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Résumés

Cet article s’intéresse aux usages ordinaires de l’intersectionnalité dans les réseaux activistes antiraciste et lesbien, gay, trans, bi et queer (LGBTQ) de Marseille. L’examen des premières données empiriques issues d’une ethnographie de ce milieu permet d’expliquer la manière dont s’y diffuse une grille d’analyse intersectionnelle. Plus précisément, la focalisation sur les entretiens menés avec Awa et Ngozi, deux femmes d’une vingtaine d’années s’identifiant comme noires et queers, révèle les manières dont des catégories politiques et académiques sont appropriées pour donner du sens à des trajectoires façonnées par des mécanismes de racialisation et des dynamiques hétérosexistes. Par ce biais, sont également créés des liens (trans)nationaux avec celles et ceux dont les parcours présentent des similarités.

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Texte intégral

1Depuis une vingtaine d’années, la traduction en France de la notion d’intersectionnalité (Crenshaw 2015 [1989] : 140 et 1991 : 1244) et des préconisations politiques et scientifiques qui lui sont liées (Dorlin 2009, Jaunait et Chauvin 2013) suscitent nombre de débats et de polémiques. Dans la sphère médiatico-politique et dans une frange du monde académique, des attaques peu fondées délégitiment en bloc l’intersectionnalité comme une importation étatsunienne qui participe à une focalisation excessive sur les mécanismes de racialisation (Policar 2020, Lépinard et Mazouz 2021).

2Par contraste, parmi les spécialistes des rapports sociaux de domination et de stigmatisation, c’est davantage le « blanchiment » de l’intersectionnalité (Bilge 2015), à savoir la non prise en compte de la race au profit du genre et de la classe, et la dépolitisation de cette approche qui ont été critiqués. La dimension résolument appliquée et militante à l’origine des approches intersectionnelles contraste en effet avec leur simple utilisation comme outil heuristique de production de connaissances comme fin en soi. Parallèlement, l’absence ou la rareté de spécialistes issu·e·s de populations minoritaires et surtout racisées parmi celles et ceux qui tirent le plus d’avantages symboliques et matériels de la popularisation de cette notion est pointée du doigt comme le symptôme de la reproduction d’inégalités que l’approche intersectionnelle est censée permettre de décortiquer et de combattre (Aït Ben Lmadani et Moujoud 2012, Meyenga 2023).

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3Ces débats ne se limitent pas à la sphère académique, car la frontière qui la sépare du champ politique n’a jamais été étanche. De plus, l’articulation entre ces deux domaines est revendiquée dans les écoles de pensées dont l’intersectionnalité est issue, telles que le black feminism1 et la théorie critique de la race2. Il est habituel d’affirmer de manière aussi décomplexée de tels objectifs politiques dans les départements des campus états-uniens (Cusset 2005). Si cela n’est pas moins vrai des sciences humaines et sociales françaises3, à la suite de la relative normalisation (obtenue de haute lutte) de sous-champs d’études homosexuelles ou de genre (Tamagne 2006, Clair et Heinen 2013), c’est au cours des vingt dernières années que les polémiques relatives à l’intersectionnalité – et sa prise en compte de la race – restructurent à la fois le champ académique (Fassin et Fassin 2006, Ndiaye 2008, Jaunait et Chauvin 2013, Galerand et Kergoat 2014, Mazouz 2020, Beaud et Noiriel 2021, Lépinard et Mazouz 2021) et le champ politique ou militant (Robine 2006, Bouadjadja 2020, Picot 2022, Vareille 2023).

4L’ethnographie que je consacre, depuis septembre 2021, aux réseaux dits LGBTQ+ racisés de Marseille révèle à quel point, au-delà des syndicats, partis politiques et associations, la popularisation de la notion d’intersectionnalité s’étend à la sphère privée par le biais des médias et des réseaux sociaux. Dans ces contextes non ou moins académiques, celles et ceux qui mobilisent l’intersectionnalité de manière audible tendent-ils également à être rarement issu·e·s de minorités qui subissent potentiellement les effets conjugués du sexisme, de l’exploitation de classe, du racisme, de la LGBTphobie, du validisme et de tout autre rapport de domination, d’exclusion et de stigmatisation ? Outre l’histoire des idées politiques contemporaines, l’analyse de la diffusion de l’intersectionnalité au-delà des seuls champs académiques et politiques soulève des questions socioanthropologiques plus ciblées. Quels usages politiques et sociaux plus ordinaires sont faits de ces idées au quotidien à mesure qu’elles se popularisent ? Plus précisément, à travers quels discours, croyances ou pratiques se manifestent lesdits usages ?

5Pour y répondre, je donnerai un aperçu de la recherche que je mène actuellement à Marseille en me focalisant sur deux entretiens menés avec Awa et Ngozi, deux artistes âgées d’une vingtaine d’années s’identifiant comme des femmes noires et queers. J’utilise dans le même temps des éléments de l’observation participante qui permettent de fournir des éléments de contexte sur le terrain d’étude choisi.

6Je commence par décrire le milieu social marseillais dans lequel j’ai été intégré malgré moi du fait de mon statut d’anthropologue et de mon profil sociologique. L’approche processuelle adoptée dans la deuxième partie sociologise l’adhésion à une grille de lecture intersectionnelle. Entièrement conditionné par la transmission ou l’acquisition de capitaux essentiellement scolaire et culturel mais aussi financier, ce paradigme permet de mettre des mots sur une expérience de racisation implicitement mise en lien avec la condition féminine tout en servant à construire une ethnicité fondée sur la transmission lacunaire de pratiques et de croyances issues du pays d’origine du ou des parents ayant fait l’expérience de la migration depuis l’Afrique centrale ou de l’ouest. La troisième et dernière partie rend compte de la manière dont l’articulation entre condition queer (et, dans une moindre mesure, féminine) et racisation (toujours en lien avec l’ethnicité reconfigurée, sans ne jamais être thématisée comme telle) est actuellement vécue et conscientisée.

