondément enracinées dans l’histoire et la terre du Kurdistan, et c’est pourquoi les logiques institutionnelles, souvent déconnectées des réalités quotidiennes du peuple, peuvent manquer d’attention nécessaire.

48Son objectif est de provoquer des changements mentaux et sociaux, ainsi que de forger un « Homme Nouveau » (kurde). La Jineolojî affirme que chaque foyer, association ou territoire en zone montagneuse peut devenir un espace éducatif. Il s’agit en fait d’une alternative populaire au système éducatif des écoles traditionnelles contrôlées par l’État colonisateur dans un contexte où, comme en Algérie à l’époque du colonialisme (Bourdieu 1961), les institutions sont perçues comme solidaires du pouvoir colonial.

  • 8 Ces formations idéologiques, souvent accompagnées d’une formation à l’alphabétisation ou à l’appren (...)

49Cette approche éducative révolutionnaire vise à modifier la mentalité patriarcale et coloniale de l’État, en offrant des formations révolutionnaires appelées perwerde8. Dans le modèle proposé par le PKK, l’ensemble de la société, y compris les quartiers, les partis politiques, les municipalités, les coopératives, les montagnes, les prisons, les rues et même l’exil, est considéré comme une sphère de perwerde, par laquelle se construit la subjectivité engagée. Son système éducatif est constitué d’activités éducatives telles que des séminaires, des ateliers, des médias, des brochures, des livres, des journaux, etc. Des Académies des femmes dans les maquis aux Maisons des femmes (mala jin) dans les villes, les discussions autour de la violence articulent la question de la discrimination de genre et celle de la kurdicité.

  • 9 L’idéal écologiste des perwerde lie la protection de l’environnement à la justice sociale. Dans le (...)

50Ce modèle s’apparente à celui proposé par Paulo Freire dans son ouvrage La pédagogie des opprimés (1996) ou bien à celui de « l’éducation comme pratique de la liberté » forgé par bell hooks (1996). Les perwerdes extra-universitaires sensibilisent d’abord les personnes qui les suivent, puis leur offrent une seconde socialisation, cette fois-ci politique à travers laquelle les participantes approchent un idéal révolutionnaire, féministe et écologiste9. Cette démarche contribue à l’avancement d’un projet de démocratisation des sciences sociales, en rendant le savoir accessible à un public au-delà du monde universitaire (Connell, Beigel et Ouédraogo 2017 : 6) et en réinventant les règles de l’activité scientifique pour une appropriation collective du savoir par les peuples. La Jineolojî travaille donc souvent sur les terrains d’ordinaire abandonnés par les universitaires qui sont décrites comme enfermées dans les contraintes du marché concurrentiel néolibéral d’éducation, les empêchant d’accéder à certains espaces socio-politiques, voire à certains groupes sociaux.

Conclusion

51Dans le contexte du PKK, l’ethnicité est politisée pour transformer ce qui est considéré comme la culture kurde en une arme contre toutes formes de domination, incluant le genre. Le discours et la pratique du PKK ont non seulement légitimé la voix kurde, mais ont également amplifié celle des femmes, provoquant des changements significatifs. Leur expérience du racisme, due à la minorité kurde, distingue les militantes kurdes des féministes majoritaires et de leurs contributions. Les féministes nationalistes turques sont souvent assimilées à des intellectuelles aussi coupables que les universitaires racistes. Après leur engagement dans l’armée, les femmes ont réalisé que sans un discours féminin autonome, elles risquaient d’être marginalisées, tant au sein du mouvement féministe du pays que dans la lutte de libération kurde. Cette prise de conscience a donné naissance à la Jineolojî, une science féminine et décoloniale, théorisée par le PKK et incarnée par la guérilla, visant à transformer la culture patriarcale et l’État.

52Or, la Jineolojî, en tant que savoir militant sur le genre, rencontre plusieurs obstacles, notamment une marginalisation dans le domaine global du savoir en raison de divisions hiérarchiques et coloniales entre savoir militant et académique. Pour se légitimer, elle mobilise des stratégies basées sur les cultures locales et les idées décoloniales, tout en critiquant la division du travail académique et politique qui favorise les élites au détriment des opprimés. Les défis comprennent la répression politique, le manque de ressources éducatives et l’interaction limitée entre militants et universitaires, entravant ainsi son développement. Cette étude met en lumière une telle dynamique de co-production et de circulation des savoirs entre le champ académique et politique, offrant un regard décentré sur les questions de genre et analysant les contradictions du mouvement kurde, enrichissant ainsi les études de genre et la sociologie de la connaissance.

