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Appel à contribution pour le numéro 7 de la revue Appartenances & Altérités – Ethnicité et Race – à paraître en juin 2025

Dans l’espace politique français attaché au dit « modèle républicain », les deux notions de race et d’ethnicité ont fait l’objet de la même suspicion. La simple reconnaissance de différences dites raciales ou ethniques et leur éventuelle insertion dans les institutions tendent à être perçues comme une menace contre l’universalisme marxiste ou républicain. En témoigne l’absence d’usage administratif et courant de ces notions, contrairement à ce que l’on observe dans différents pays anglophones (Prewitt 2005, Simon 2008).

Constatons que les deux notions n'ont pas du tout la même généalogie. Le terme de race est issu d’une longue histoire : remontant au Moyen Age ; il entre dans la sphère savante au XVIIIe siècle pour désigner des collections d’êtres humains censées être naturellement fondées, puis il est récupéré dans les représentations populaires à partir du XIXe siècle sur les mêmes bases notionnelles. Le terme « ethnicité » est comparativement très récent : forgé à partir du qualificatif « ethnique » (qui apparaît au XIIIe siècle comme équivalent de « païen », puis sert à la dénomination des peuples au XIXe siècle) et du substantif « ethnie » (proposé par Vacher de Lapouge à la fin du XIXe siècle, puis passé au XXe siècle dans le lexique des ethnologues pour désigner les groupes qui constituent classiquement leurs objets d’études), il appartient, dès le départ, au domaine savant (la notion qui lui correspond est entrée dans l'arsenal explicatif des sciences sociales à partir des années 1940 aux États-Unis). L’adjectif composé « ethno-racial », souvent usité, signale toutefois une zone de convergence entre les deux notions : toutes les deux font référence à l’existence de groupes fondés sur une origine ou une ascendance commune, qu’elle soit biologisée dans le cas de la race ou culturellement essentialisée dans le cas de l’ethnicité, même si cette existence groupale peut être problématisée (Weber 1922, Brubaker 2002).

Hormis pour ce qui concerne les recherches portant sur les Antilles (Leiris 1955, Kováts-Beaudoux 1970, Giraud 1979, Bonniol 1992, Gordien 2015), la notion de race, caractérisée par des rapports complexes entre biologie et culture, mais aussi marquée négativement du fait de son utilisation dans les crimes nazis, reste fortement controversée. Depuis les années 1980, la notion étant remise en cause dans les sciences biologiques elles-mêmes, les guillemets sont souvent utilisés pour encadrer le terme, ce qui permet de signaler une prise de distance critique vis-à-vis de l’idée racialiste que l’humanité est effectivement divisée en « races ». Dans ces disputes, on voit se croiser des débats scientifiques et des affrontements politiques (voir notamment le numéro que la revue Mots a consacré en 1992 aux débats à propos de la suppression du mot « race » de la constitution). Le qualificatif « ethnique » s’est quant à lui diffusé plus largement comme un signifiant de l’altérité non occidentale, non blanche, non moderne, notamment dans l'univers de la mode (vêtements, tissus, coiffures, objets de décoration qualifiés d’« ethniques »).

Du côté de la recherche, les phénomènes « ethniques » qui font de longue date l’objet des Ethnic and Racial Studies dans les sciences sociales anglophones ont longtemps occupé en France une place marginale. L’ethnicité a retenu l'intérêt de quelques anthropologues et sociologues, avec un intérêt croissant pour le travail de déconstruction du groupe ethnique proposé par l’anthropologue norvégien Fredrick Barth jusqu’alors peu connu dans l’espace académique francophone (Bonniol 1980 et 1992, Martinello 1995, Poutignat et Streiff-Fénart 1995, Juteau 1996). Le recours à cette notion a suscité de nombreuses résistances, ses détracteurs l’accusant d’être une importation américaine contraire à la tradition française républicaine (Schnapper 2008). Plus récemment, la catégorie de race – à la fois définie, nous le verrons, comme objet (la race comme construction sociale) et comme outil d’analyse (la race comme catégorie d’analyse des mécanismes de racialisation) – s’est définitivement imposée comme un concept légitime de la science sociale (Bessone 2013, Mazouz 2020, Brun et Cosquer 2022), désormais également mobilisée dans des études portant sur la France hexagonale (Fassin et Fassin 2006), tout en restant fortement controversée (Mazouz 2020, Mazouz et Lépinard 2021).

