1En 1983, l’universitaire théoricien littéraire et critique palestino-états-unien, Edward Saïd, écrivait un essai intitulé Travelling Theory qui allait rapidement dépasser les frontières de la discipline dans laquelle il apparut – la théorie littéraire –, et précisément, « voyager » à travers les sciences humaines et sociales pour exercer une influence majeure sur les manières de concevoir la généalogie du savoir et l’histoire des idées. Dans cet essai, Saïd part d’une proposition simple, qui consiste à voir les théories, et, plus largement, les idées, comme des formations mouvantes. Les idées voyagent et se transmettent d’une personne à une autre, d’une époque à une autre, d’un espace géographique à un autre, d’une institution à une autre ; et leurs significations, loin d’être uniques, statiques et immuables, sont vouées à changer à travers ces circulations. Ainsi, les théories seraient des formations intellectuelles, non pas abstraites et flottant au-dessus des activités humaines, mais bien ancrées dans des réalités sociales et matérielles historiquement, géographiquement et socialement situées. En somme, résume l’auteur, « les idées sont enracinées dans le monde »1, et qu’il s’agisse d’un processus conscient, réfléchi et délibéré, ou non, l’activité intellectuelle, et plus spécifiquement la production et la diffusion des savoirs, prennent ancrage dans ces circulations :
- 2 « Cultural and intellectual life are usually nourished and often sustained by this circulation of i (...)
La vie culturelle et intellectuelle est généralement nourrie et souvent fondée sur cette circulation des idées. Que celle-ci prenne la forme d’une influence reconnue ou inconsciente, d’un emprunt créatif ou d’une appropriation totale, le mouvement des idées et des théories d’un lieu à un autre est à la fois un fait de la vie et une condition de possibilité de l’activité intellectuelle2. (Said 1983: 226)
- 3 C’est aussi l’idée défendue dans une certaine mesure par Isabelle Clair (2022), depuis un autre esp (...)
2Partir de ce postulat et s’atteler à retracer la trajectoire intellectuelle d’une théorie, d’un concept ou d’une notion, fait émerger un ensemble de questions qui interrogent toutes, de multiples manières, l’imbrication entre savoirs et politique. Par exemple, s’intéresser aux circulations des idées consiste notamment à en saisir les réceptions différenciées en fonction de notre rapport au monde, de la place que l’on y occupe. Dans son texte initial de 1983, Edward Saïd propose ainsi un découpage schématique de la trajectoire d’une idée en plusieurs étapes. Prenant pour exemple la théorie de la réification de Georg Lukàcs (1923), étayée dans son ouvrage Histoire et conscience de classe, l’auteur propose une première étape au cours de laquelle la formulation d’une théorie prend naissance dans un ensemble de circonstances sociales et politiques qui lui confèrent une force mobilisatrice et une capacité de changement directement liées aux conditions organiques de son émergence. Cette première étape fait écho à ce que des auteur·trice·s de la pensée critique et de l’éducation (comme processus émancipateur), tels que le pédagogue et philosophe Paulo Freire ou encore la théoricienne, universitaire et militante bell hooks, décrivent comme la capacité libératrice de la théorie. Au cours de cette étape initiale, une théorie prend son ancrage dans un vécu intime, un engagement quotidien avec des réalités que l’on tente de saisir3. La théorie dans ce moment originel est indissociable de la praxis : il s’agit de saisir pour transformer. Dans son livre Teaching to Transgress, bell hooks (1994) revient souvent, à l’instar de Saïd, à cette idée d’un moment originel, où « tout commença », où l’expérience d’une souffrance, en particulier, mène à une formulation théorique à partir de laquelle un univers d’actions tangibles, de transformations possibles, se dessine. La théorie devient ainsi un processus qui mène à la « guérison » :
- 4 « I came to theory because I was hurting –the pain within me was so intense that I could not go on (...)
Je suis venue à la théorie parce que je souffrais – la douleur en moi était si intense que je ne pouvais plus continuer à vivre. Je suis venue à la théorie désespérée, pour comprendre, saisir ce qui se passait autour de moi et en moi. Plus important encore, je voulais faire disparaître la douleur. J’ai alors vu dans la théorie un lieu de guérison4. (bell hooks 1994 : 59)
3Plus loin, elle écrit :
- 5 « I am grateful to the many women and men who dare to create theory from the location of pain and s (...)