53De plus, dans un contexte de guerre, la diffusion et la popularisation d’un savoir militant local risquent de compromettre son exactitude et sa cohérence épistémologique, contrairement aux théories universitaires qui bénéficient d’une stabilité et d’une traçabilité établies. Autrement dit, l’urgence de la situation les pousse vers une approche pragmatique, limitant ainsi leur capacité à fournir une base théorique solide pour un nouveau paradigme de genre reposant sur une analyse matérialiste de la réalité sociale et historique au Kurdistan. Cela signifie que la lutte armée kurde ne peut échapper aux contradictions qui traversent les sociétés qu’elle combat ; elle n’est qu’un outil parmi d’autres pour les confronter.

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Notes

1 Grâce à une « socialisation institutionnelle » au sein des mouvements armés, les femmes kurdes ont construit une nouvelle identité guerrière. Elles ne correspondent plus aux normes socioculturelles traditionnelles qui dictent la féminité comme étant naturelle, modeste, délicate, naïve, soumise, silencieuse et vertueuse. Elles incarnent désormais des figures de force, d’autonomie et de résistance, rompant avec les anciennes normes de féminité et jouant un rôle central dans la lutte contre l’oppression patriarcale, tout en s’intégrant aux mouvements féministes.

2 Sa rhétorique égalitaire a réussi à attirer et à mobiliser également une partie des femmes diplômées de la classe moyenne au Kurdistan, surtout à partir des années 2000.

3 Ce concept met en lumière comment les hiérarchies de pouvoir influencent et structurent la production, la diffusion et la reconnaissance des connaissances féministes à l’échelle mondiale. Il souligne que certaines perspectives et théories féministes, particulièrement celles venant des pays du Nord global ou de groupes dominants, reçoivent une valorisation et une reconnaissance plus importantes que celles provenant du Sud global ou de groupes marginalisés. Cette hiérarchie affecte la façon dont les différentes contributions féministes sont perçues et intégrées dans les discours académiques et politiques, souvent en marginalisant les voix et perspectives moins dominantes.

4 Le Jineolojî appelle donc souvent à retrouver une « vie significative » en renouant avec la nature et en promouvant un monde plus écologique.

5 Les événements de Jineolojî se concentrent sur le développement d’une nouvelle science sociale axée sur la libération des femmes, l’écologie et la transformation sociétale. Par exemple, en 2019, le premier camp de Jineolojî au Royaume-Uni a rassemblé plus de 30 femmes de différents pays pour discuter du patriarcat, de l’histoire et du féminisme. Des camps similaires ont été organisés en Allemagne, en France, En suisse, en Italie et en Espagne, montrant l’expansion croissante de la Jineolojî en Europe. Pour des informations plus détaillées, vous pouvez consulter ces sources : https://mesopotamia.coop/jineoloji-a-womens-paradigm-for-social-liberation/. https://www.solidarityeconomy.coop/2019/02/first-uk-jineologi-camp-blog.

6 Certains titres des numéros récents incluent : « La crise des sciences sociales et de la Jineolojî », « À la recherche de solutions à la crise du Moyen-Orient », « Un regard sur la nature féminine », « Économie communale démocratique », « La vie écologique », « Colonialisme à orientation religieuse et politiques sur la criminalité des femmes ». Par exemple, le numéro 25 du journal, consacré au concept de colonialisme, comprend des articles tels que « La vie à l’ère du colonialisme », « Colonialisme culturel », « La pédagogie comme outil de colonisation et de décolonisation », « Réveiller la réalité que le Kurdistan est une colonie », « L’autodéfense contre l’ONGisation comme moyen de nouvelle guerre coloniale ».

7 Dans notre cas de recherche, lorsque nous parlons d’une approche « épistémologique », nous faisons référence à la manière dont la connaissance est produite, validée et structurée. Une approche épistémologique concerne les principes et méthodes par lesquels nous comprenons et analysons la réalité.

8 Ces formations idéologiques, souvent accompagnées d’une formation à l’alphabétisation ou à l’apprentissage de la langue kurde, contribuent également à la diffusion et à la circulation de idées de la Jineolojî, ainsi qu’au recrutement de nouvelles militantes.

9 L’idéal écologiste des perwerde lie la protection de l’environnement à la justice sociale. Dans le mouvement kurde, l’éducation va au-delà des connaissances académiques : elle vise à former des individus conscients de leurs droits et de leurs responsabilités, en sensibilisant aux impacts environnementaux et en promouvant des modes de vie durables. Cette approche non élitiste intègre des idéaux révolutionnaires et féministes, faisant de l’éducation un outil de décolonisation des esprits et de remise en question des normes patriarcales et capitalistes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Somayeh Rostampour, « La Jineolojî à l’épreuve du site hiérarchique du savoir au Kurdistan : (Il)légitimité d’une science décoloniale au féminin »Appartenances & Altérités [En ligne], 5 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/alterites/1273 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kq4

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