Depuis les deux dernières décennies, on assiste à un intérêt croissant porté à la notion de race, alors que l’intérêt porté à l’ethnicité semble quelque peu en recul (Bertheleu 2024). Avec l’attention portée aux phénomènes de discrimination et la montée d’un antiracisme politique, qui insiste sur la dimension structurelle du racisme, la théorie critique de la race l’a résolument dégagée de son premier niveau de sens (l’identification de groupes par des traits phénotypiques héréditairement reproductibles) pour désigner un rapport social de domination et/ou d’exclusion. Le terme race est utilisé pour renvoyer à un principe de classement doté d’une effectivité sociale et façonnant l’expérience des sujets désignés comme « racisés ». On peut, pour en souligner la dimension processuelle, lui substituer le terme racialisation qui désigne un processus d’organisation des rapports sociaux sur la base de catégories raciales (Poiret 2011, Fassin 2012).

Le terme « ethnicité » a connu quant à lui plusieurs stades d’élaboration théorique. Prenant acte du décentrement par rapport à la position ethnologique traditionnelle qui avait tendance à installer une correspondance tautologique entre unités culturelles et unités sociales, les recherches sur l’ethnicité ont interrogé la production sociale et les modalités de constitution des groupes ethniques, ainsi que la nature des frontières qui les séparent. La théorisation des groupes ethniques de Fredrick Barth a fortement influencé les recherches sur l’ethnicité depuis les années 1980, tout en faisant l’objet d’interprétations divergentes, et en étant soumise de façon plus récente à des réexamens critiques (Barth 1969, Brubaker 2002, Poutignat et Streiff-Fénart 2015).

Si l’on met ces élaborations théoriques en perspective avec les définitions très essentialistes de l’« ethnie » en vigueur dans les années antérieures (voir par exemple la rubrique ethnie de l’Encyclopédia Universalis à la fin des années 1960) et la chape de silence qui a entouré les  notions de race et de racisme, depuis l’ouvrage pionnier de Guillaumin (1972), les avancées de la recherche française sur ces questions sont incontestables. Elles ont consisté à consolider une démarche constructiviste qui fait désormais consensus : le concept de race comme principe de classement, à des fins de domination ou de séparation, n’atteste pas l’existence de groupes raciaux pas plus que l’ethnicité comme forme d’organisation sociale n’atteste l’existence de groupes ethniques. Mais le rapport entre les deux notions reste problématique et laisse subsister de nombreuses zones d'ombre qui méritent d’être explorées plus avant.

Plusieurs auteur·e·s (Brun et Cosquer 2022, Sabbagh 2022) ont tenté récemment d’inventorier les différentes façons d’articuler race et ethnicité, offrant un large champ des positions sur cette question tout en rendant manifeste leur extrême divergence. Ces propositions discordantes montrent qu’il y a un chantier qui reste à explorer. Quelle que soit celle qu’on privilégie, elle ne peut se vérifier dans toutes les situations empiriques où il est question de race et d’ethnicité. Celles centrées sur la race laissent en creux l‘ethnicité qui n’apparaît que par l’absence des traits retenus pour définir la race (la radicalité de la différence, la situation coloniale, la minorisation…) ; celles centrées sur l’ethnicité peinent à intégrer dans leur cadre d’analyse les rapports de domination qui sous-tendent les processus d’assignation raciale. Plutôt qu’une démarche nomothétique statuant sur les bonnes définitions de la race et de l’ethnicité valables en tous lieux et en tout temps, ce numéro d’Appartenances et Altérités invite les contributeur·ice·s à adopter une approche plus heuristique. Il s’agit d’examiner la manière dont se combinent des processus d’imposition d’une altérité infériorisée d’une part, et des mécanismes de construction de sentiments d'appartenance de l’autre, dans des situations et contextes bien circonscrits. Nous attendons donc des contributions empiriquement ancrées dans des études de cas qui permettent de problématiser cette articulation en les reliant à des questions de recherche transversales.

  • Comment s’organisent et interagissent en contexte les catégorisations des alters, les auto-compréhensions et les rapports de pouvoir ? Quels rôles y jouent les caractéristiques phénotypiques réelles ou fantasmées ou d’autres attributs (culturels, sociaux, religieux) ? Dans quelle mesure les normes de genre, les représentations de la masculinité et de la féminité représentent-elles des enjeux dans les différenciations et les hiérarchisations liées à l’origine ?

  • La racialisation produit-elle potentiellement de l’ethnicité aussi bien du point de vue du dominant que de celui du dominé et d’autres catégories intermédiaires ? Dans quelle mesure et sous quelles formes l’assignation de groupes minoritaires à des positions infériorisées et la tendance au maintien de positions privilégiées façonnent-t-elles l’auto-compréhension du groupe majoritaire ? Comment la reconnaissance par les dominés du caractère dépréciatif des catégories utilisées pour les inférioriser (Fanon) influence-t-elle la façon dont se construisent chez ces derniers des sentiments d’appartenance à une communauté (un exemple bien connu étant le retournement du stigmate…) ?