Je suis reconnaissante envers les nombreuses femmes et hommes qui osent créer de la théorie à partir de la douleur et de la lutte, qui exposent courageusement leurs blessures pour nous transmettre leur expérience, afin de nous apprendre et de nous guider, pour tracer de nouveaux chemins théoriques. Leur travail est libérateur […]. Notre recherche nous ramène là où tout a commencé, à ce moment où une femme ou un·e enfant, qui pensait peut-être être seule, a initié une révolte féministe, a commencé à nommer sa pratique, a en effet commencé à formuler une théorie à partir de l’expérience vécue. Imaginons que cette femme ou cet·te enfant souffrait de la douleur du sexisme et de l’oppression sexiste, qu’elle voulait faire disparaître la douleur. Je suis reconnaissante de pouvoir être témoin du fait que nous pouvons créer une théorie féministe, une pratique féministe, un mouvement féministe révolutionnaire qui peut s’adresser directement à la douleur intérieure des gens et leur offrir des mots de guérison, des stratégies de guérison, une théorie de la guérison5. (ibid. : 75)
4À ce moment initial se succède une série d’étapes, de traversées dans différents univers sociaux, qui marquent inévitablement une distanciation progressive par rapport à un contexte social et politique d’origine, et qui in fine, conduisent à une perte de la puissance transformatrice d’une idée (Saïd 1983). La trajectoire emblématique de cette circulation est celle qui conduit à l’institutionnalisation d’une théorie via son entrée dans le champ académique. Pour revenir à l’un des exemples de Saïd, en adaptant la théorie de la réification de Georg Lukàcs à son étude de la littérature française du XVIIe siècle dans Le Dieu caché, Lucien Goldmann (1955), qui écrit depuis un tout autre site de production de savoirs – la prestigieuse université de la Sorbonne dans le Paris de l’après-guerre – en ôte son caractère « insurrectionnel ».
- 6 Cependant, il est important de rappeler que l’approche féministe consistant à rendre compte de l’im (...)
- 7 Le « rebranding » désigne les politiques mises en œuvre par une entreprise ou une institution pour (...)
5L’analyse proposée par Edward Saïd fait écho aux débats contemporains portant sur la trajectoire de la théorie de l’intersectionnalité. Intimement lié au courant du Black Feminism6 émergeant dans les États-Unis des années 1970, et produit des luttes menées par des féministes noires, ce concept rend compte de l’articulation de multiples systèmes d’oppression dans le quotidien des femmes racisées dont les vies sont au croisement des rapports de domination de genre, de race et de classe, et de la non reconnaissance de leurs revendications par les mouvements féministes dominants. L’appropriation du concept par le champ académique a marqué un tournant important dans les études féministes dans le monde, transformant durablement la manière dont est conceptualisé le genre en recherche. Cependant, selon certain·e·s auteur·trice·s, l’introduction du concept dans l’institution académique, et, en particulier, dans le champ universitaire occidental, correspond à une captation du concept par celui-ci, le vidant, ce faisant, de son pouvoir contre-hégémonique (Bilge 2013, Alexander-Floyd 2012, Ait Ben Lmadani et Moujoud 2012, Nash 2017, Salem 2018, Bilge et Hill Collins 2023). L’institutionnalisation du concept d’intersectionnalité et la surabondance de son usage se sont également accompagnés d’une dépolitisation de celui-ci, marquée par une double dissociation, d’une part vis-à-vis des luttes féministes anticapitalistes et anti-racistes dont il est issu, et d’autre part vis-à-vis des voix et des corps qui ont porté ces luttes et ont lié la théorie à la praxis, c’est-à-dire au combat pour une justice sociale anti-raciste et féministe (Ahmed 2004, Erel et al. 2008, Alexander-Floyd 2012, Ait Ben Lmadani et Moujoud 2012, Bilge 2013, Salem 2018). On assiste ainsi, selon la sociologue Sirma Bilge, à l’émergence d’une « intersectionnalité décorative », abstraite, contemplative, dont l’usage, loin d’avoir une visée de transformation sociale, confère un statut d’expert·e – gage de ressources matérielles et symboliques – à celles et ceux qui la mobilisent, et assure le « rebranding »7 des institutions universitaires à l’heure où celles-ci sont engagées dans une concurrence mondialisée pour obtenir toujours plus de partenariats internationaux, pour recruter des « talents » du monde entier, pour obtenir des labels « Diversité », « Science avec et pour la société », etc. Dans le contexte néolibéral des quatre dernières décennies, la circulation de la théorie de l’intersectionnalité et son entrée dans le monde universitaire s’est ainsi traduite, en partie, par sa marchandisation (Bilge 2013, 2015).
- 8 Fatima Ait Ben Lmadani et Nasima Moujoud prennent pour exemple l’absence de la référence à Abdelmal (...)
