1Le dernier ouvrage de la sociologue Francesca Scrinzi offre une contribution majeure aux études comparatives des rapports sociaux de sexe en Italie et en France, de solides clés d’analyse de l’expansion et de la féminisation du soutien aux partis d’extrême droite, et des pistes de recherche heuristiques. Scrinzi avait précédemment étudié les évolutions des « régimes de genre » (Walby 2020) de ces deux pays à partir des migrations, de la religion et de la division internationale du travail domestique. Dans The Racialization of Sexism, elle développe une approche empirique et analytique innovante : l’enquête intersectionnelle et biographique des militant·e·s de deux partis de la droite populiste radicale (populist radical right, PRR dans le texte), la Lega (anciennement Lega Nord) en Italie et le Front national (aujourd’hui Rassemblement national) en France.
2Paru après plus de dix ans d’enquête et plusieurs articles (par ex. Scrinzi 2015, 2017), The Racialization of Sexism se base sur une ethnographie originale, dont les matériaux sont analysés avec rigueur et adossés à une riche bibliographie. L’exposé problématisé des recherches sur l’extrême droite parues en langues anglaise, française et italienne dans l’introduction et dans le premier chapitre constitue un premier apport de l’ouvrage. La sociologue met à jour un important biais de genre dans la littérature scientifique sur le genre, le militantisme et l’idéologie des partis PRR (p. 22). La plupart de ces études ont tendance à se focaliser sur les questions migratoires et identitaires, au détriment du genre et de la sexualité, thèmes pourtant très présents dans les partis PRR. Lorsque le genre est appréhendé, c’est au prisme de la différence de participation entre hommes et femmes (gender gap) dans les résultats électoraux.
3Pour contrer ce biais, Scrinzi propose de mettre au cœur de l’analyse la « racialisation du sexisme » (Hamel 2005, Scrinzi 2014), à savoir l’attribution du sexisme aux seuls groupes racisés et la revendication parallèle de l’égalité de genre comme un emblème de l’identité nationale, ce qui permet d’« externaliser le conflit de genre » en invisibilisant les inégalités structurelles des sociétés considérées (p. 2). La racialisation du sexisme est identifiée en tant que schéma discursif central dans les politiques contemporaines de l’extrême droite, rendant possible la redynamisation des partis PRR non seulement du point de vue de l’idéologie de genre, de race et de religion (étudiée à partir des contextes nationaux distincts dans le deuxième chapitre), mais aussi en termes de stratégies de recrutement et de modes d’engagement. À cet égard, Scrinzi propose d’aller au-delà des analyses électorales pour ouvrir la « boîte noire » (p. 5) de l’activisme dans les partis PRR. Elle mobilise un dispositif d’enquête qualitatif, basé sur une centaine d’entretiens biographiques avec des membres de la Lega Nord et du Front National, sur des entretiens semi-directifs avec des responsables politiques de ces deux partis, sur des observations directes de rencontres politiques, d’événements publics et de moments informels, et sur une analyse des archives des partis. Ce corpus empirique lui permet d’une part de mettre en question le modèle réductif qui voit les partis PRR comme des organisations constituées exclusivement par des « angry white men » ; d’autre part, de compléter les recherches qui s’intéressent aux dynamiques de genre dans l’extrême droite en se focalisant exclusivement sur les femmes, dont l’adhésion à ces projets politiques est souvent analysée en termes de conformisme et en lien avec l’engagement du partenaire (p. 33-36).
4Le troisième chapitre explore les dynamiques méso-sociologiques présentes dans la Lega Nord et le Front National, à travers une analyse des sous-groupes féminins de ces deux partis, des sections pour la jeunesse et des schémas motivationnels des individus engagés dans ces deux partis. Il montre que les stratégies de mobilisation déployées sont éminemment genrées, mais aussi de plus en plus structurées autour des discours sur la racialisation du sexisme. Ces discours constituent un dispositif de recrutement important pour les femmes comme pour les hommes, qui s’engagent dans des organisations PRR afin de « défendre nos femmes » de la violence des hommes racisés (p. 91).
