- 1 Le terme « tribal », utilisé par la Cour IDH à la suite de la Convention 169 de 1989 de l’Organisat (...)
1La Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (désormais Cour IDH) est saluée pour le caractère novateur de sa jurisprudence, qui se manifeste notamment par l’émergence d’un droit international centré sur les groupes ethniques et raciaux. Bien que l’action de la Cour IDH soit basée sur un principe d’universalité, elle a contribué à l’élaboration d’un droit apportant une protection spécifique aux « peuples indiens et tribaux1 » du continent. L’émergence des questions ethniques et raciales s’accompagne de l’introduction de l’anthropologie à la Cour IDH, qui fait appel à des anthropologues, invité·e·s comme « expert·e·s » dans le processus juridique et jouant un rôle d’intermédiaire entre les populations minorisées et les juges, la discipline étant considérée comme reposant sur l’étude des différences culturelles et d’origine (Estupiñan Silva et Ibáñez Rivas 2014). Cet article porte sur la réappropriation et réinterprétation des savoirs anthropologiques par les juges de la Cour IDH, et leurs effets sur les pratiques des anthropologues.
2L’Amérique latine a connu, depuis les années 1980-1990, une transformation des régimes nationaux d’altérité, souvent qualifiée de « tournant multiculturel » (Gros et Dumoulin 2011). Prenant le contre-pied des logiques républicaines d’intégration par le métissage, les États latino-américains ont officiellement reconnu la multiplicité des appartenances, en particulier indiennes et afrodescendantes. Ce « tournant multiculturel » a donné lieu à de nombreux travaux sur la revendication d’une citoyenneté ethnique, la mise en place de politiques de la différence, l’attribution de droits sur une base identitaire, la valorisation de pratiques culturelles. Néanmoins, la mise en œuvre des politiques multiculturelles par les États n’est pas toujours effective, ce qui a entrainé un processus croissant de judiciarisation de l’action politique (Feoli 2016), qui fait du droit un élément fondamental des demandes de citoyenneté contemporaine. Dans un contexte latino-américain marqué par la violence, le droit apparait comme le dernier rempart pour atteindre les promesses de reconnaissance et redistribution des législations multiculturelles. Le droit international, en particulier le droit international des droits humains, a ainsi été qualifié de nouvelle « légalité cosmopolite » et de « globalisation contre hégémonique » (Rodríguez Garavito et de Sousa Santos 2005). Un des défis de la Cour IDH est d’articuler une logique universaliste du droit, qui dénonce toutes les formes de discrimination, et une logique différentialiste, qui attribue des droits spécifiques aux groupes minorisés.
- 2 Expert dans les deux cas Punta Piedra et Triunfo de la Cruz, Honduras, 2015.
- 3 Experte dans les deux cas Fernández Ortega et Rosendo Cantú, Mexique, 2010.
- 4 Expert dans les cas Aloeboetoe, Surinam, 1991 et Saramaka, Surinam, 2007.
3Par ailleurs, l’anthropologie occupe une place spécifique en Amérique latine : elle se définit comme une « anthropologie du Sud » dans une revendication décoloniale par rapport aux savoirs dominants et de dénonciation de l’extractivisme scientifique des « anthropologies du Nord ». Elle est aussi une anthropologie engagée, militante, collaborative qui vise à accompagner les mobilisations sociales et à renverser les rapports de domination politiques et épistémologiques (Krotz 1993, Lins Ribeiro et Escobar 2006). L’expertise anthropologique auprès des tribunaux est une des expressions de cette recherche citoyenne, tout en suscitant de nombreuses interrogations. Paul Burke (2011 : 22) se demande ainsi si l’expertise anthropologique doit être qualifiée de « junk anthropology » ; Yuri Escalante Betancourt (2018 : 72) met en cause la scientificité de l’expertise anthropologique ; Trond Thuen (2004 : 266) oppose la logique herméneutique interprétative de l’anthropologie à l’orientation factuelle, voire positiviste, des tribunaux ; Anthony Good (2008) s’inquiète de la transformation des concepts anthropologiques en preuves juridiques objectives. Plusieurs anthropologues sollicité·e·s comme expert·e·s par la Cour IDH se sont questionné·e·s sur leur rôle et sur les effets de leurs expertises. Christopher Loperena2, Rosalva Aída Hernández Castillo3 et Mariana Mora ont souhaité « créer un espace de réflexion sur le rôle de l’anthropologie dans l’activisme juridique, ainsi que sur les possibilités et les limites de l’utilisation du concept de culture, et analyser les implications éthiques et politiques de notre participation à l’élaboration d’expertises » (Loperena, Hernández Castillo et Mora 2018 : 8, traduction personnelle, comme toutes celles qui suivent). Richard Price4 rappelle que « la catégorie de peuple “tribal”, “indigène” ou “autochtone” (un peu comme la catégorie autrefois proéminente de peuple “primitif”), qui forme le fondement des instruments juridiques relatifs aux droits humains, porte en elle un lourd bagage culturel que l’on retrouve dans l’esprit de bien des Occidentaux éduqués, et parmi eux beaucoup de juges, de juristes et d’hommes politiques » (Price 2014 : 98). La place de l’anthropologie dans la démarche positiviste de l’administration de la preuve dans le jugement, l’imposition hiérarchique de l’anthropologue comme producteur du savoir légitime sur les populations indiennes, le renforcement de préjugés culturalistes sur l’authenticité des pratiques traditionnelles sont questionnés.