6Dans les sociétés occidentales, et principalement en Europe, celle-ci s’est également caractérisée par un processus de « blanchiment », comme le souligne Sirma Bilge (2013, 2015), c’est-à-dire par l’effacement progressif de la critique qu’elle portait des structures coloniales et postcoloniales et du racisme systémique dans ses formulations contre-hégémoniques (Bilge 2013, Ait Ben Lmadani et Moujoud 2012). Dans leur article de 2012 intitulé « Peut-on faire de l’intersectionnalité sans les ex-colonisé·e·s ? », la sociologue Fatima Ait Ben Lmadani et l’anthropologue Nasima Moujoud mettent en lumière les contradictions qui accompagnent l’adoption du concept d’intersectionnalité au sein des courants féministes majoritaires en France : alors qu’ils s’ouvrent volontiers au Black Feminism des États-Unis, ils y reproduisent dans le même temps un processus d’invisibilisation et de non reconnaissance des auteur·trice·s pour la plupart ex-colonisé·e·s de l’Hexagone dont les écrits ont eux aussi montré les liens historiques et sans cesse actualisés entre patriarcat, colonialisme, divisions raciales et accumulation du capital8. Ce faisant, poursuivent Fatima Ait Ben Lmadani et Nasima Moujoud, « les “théoriciennes” françaises […] prônent une intersectionnalité appliquée à l’autre en tant qu’objet mais restent pour la plupart aveugles à leur propre position en tant que producteur de savoir sur l’intersectionnalité ou la colonialité ».
7Ces critiques formulées à l’égard de l’institutionnalisation du concept d’intersectionnalité dans le monde académique par un grand nombre d’autrices s’inscrivant dans des perspectives postcoloniales et anti-racistes, font écho à l’analyse d’Edward Saïd dans son essai de 1983. Elles se gardent cependant de dresser une analyse linéaire et totalisante de cette trajectoire. bell hooks, notamment, rend compte des tensions internes au sein du champ académique, et particulièrement des universitaires féministes, en distinguant les « marges », représentant des voix contre-hégémoniques et faisant porter les perspectives et les savoirs des groupes historiquement minorisés, des « centres », traduisant quant à eux un point de vue dominant. Bilge (2013) nuance elle aussi son analyse de la trajectoire de la théorie de l’intersectionnalité et son entrée dans le monde universitaire, en mettant au jour les logiques multiples qui coexistent au sein de différents courants féministes académiques. Elle oppose alors les logiques des féminismes des marges contre-hégémoniques, aux féminismes qu’elle définit comme canoniques, « disciplinaires » :
- 9 « By disciplinary feminism, I refer to a hegemonic intellectual position with regards to knowledge (...)
Par « féminisme disciplinaire », je fais référence à une position intellectuelle hégémonique en matière de production de savoir, une manière de faire de la « science » plus préoccupée par l’adaptation aux paramètres de ce qui constitue un savoir scientifique légitime que par le fait de remettre en question ces paramètres. Ce courant s’efforce d’instaurer la discipline sur l’objet d’étude, d’être reconnu au sein des disciplines traditionnelles, ou de s’établir comme une nouvelle discipline ou interdiscipline. Cela contraste avec l’impulsion politique initiale du féminisme académique, qui se concevait comme un « moyen d’institutionnaliser la résistance féministe au sein des institutions de normalisation des disciplines traditionnelles » (Wiegman 2012, p. 71). De nombreuses féministes académiques continuent d’ailleurs à critiquer les disciplines et à tenter de remettre en question les pratiques hégémoniques dans la recherche et la vie publique. En revanche, le féminisme disciplinaire participe à l’appropriation (instituée) et à la dépolitisation concomitante, aussi bien de l’interdisciplinarité que de l’intersectionnalité9. (Bilge 2013 : 409)
- 10 Voir par exemple, au Royaume-Uni et aux États-Unis, Bhopal 2016, ou en France Bouzelmat 2019.
8Le champ académique est donc loin d’être un tout monolithique. Cette hétérogénéité reflète notamment les rapports de domination de classe, de race et de genre qui structurent l’université10, et donc les tensions internes qui conditionnent les circulations d’idées et leurs réceptions différenciées, et maintiennent le devenir d’une théorie, les sens qu’elle peut revêtir, dans un état perpétuellement incertain, fragile, et mouvant.
- 11 Voir par exemple Noiriel 2018, Hajjat et Larcher (dir.) 2019, Lépinard et Mazouz 2021, Clair 2022, (...)
- 12 Citant Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant (1998), Gérard Mauger (2023) affirme par exemple que « les (...)
- 13 Voir par exemple la section « C’est une importation étrangère » dans « Prendre au sérieux les reche (...)