De l’évidence de l’intersectionnalité

7L’ethnographie des mouvements LGBT+ ou queer racisés que je mène actuellement à Marseille émane de la reprise inattendue de la recherche que j’ai consacrée aux milieux gays antillais de Paris en 2008-2009 en tant qu’étudiant en Master 1. En 2019-2020, à la suite de rares interventions médiatiques et de la publication de textes de diffusion du savoir scientifique issus de ce mémoire, cinq activistes LGBT+ se définissant comme racisé·e·s ou non ont pris connaissance de ma recherche et m’ont sollicité pour intervenir publiquement ou au sein de leur organisation. Cela coïncide avec la période du premier confinement et du couvre-feu liés à l’épidémie de COVID-19 et le regain de popularité mondiale du mouvement Black Lives Matter, à la suite de l’assassinat de George Floyd. Je décide alors de reprendre ma recherche de jeunesse pour répondre à cette demande militante en commençant par exhumer les traces de Doubout, la première association gay noire fondée dans les années 1990, dont l’existence a été de courte durée. Les quelques entretiens menés avec trois membres ou sympathisants révèlent à quel point, parallèlement à la popularisation des termes « racisés », « non mixité » et « queer », la notion d’« intersectionnalité » est désormais devenue incontournable. Interviewé dans le cadre d’un podcast consacré à cette catégorie, commandité par le comité d’organisation de la marche des fiertés de Marseille, j’apprends que la popularisation de l’intersectionnalité transforme le militantisme LGBT. Ne trouvant momentanément plus de piste et de source pour poursuivre la recherche sur Doubout, je décide de commencer l’ethnographie marseillaise, qui confirme le caractère incontournable de l’intersectionnalité. Après avoir donné un aperçu de mes impressions à mesure que je découvre Marseille, je rends compte de la connaissance qu’Awa et Ngozi ont pris de l’intersectionnalité.

Marseille : « capitale queer » intersectionnelle ?

  • 4 Pour une contextualisation des évolutions survenues dans la ville depuis la deuxième moitié du sièc (...)

8Plusieurs entretiens et conversations informelles menés avec des militants LGBT+ (il s’agit uniquement d’hommes gays) attestent du dynamisme activiste porté par un réseau de jeunes adultes originaires de différentes régions de France et de l’étranger à Marseille. Au-delà de ce terrain d’étude, différentes interactions me permettent de me figurer les évolutions en cours dans la ville. Dès les premiers séjours longs effectués au mois d’août 2021, j’apprends que d’anciens amis et camarades de classe ou de l’université s’y sont installés depuis quelques années. Des collègues me mettent rapidement en lien avec certaines de leurs connaissances dont l’installation remonte à plus de dix ans. Cet élargissement de mon réseau de connaissances me permet d’entrer en contact avec d’autres personnes dont c’est le cas ainsi qu’avec des Marseillais. Toutes et tous sont unanimes : Marseille a radicalement changé et continue sa mutation à une allure folle4.

9Lors de rassemblement sur l’habitat indigne, les militant·e·s et sympathisant·e·s positionné·e·s à gauche de l’échiquier politique s’inquiètent de la disparition du quartier populaire de Noailles. Des quartiers jusqu’alors peu fréquentés seraient devenus les repères de jeunes trentenaires, généralement « blancs/blanches », souvent en couple, parents de jeunes enfants. Selon un discours que j’entends dans différents contextes, ce profil de néo-Marseillais·es assimilé·e·s à des Parisien·ne·s remplacerait les classes populaires et notamment celles issues des migrations post-coloniales. Dans le quartier désormais fort touristique du Panier et sur la place Jean Jaurès très fréquentée, des tags et manifestes contre Airbnb et la hausse des loyers se multiplient.

10Ce phénomène de gentrification est unanimement constaté et déploré par nombre d’interlocuteurs·trices côtoyé·e·s dans les réseaux d’étudiant·e·s et d’artistes politisé·e·s dont font partie les activistes LGBT+ antiracistes que je rencontre et des collègues. Bien que leur présence en nombre croissant à Marseille, tout comme – dans une certaine mesure – la mienne, s’avèrent être une des manifestations les plus évidentes du processus de gentrification, ils font partie de ceux/celles qui la condamnent avec le plus de force.

11Cette ambivalence s’explique en partie par la popularisation d’une grille de lecture militante anticapitaliste et intersectionnelle qui va de pair avec ces évolutions. Face à la déclinaison singulière de l’hétérosexisme que certain·e·s Marseillais·es rencontré·e·s dans des rassemblements militants de gauche plus ou moins radicale constatent dans leur ville, ce paradigme contribue à normaliser l’expression de la fluidité de genre et de la transidentité dans l’espace public. La cause LGBT+ est l’une des causes défendues avec le plus d’ardeur, contredisant ainsi, y compris du point de vue des Marseillais·es mentionné·e·s plus haut, le stéréotype de la ville méditerranéenne marquée par un machisme et une homophobie censés lui être consubstantiels. L’hiver 2021, un numéro du magazine LGBT+ Têtu consacre un dossier à ces évolutions et qualifie hâtivement Marseille de « capitale queer ».

  • 5 Voir la section à propos de leur site : https://www.pride-marseille.com/.
  • 6 Voir la page facebook du Collectif des Rosas : https://www.facebook.com/collectif.desrosas/.
  • 7 L’Institut CALEM créé par Ludovic-Mohamed Zahed, imam et docteur en anthropologie, se définit comme (...)

12Mon installation à Marseille en juillet 2021 s’explique par la volonté d’ethnographier cette effervescence, dont j’ai eu vent par le biais de la Pride Marseille, comité d’organisation de la marche des fiertés5. Quelques mois plus tôt, à Paris, la sociologue Sarah Mazouz et moi avions été sollicité·e·s comme universitaires pour discuter de la notion d’intersectionnalité dans le cadre d’un podcast dont la Pride était l’un des commanditaires. Depuis mon arrivée dans le centre-ville, je constate (avec intérêt, curiosité et, je dois le reconnaître, une certaine satisfaction) qu’un nombre croissant d’individus dont les caractéristiques physiques et le style vestimentaire mêlent des marqueurs masculins et féminins prennent possession de l’espace public. Ainsi, parmi les personnes que je côtoie depuis un peu plus d’un an ou dont j’entends parler régulièrement (barmaid, activiste ou simple connaissance), une dizaine a changé de prénom ou de pronom, qu’il s’agisse d’un processus de transition de genre ou de redéfinition de soi comme non binaire. De plus, aux côtés d’associations afro-féministes6, ou musulmanes « inclusives »7, des collectifs moins formels rassemblant des personnes identifiées comme LGBT+ issues de populations racisées émergent et s’organisent notamment sur les réseaux sociaux. C’est par ce biais que je rencontre Ngozi puis, par le biais de cette dernière, Awa, deux femmes âgées d’une vingtaine d’années récemment installées à Marseille, s’identifiant comme noires et queers.