- 5 Dans le cadre d’une expatriation IRD au sein du Centro de investigación en identidad y cultura lati (...)
4Cet article se situe au cœur de ces réflexions sur le rapport entre droit et anthropologie, en posant un regard anthropologique sur la jurisprudence ethnique et raciale de la Cour IDH, en étudiant l’utilisation, par les juges, des expertises anthropologiques et en analysant le positionnement des anthropologues en tant qu’expert·e·s. Il s’appuie sur une recherche de quatre années5 sur la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, fondée sur une ethnographie des audiences, une étude des trajectoires de ses acteurs et une analyse des textes juridiques produits par le tribunal (Cunin 2023, en cours). À la différence des travaux portant sur la Cour IDH, il ne s’agit ni d’étudier « un cas » en particulier en le replaçant dans un contexte spécifique et une histoire longue, ni de porter un regard juridique sur « les cas » traités par la Cour (droits mobilisés, évolution de la jurisprudence, application de l’arrêt). Mon approche analyse les procédures juridiques de l’intérieur pour comprendre comment elles orientent les stratégies des acteurs, en me centrant sur les anthropologues.
5Entre 1991 et 2022, j’ai identifié 46 cas traités par la Cour IDH que je considère comme ethniques et raciaux ; 38 cas ont été résolus et 8 sont actuellement en cours de résolution ; sur ces 38 cas résolus, 23 font appel à au moins un·e anthropologue. La première partie de l’article porte sur l’origine et le fonctionnement de la Cour IDH et sur l’apparition de deux changements majeurs : la construction d’un droit international des droits humains des populations indiennes et afrodescendantes ; le recours à l’expertise anthropologique. Je confronte ensuite les propos des anthropologues lors de l’audience du cas Awas Tingni (Nicaragua, 2001), considéré comme l’origine de la jurisprudence ethnique et raciale de la Cour IDH, et leur réinterprétation par les juges, en particulier l’imposition de la notion de cosmovision comme articulation entre droit traditionnel et droit international. La troisième partie interroge les décalages dans le statut donné à l’anthropologie : alors que les juges l’appréhendent en termes d’objectivité scientifique et de démonstration positiviste, les anthropologues justifient leur participation aux procès par leur soutien à la cause indienne et afrodescendante, au nom d’une anthropologie engagée. La dernière partie analyse les alternatives que les anthropologues ont essayé d’apporter aux « catégorisations juridiques » (Colemans et Dupret 2021) de la Cour et à l’instrumentalisation des connaissances dans une conception essentialiste de la différence.
6La Cour IDH est une institution de l’Organisation des États Américains (Pasqualucci 2013). Elle est régie par la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme, adoptée le 29 novembre 1969 au Costa Rica et entrée en vigueur le 18 juillet 1978. La Convention établit une liste de droits que les États s’engagent à respecter ; la Cour IDH veille au respect de ces droits. Les procès devant la Cour IDH opposent trois acteurs appelés parties : la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (Commission IDH), qui saisit la Cour au nom du Système Interaméricain des Droits de l’Homme ; les représentant·e·s de l’État accusé d’avoir violé les droits définis par la Convention Américaine ; les représentant·e·s des victimes. Cette procédure contradictoire est au cœur de l’approche juridique de la Cour ; elle garantit l’impartialité institutionnelle entre les parties et l’expression de points de vue antagoniques sur les faits et leur interprétation. Chaque partie s’appuie sur les déclarations de victimes, témoins et experts, qui interviennent oralement lors des audiences ou par écrit. Tout citoyen ou organisation sociale peut déposer une plainte contre un État, en suivant une procédure formelle : épuisement de tous les recours juridiques au niveau national, présentation du dossier à la Commission IDH qui en vérifie la forme et le fond, soumission à la Cour IDH par la Commission IDH. Cette procédure, qui peut durer des années, aboutit à une résolution amiable ou à un procès ayant lieu généralement au siège de la Cour, à San José, Costa Rica. Au terme du procès, la Cour formule des demandes de réparations aux États considérés comme responsables afin de garantir la non-répétition des violations des droits. Les jugements de la Cour sont obligatoires et définitifs mais aucun mécanisme coercitif n’oblige les États à s’y conformer.
7La Cour IDH est saluée pour le caractère novateur de sa jurisprudence. Ce « particularisme interaméricain des Droits de l’Homme » (Hennebel et Tigroudja 2009) se manifeste notamment par l’émergence d’un droit à dimension ethnique et raciale. Bien que l’action de la Cour IDH soit basée sur un principe d’universalité, en s’appuyant sur la Déclaration Américaine des Droits et Devoirs de l’Homme (1948) et surtout sur la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme (1969), elle a promu un droit international apportant une protection spécifique aux populations indiennes et afrodescendantes du continent. Le cas Awas Tingni (Nicaragua, 2001), portant sur le non-respect de la propriété collective des terres, est considéré comme le point de départ de la jurisprudence ethnique de la Cour IDH (voir Wiggins 2002, pour une présentation de l’accession de ce cas à la Cour IDH et ses enjeux socio-politiques). Pour la première fois, la Cour IDH utilise l’article 21 de la Convention Américaine, portant sur le droit à la propriété dans une logique individuelle, pour en faire le garant d’une forme de propriété collective des terres, considérée comme propre aux populations indiennes. Si le cas Awas Tingni est un précédent juridique, il repose également sur une autre innovation : la place de l’anthropologie. Quatre anthropologues interviennent dans le procès, en tant qu’experts et témoins : Rodolfo Stavenhagen, universitaire mexicain qui a occupé ou occupera différents postes à l’UNESCO, l’OIT et l’ONU (dont celui de rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones entre 2002 et 2008) ; Charles Hale, professeur d’anthropologie à l’Université du Texas, spécialiste des questions indiennes, notamment au Nicaragua ; Galio Gurdián, fondateur du Central American and Caribbean Research Council, ONG d’universitaires et activistes, à laquelle participe également Charles Hale, visant l’égalité raciale, culturelle et économique, notamment sur la côte caraïbe de l’Amérique centrale ; Theodore Macdonald, professeur d’anthropologie à l’Université d’Harvard et associé au Committee on Human Rights Studies de l’université, directeur de projets puis directeur de l’ONG Cultural Survival, entre 1979 et 1994, qui a joué un grand rôle dans l’émergence d’une question indienne au niveau international dans les années 1980.