9Les institutions académiques sont par ailleurs indissociables des contextes géopolitiques et historiques dans lesquelles elles s’inscrivent. La trajectoire d’une idée et son passage dans cette institution ne peut donc être appréhendée sans une analyse des dynamiques et des logiques sociales et politiques plus larges dans lesquelles elle se produit. En s’appuyant à nouveau sur l’exemple de la trajectoire du concept d’intersectionnalité, comme nous le rappelle l’anthropologue Mara Viveros Vigoya (2015), il serait en réalité plus juste de parler des généalogies multiples et divergentes de cette trajectoire dans des contextes géopolitiques distincts. Ainsi, l’autrice souligne que les appropriations de la théorie dans les sociétés du Nord global ne peuvent être assimilées à celles qui ont été produites en Amérique latine, où la tendance dominante a été celle d’une forte repolitisation de la théorie accompagnant son entrée dans le monde académique. De la même manière, il faudrait étudier finement les trajectoires différenciées du concept d’intersectionnalité dans les mondes universitaires du Nord, qui ne peut lui non plus être réduit à un bloc monolithique. Les débats français autour du concept d’intersectionnalité, mais également de celui de race (en tant que rapport social), en sont une illustration11. L’argument consistant à y voir une importation malvenue des États-Unis y reste central12, contribuant à disqualifier des travaux empiriques pourtant ancrés dans le contexte français et proposant généralement des analyses critiques de la circulation internationale des savoirs, des rapports de domination au sein du monde académique, et de la manière dont ces rapports de domination contribuent à façonner les savoirs universitaires13. Ce sont toutes ces nuances sur les généalogies multiples d’une théorie sur lesquelles Edward Saïd reviendra, dans un texte de 1994 intitulé « Travelling Theory Reconsidered ». Dans celui-ci, l’auteur reconnaît la multitude de réceptions académiques possibles, dans différents contextes historiques et géopolitiques.
- 14 Sur ce sujet, voir par exemple Martuccelli (2017, 2021), Dufoix (2023), Policar (2020, 2024) et Sch (...)
10Si Edward Saïd est un auteur important, c’est aussi parce que son maître-ouvrage, L’Orientalisme. L’Occident créé par l’Occident (1978), a entraîné dans son sillage une remise en question radicale de la prétention à l’universalité des sciences sociales occidentales. Les études postcoloniales d’abord, puis les approches décoloniales ont abondamment insisté sur les biais des recherches et des enseignements menés au travers de regards façonnés dans les universités européennes et nord-américaines (voir par exemple Deridder, Ménard et Eyebiyi 2022, Vanthuyne et Dussault 2022, Mondain et Goudiaby 2022). Il n’est pas le lieu de revenir ici sur les débats qu’ont suscités ces nouvelles perspectives14. Aussi passionnantes puissent être ces discussions quand elles ne sombrent pas dans le dialogue de sourds, il est aujourd’hui acquis que, quelle que soit son épistémologie, aucun·e chercheur·e ne peut les ignorer et faire comme si la portée critique de ces perspectives n’avaient pas conduit à envisager différemment la pratique des sciences sociales. Il ne s’agit donc plus seulement de savoir s’il s’agit d’idées importées de campus états-uniens ou de discuter la diffusion d’un supposé « wokisme » dans les universités du monde entier.
11Ces sujets-là sont à nul doute essentiels, mais nous avons choisi une autre approche pour examiner la circulation de concepts et de paradigmes. Il nous a semblé en effet tout aussi fécond de montrer, au travers d’une série de contributions portant sur différents lieux du monde contemporain, comment ces approches et leur vocabulaire constituaient aussi des cadres théoriques et conceptuels utilisés dans la sociabilité ordinaire et par des acteur·trice·s engagé·e·s. La critique de la colonialité du pouvoir et du genre, l’usage politique de l’intersectionnalité ou la dénonciation du féminisme occidental n’est évidemment pas uniquement l’enjeu de joutes académiques. On les retrouve aussi au sein de collectifs et chez des individus éloignés des enceintes universitaires, quand ils et elles ne rejettent pas ces lieux de production de savoirs, décrits comme trop en décalage par rapport à leurs réalités et à leurs aspirations. Et de la même façon que le langage du marxisme a essaimé bien au-delà de ses théoricien·e·s et exercé des effets politiques réels, on se réclame aujourd’hui de l’approche intersectionnelle ou du féminisme décolonial dans des milieux très divers. C’est ce chantier qu’il nous paraît aussi important d’entamer, en nous gardant de porter un jugement sur l’usage qui peut être fait de théories parfois nées dans le monde académique et aujourd’hui présentes dans le monde social et politique. C’est aussi pourquoi on se gardera de parler de vulgate intersectionnelle ou décoloniale comme, en d’autres temps, on pouvait dénoncer un marxisme vulgaire en milieu militant. Notre intention est toute autre. Elle se donne pour objectif de comprendre empiriquement ces nouvelles façons de se dire et de se situer dans le monde, individuellement et collectivement.