Intégrer un milieu familier de mes questions de recherche

13En septembre 2021, Ngozi est la première personne et l’une des rares à répondre à un appel à entretien que j’avais posté quelques jours plus tôt sur un groupe WhatsApp strictement réservé aux personnes dites racisées. Après que nous avons fait connaissance dans un bar du 5e arrondissement, je l’interviewe à mon domicile. Une relation d’amitié naît de ces échanges. Nous nous apercevons rapidement des centres d’intérêt que nous partageons. La réponse de Ngozi à mon appel traduisait un intérêt personnel et, nous le verrons, académique pour les thématiques que soulève mon terrain d’étude marseillais. Dès les mois qui suivent notre rencontre, je m’aperçois du nombre important de fréquentations que nous avons en commun.

14Danseuse-chorégraphe, Ngozi est née et a grandi dans un village rural du centre de la France, d’une mère communément identifiée comme blanche qui n’est pas originaire de cette région, et d’un père camerounais, nous le verrons, particulièrement pourvu en capitaux financiers, culturels et scolaires. Durant notre entretien, elle définit l’intersectionnalité comme « quelque chose d’évident » pour elle, compte tenu de son genre, de son identification comme noire, camerounaise et queer. En outre, durant sa formation au conservatoire de Bordeaux, elle s’est activement engagée dans une association afro-féministe, qu’elle a quittée pour s’installer à Marseille.

15Le 2 novembre 2021, plus d’un mois après notre entretien, Ngozi et moi nous rencontrons dans l’une des célèbres librairies affichant un engagement politique antiraciste, féministe et anticapitaliste du centre-ville de Marseille. Ce soir-là, l’autrice et réalisatrice Amandine Gay y est invitée à présenter ses ouvrages portant sur l’adoption internationale en lien avec sa propre expérience en la matière. Il est surtout question de la dimension postcoloniale et des inégalités qui caractérisent les relations entre les pays du Nord où habitent les parents qui adoptent et ceux du Sud d’où proviennent nombre d’enfants adopté·e·s. Est aussi traitée la manière dont les rapports sociaux de race se jouent dans les familles d’enfants adopté·e·s. La salle est comble et certaines personnes dont l’histoire résonne avec la thématique témoignent.

16Lorsque l’événement touche à sa fin, je rejoins Ngozi qui me présente Awa, avec laquelle elle me recommande de m’entretenir dans le cadre de mes recherches, sans m’en dire davantage. Constatant qu’Awa est communément identifiée comme noire j’imagine les raisons de la mise en contact que j’accepte volontiers. Née en région parisienne de parents sénégalais de milieu très modeste, dont une mère allophone, Awa, qui est alors inscrite en troisième année d’école de cinéma, s’avère être, à ce moment-là, la compagne de Ngozi. Je l’interviewe longuement à deux reprises, à mon domicile puis chez elle. Lorsque, au début de l’entretien, je lui demande pourquoi, à son avis, Ngozi nous a mis en contact, elle m’explique s’identifier comme femme noire et queer. Elle m’expliquera ensuite rester très attachée à sa foi musulmane et continuer à pratiquer un certain nombre de rites tels que la prière et le ramadan.

17Une compréhension intersectionnelle du monde semble aller de soi pour Awa et Ngozi ainsi que pour le milieu dans lequel elles évoluent. Cependant cette impression d’évidence mérite d’être questionnée, en cherchant à comprendre de quelle manière une grille de lecture commune est mobilisée pour permettre aux deux jeunes femmes de conférer du sens, chacune à leur manière, à leurs trajectoires respectives qui, bien que fort différentes par endroits, se recoupent sur certains points, notamment pour ce qui concerne la classe, la race et l’ethnicité.

Construction implicite de l’ethnicité par la référence frontale à la race

18Sur la base de leurs expériences personnelles de la race et de l’ethnicité, Awa et Ngozi s’engagent, chacune à leur manière, dans une recherche à la fois personnelle, politique et académique qui leur permet de théoriser la race avec précision pour mieux interpréter l’importance qu’elle revêt dans leurs trajectoires et s’engager plus ou moins directement dans des mouvements militants.

Expériences personnelles de stigmatisation raciale

19Qu’elle soit explicitement nommée comme telle ou non, la grille de lecture intersectionnelle mobilisée par Awa et Ngozi leur sert en particulier à analyser comment leurs expériences de vie ont été marquées par la racisation. C’est en mobilisant cette grille interprétative académique et militante qu’elles abordent leur biographie, tout en évoquant des faits que j’étudie à mon tour en anthropologue, comme des mécanismes d’altérisation et de stigmatisation raciale.

20Les premiers souvenirs de Ngozi en la matière concernent la stigmatisation de sa couleur de peau dès l’école maternelle. Dans son village natal, la quasi-totalité de son entourage a le teint sensiblement plus clair que le sien et est communément identifiée comme blanche sur cette base. Ce qu’elle se résout à nommer « [s]a différence », faute de mot qu’elle trouve mieux adapté, est pointé du doigt par certain·e·s de ses petit·e·s camarades qui la surnomment Mamadou ou Kirikou, en référence au dessin animé mettant un scène un petit enfant aux pouvoirs surnaturels lui permettant de braver les dangers de la brousse ouest-africaine. Ce film animé et ses dérivés ont connu un grand succès à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

21Ngozi se souvient également qu’à l’école primaire, une de ses institutrices préférées évoquait le peu d’ardeur au travail des Afro-Martiniquais, attitude qu’elle attribuait au climat, en livrant un récit de ses vacances. Ngozi révèle, honteuse, avoir abondé dans le sens de cette institutrice dont elle cherchait l’approbation, en prenant l’exemple de travailleurs qu’elle avait elle-même vus à l’œuvre lors de son premier voyage au Cameroun. Dans la mesure où Ngozi explique qu’elle partageait alors les préjugés de son institutrice, on peut considérer qu’on a affaire à une forme de racisme intériorisé, à moins de considérer cette expression comme tautologique. En effet, il est difficile d’imaginer que des mécanismes de racisation n’aient pu concerner que les populations dominantes en épargnant celles qu’elles dominaient. En cela, les préjugés raciaux façonnent également et inexorablement les représentations des dominés (Balani 2023 : XXI).