8L’expert·e est défini·e par son savoir et sa capacité d’éclairer la décision des juges.
Le terme “expert” désigne une personne qui, possédant une connaissance ou une expérience scientifique, artistique, technique ou pratique particulière, informe le juge sur les points litigieux en rapport avec sa connaissance ou son expérience particulière. (Règlement de la Cour IDH, 2009, art. 2)
9Le choix des preuves et des experts suit la procédure contradictoire caractéristique de la Cour IDH. Les parties (Commission IDH, représentant·e·s de l’État, représentant·e·s des victimes) proposent une liste de preuves et des noms d’expert·e·s à la Cour IDH. Les autres parties ont dix jours pour récuser ces propositions ; en cas de désaccord, les juges ont la décision finale. Ils peuvent également demander, à n’importe quel moment de la procédure, l’introduction de nouvelles preuves ou expertises. Les parties ayant sollicité une expertise en fixent la thématique avant l’audience. L’expert·e dispose de dix minutes pour son exposé, qui est suivi par les questions des parties, également pendant dix minutes chacune, puis par les questions des juges, sans limite de temps.
10La comparaison entre les propos tenus lors des audiences (qui sont publiques, retransmises en direct et archivées sur le site internet de la Cour IDH6) et le texte final de l’arrêt de la Cour permet de saisir des décalages et réinterprétations qui sont généralement ignorés. Les audiences montrent, dans le cas Awas Tingni, comment le président de la Cour IDH, Antônio A. Cançado Trindade, introduit la notion de cosmovision7, pour en faire l’équivalent d’un droit autochtone qui entrerait en dialogue avec le droit international. Dans l’arrêt de la Cour, les anthropologues semblent être à l’origine de l’utilisation de ce terme ; pourtant les audiences révèlent qu’ils ne l’ont pas introduit directement et que leurs expertises n’ont pas spécifiquement porté sur les systèmes de croyance indiens.
11Antônio A. Cançado Trindade trouve dans le cas Awas Tingni l’occasion de combiner sa philosophie universaliste des droits humains et ses préoccupations spirituelles sur la relation entre les vivants et les morts. D’origine brésilienne, Antônio A. Cançado Trindade a été élu à deux reprises à la Cour IDH (en 1994 et 2000) dont il fut également vice-président (1997-1999) et président (1999-2001, lors du cas Awas Tingni, et 2002-2004). Il est par la suite devenu juge de la Cour Internationale de Justice de La Haye (2009-2022). Ses nombreuses publications, les études critiques sur sa doctrine, mais aussi ses célèbres opinions personnelles dans les arrêts de la Cour IDH et de la Cour Internationale de Justice (Spielmann et Drzemczewski 2014, Tigroudja 2018), nous permettent de mieux comprendre sa pensée. Ses écrits portent notamment sur le droit international, l’humanisation du droit et la personne humaine dans la justice internationale (Cançado Trindade 2008, Burgorgue-Larsen 2012). La prise en compte de l’individu et de ses souffrances et le retour à un droit des gens (jus gentium) sont considérés comme ses contributions doctrinales majeures. S’appuyant sur une abondante littérature relevant de la théorie du droit et de la philosophie morale, le juge argumente sur la relation entre la vie et la mort, les devoirs des vivants envers les morts et leur prise en compte par le droit international. L’enjeu est de défendre les personnes face aux États ; la question d’un droit collectif n’entre pas dans les préoccupations du juge. Le cas Awas Tingni lui permet d’appliquer ses réflexions sur la mort et la spiritualité aux populations indiennes, de faire le lien entre cosmovision, droit traditionnel et droit international et de fonder ainsi une jurisprudence indienne issue d’un droit autochtone.
12Dans cette démarche, Antônio A. Cançado Trindade se réclame de l’expertise anthropologique, qui est pourtant déformée par la procédure juridique orale (audience) et écrite (arrêt). C’est ce que nous montrent ces extraits de l’entretien de Theodore Macdonald (audience Awas Tingni, 16, 17, 18 novembre 2000).
État : La première question qui me vient à l’esprit lorsque je vois une carte censée prouver une présence ancestrale est de savoir si l’on peut construire une histoire et une possession ancestrale avec des indiens d’ethnies différentes ?