12Prenant comme ancrage le texte précurseur d’Edward Saïd, Travelling Theory, ce numéro interroge donc les circulations de savoirs et d’idées entre différents champs de la vie sociale, et en particulier entre les mondes académiques et les mondes militants et la sphère politique, ceci dans différents contextes géopolitiques. L’objectif premier du numéro est de proposer une riche investigation empirique des modalités structurelles et institutionnelles qui organisent ces circulations. À travers des études de cas réalisées dans des contextes historiques et géographiques distincts, il s’agit d’interroger les mécanismes qui régulent ces trajectoires, à la fois entre ces différents champs, mais aussi au sein même du monde académique, entre ses périphéries et ses centres, et qui influencent les mutations de ces idées.
13Ces examens empiriques soulèvent un ensemble de questions sur les régimes d’inégalités de classe, de race, de genre, qui traversent le monde académique et qui établissent, maintiennent, reproduisent des hiérarchies épistémiques, sociales et matérielles en son sein. Interroger les mécanismes qui régulent les circulations d’idées au sein de l’université, c’est en effet saisir les pratiques et les discours qui construisent certaines voix, certains corps comme les porteurs légitimes du savoir ; c’est observer qui signe les publications scientifiques (Pontille 2004), mais aussi qui sont les chercheur·e·s cité·e·s et, à l’inverse, les oublié·e·s de la production des savoirs universitaires (Bailey and Trudy 2018, Smith et Garrett-Scott 2021, Smith 2022) ; c’est donc saisir les technologies de surveillance et les barrières matérielles, financières et sociales qui empêchent certaines voix de s’exprimer, et, in fine, certaines idées de circuler. C’est enfin contribuer, à partir d’une approche relationnelle historiquement et géographiquement située, à appréhender de quelles manières les universités, en tant que sites de production et de diffusion de connaissances, les disciplines académiques qu’elles abritent, et les perspectives canoniques qu’elles institutionnalisent, peuvent, et de fait, souvent, contribuent à légitimer et reproduire un ordre mondial inégalitaire, issu du projet colonial.
- 15 Répression vécue en premier lieu en Palestine/Israël, comme l’illustre par exemple, récemment, la s (...)
- 16 On peut citer, à titre d’exemple, la réception de l’ouvrage de Nurit Peled-Elhanan, La Palestine da (...)
14Par exemple, dans son ouvrage de 2024, Towers of Ivory and Steel, l’anthropologue Maya Wind met en exergue l’alliance entre les institutions universitaires et l’armée israéliennes dans le but de servir les intérêts nationaux de l’État d’Israël et de consolider l’occupation dans les territoires occupés palestiniens. L’autrice y documente les effets tangibles de cette alliance, allant des formations militaires dispensées par différentes universités israéliennes à la participation de centres de recherche dans la construction des infrastructures matérielles de l’occupation (drones, armes, etc.). Maya Wind examine également ce qu’elle appelle une « occupation épistémique », qui consiste en un double processus : premièrement, empêcher la circulation d’une production de savoirs prenant pour ancrage des points de vue palestiniens sur l’histoire récente de la région et, deuxièmement, rendre inaccessible à leurs étudiant·e·s et chercheur·e·s un ensemble de données historiques, statistiques et ethnographiques, sur les crimes commis par l’État d’Israël. C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut aussi analyser ce que Somdeep Sen (2024) appelle « la répression académique de la solidarité envers la Palestine »15, mais également les modes de délégitimation des savoirs critiques du régime colonial israélien16.
- 17 L’enquête commanditée par une ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche – mais finale (...)
- 18 Cette analyse des savoirs indigènes pourrait être élargie aux savoirs désignés comme critiques, à p (...)