22À ce titre, les expériences d’Awa illustrent la manière dont ces préjugés peuvent être mobilisés par certaines populations racisées pour s’en prendre à d’autres (Fanon 1961). Scolarisée au lycée à Paris après avoir suivi sa scolarité à Chartres, Awa se souvient avoir subi deux agressions verbales racistes qui étaient le fait d’une femme afro-antillaise alcoolisée et d’un homme nord-africain. L’insulte proférée par ce dernier s’avérait aussi lesbophobe (« un singe qui embrasse une autre fille »). Cependant, au-delà de ces rares anecdotes ponctuelles, dans le cadre de sa formation cinématographique, Awa a également été exposée à ce qu’elle appelle du « racisme ordinaire », à savoir des préjugés qui altérisent et uniformisent les personnes identifiées comme noires. Elle évoque un professeur d’art affirmant qu’il est plus difficile de dessiner les traits des modèles noirs, une autre qui s’exclame sur la ressemblance qu’elle perçoit entre Awa et une femme représentée sur un des tableaux figurant dans l’exposition Modèles noirs du Musée d’Orsay lors d’une visite organisée, ou encore une camarade qui se permet de lui toucher les cheveux pour mieux en examiner la texture.

23Ngozi considère que son père et elle ont échappé à ce type de vexations racistes au sein de la famille de sa mère. Elle l’explique par la tolérance et l’esprit d’ouverture de ses grands-parents, qui ont un temps vécu au Tchad et au Congo Brazzaville après les mouvements d’indépendance, sans se cantonner à des cercles de sociabilité blancs. Néanmoins, elle décèle à l’adolescence la présence de préjugés raciaux et ethnocentristes (liés à l’idée d’une supériorité culturelle française issue de la propagande coloniale) dans sa famille maternelle plus large. Elle se souvient surtout de la tension qu’a suscitée une remarque prononcée par un de ses oncles maternels par alliance : « Heureusement qu’il y avait le français parce qu’ils ne se comprennent pas entre eux ! ».

24Parallèlement à ces expériences plus ou moins violentes, sur le plan symbolique, de racisation, s’articule un mécanisme d’autoidentification et d’autocompréhension problématisant l’expression d’un sentiment d’appartenance à une entité collective : la société d’origine de leurs parents afrodescendants. L’expérience de ces derniers, plus encore que celles de Ngozi et d’Awa, ne se limite pas à une racisation comme noirs, mais aussi à la construction d’une ethnicité camerounaise, sénégalaise ou afro-diasporique recomposée qui nuance l’homogénéisation qu’implique l’identification comme racisées, noires ou afrodescendantes.

Reconfigurations dynamiques de l’ethnicité

25Les mécanismes de racisation évoqués sont corrélés à un phénomène de construction et de reconfiguration de l’ethnicité qui ne se confond pas exactement avec. Chez Ngozi et Awa, l’enjeu semble être de pallier la difficulté à se sentir appartenir, ne serait-ce que partiellement, à la société d’origine de leur(s) parent(s) afrodescendant(s).

26Lorsque Ngozi aborde la stigmatisation liée à la différence physique, elle soulève aussi rétrospectivement l’absence de références culturelles liées au Cameroun, à l’Afrique ou à la diaspora africaine dans l’éducation qu’elle a reçue. « [Je n’avais] pas de références à part mon père. […] Au-delà de mon père et de l’apparence physique, il n’y avait rien ». Lorsqu’elle revient sur les préjugés racistes de son institutrice qu’elle partageait enfant, je l’interroge sur la dimension également culturelle et ethnocentriste – quoique clairement racialisée par le truchement de la mobilisation d’un imaginaire colonial – de ce préjugé. Ngozi estime à ce moment-là que cet épisode souligne sa proximité culturelle avec cette institutrice en l’absence de socialisation culturelle camerounaise.

27Pour Ngozi, cette absence de socialisation culturelle est caractéristique de ce qu’elle semble considérer comme propre à une condition métisse en contexte français hexagonal. Le statut majoritaire du parent désigné comme blanc complique d’autant plus la valorisation et la transmission des langues, des pratiques et des croyances du parent afrodescendant. En effet, l’histoire de l’expansion européenne a durablement instauré une domination culturelle occidentale mondiale. Le parent français identifié comme blanc transmet par l’éducation des apports culturels européens hégémoniques, ce qui peut être perçu comme la reproduction à l’échelle familiale d’une assymétrie et opère à un niveau beaucoup plus général.

28Selon l’expérience militante de Ngozi, dont il sera question dans la partie suivante, cette condition métisse est vécue différemment selon que c’est la mère ou le père qui est identifié·e comme noir·e (Brun 2023). Dans le milieu afroféministe, Ngozi remarque que, comme elle, plusieurs camarades catégorisées comme métisses déplorent un « gouffre entre elles et [leurs] pères ». Cela produit selon Ngozi un « tourbillon identitaire » qu’elle croit moins critique lorsque c’est la mère qui est afrodescendante et identifiée comme noire. Les techniques de coiffage et de soin des cheveux instaurent selon elle, tout comme certaines chercheuses afro-américaines (Banks 2000, Walker 2007), un rapport au corps et une socialisation culturelle minoritaire et raciale.

29Si cette articulation entre rôle parental, genre et socialisation culturelle doit être davantage objectivée, il apparaît clairement que cette problématique se pose différemment dans le cas d’Awa, qui a grandi dans un foyer modeste où ses deux parents ont été socialisés au Sénégal. La question de la classe et surtout des inégalités de capitaux linguistiques, culturels et scolaires entre clairement en ligne de compte. Contrairement au père diplomate de Ngozi, qui est issu de la classe supérieure camerounaise, les parents d’Awa n’avaient pas la possibilité de lui inculquer d’autres pratiques et valeurs que celles qui ont marqué leur propre socialisation. Leur condition très modeste et le réseau communautaire dans lequel ils sont insérés semblent compliquer toute prise de décision alternative en matière d’éducation.

30À cela s’ajoute l’expérience de migration d’Awa. Avant ses 5 ans, son père a décidé de l’amener au Sénégal avec lui, ainsi que certain·e·s de ses frères et sœurs, sans l’accord de sa mère. Outre des déboires conjugaux, ce voyage imprévu s’explique par un autre projet : l’ablation rituelle d’une partie de l’appareil génital d’Awa. Si Awa ne le thématise pas comme tel, cette expérience l’expose à une violence physique rituelle marquant dans le corps la différence, voire la « valence différentielle » des sexes (Héritier 2002 : 17). L’entre-deux culturel (nous verrons que les dynamiques à l’œuvre sont bien plus complexes et ne relèvent pas d’une dynamique binaire) vient problématiser son sexage ou son assignation à une place de femme, aussi bien dans l’univers culturel dans lequel ses parents ont été socialisés qu’en France hexagonale, où la recomposition d’un réseau de parenté et, plus largement, sénégalais vient établir un continuum culturel avec le milieu fréquenté dans la société d’origine.