Theodore Macdonald : À l’époque, ce n’était pas nécessaire. Il n’y avait pas de menace. La question des frontières, ou plutôt le sentiment des frontières de la communauté se renforce progressivement au fur et à mesure des interactions avec le voisinage (…).
Antonio A. Cançado Trindade : [Pouvez-vous] nous expliquer en quoi consiste ce sentiment de la frontière dans la cosmovision de la communauté ?
Theodore Macdonald : Au début, il n’y avait pas beaucoup de conflits, ils avaient une idée de leur territoire. L’idée vient, comme vous l’avez mentionné, de la cosmovision (…). La présence d’animaux et la possibilité d’utiliser les animaux pour la chasse est basée sur la cosmovision (…). Il y a donc un lien très fort dans la cosmovision avec ces sites sacrés, des relations spirituelles avec les animaux de la montagne. C’est le sentiment d’être du territoire.
- 8 Pour Fredrik Barth, l’identité et la culture ne sont pas des caractéristiques stables et établies m (...)
13Le représentant de l’État interroge tout d’abord Th. Macdonald sur l’existence d’un territoire appartenant aux Mayagnas alors que coexistent des populations indiennes de différentes origines sur ce même territoire. Th. Macdonald se réfère à la notion de « sentiment des frontières (sentido de fronteras) » dans une approche très barthienne8 de l’identité : la proximité entre différents groupes produit la distinction entre les communautés et l’identification territoriale. Le président Cançado Trindade revient sur l’expression « sentiment des frontières » et introduit pour la première fois le terme de cosmovision. La définition de Theodore Macdonald est désormais tout autre. Le terme « cosmovision » est utilisé à trois reprises dans sa réponse et renvoie aux esprits de la montagne qui contrôlent les animaux ; il conclut sur l’expression « sentiment d’être du territoire (sentido de ser del territorio) », qui se substitue à celle de « sentiment des frontières ».
14On observe un même glissement sémantique avec l’intervention de Rodolfo Stavenhagen. Celui-ci offre un discours très professoral, retraçant l’histoire de la domination des populations indiennes de la colonisation à nos jours, autour de notions comme la discrimination structurelle, la citoyenneté de seconde zone, la subordination, etc. Dans ce panorama très politique, il rappelle que la terre « (fait) partie d’un espace géographique, social, symbolique et religieux avec lequel l’histoire et la vie actuelle des peuples indiens sont liées ». Antônio Cançado Trindade prend à nouveau la parole et revient sur la question de la terre :
Professeur, vous avez parlé de la terre (…) comme d’un espace social d’origine religieuse, pourriez-vous me dire si cette conception a été reprise par le droit coutumier indien et, le cas échéant, si elle a été reprise de manière adéquate par le droit public interne de l’État et les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme ?
15Là encore, le président de la Cour interprète à sa façon les propos de l’expert en réduisant la référence à un espace géographique, social, symbolique, religieux, à la seule dimension religieuse et en cherchant à établir une correspondance entre religion, droit traditionnel, droit national et droit international. La réponse de Rodolfo Stavenhagen s’inscrit dans le cadre ouvert par Antônio Cançado Trindade : il évoque le lien entre terre et religion, les esprits, les morts enterrés, « tout cela fait partie de la cosmovision indienne ». Parallèlement, l’intérêt récurrent d’Antônio Cançado Trindade pour la religion et la cosmovision indiennes prend sens en termes juridiques : elles sont au fondement du « droit traditionnel » des populations indiennes, que la Cour IDH a l’occasion unique de reconnaitre dans le droit international des droits humains.
16Dans l’arrêt, le terme cosmovision apparait dans les résumés des entretiens de Th. Macdonald et de R. Stavenhagen, laissant entendre que ces deux intervenants l’ont eux-mêmes introduit. Ainsi dans le cas du témoignage de Th. Macdonald : « la présence d’animaux et la possibilité de les exploiter par la chasse reposent sur la cosmovision… » (arrêt Awas Tingni, 2001, par. 83, c). En outre, le terme cosmovision est utilisé à deux autres reprises dans l’arrêt, dans l’opinion séparée signée par trois des sept juges de la Cour IDH, dont Antônio A. Cançado Trindade. Le territoire est désormais considéré comme sacré, lieu de conservation des coutumes et des ancêtres. Évoquant le droit ancestral, l’opinion séparée estime que la Cour, pour la première fois, établit une correspondance entre cosmovision, droit ancestral et droit international indien.
17L’anthropologie entre à la Cour mais elle est conditionnée et formatée par le cadre juridique. L’indianité de la Cour IDH est fondée sur une appropriation sélective des données empiriques des anthropologues. Les quatre anthropologues invités à la Cour donnent à voir une situation complexe et changeante. Il est fait référence à une certaine ancestralité, à des pratiques culturelles spécifiques, à une organisation autonome. Mais il est également question de chevauchements (traslapes) et de conflits territoriaux, de la présence de plusieurs groupes ethniques sur un même territoire, des dynamiques migratoires des populations indiennes de la région, de l’exploitation économique des ressources forestières par les populations indiennes. Les expertises et documents mobilisés dessinent une situation socio-historique dynamique, instable, aux multiples acteurs (différents groupes indiens, populations afrodescendante et métisses, État et ses administrations régionales, entreprises étrangères), tout en mettant en lumière l’originalité du contexte nicaraguayen (révolution, autonomie de la région caraïbe, adoption d’une logique multiculturelle). Néanmoins, les juges passent de données empiriques nuancées et contradictoires, dont ils ont pleinement connaissance, à une représentation essentialisée et désincarnée de l’« indien », au fondement de leur jurisprudence future. Comme le remarque Tom Antkowiak (2013 : 160), « it all started with Awas Tingni » lorsque la Cour invente des « “idealized” indigenous peoples who sustain themselves pursuing only “traditional” relationships with ancestral lands ». La « relation spéciale » entre indiens et nature, les caractéristiques culturelles et spirituelles immémoriales des populations indiennes, la correspondance entre cosmovision, droit traditionnel et droit international sont affirmées. Au nom de l’anthropologie, qui produit pourtant un discours bien plus complexe et contextualisé que ce qu’en font les juges.