15Faire une sociologie critique des circulations d’idées entre différentes sphères de la vie sociale et champ académique participe donc à nourrir la critique décoloniale des savoirs, c’est-à-dire « à réévaluer […] comment notre rapport aux savoirs demeure empreint de rapports de pouvoir colonial » (Grosfoguel 2010, Mignolo 2012, Decault 2016 : 1). Cette sociologie critique consiste notamment à examiner le rôle d’acteurs politiques, financiers et culturels extérieurs au champ académique qui participent à façonner la production et la diffusion des savoirs, ainsi que les principes et les normes organisationnelles qui structurent ces processus17. Elle invite en outre à étudier les pratiques au sein d’universités occidentales qui ont permis d’établir un ordre épistémique invalidant la scientificité des savoirs autochtones, et systématisant ainsi des régimes de vérité qui, écrit Clément Decault en reprenant l’analyse que fait Linda Tuhiwai Smith (1999) de la Nouvelle-Zélande, représentent « les mondes autochtones comme des mondes étrangers à découvrir par l’entremise de recherches permettant de domestiquer les savoirs autochtones, de les classifier, de les contrôler et de les archiver (Smith 1999) »18. Lorsque les savoirs indigènes constitués à « la marge » circulent vers le « centre », une analyse critique permet de saisir les modalités et les conditions de cette diffusion : en particulier, quelles traductions, quelles restitutions de ces savoirs circulent ?
- 19 « The US Academy and the Provincialization of Fanon ».
16Dans un essai de 2022 pour le Los Angeles Review of Books, intitulé « Les universités états-uniennes et la provincialisation de Fanon »19, la politiste Muriam Haleh Davis montre notamment de quelles manières, en domestiquant l’œuvre du psychiatre et philosophe, en particulier son analyse de la race, le champ académique états-unien a effacé toute empreinte du contexte colonial de l’Algérie dans lequel les thèses de Frantz Fanon ont pourtant pris racine. Alors que l’un des enseignements majeurs de l’auteur consiste à décentrer le Nord global et ancrer la production de savoirs dans l’expérience des peuples colonisés, l’appropriation de son œuvre par le champ académique états-unien a paradoxalement conduit à effacer la praxis révolutionnaire anticoloniale au cœur de la théorisation fanonienne.
- 20 « Intellectual work is to a large extent dependent on journals, libraries, archives, publishing hou (...)
17Plus largement, une littérature de plus en plus abondante retrace historiquement le rôle des disciplines académiques dans l’entreprise coloniale, les pratiques et les alliances invisibilisant ou empêchant la circulation de savoirs indigènes, et les processus actuels qui permettent de reproduire cet « impérialisme intellectuel » (Spivak 1988, hooks 1994, Hountondji 1997, Go 2016, 2020, 2023, Quashie 2018, Meghji 2021, Direnberger et Onibon Doubogan 2022). Le philosophe Paulin J. Hountondji souligne notamment, à partir d’une analyse de l’économie politique de ces circulations, les barrières structurelles limitant de manière durable la circulation des pensées provenant d’auteur·trice·s du Sud global vers le Nord : « Le travail intellectuel dépend dans une large mesure des revues, des bibliothèques, des archives, des maisons d’édition et d’autres structures d’appui dans le Nord »20 (Hountondji 1997 : 7).
18Pour tirer des formes de profit, les chercheur·e·s basé·e·s dans le Sud global continuent ainsi d’être contraint·e·s de s’engager dans une forme de « tourisme scientifique » dans les pays du Nord, dans le but de faire connaître leurs travaux via des séjours dans des centres de recherche, la participation à des conférences, des cours et des ateliers. En outre, comme le souligne le sociologue Ali Meghji (2021), s’il existe maintenant de nombreuses associations disciplinaires ayant pour vocation de créer des alliances de recherche transnationales, force est de constater que les comités exécutifs de ces associations, comme par exemple l’association internationale de sociologie, sont principalement composés de chercheur·e·s implanté·e·s dans le Nord global, et leurs conférences annuelles continuent pour la plupart de se tenir dans des pays du Nord. La participation pour des membres provenant des pays du Sud implique par conséquent des coûts de déplacement très élevés, et le plus souvent des demandes de visa, non seulement coûteux mais dont l’obtention est également loin d’être garantie. Les modalités communicationnelles de dissémination des savoirs continuent elles aussi à révéler des logiques impérialistes telles que par exemple l’usage dominant de langues comme l’anglais (majoritairement) ou encore le français et l’espagnol. La maîtrise de ces langues est donc un prérequis pour tout·e chercheur·e désirant publier dans les revues disciplinaires de renommée internationale. Enfin, Paulin J. Hountondji (1997 : 11, dans Meghji 2021 : 77) décrit le mode essentiellement extractiviste à partir duquel les sociétés du Sud global continuent d’être appréhendées par les chercheur·e·s travaillant dans le « centre » que représentent les mondes académiques occidentaux. Lorsque les chercheur·e·s du Nord se déplacent vers le Sud, généralement, ils
- 21 « search not of knowledge but only of materials that lead to knowledge and, if need be, to a testin (...)
ne sont pas à la recherche de connaissances, mais seulement de matériaux qui mènent à la connaissance et, le cas échéant, à un terrain qui permette leurs découvertes. Ils ne sont pas à la recherche de paradigmes ou de modèles méthodologiques et théoriques, mais plutôt à la recherche d’informations et de faits nouveaux susceptibles d’enrichir leurs propres paradigmes21.