  • Symétriquement, sous quelles conditions l’ethnicité peut-elle être racialisée ? Lorsqu’il est naturalisé, le sentiment d’appartenance des minoritaires se rapproche-t-il de la croyance en des essences radicalement différentes et potentiellement inégales ? Cette naturalisation implique-t-elle nécessairement une biologisation caractéristique du discours racial ?

  • En quoi la saisie par le politique des catégories de race et d’ethnicité affecte-t-elle les compréhensions ordinaires et les usages de ces notions ? Comment l’institutionnalisation de populations différentes sur la base de la race ou de l’ethnicité à des fins oppressives ou au contraire redistributives modèle-t-elle les relations sociales ? Y a-t-il consensus ou concurrence entre les hétéro-désignations et les auto-désignations proposées par les organisations communautaires et quels en sont les enjeux ?

Références

Barth, Fredrik, 1969. Ethnic Groups and Boundaries? The Social Organization of Cultural Difference, Londres, George Allen & Uwin.

Bertheleu, Hélène, 2021. « Actualité théorique des relations interethniques. Ethnicité et race dans la sociologie francophone ». Revue européenne des migrations internationales 37 (3-4) : 179‑204. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/remi.19365.

Bessone, Magali, 2013. Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris, Vrin, 237 p.

Bonnafous, Simone, Bernard Herszberg, Jean-Jacques Israel (dir.), 1992. « Sans distinction de race », Mots, n° 33.

Bonniol, Jean-Luc, 1980. Terre de Haut des Saintes. Contraintes insulaires et particularisme ethnique dans la Caraïbe, Paris, Éditions caribéennes ; 1992. La couleur comme maléfice : une illustration créole de la généalogie des « Blancs » et des « Noirs », Paris, Albin Michel.

Brubaker, Rogers, 2002, « Ethnicity without groups », Archives of European Sociology, XLIII, 2, pp. 163-189.

Brun, Solène et Cosquer Claire, 2022. Sociologie de la race, Paris, Armand Colin, coll. 128.

Fassin, Didier, 2012. « Ni race ni racisme. Ce que racialiser veut dire » in Didier Fassin (dir.) Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, p. 147-172.

Fassin, Didier et Fassin, Eric, 2006 (éd.). De la question sociale à la question raciale ? Paris, La Découverte.

Gordien Ary, 2015. Nationalisme, race et ethnicité en Guadeloupe. Constructions identitaires ambivalentes en situation de dépendance, thèse, Université Paris Cité.

Giraud, Michel, 1979. Races et classes à la Martinique, Paris, Éditions Anthropos.

Guillaumin, Colette, 2002 1972. L’idéologie raciste : genèse et langage actuel, Paris, Gallimard.

Juteau, Danielle, 1996. « L’ethnicité comme rapport social », Mots, no 49 : 97-105.

Loveman, Mara, 1999. « Is “Race Essential”? » American Sociological Review, vol. 64, n° 6, pp. 891-898.

Martiniello, Marco, 1995. L’ethnicité dans les sciences sociales, Paris, PUF, coll. Que-sais-je ?

Mazouz, Sarah, 2020. Race, Paris, Anamosa.

Poiret, Christian, 2011. « Les processus d’ethnicisation et de raci(ali)sation dans la France contemporaine : Africains, Ultramarins et ‘Noirs’ », Revue Européenne des Migrations internationales, vol. 27, n° 1, pp. 107-125.

Poutignat, Philippe et Jocelyne Streiff-Fénart, 1995. Théories de l’ethnicité, Paris, PUF.

Poutignat, Philippe et Jocelyne Streiff-Fénart, 2015, « L’approche constructiviste de l’ethnicité et ses ambiguïtés », Terrains/Théories, n° 3.

Prewitt, Kenneth, 2005. « Racial classification in America », Daedalus, vol. 134, n° 1.

Sabbagh, Daniel, 2022. « De la race en sciences sociales (France, XXIe siècle) : éléments pour une synthèse comparative », Politix, n° 140, pp. 127-189.

Simon Patrick, 2008. « Les statistiques, les sciences sociales françaises et les rapports sociaux ethniques et de “race” », Revue française de sociologie, no 1, vol. 49, pp. 153-162.

Schnapper, Dominique, 2008. « Les enjeux démocratiques de la statistique ethnique », Revue française de sociologie, no 1, vol. 49, pp. 133-139.

Weber, Max, 1922. Économie et société, Paris, Plon.

Les propositions (Titre et résumé) sont à envoyer aux coordinateur.trices du numéro avant le 30/06/2024.

  • Jean-Luc Bonniol  jldbonniol@gmail.com

  • Ary Gordien Ary.Gordien@u-paris.fr

  • Jocelyne Streiff-Fénart Jocelyne.STREIFF-FENART@univ-cotedazur.fr

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