- 9 Sur l’histoire de ces deux cas, voir Agudelo, 2019.
18Alors que les juges insistent sur la scientificité et l’objectivité des expertises, les anthropologues se réclament de leur soutien aux mobilisations des populations indiennes. De fait, plusieurs anthropologues justifient leur participation au procès en termes de choix épistémologique et politique : il s’agit de mener une anthropologie engagée, permettant de contribuer à la lutte des populations minorisées pour le respect de leurs droits. Deux exemples me permettent d’illustrer ce rapport différentiel au savoir : le statut des preuves anthropologiques dans Awas Tingni et celui de l’anthropologue Christopher Loperena dans deux cas concernant le Honduras, Punta Piedra et Triunfo de la Cruz9 (2015).
19Dans le cas Awas Tingni, deux textes anthropologiques sont particulièrement commentés lors de l’audience. Il s’agit d’une part du « Diagnóstico de la tenencia de la tierra de las comunidades indígenas de la Costa Atlántica » (Diagnostic du régime foncier dans les communautés indiennes de la côte atlantique), élaboré par le Central American and Caribbean Research Council (1998) et signé notamment par Galio Gurdían et Charles Hale, auditionnés pendant le procès Awas Tingni. Le deuxième document, intitulé « Awas Tingni un Estudio Etnográfico de la Comunidad y su Territorio » (Awas Tingni une étude ethnographique de la communauté et de son territoire), a été coordonné par Theodore Macdonald, également sollicité lors du procès Awas Tingni. Ces deux rapports sont des éléments de preuve très fréquemment cités lors de l’audience et dans l’arrêt de la Cour IDH. Les termes « connaissance », « point de vue scientifique », « sans aucun doute », « a démontré » accompagnent leur présentation par les juges.
20Ils ont été élaborés par leurs auteurs comme une expression de leur anthropologie engagée et de leur soutien aux mobilisations des populations indiennes. Le texte « Awas Tingni un Estudio Etnográfico de la Comunidad y su Territorio » a été réalisé afin d’appuyer la demande des Mayagnas de reconnaissance de leurs terres, à partir notamment de la cartographie participative. Sa conclusion est claire :
Ce rapport montre que les Mayagnas d’Awas Tingni ont établi et continuent de maintenir un système d’utilisation des terres et une forme d’installation qui lui est lié. Ils reconnaissent qu’il s’agit de leur territoire traditionnel. (Macdonald 1999 : 67)
21Dans un écrit antérieur au procès, Theodore Macdonald affirmait que l’anthropologie est au service de la cause juridique.
The project’s anthropological work and mapping, although guided by objectively defined parameters, are part of the advocacy that is done in the community’s behalf. (Anaya et Macdonald 1995, sans pagination)
22De son côté, le document « Diagnóstico de la tenencia de la tierra de las comunidades indígenas de la Costa Atlántica » suit également un principe de recherche participative et de soutien aux populations indiennes et afrodescendantes. Quelques années plus tard, Charles Hale fait de Awas Tingni une illustration de sa démarche d’anthropologie engagée, qui affirme « a political alignment with an organized group of people in struggle » (Hale 2006 : 112). Il appelle à apporter un « crucial support to the claims of the community, wrapping those claims in a mantle of scholarly authority » (Hale 2006 : 97). L’enjeu n’est pas de discuter de la culture mayagna en termes académiques, approche que Charles Hale disqualifie en tant « cultural critique », mais d’obtenir une victoire légale susceptible de légitimer des revendications similaires de la part d’autres populations indiennes et afrodescendantes.
23Durant l’audience, les représentant·e·s de l’État ont réfuté la légitimité des rapports et de la parole des experts. D’une part, le diagnostic coordonné par le Central American and Caribbean Research Council n’inclut pas la population mayagna. D’autre part, l’enquête dirigée par Theodore Macdonald fait l’objet d’une contre-expertise menée par Ramiro García Vásquez, archéologue nicaraguayen, et que l’État demande d’ajouter aux documents officiels du procès. Les juges n’ont pas pris en compte ces critiques de l’État sur la valeur des preuves et, au-delà, du savoir anthropologique. De fait, le soutien affiché des experts à la cause mayagna, leur contribution à l’élaboration de documents dont les conclusions appuient les demandes indiennes contre l’État et mobilisés comme des preuves lors du procès n’ont à aucun moment été considérés par les juges de la Cour IDH comme de possibles marques de partialité, de militantisme scientifique ou d’invalidation des preuves. Plus généralement, dans leurs expertises, les anthropologues s’appuient souvent sur les savoirs locaux, l’histoire orale et la cartographie participative pour appréhender les caractéristiques historiques et culturelles des populations indiennes et afrodescendantes, alors que les États ne reconnaissent que les archives, les recensements et la cartographie réalisés par ses propres administrations. Ce conflit sur les sources de connaissances juridiques légitimes (Wainwright et Bryan 2009) ne fait l’objet d’aucune discussion de la part des juges qui intègrent, de facto, les savoirs oraux et populaires comme des preuves, contre l’avis des États.