19Ce propos d’Hountondji invite à mener des enquêtes empiriques sur les modes de production des recherches menées dans les Suds par les chercheur·e·s des Nords, notamment dans le but de ne pas occulter les critiques internes de l’eurocentrisme et de la domination épistémiques, mais aussi sur les partenariats universitaires Suds/Nords (voir par exemple à ce sujet Ouattara 2022, et Deridder et Eyebiyi 2022). Une sociologie critique des circulations permet en tout cas également de saisir les manières dont la (non-)production et la (non-)diffusion des savoirs peut produire des imaginaires qui normalisent une pensée impérialiste, appréhendant l’Autre comme objet, et non comme sujet capable de produire de la connaissance (Saïd 1978, Spivak 1988).
20C’est donc pour interroger ces mécanismes de domination, les résistances qui s’élèvent pour porter d’autres voix et d’autres pratiques, mais aussi, inspiré du travail de l’intellectuel, universitaire et activiste Aziz Choudry (2015) sur la question, les dialogues possibles entre mondes militant et académique, que ce numéro a émergé. Les questions soulevées sont nombreuses et ne peuvent trouver de réponse simple. Aussi, ce numéro se contente plus modestement d’apporter des contributions situées dans des contextes divers. Les articles réunis dans ce dossier ont tous pour objet les usages concrets d’approches et de concepts nés dans le monde académique et également à l’œuvre dans la vie sociale et politique d’individus ordinaires, de militant·e·s, de juridictions et d’organisations. Dans des contextes très différents les uns des autres, ils témoignent chacun à leur façon de transformations profondes des sociétés contemporaines où la référence au genre, à la race, à la classe, et à la sexualité, et leurs intersections, ou, encore, à la lutte contre le racisme et la colonialité occupent une place nouvelle.
21Les deux premières contributions de ce numéro montrent ainsi comment des discours et des pratiques qui se réfèrent, explicitement ou non, à l’intersectionnalité, à l’antiracisme et aux épistémologies féministes, permettent de donner du sens à des trajectoires et à des engagements. Dans son étude sur deux jeunes femmes qui se définissent comme noires et queer à Marseille, Ary Gordien rend compte de l’usage qu’elles font de la perspective et du vocabulaire de l’approche intersectionnelle pour exprimer une expérience au monde marquée de deux façons distinctes par la stigmatisation raciale et l’hétéronormativité. Leur présence sur Internet, et notamment sur les réseaux sociaux, la participation à des boucles WhatsApp, l’écoute de podcast et la fréquentation de cercles de sociabilité minoritaires dans la capitale phocéenne les a familiarisées avec les outils analytiques de l’intersectionnalité et permis de les utiliser pour se dire et se situer. De leur côté, à partir de leurs recherches dans deux favelas de Rio de Janeiro, David Amalric et Joana Sisternas analysent les changements intervenus dans les pratiques politiques de jeunes de milieu populaire. L’adhésion à un discours antiraciste inspiré du mouvement Black Lives Matter, dont la rhétorique et les cadres de pensée se sont diffusés dans la ville, ainsi que l’importance accordée à la position de celui ou celle qui parle, résultat de l’influence des épistémologies féministes du point de vue, ont entraîné des conséquences notables. Elles ont, d’une part, donné lieu à des mobilisations de lycéen·ne·s qui ont reformulé des causes historiques (opposition aux déplacements de populations, dénonciation des violences policières) des mouvements d’habitant·e·s des favelas, historiquement très dépendants de rapports de patronage. Ces formes d’action manifestent, d’autre part, non seulement une distanciation revendiquée avec le personnel politique traditionnellement influent dans les favelas, mais aussi et surtout de nouvelles formes de construction des identités personnelles et collectives.