31Lorsqu’elle affirme être « la seule noire » dans son lycée parisien, hormis les formes d’altérisation inconsciente auxquelles l’exposent ses professeur·e·s et ses camarades, Awa mentionne moins une stigmatisation de sa couleur qu’une prise de conscience de différences qu’elle définit comme culturelles. Cela se manifeste d’abord à ses yeux au travers de pratiques comme la cuisine et la musique, dont la dimension matérielle est plus immédiatement tangible. C’est par le biais de ces pratiques ainsi que par celui de ses parents qu’elle estime pouvoir au moins partiellement se « sentir sénégalaise », bien qu’elle trouve cela « compliqué ». Il en résulte qu’Awa évolue dans un contexte multilingue et multiculturel à plus d’un titre. Cette situation la confronte à différents systèmes de représentations et références culturelles et morales.

32À l’opposition entre France et Sénégal, s’en ajoute une autre entre Bambara et Soninké, populations auxquelles appartiennent respectivement la mère et le père d’Awa. La jeune femme m’explique qu’il existe un rapport de domination entre les deux populations, lié à leur nombre et à leur statut dans différents pays d’Afrique de l’Ouest. La religion joue un rôle prégnant dans cette hiérarchisation. Awa présente les Soninkés comme « les premiers convertis à l’Islam » et les Bambaras comme les derniers. À ce titre, les Bambaras seraient soupçonnés de pratiquer un islam jugé plus syncrétique et moins orthodoxe. Le rapport hiérarchique entre les deux populations se superpose avec le rapport genré qui lie les parents d’Awa. Ces deux éléments conjugués placent sa mère dans une position doublement subalterne. Ainsi, cette dernière n’a pas eu son mot à dire concernant le séjour sénégalais d’Awa et n’a donc pas pu empêcher la séparation d’avec sa fille.

33Le processus de définition de frontière et de redéfinition de soi comme Africaine ou Sénégalaise de France chez Awa se fonde sur un autre processus millénaire – profondément bouleversé par la colonisation – de construction de l’ethnicité au Sénégal. Les frontières poreuses (bien que les mariages mixtes ne les abolissent pas) sont définies dans le cadre de relations historiquement inégalitaires liées à une domination culturelle et religieuse.

34La manière dont la racialisation et la production de l’ethnicité interviennent dans les trajectoires d’Awa et d’Ngozi font naître une conscience ethnoraciale, essentiellement interprétée dans un langage académique évoquant la race, qu’elles ont acquis dans le cadre d’une formation intellectuelle militante.

Formation intellectuelle académique et militante

35L’affirmation politisée d’une conscience intime et politique de la manière dont les approches intersectionnelles font écho à la biographie d’Awa et d’Ngozi est le résultat d’un processus d’interprétation d’expériences personnelles et sensibles que des notions, catégories et courants de pensée permettent de théoriser. Ainsi, si Ngozi revient rétrospectivement sur des expériences de racisation, voire de racisme, qui remontent à l’enfance, c’est un incident survenu durant sa deuxième année d’étude au conservatoire qui marque un point de basculement.

36La prise de conscience non seulement de la manière dont elle est identifiée de l’extérieur comme noire, mais aussi des implications sociologiques de cette racisation se produit dans le milieu artistique majoritairement blanc dans lequel elle évolue. À l’occasion de la répétition générale d’une production où un camarade d’origine nord-africaine et elle-même incarnent des domestiques se rebellant contre leur maîtresse bourgeoise, incarnée par une étudiante blanche, l’enseignante metteuse en scène modifie alors cette distribution après avoir pris conscience, par le biais d’un de ses collègues, de la lecture raciste qui pouvait en être faite. Craignant d’être perçue comme raciste, l’équipe enseignante qui, doit-on comprendre, est exclusivement « blanche », prive Ngozi d’un rôle qu’elle appréciait et sur lequel elle ne s’était pas forgé une opinion. Ce fut selon elle le point de départ de réflexions académiques et militantes sur sa socialisation raciale.

37Ngozi découvre alors les livres et les films d’autrices et de réalisatrices afrodescendantes identifiées comme noires, telle que la romancière et autrice franco-camerounaise Léonora Miano, de la journaliste et autrice française d’ascendance afro-antillaise Tanya de Montaigne et de la réalisatrice guadeloupéenne Ghislaine Gadjard. Le film documentaire Ouvrir la voie de la militante, autrice et réalisatrice Amandine Gay lui fait notamment prendre conscience de sa communauté d’expérience avec d’autres femmes noires. Dans ce film, « les gens disent exactement la même chose avec les mêmes mots », commente Ngozi. Le visionnage de ce film représente un tournant dans la « prise de conscience de [s]a trajectoire de femme noire en France », ce qui fut aussi violent pour elle que pour une de ses amies qui a éprouvé le même malaise. Ses recherches et réflexions la conduisent vers des médias et des associations afro-féministes françaises. Grâce à son goût pour l’anglais et à sa maîtrise de cette langue, elle découvre des « choses qui ne se disaient pas en France », à savoir des débats académiques et militants abordant sans ambages l’articulation entre genre et race, tels que le black feminism et les écrits de Saidiya Hartman.

38Si l’ensemble de ces découvertes réveille chez Ngozi une colère, le livre Afrofem du collectif afro-féministe Mwasi (2018) suscite chez elle une envie et un besoin d’engagement militant. De ce qu’elle retient de l’argumentaire de cet ouvrage, qu’elle retrouve dans le livre Afrocommunautaire de Fania Noël, fondatrice de Mwasi (Noël-Thomassaint 2019), il s’agit de ne pas compter sur une politique de représentation des minorités raciales inscrite dans une logique capitaliste. Ngozi se revendique dès lors d’un militantisme décolonial, portée par des minorités raciales de manière autonome et qu’elle exprime, pour sa part, à travers son art.