24Les cas Triunfo de la Cruz et Punta Piedra (Honduras, 2015) confirment ces décalages entre anthropologie positiviste de la Cour et anthropologie engagée des expert·e·s. Ils concernent le non-respect par l’État de la titularisation collective des terres des Garifunas, groupe issu d’un mélange entre populations africaines et indiennes. Christopher Loperena, alors professeur d’anthropologie à l’Université de San Francisco, participe à ces procès à plusieurs titres : il est convoqué comme expert par les représentant·e·s des victimes dans Punta Piedra ; son expertise est reprise par les juges dans Triunfo de la Cruz ; il envoie un amicus curiae, c’est-à-dire une opinion extérieure, d’un spécialiste non directement lié à l’affaire judiciaire traitée, pour Triunfo de la Cruz. Quelques années plus tôt, Christopher Loperena avait dédié sa thèse de doctorat en anthropologie à Miriam Miranda et à l’association OFRANEH, Organización Fraternal Negra Hondureña, représentant·e·s des victimes dans les cas Triunfo de la Cruz et Punta Piedra (Loperena 2012 : v). Christopher Loperena se réclame d’un positionnement d’« activist researcher » défendu par Charles Hale, son directeur de thèse (Loperena 2012 : 6-9) ; son engagement auprès des victimes n’est jamais mentionné dans la procédure juridique.
25Les écrits de Christopher Loperena révèlent également les inflexions données au discours anthropologique : alors que l’amicus curiae et l’expertise soulignent avant tout la richesse et l’originalité de la culture garifuna, et les menaces qui pèsent sur elle, la thèse de doctorat adoptait un angle d’analyse plus politique. L’expertise sur Punta Piedra insiste ainsi sur la culture, la société et l’appartenance ethnique des Garifunas (Christopher Loperena, expertise à la Cour IDH, 22 août 2024, p. 1), met en garde face aux transformations des pratiques ancestrales provoquant une « perte culturelle » ou un « génocide culturel », s’intéresse à la cosmovision garifuna, souligne l’opposition entre deux groupes réifiés, Garifunas et non Garifunas, les seconds étant considérés comme des envahisseurs aux pratiques destructrices de la terre et de l’environnement. De son côté, la thèse met davantage l’accent sur les « processes of political struggle » et estime que la culture Garifuna est « commodified in accordance with the racial structuration of Honduran society » (Loperena 2012 : viii). La culture apparait alors comme une ressource mobilisable dans les revendications politiques. « Since cultural rights are an idiom understood by the state, Garifuna land rights defenders make claims on the basis of cultural difference » (Loperena 2012 : 210).
26L’anthropologue-expert engagé ne brouille-t-il pas les règles du jeu (juridique, anthropologique) lorsqu’il intervient à la fois comme anthropologue impartial dans la procédure juridique (expertise, amicus curiae) et comme anthropologue « allié » d’OFRANEH dans la thèse de doctorat (Loperena 2012 : v, 20), l’une des parties en conflit ? L’État n’a pas manqué de souligner ces contradictions et a, là encore, récusé l’expertise. Si la réaction de l’État n’est pas surprenante, celle des juges interroge sur leur rapport au savoir et leur autorité. Ils ont en effet estimé qu’il n’y avait pas de preuve suffisante de « liens étroits » entre Christopher Loperena et les représentant·e·s des victimes ; en outre, la Cour observe que les expert·e·s peuvent exprimer des opinons personnelles sans qu’elles soient considérées comme partiales si elles sont liées à leur « savoir particulier » (Punta Piedra, Résolution du président de la Cour IDH, 31 juillet 2014, par. 15 à 21). Paradoxalement, l’expertise de Christopher Loperena est acceptée par la Cour au nom d’un positivisme scientifique que l’intéressé lui-même conteste en raison de son engagement politique. Si la « activist research » vise à résoudre le décalage entre anthropologie pour l’académie et anthropologie pour la communauté (Loperena 2012 : 9), on peut se demander si l’expertise anthropologique n’introduit pas un troisième terme, celui de l’anthropologie pour la Cour : une anthropologie qui, dans une logique d’essentialisme stratégique, devrait mettre l’accent sur la culture afin de répondre aux attentes supposées des juges et d’appuyer la cause des victimes.
27En 2020, Charles Hale revient sur le rôle des anthropologues dans les mobilisations légales. Le ton est moins optimiste. Il ne s’agit plus de défendre une anthropologie engagée mais de se situer dans l’alternative entre accepter le droit (« use » ou « struggle from within ») et le refuser (« refuse » ou « active imagining of an alternative political horizon ») (Hale 2020 : 619). Ch. Hale revisite son rôle lors du cas Awas Tingni et se demande s’il a eu raison d’essayer de faire progresser la cause indienne « de l’intérieur », tout en se pliant au cadre imposé par la Cour IDH (Hale 2020 : 621). Intervenir en tant qu’anthropologue auprès de la Cour IDH suppose-t-il nécessairement d’adopter le langage dominant de l’exotisme culturel, de se convertir en expert des savoirs autochtones et de parler au nom des populations indiennes et afrodescendantes ? Je terminerai cet article en revenant sur certaines réflexions proposées par les expert·e·s anthropologues pour continuer à intervenir « de l’intérieur », tout en échappant au conditionnement de la procédure juridique.