5Dans le quatrième chapitre sont analysées les postures et les formes de négociation développées par les femmes d’extrême droite face aux inégalités de genre dans leurs deux partis. Scrinzi montre comment la division sexuelle du travail militant (Dunezat 2008) reproduit la marginalisation des femmes dans ces mouvements, et restitue l’expérience que font les militantes de cette inégalité, souvent en la naturalisant au nom des « qualités féminines » (p. 101). La sociologue reconstruit ensuite les différents positionnements de ces femmes vis-à-vis de leur propre engagement politique, notamment en termes générationnels, dans le Front National tout comme dans la Lega Nord. Elle démontre que les femmes plus âgées s’identifient aisément en tant que « mères de la nation » et ne taisent pas forcément l’existence d’inégalités de genre dans le parti et dans la société – même si le plus souvent elles les considèrent comme naturelles. Les femmes plus jeunes tendent à nier ces discriminations et à interpréter le sexisme comme un élément à la fois du passé et exogène, associé à l’immigration. Ainsi, les jeunes activistes d’extrême droite se considèrent comme des « individus féminins » (p. 108) et adoptent un répertoire discursif typiquement néolibéral qui voit l’émancipation comme une question de libre choix.
6L’analyse de la division sexuelle du travail militant, qui d’après Scrinzi reproduit une hiérarchie entre les tâches considérées comme féminines, moins valorisées ou niées en tant qu’activité politique, et celles masculines, plus valorisées, suscite un grand intérêt et l’envie d’accéder à davantage d’observations – au-delà des références au tractage, au collage d’affiche et au plus général travail domestique et de soin réalisé par les femmes activistes (p. 99-103). En outre, Scrinzi identifie un décalage significatif entre l’omniprésence de la racialisation du sexisme dans la propagande des partis PRR, et les discours plus nuancés que tiennent les membres de ces partis en entretien. La récurrence du topos de l’immigré agresseur constituerait une pratique émotionnelle visant à mobiliser et renforcer la cohésion interne du parti, bien plus qu’un facteur idéologique d’engagement individuel (p. 116). Beaucoup de lecteurs·trices, comme les auteurs·trices de ces lignes, aimeraient en savoir plus sur ce point crucial, pour comprendre aussi comment ces femmes s’accommodent (ou non) des représentations qui sont faites d’elles comme « racial victims » (p. 148).
7Le cinquième chapitre adopte une approche biographique et intersectionnelle (Bargel 2005, Fillieule 2010) afin de reconstruire les trajectoires des membres de la Lega Nord et du Front National. Scrinzi montre que les formes de leur engagement politique sont genrées, différenciées selon la position occupée au sein des relations conjugales et du travail reproductif dans le foyer familial, et fortement structurées par la classe sociale. Elle distingue les militantes travaillant dans le cadre d’une entreprise familiale, celles professionnelles de classe moyenne, et celles appartenant aux classes populaires, et montre comment les modalités de leur engagement évoluent au cours de leurs vies et selon les reconfigurations de la division du travail domestique. Scrinzi montre encore que les hommes, jeunes comme âgés, ne peuvent être réduits à la figure des « angry white men » typique de la masculinité hégémonique (Connell 1998) et que leur engagement dans l’extrême droite peut être lu comme une manière de renégocier des masculinités subalternes, en termes de classe notamment (p. 135). De manière peut-être inattendue, plusieurs militants présentent leur inscription dans les organisations PRR comme une forme de « caring masculinity », en mettant en avant leur rôle de chefs du foyer, mais aussi en tant que « pères de la nation » qui guident les plus jeunes hommes du parti (p. 137).
8Comme le précédent, ce chapitre extrêmement riche présente des résultats novateurs, dont certains pourraient être partiellement étoffés. L’analyse en termes de classe finement appliquée aux trajectoires des militantes gagnerait à apparaître dans celles des hommes, et le concept de « caring masculinity » pourrait être soutenu par davantage d’observations de terrain, afin de donner à voir, au-delà des discours tenus en entretien, les pratiques du travail de soin. Les relations hommes-famille restent moins analysées que celles des femmes et la dimension empirique du travail émotionnel au sein des espaces politiques pourrait être enrichie (voir par ex. Picot 2019).