39Quant à Awa, elle a d’abord acquis des connaissances académiques et militantes sur la race en écoutant assidument des podcasts antiracistes, tel que, notamment, Kiffe ta race, animé par la journaliste Rokhaya Diallo et l’écrivaine Grace Ly. Compte tenu de la place qu’occupe la transmission des pratiques, de croyances et de valeurs rattachées au pays d’origine de ses parents dans ses réflexions, la construction d’une ethnicité sénégalaise ou, plus largement, africaine, sont des éléments centraux de sa réflexion et de son apprentissage autodidacte. Elle mentionne notamment des lectures portant sur le Sénégal, les sociétés ouest-africaines (Amadou Hampaté Ba) et le panafricanisme (Cheik Anta Diop).

40Pour Ngozi, la formation intellectuelle militante inspire un sentiment de grande colère qui débouchera sur un engagement au sein d’une association. Durant sa deuxième année d’étude au conservatoire, les conflits avec son entourage sont plus nombreux. À cette période, elle commence à dénoncer avec véhémence le racisme, « froissant » au passage camarades de promotion et enseignant·e·s. « J’étais tellement à fleur de peau », explique-t-elle. À cette période, un quiproquo et un problème informatique concourent à lui faire croire qu’elle a été la victime de cyberharcèlement raciste de la part d’une camarade de sa promotion. La peur que cet épisode suscite chez elle à ce moment-là la pousse à vouloir militer collectivement. Elle rejoint alors un mouvement afro-féministe dont la ligne politique s’apparente à celle de Mwasi.

41Il ressort de notre entretien que l’afro-féminisme permet surtout à Ngozi d’aborder la race. Il se peut néanmoins, malgré mon intérêt pour le féminisme et mes convictions qui en relève, que ma socialisation genrée m’ait conduit à occulter cette question en ne pensant pas à la thématiser au même titre que l’antiracisme et l’expérience LGBT+. Cela dit, outre son identification à la fois comme femme et comme noire, Ngozi n’a pas non plus pris le temps d’expliciter plus avant la dimension spécifiquement genrée ou féministe de ses réflexions et de son militantisme. Cela reflète peut-être la difficulté à penser conjointement des rapports sociaux de domination ou de stigmatisation qui façonnent la somme des expériences individuelles.

42En tout état de cause, l’autoformation intellectuelle militante de Ngozi la pousse à poursuivre un master en études chorégraphiques au Canada sur les initiatives d’artistes noir·e·s en France depuis le XXe siècle. La découverte des courants et autrices susmentionnés lui permet d’enrichir son art ainsi que sa réflexion militante et personnelle tout en produisant un savoir académique en lien avec ces thématiques qui lui tiennent à cœur. Il en est de même pour Awa qui, suivant les traces d’une de ses sœurs ainées, Fatoumata, rédige également des mémoires dans le cadre de ses études de cinéma. Archives orales, textiles et photographies sont mobilisés pour reconstituer la trajectoire familiale et intime. Awa m’a fait parvenir un mémoire de fin d’études qui aborde son histoire familiale en mobilisant des matériaux analogues.

43Les expériences singulières de racisation et de reconfiguration de l’ethnicité chez Awa et Ngozi les orientent vers une formation intellectuelle militante et, chez Ngozi, vers un engagement politique. Elles passent également de l’acquisition de connaissances académiques et politiques à la construction d’un savoir universitaire inspiré de leurs pratiques créatives. La manière dont elles définissent leur orientation sexuelle entre aussi en ligne de compte.

Penser la condition queer avec la race et l’ethnicité

44Dans le cas de Ngozi comme dans celui d’Awa, les manières de définir et de vivre leur sexualité sont influencées par les mécanismes de racialisation et de construction de l’ethnicité précédemment évoqués ainsi que par des dynamiques de genre. Les manières singulières dont cette imbrication se manifeste dans chacune de leurs trajectoires donnent un aperçu de la multiplicité et de la complexité des facteurs qui entrent en ligne de compte.

Queer ou lesbian of color : une identification dynamique

  • 8 Les anthropologues tendent à valoriser les échanges informels et les relations de forte proximité a (...)

45L’orientation sexuelle d’Ngozi semble, à première vue, moins pertinente dans son autoidentification et son militantisme. L’afro-féminisme auquel elle adhère lui sert, nous l’avons vu, à se positionner en tant que femme noire, en mettant l’accent, à première vue, sur le facteur racial. En revanche, la manière dont elle définit sa sexualité s’avère moins claire au départ et évolue vers une affirmation de plus en plus nette comme lesbienne au fil des années. La question ayant été surtout abordée lors de conversations que Ngozi et moi avons eues avec des amis communs, il me semblait déontologiquement problématique de les exposer dans cet article8. Après avoir fait part à Ngozi de mes doutes à ce propos, elle m’a d’abord autorisé à utiliser ces échanges, s’amusant de constater elle-même rétrospectivement à quel point la définition de sa sexualité a évolué. Finalement, elle m’a proposé de m’accorder un nouvel entretien (qu’il nous reste à fixer) pour parler spécifiquement de cette question. Que la race ait occupé une place si importante dans l’entretien au détriment de la sexualité s’explique par sa prégnance dans la trajectoire personnelle de Ngozi ainsi que par sa centralité dans la grille d’interprétation qu’elle mobilise pour analyser son vécu.

46Par contraste, l’affirmation comme queer d’Awa était beaucoup plus explicite. La section qui suit précise le lien causal entre le milieu socioculturel dont elle provient et le rôle bien plus prégnant que joue son attirance pour les femmes dans sa trajectoire, son identification et son positionnement politique.

Concilier condition queer et islam

47Pour Awa, vivre son désir pour les femmes et s’identifier comme queer sont d’abord vécus comme incompatibles avec les valeurs inculquées par sa famille. Étant elle-même allée à l’école coranique, elle décrit sa famille comme « hyper religieuse ». Elle les dépeint également comme « homophobes à 100% ». De ce fait, elle ressent tout particulièrement cette tension entre son désir homosexuel et son éducation religieuse durant la période du ramadan. Une sorte de conflit de loyauté ou de dilemme la ronge : lui faut-il abandonner sa religion ou renoncer à son désir pour les femmes ? Awa est loin d’être la seule à s’être posé cette question. 

  • 9 Sur le site de CALEM, Aoziz est défini comme « un réseau que nous souhaitons ouvert, inclusif et in (...)
  • 10 L’événement qui s’est tenu le 19 juin 2023 est le résultat d’une collaboration avec la doctorante e (...)