- 10 Sur l’histoire de ce cas, voir Melo Cevallos, 2016.
28De nombreuses expertises anthropologiques à la Cour IDH s’inscrivent dans une stratégie d’essentialisation, des populations indiennes et de l’anthropologie, parfaitement assumée. Rodrigo Villagra Carron, expert paraguayen lors du cas Kichwa de Sarayaku10 (Équateur, 2012), population indienne de l’Amazonie équatorienne, est un spécialiste du chamanisme ; il n’a jamais fait de recherches de terrain en Amazonie et n’avait jamais rencontré les Kichwas de Sarayaku avant l’audience de la Cour IDH. Il est également avocat, consultant auprès de nombreuses organisations internationales et de droits humains et a déjà réalisé deux expertises anthropologiques à la Cour IDH concernant des populations indiennes (Yakye Axa, Paraguay, 2005 ; Xakmok Kásek, Paraguay, 2010). Le choix de Rodrigo Villagra Carron semble donc avant tout reposer sur son double profil : avocat engagé dans le litige stratégique auprès des populations indiennes, anthropologue spécialiste du chamanisme. Au cours de l’audience, Rodrigo Villagra Carron rappelle à plusieurs reprises qu’il intervient au nom de ses connaissances spécifiques (« je voudrais parler depuis mon expertise en tant qu’anthropologue »). Il livre ensuite un discours savant sur l’interconnexion entre terre, culture et cosmologie, sur les croyances, le rôle des chamanes, les connaissances ancestrales, etc., distinguant à plusieurs reprises un « eux » indien de « notre épistémologie ». Il assume parfaitement la transformation et l’instrumentalisation de l’anthropologie, qui doit être au service des populations indiennes et répondre aux attentes supposées des juges (entretien virtuel, 10 mars 2021).
Il faut exprimer des arguments qui ne sont pas dogmatiques, mais très catégoriques […]. Je comprends que les juges, si je leur donne un argument relatif, diront : « ah, en réalité, il n’y a pas d’affectation culturelle » […]. Il est nécessaire d’en faire un énoncé plus cohérent, pour que le droit soit garanti. Utiliser l’argument culturel comme un enjeu cohérent, crédible, et aussi inaliénable. Bien sûr, c’est pour gagner le procès.
29Stuart Kirsch, professeur d’anthropologie à l’Université du Michigan, est régulièrement consulté comme expert sur les questions foncières et minières concernant les populations indiennes. Il intervient dans le cas Pueblos Kaliña y Lokono (Surinam, 2015) portant sur la réalisation d’activités minières sur des territoires revendiqués par les populations indiennes. Stuart Kirsch refuse d’entrer dans le cadre culturaliste de la Cour. Il rejette le terme « survie culturelle (supervivencia cultural) » utilisé par les juges (Kirsch 2018 : 48) et met en cause les liens sans cesse affirmés par la Cour entre populations indiennes et conservation de la nature. Il adopte une posture originale : au lieu de se conformer au discours culturel et territorial de la Cour, il insiste sur la question de la liberté : chasser et pêcher sur ses propres terres, avoir ses propres connaissances et valeurs culturelles, etc. (Kirsch 2018 : 49 ; expertise écrite à la Cour IDH, 27 janvier 2015). Stuart Kirsch transforme le rôle qui lui est assigné et déplace la perspective de son expertise : ce n’est pas tant la culture qui justifie le droit territorial que la liberté qui permet de maintenir cette culture. Inversant les assignations disciplinaires et s’appropriant le discours juridique, l’anthropologie se centre ici davantage sur l’accès aux droits que sur la culture.
30Richard Price, anthropologue, professeur de nombreuses universités aux États-Unis (Yale, Johns Hopkins, Stanford, College of William and Mary, etc.), spécialiste reconnu de la Caraïbe, est invité en tant qu’expert à deux reprises auprès de la Cour IDH, en lien avec les populations saramakas, descendantes d’esclaves fugitifs au Surinam (Aloeboetoe, Surinam, 1991, concernant un massacre de population ; Saramaka, Surinam, 2007, sur le non-respect de la propriété collective des terres). Richard Price reconnaît lui-même qu’il a produit devant la Cour une approche culturaliste des Saramakas, supposée être le discours que la Cour veut entendre (Price 2012 : 140, 261-262). Mais son expertise insiste également sur une ethnogénèse politique et historique, s’appuyant sur un traité de 1762 entre l’État hollandais et les esclaves en fuite. Pour Richard Price (audience Aloeboetoe ; Price 2012 : 67, 94), ce traité est au fondement de l’autonomie des Saramakas et de leur gouvernance selon leurs propres lois, en leur garantissant la liberté, l’indépendance et le contrôle de leur territoire. Richard Price ancre ainsi l’identité et le territoire saramakas dans une histoire de négociation (traité de 1762) et de résistance (marronage).