9Dans le sixième et dernier chapitre, Scrinzi revient sur les principaux apports de l’ouvrage, qui constituent à nos yeux des contributions scientifiques d’ampleur. Premièrement, à l’échelle macro- et méso-sociologique, elle insiste sur le fait que les idéologies de genre mobilisées par les deux partis étudiés sont actuellement plus complexes que celles attribuées à l’extrême droite historique. En effet, elles articulent des éléments conservateurs classiques avec des modèles « modernes » voire néolibéraux de masculinité et de féminité, et avec l’appropriation (sélective) de certaines idées féministes qui se traduisent en termes de racialisation des violences faites aux femmes et de fémonationalisme (Farris 2012). Deuxièmement, l’analyse multi-niveaux de l’activisme d’extrême droite proposée par Scrinzi permet de saisir la dynamique des rapports sociaux, de sexe et de classe notamment, au sein de ces espaces d’organisation, en avançant un regard plus nuancé qui questionne les figures stéréotypées des militants en tant que « brothers in arms » et des militantes comme « mothers of the nation » (p. 164).
10En conclusions, on peut considérer que The racialization of Sexism, de par la mobilisation empiriquement fondée d’une démarche comparative, l’articulation de plusieurs rapports sociaux et échelles d’analyse et son dialogue avec une littérature internationale, constitue un ouvrage particulièrement précieux, et non seulement pour les spécialistes de l’extrême droite. Trois dernières dimensions restent à notre avis ouvertes pour des élargissements futurs. Tout d’abord, l’analyse intersectionnelle en termes de génération et d’âge, de sexe et de classe sociale gagnerait à renforcer l’analyse de la blanchité des acteurs·trices sociaux·ales étudié·e·s, « nécessaire, si l’on veut comprendre la structure de la domination dans les rapports sociaux racialisés » (Kebabza 2006). Si le processus d’altérisation à l’œuvre dans la racialisation du sexisme est étudié, une approche empirique des frontières raciales dans ces espaces politiques et médiatiques aurait été bienvenue, dans le sillage de recherches développées en France (par ex. Hajjat et Mohammed 2016, Asal 2020, Faury 2023).
11Un deuxième prolongement réside dans l’étude de la dialectique et les conflits renouvelés entre les féminismes et les partis PRR – dont l’extrême contemporanéité n’a pu être intégrée à l’ouvrage, mais qui mériterait d’être exploré au prisme du cadrage théorique et méthodologique de Scrinzi. En Italie, nous pensons notamment à l’affirmation du mouvement trans-féministe Non una di meno (Chironi 2019) que Scrinzi cite brièvement (p. 177), ou aux manifestations contre les féminicides qui ont suivi à l’assassinat de Giulia Cecchettin. En France, la connivence de l’extrême droite avec des organisations et militantes revendiquant des postures dites fémellistes ou féministes mais excluant les femmes trans’ de la catégorie femme est particulièrement notable. Il reste à étudier la manière dont ces mobilisations ont contribué à la contestation des récits officiels des partis PRR et plus largement du discours autour de la racialisation du sexisme.
12Enfin, un thème évoqué rapidement (p. 127) mériterait sans doute d’être exploré davantage : le recours par une partie des militant·e·s des deux partis étudiés à des personnes d’origine étrangère et/ou non blanches pour le travail domestique et de soin. Les interactions entre ces travailleurs·ses et les membres des familles, notamment femmes, ont déjà été étudiés par Scrinzi dans ses travaux antérieurs (Scrinzi 2004), mais l’analyse de ce type de relations domestiques lorsque des membres du foyer sont militant·e·s de l’extrême droite permettrait de mettre en lumière un ensemble de tensions, et éventuellement de contradictions, entre les discours et les pratiques concrètes d’accommodement dans les relations privées de ces acteurs·trices.