48Le tiraillement qu’exprime Awa mérite d’être mis en regard avec des situations partagées par nombre de personnes s’identifiant comme LGBT+ dans divers contextes postcoloniaux. L’analyse de ces dynamiques congruentes avec l’expérience personnelle d’Awa permet de mieux la comprendre. Mon ethnographie des milieux gays antillais a mis en lumière une tension en partie analogue entre affirmation d’une identification sociale comme gay ou bi et l’attachement à une sociabilité et à un mode de vie antillais (Gordien 2018, Trawalé 2018). Par ailleurs, j’ai pris la mesure des difficultés encore plus grandes, sans doute, rencontrées par de nombreuses personnes musulmanes dont l’identification genrée transgresse les normes hégémoniques ou qui éprouvent des sentiments amoureux et une attirance sexuelle pour des personnes du même sexe, lors de la préparation et de l’animation d’une table-ronde de la journée d’étude du festival Aoziz9 consacré à l’intersectionnalité10. Durant cette table-ronde, à laquelle intervenait la sexologue Nadia El Bouga et les psychanalystes Brahim Mammas et Catherine Marjollet, chacun·e abordait le sentiment d’écartèlement, analogue à celui évoqué par Awa, dont leur faisaient part nombre de leurs patient·e·s ayant été socialisé·e·s dans des contextes marqués par l’islam et les cultures nord-africaines. Les échanges qui s’en sont suivis avec Ludovic-Mohamed ont révélé à quel point le sentiment de voir sa subjectivité écrasée sous le poids des injonctions familiales et communautaires, par le truchement de certains usages sociaux et politiques de l’islam, était largement partagé. Parallèlement, un point de discussion plus précis entre Ludovic-Mohamed Zahed et Nadia El Bouga a permis de révéler que cette impression et les interactions bien réelles qui l’expliquent sont plus dues à ces usages sociaux et politiques de la religion musulmane qu’à l’absence de la notion de sujet dans le Coran et dans les cultures arabes ou islamisées.

  • 11 Voir note no 5.
  • 12 J’ai souvent entendu cette expression dans les podcasts féministes, antiracistes et LGBT+. Comme ce (...)

49Comme l’illustre la fondation de l’institut CALEM11 pour faire face à ces situations d’inconfort ou de souffrance psychologique, les individus tissent des liens avec des semblables qui sont traversés par les mêmes doutes et crises spirituelles ou existentielles. Dans le cas d’Awa, de manière a priori contradictoire, c’est dans sa cellule familiale qu’elle a trouvé une oreille compréhensive. Elle entretient une relation proche et spéciale avec sa sœur Fatoumata. Fatoumata vit en couple avec un homme turc qu’Awa décrit comme « déconstruit »12. Très vraisemblablement issue de la popularisation de la notion de déconstruction de Jacques Derrida (2004), cette expression métonymique désigne l’habilité et la volonté non seulement d’analyser en profondeur, mais aussi de remettre en cause un certain nombre d’idées et de croyances racistes ou hétérosexistes, mais aussi de modifier ses comportements en conséquence. Cet état d’esprit « déconstruit » qu’Awa perçoit chez le conjoint de Fatoumata la met en confiance pour aborder l’homosexualité de manière générale avec eux. Elle révélera ensuite son attirance pour les femmes à sa sœur, sur le soutien de laquelle elle compte désormais.

50Au-delà de la sphère familiale, l’intégration à des réseaux queers permet aussi à Awa de penser de manière plus précise son orientation sexuelle et la manière dont cela s’articule avec sa foi et sa condition de femme noire. Au moment où Awa se nourrit intellectuellement de podcasts, de films lesbiens et de lectures sur l’Afrique de l’Ouest, c’est par le biais de TikTok et de WhatsApp qu’elle découvre des contenus multilingues et des communautés virtuelles internationales qui la familiarisent avec un langage qui lui permet de se localiser socialement et de s’identifier individuellement au sein d’un collectif aux contours labiles, diasporiques et mondialisés. Ces réseaux et espaces virtuels queers musulmans lui permettent notamment d’articuler deux aspects de sa socialisation qui lui tiennent à cœur et que son éducation parentale avait tendance à poser comme antinomiques. Par ce biais, elle se rend à des événements organisés par des associations de femmes musulmanes originaires d’Afrique du Nord, portant pour certaines le voile islamique, et noue quelques amitiés dans cette communauté.

51Le cheminement intellectuel d’Awa et de Ngozi, et les cercles de socialisation minoritaires à plusieurs titres qu’elles ont constitués, s’inscrit dans un mouvement plus général. Parmi des minorités ethnoraciales des pays du nord, liées les unes aux autres par internet, les réseaux sociaux et la culture populaire, un bricolage intellectuel qui articule critique féministe et antiracisme ainsi qu’un militantisme LGBT+ (queer, notamment) permet de faire émerger une troisième voie. Sont critiquées, premièrement, la rhétorique qui légitime l’homophobie comme résistance anticolonialiste à l’hégémonie culturelle occidentale et, en second lieu, des subcultures LGBT+ populaires ou militantes qui se révèlent être eurocentrées ou socialement et, sans doute en partie de ce fait, racialement excluantes. Sans forcément s’institutionnaliser au sein de nouvelles organisations, la diffusion de ce paradigme fait émerger une grille d’interprétation militante partagée au-delà des frontières nationales.

Conclusion

52La trajectoire d’Awa et de Ngozi reflète plus généralement la manière dont, sur le terrain marseillais, des personnes concernées par l’imbrication de l’hétérosexisme et de la racialisation trouvent, par le biais de la presse, d’internet et surtout des réseaux sociaux, des outils analytiques liés à l’intersectionnalité pour penser la manière dont s’actualise cette imbrication dans leur trajectoire personnelle. Les réseaux sociaux permettent dans le même temps la prise de conscience d’une communauté d’expériences minoritaires à plusieurs titres et la mise en contact, à distance ou dans la même ville, avec des personnes aux expériences semblables.

53Le déroulement plus récent de l’enquête révèle par ailleurs que, par le biais de groupes WhatsApp et Facebook, ces mises en contact peuvent déboucher sur la création de collectifs plus ou moins formels par le biais desquels des moments de convivialité, de réunions ou de groupes de paroles en mixité choisie ou en non-mixité raciale permettent d’échanger en face à face sur les expériences minoritaires partagées, l’organisation d’événements militants comme la marche des fiertés ou dans le cadre de groupes de parole.