31Rosalva Aída Hernández Castillo (cas Fernández Ortega, Mexique, 2010, et cas Rosendo Cantú, Mexique, 2010, portant sur le viol de deux femmes indiennes par des militaires) a particulièrement contribué à la réflexion sur le rôle des anthropologues dans les tribunaux (Hernández Castillo et Ortiz Elizondo 2012, Loperena, Hernández Castillo, Mora 2018, Hernández Castillo 2018) et sur l’usage contre-hégémonique du droit (Hernández Castillo 2016). Elle se situe dans une logique explicite d’accompagnement de la lutte, individuelle et collective, de deux femmes indiennes bien plus que dans la rédaction d’un rapport d’expertise formaté par la procédure juridique. En ce sens, l’expertise n’est ici qu’une étape d’une démarche scientifique et politique plus large. Rosalva Aída Hernández Castillo n’analyse pas la mobilisation d’Inès Fernandez Ortega et Valentina Rosendo Cantu en termes de préservation des coutumes indiennes, mais avant tout en tant que défenseuses des droits humains. Elle se dit méfiante à l’égard d’un rôle de « purist guardians of indigenous culture » (Hernández Castillo 2016 : 52) des expert·e·s. Par de longs entretiens avec celles qu’elle appelle Inès et Valentina, par la participation à des ateliers collectifs au sein de la population indienne, par une méthodologie qualifiée de dialogue interculturel et de co-construction des savoirs, il s’agit de dépasser « the essentialist perspectives of culture by incorporating history and an analysis of political context into our affidavits » (Hernández Castillo 2016 : 54). Dans son intervention devant la Cour, Rosalva Aída Hernández Castillo met en avant l’impact du viol des deux femmes pour l’ensemble de la population indienne et leur inscription dans un continuum de violence ayant marqué les relations entre les populations indiennes et les forces armées dans la région. L’accent est mis sur l’intersectionnalité genre/ethnicité, et plus secondairement genre/ethnicité/classe, qui écarte toute représentation d’un « indien » désincarné.
32Il faut néanmoins constater les limites des tentatives de « transformation de l’intérieur » évoquées ci-dessus : les juges n’en ont que peu tenu compte dans leur décision. La notion de liberté est absente de l’arrêt Kaliña y Lokono ; le traité d’autonomie des Saramakas est rejeté par les juges, car il contient des mesures autorisant la capture des esclaves en fuite et est donc considéré comme non respectueux des droits humains ; la demande de démilitarisation de la région, présentée dans l’expertise comme la seule garantie de non-répétition des violences, n’apparaît pas dans les réparations des deux cas mexicains.
33Tout en adoptant une logique de construction de la preuve, de mobilisation de données empiriques et de recours à l’expertise scientifique, la Cour IDH se situe dans une position d’autorité, dans laquelle elle est seule juge de la valeur des informations et analyses apportées (Paúl 2015). Elle résume et transforme les propos des témoins et des expert·e·s dans l’arrêt ; la sélection des preuves et des expert·e·s se fait à la « discrétion » des juges (arrêt Awas Tingni, 2001, par. 102) ; l’origine des savoirs mobilisés n’est pas discutée. De leur côté, les expert·e·s, pour « gagner la cause », tendent à produire une anthropologie pour la Cour qui se plie aux catégories juridiques, reposant sur une conception culturelle (cosmovision) et collective (peuple, communauté) de l’identité mais aussi à la procédure juridique qui impose un cadre d’interprétation binaire (victime/responsable, indien/non indien), pourtant remis en cause par les anthropologues en dehors des tribunaux.
34Par ailleurs, l’instrumentalisation de l’anthropologie par les juges et la construction d’une identité indienne idéalisée produisent également des effets sur les autres acteurs. Certains États jouent à leur tour le jeu de la surenchère identitaire et demandent aux organisations ethniques des gages d’authenticité et d’ancestralité inaccessibles (cas Punta Piedra et Triunfo de la Cruz, Honduras, 2015) ou au contraire dénoncent, au nom de l’anthropologie, l’essentialisation des identités portées par les juges et les anthropologues (cas Kichwa de Sarayaku, Equateur, 2012). Quant aux organisations ethniques et raciales, elles tendent également à insister sur leur ancestralité et leur authenticité, renforçant ainsi les clivages identitaires et laissant de côté certaines revendications mobilisées en dehors des tribunaux, en particulier la dénonciation du racisme. En outre, si les savoirs autochtones ont bien fait leur entrée à la Cour IDH, ils restent soit portés par les anthropologues, censé·e·s jouer un rôle de traducteur, soit transmis par les victimes ou les représentant·e·s des victimes, aucun·e expert·e anthropologue indien·ne ou afrodescendant·e n’ayant été convoqué·e à la Cour à ce jour.
35Le statut d’anthropologue au tribunal est un véritable dilemme scientifique, politique, humain, éthique, personnel pour celles et ceux qui acceptent ce rôle. Les expériences d’anthropologues étudiées dans cet article amènent finalement à questionner l’incommensurabilité épistémologique supposée entre l’anthropologie et le droit (Anders 2014), que ce soit pour s’inscrire dans l’indianité fictive des juges ou pour inverser l’instrumentalisation de la procédure juridique. Au lieu d’associer les juges à des préjugés ethnocentriques et positivistes, l’engagement des anthropologues pourrait être de rappeler les fondamentaux de leur discipline : contextualisation, nuance, complexité, contingence, ambiguïté. Et, finalement, de contester l’indianité construite par la Cour IDH plutôt que d’y adhérer au sein du tribunal et de la dénoncer en dehors.