22Les deux articles suivants posent la question des relations entre connaissance et action, en soulignant comment des types de savoirs, issus de la recherche académique ou de l’engagement politique, jouent un rôle significatif chez différents acteur·trice·s et rencontrent des obstacles qui révèlent leurs limites. À propos notamment du cas des Angwas Tingni au Nicaragua, Élisabeth Cunin étudie le recours de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) à des anthropologues pour attribuer des droits à des populations autochtones et afrodescendantes. Ces procédures judiciaires s’inscrivent dans la diffusion de la notion de multiculturalisme en Amérique latine où, depuis les années 1980, l’imaginaire de nations constituées par le métissage est remis en cause sur fond de demandes de droits spécifiques pour les descendant·e·s des peuples autochtones et des descendant·e·s d’esclaves africain·e·s. Or les anthropologues sollicité·e·s en tant qu’expert·e·s par la CIDH ont beau adhérer à la revendication décoloniale et se dire engagé·e·s aux côtés des populations concernées, il n’en reste pas moins que les décisions des juges ne parviennent pas à restituer la complexité et la nuance du savoir anthropologique. Là où les magistrat·e·s souhaiteraient que les anthropologues circonscrivent des groupes aux frontières précises, ces derniers éprouvent des difficultés humaines, scientifiques et éthiques à valider des visions identitaires et essentialistes de peuples issus de processus d’ethnogenèse, soit de création d’un peuple à partir de plusieurs groupes ethniques, et caractérisés par des identifications plurielles. La collaboration des uns avec les autres n’est certes nullement remise en question, mais les défis qu’elle pose restent entiers et sans solution à ce jour. De son côté, Somayeh Rostampour prend pour objet une forme de savoir née dans un contexte autrement conflictuel, en s’intéressant à la Jineolojî, qui se présente comme une science décoloniale au féminin développée dans les rangs de l’organisation combattante du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Laissant de côté les débats sur le caractère terroriste ou non du PKK, Somayeh Rostampour (2023) examine le contexte spécifique dans lequel se constitue la Jineolojî, à la fois contre la Turquie considérée comme un État colonisateur et contre les féminismes hégémoniques portés en particulier par des universitaires turques et occidentales. Car la Jineolojî ne se réclame pas du féminisme, mais se veut une science décoloniale féminine qui entend inclure dans l’action toutes les femmes concernées par la lutte des femmes kurdes plutôt que d’établir une hiérarchie sociale entre celles qui savent et celles qui ont vocation à recevoir un savoir. Il n’empêche que la Jineolojî se voit ordinairement frappée d’illégitimité scientifique au-delà de celles qui s’en réclament et que les contraintes de la lutte armée limitent fortement son déploiement. Il en résulte, outre une faible stabilité dans les territoires kurdes où agit le PKK, une grande difficulté à réaliser son projet de dépasser en acte le cloisonnement entre domaine académique et domaine politique.
23Yann Allard-Tremblay et Elaine Coburn, s’ils se situent dans une toute autre perspective dans le texte qui clôture ce dossier, interrogent toutefois également la difficulté du savoir institué à faire toute sa place aux savoirs autochtones. Considérant la situation de la science politique, et tout particulièrement de la théorie politique, dans le Canada contemporain, ils constatent que, en dépit de la reconnaissance croissante de leur légitimité, ces derniers rencontrent encore beaucoup de difficultés pour être acceptés par les grandes revues de la discipline. Yann Allard-Tremblay et Elaine Coburn s’arrêtent notamment sur les exigences des comités de rédaction qui, quand ils ne les rejettent pas, exigent quantité de justifications aux auteur·trice·s qui les proposent. Construisant un évaluateur·trice n° 2 schématisé·e qui serait le ou la représentant·e, conscient·e ou non, d’une orthodoxie, ils passent en revue les résistances que rencontrent les chercheures qui proposent des contributions ancrées dans les savoirs autochtones. Ceux-ci se heurtent notamment à la façon dont le canon des disciplines a été historiquement construit à partir d’une référence au cas de l’Europe érigé en norme à suivre, aux demandes d’essentialisme ou de romantisme pour évoquer les populations autochtones, à l’incapacité d’accepter d’autres normativités que la normativité dominante implicite ou, tout simplement, au faible nombre de chercheur·e·s issu·e·s des peuples autochtones pour expertiser les textes soumis.
24Les questions que soulève aujourd’hui la circulation de savoirs entre le monde académique et le monde politique se posent désormais, on le voit, dans des termes nouveaux qui vont bien au-delà du constat banal de leur perméabilité, de la critique convenue de la neutralité axiologique et de la remise en question de la prétention à l’universalité de l’Occident. Les sciences sociales, comme d’ailleurs le monde de manière plus générale, connaissent des transformations profondes dont on est encore loin d’avoir pris toute la mesure. Ce dossier ne s’est d’ailleurs jamais proposé un tel objectif. Il s’est donné pour ambition plus modeste d’examiner quelques cas de figure où la contestation de formes de domination a produit des effets tangibles sur la façon de rendre compte du social, l’utilisation politique de savoirs et la construction d’identités au travers de nouveaux référents pour dire des expériences d’appartenances comme d’altérités.