54Il semblerait donc que, grâce aux réseaux sociaux, l’accessibilité de catégories d’analyse et de références académiques ciblées en lien avec l’intersectionnalité permet de remédier à son « blanchiment » critiqué en milieu universitaire. Cependant, si l’accessibilité de l’information contribue certainement à l’enrichissement en capitaux scolaires sur des thématiques ciblées facilitant une meilleure autocompréhension ou localisation sociale, l’usage des réseaux sociaux reste certainement conditionné par la classe sociale. L’enquête semble indiquer qu’il existe d’autres cas d’ascension sociale analogues à celui d’Awa, liés à l’acquisition de capitaux scolaire, culturel et militant complémentaires, par le biais des réseaux sociaux, parallèlement au parcours universitaire. Néanmoins, la question se pose de savoir si des individus de classes défavorisées n’ayant pas les mêmes dispositions pour réussir dans ce dernier domaine ont le même usage des réseaux sociaux. Autrement dit, malgré la facilité d’accès aux théories relatives à l’intersectionnalité et aux thématiques qui lui sont connexes, la propension à s’intéresser à ces questions semble déjà corrélée à la trajectoire sociale des individus, voire déterminée par elle. Il reste donc à savoir de quelle manière les personnes queers issues de minorités racisées et de milieux populaires qui ne sont pas sociologiquement orientées vers ces usages domestiques de l’intersectionnalité pensent et vivent leur situation.

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Notes

1 Kimberlé Crenshaw se réclame du courant black feminist, pointant la singularité de la condition des femmes africaines-américaines. Les autrices phares incarnant ce mouvement sont Gloria Hull (voir Hull et al. 1982) et bell hooks (1982).

2 Richard Delgado et Jean Stefancic, deux des principaux représentants du champ de la Critical Race Theory (« théorie critique de la race »), dont est également issue Kimberlé Crenshaw, explicitent cette imbrication lorsqu’ils définissent leur école de pensée comme « a collective of activists and scholars interested in studying and transforming the relationship among race, racism and power » (« un collectif de militants et d’universitaires qui s’emploient à étudier et à transformer les liens entre race, racisme et pouvoir ») (Delgado et Stefancic 2000 : 2).

3 La biographie de Michel Foucault écrite par Didier Éribon en donne un aperçu pour ce qui concerne l’université de Vincennes (Eribon 2011). Outre la cause homosexuelle, le racisme, et le fait colonial, occupait déjà une place notable dans les débats intellectuels et politiques des années 1970 selon d’autres modalités.

4 Pour une contextualisation des évolutions survenues dans la ville depuis la deuxième moitié du siècle, voir Peraldi et. al. 2015.

5 Voir la section à propos de leur site : https://www.pride-marseille.com/.

6 Voir la page facebook du Collectif des Rosas : https://www.facebook.com/collectif.desrosas/.

7 L’Institut CALEM créé par Ludovic-Mohamed Zahed, imam et docteur en anthropologie, se définit comme une organisation islamique inclusive. Ses quatre domaines d’activité sont l’accueil de personnes migrantes, la formation et le conseil ainsi que la publication d’ouvrages traitant notamment de questions de genre et de sexualité en contexte musulman. À la suite d’une rencontre fortuite, Ludovic-Mohamed Zahed m’a proposé de coorganiser une journée d’étude, dans le cadre d’un festival auquel participe CALEM. L’événement, qui s’est tenu le 19 juin 2023, faisait office de volet résolument académique d’un festival intégrant les arts vivants (ateliers de danse et de théâtre) et des moments de convivialité.

8 Les anthropologues tendent à valoriser les échanges informels et les relations de forte proximité avec les populations ethnographiées. Cela soulève la question du consentement des personnes côtoyées dont les paroles rapportées et les attitudes ou actes décrits. Mon terrain d’étude a ceci de particulier qu’il implique, de fait, une forte proximité à plusieurs niveaux (national, de milieu social et d’objets de réflexion) qui facilite l’accessibilité des conclusions (aux répercussions nécessairement politiques) que j’en tire. Cette accessibilité rend mes conclusions contestables par celles et ceux-là mêmes sur et avec lesquel·le·s j’ai coconstruis ce savoir. L’enjeu méthodologique que représente le maintien de relations humaines, qui – aussi sincères soient-elles – représente la condition de possibilité de l’ethnographie, vient poser avec une acuité toute particulière les enjeux déontologiques relatifs au consentement.

9 Sur le site de CALEM, Aoziz est défini comme « un réseau que nous souhaitons ouvert, inclusif et intersectionnel, afin de lutter contre l’exclusion sociale dans le secteur culturel. Cette structure crée les conditions d’une plus grande diversité dans le secteur. Ce réseau s’est constitué à Marseille, à partir de 2018, autour des questions intersectionnelles des droits LGBTQ+, des migrant-es ou demandeurs d’asile et des minorités en général (féministes, musulman-es, porteurs de handicaps, etc.) », http://www.calem.eu/francais2/AOZIZ-of-inclusion.html.

10 L’événement qui s’est tenu le 19 juin 2023 est le résultat d’une collaboration avec la doctorante en anthropologie Charlotte Floersheim, l’anthropologue Aminata Mbaye et l’Imam, militant et docteur en anthropologie Ludovic-Mohamed Zahed.

11 Voir note no 5.

12 J’ai souvent entendu cette expression dans les podcasts féministes, antiracistes et LGBT+. Comme ces derniers jouent un rôle central dans la formation académique et militante de nombres d’interlocuteurs, il est fort probable que ce soit par ce biais, puis dans les réseaux militants, que l’expression se soit diffusée.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ary Gordien, « Devenir une femme queer et noire à Marseille : usages savants, politiques et ordinaires de l’intersectionnalité »Appartenances & Altérités [En ligne], 5 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/alterites/1225 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kq1

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Auteur

Ary Gordien

Ary Gordien est anthropologue, chargé de recherche au CNRS (URMIS). Ses recherches portent essentiellement sur les mécanismes d’identification collectifs en lien avec la racialisation, l’ethnicité et le nationalisme dans la Caraïbe française (Guadeloupe et diaspora antillaise d’Île-de-France) et anglophone (Jamaïque). Son autre principal domaine de spécialisation concerne les modalités d’imbrication de différents rapports sociaux (relatifs à la racisation, à l’ethnicité, au genre et à la sexualité) au sein de réseaux de sociabilité festifs et militants LGBT+, en contexte diasporique antillais et à Marseille.

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