1Depuis plusieurs décennies sont apparus en France des groupes de percussions qui défilent sur des rythmes brésiliens, donnant à l’espace public une tonalité festive nettement affirmée. Ma première recherche sur ces pratiques, conduite dans les années 2000, dans le cadre d’un travail de thèse (2005-2013), s’est intéressée aux échanges musicaux qu’elles mettent en œuvre, tant dans la circulation des objets musicaux du Brésil vers l’Europe que dans les voyages humains, essentiellement des Européens adeptes de ces pratiques, désirant « aller aux sources ». Au sein des enjeux sociaux et culturels entre Brésiliens et étrangers autour de ces transmissions musicales, l’idée d’une appropriation culturelle se manifestait discrètement au cœur de représentations idéalisées du soft power brésilien, de ses musiques et de ses carnavals. La logique accusatoire qui sous-tend aujourd’hui l’usage de la notion était pourtant déjà perceptible. Il s’agit ici de revenir vers mes données ethnographiques afin de déceler comment la notion d’appropriation culturelle, marquée par une logique binaire à forte tonalité essentialiste, peut servir à révéler, sur le terrain des échanges musicaux, des enjeux culturels complexes.
2Alors bien loin d’imaginer les débats médiatiques et mondialisés que la notion d’appropriation culturelle provoquerait ultérieurement, je partais au Brésil en 2004 pour un terrain exploratoire sur les pratiques de percussions dans les musiques de rue présentes dans les carnavals de Salvador (Bahia) et d’Olinda (Pernambouc). J’étais accompagnée d’une quinzaine de Français·es avec qui je partageais à Nice la pratique musicale au sein d’une batucada, groupe amateur de percussions brésiliennes de rue. Mes terrains d’étude étaient circonscrits jusque-là aux expériences communautaires autogérées et alternatives dans des squats urbains et friches culturelles. C’est dans ces lieux que je pus justement découvrir la pratique instrumentale de répertoires brésiliens qui étaient choisis à l’époque par des collectifs militants et activistes pour leur efficacité dans l’espace public, pour leur sonorité à la fois offensive et festive. Les références brésiliennes de notre groupe se limitaient au vocabulaire musical lors des répétitions et restaient implicites dans les prestations musicales : pas de drapeau brésilien, pas de chanson en portugais. Les auditeurs de la rue reconnaissaient cependant les rythmes proches du samba, style musical identifié internationalement comme brésilien. Bien que cette batucada ne cherchait pas obligatoirement à se définir comme un groupe de musique brésilienne, le désir d’aller au Brésil se fit sentir par ses membres au bout d’une dizaine d’années de pratique, comme pour bien d’autres batucadas qui se multipliaient sur le territoire français depuis la fin des années 1990 pour constituer jusqu’à aujourd’hui un nouveau registre de sociétés musicales populaires à l’instar des orphéons, harmonies et fanfares (Vaillant 2005).
- 1 Généralement utilisé par les Sud-Américains pour nommer les Nord-Américains, le terme se voit étend (...)
3C’est ainsi qu’arrivée au Brésil avec le désir d’observer des situations musicales, je me heurtais à l’omniprésence de groupes de musiciens amateurs étrangers. Venus comme moi sur place affiner leurs connaissances des cultures et musiques brésiliennes, par le biais d’une observation participante intuitive et d’une immersion musicale, ils avaient plus précisément pour objectif de préciser les répertoires, corriger leurs erreurs musicales, être témoins des contextes sociaux dans lesquels émergeaient ces musiques de percussions, rencontrer des musiciens, établir des relations avec eux (musicales et/ou amicales) et gagner en légitimité une fois de retour en France grâce à cette expérience du voyage aux sources, offrant une plus-value à leur activité d’autant plus forte que le voyage avait lieu hors des sentiers balisés pour les touristes. J’avais pourtant bien affaire, sur ce terrain, à une situation classique de tourisme culturel et nous tous, étrangers touristes, musiciens ou anthropologues, formions involontairement et inconfortablement une délégation « blanche » appartenant à la classe dominante : la classe des gringos1.
4Au sein de la batucada que j’avais intégrée, l’idée de l’appropriation culturelle flottait dans les conversations sous forme de blagues et d’autodérision moquant les gringos ignorants et maladroits engagés dans une quête de légitimité jugée impossible. Le premier voyage de la batucada niçoise marquait une étape dans la vie du groupe : c’est en jouant dans des événements divers que les membres, relativement précaires, avaient choisi de financer ce que j’appelle leur « aller aux sources ». Ce départ entérinait l’activité importante du groupe, donc quelque part sa réussite et l’accès à un niveau supérieur de pratique musicale, notamment après un stage suivi auprès de musiciens brésiliens de Salvador, pionniers des formations de batucadas à travers la France. Cette rencontre a motivé ce voyage précisément vers Salvador de Bahia. Mon arrivée sur le terrain brésilien s’est donc effectuée aux côtés d’un groupe amateur français dont le quotidien se rythmait par des stages de percussions. Nos maîtres de stage nous transmettaient le répertoire musical de leur bloco d’origine, le Ilê Aiyê, inscrit dans un mouvement social et politique afro-brésilien important de la ville de Salvador, déjà décrit à l’époque par Michel Agier (2000). Les revendications noires au fondement de ce bloco, entre négritude et panafricanisme, ont amené à une certaine époque ses représentants à ne pas autoriser l’entrée de Blancs ni de « mulâtres » au sein du groupe de percussionnistes (Agier 2000 : 108, Vianna 2008 : 140). Grâce à des liens préexistants, nous avions réussi en 2004, avec mes camarades français, à obtenir des cours de percussions auprès d’élèves et musiciens du Ilê Aiyê, cela de manière tout à fait officieuse, dans un quartier périphérique et pauvre de Salvador dans lequel la revendication afro-brésilienne était loin d’être majoritaire. Cette expérience de transmission s’est avérée potentiellement conflictuelle entre nos passeurs et des représentants plus légitimes du Ilê Aiyê : les premiers transmettaient des morceaux du Ilê Aiyê à une batucada de Français blancs, en contrepartie d’argent et cela à l’insu de la direction du groupe et à l’encontre de certains de ses principes. Je traçais déjà les contours de mon objet d’étude : une tension entre une prétention universaliste au libre accès à la culture cumulée à la posture consumériste d’un « libre échange » qui voudrait que cet accès soit négociable et rétribué face à une posture de protection culturelle des formes et des contenus, d’usage exclusif et d’attachement affectif et politique à ces objets culturels, eux-mêmes indissociables de leur contexte social.
- 2 Sur la réindigénisation, j’ai particulièrement observé les créations et groupes occitano-brésiliens (...)
- 3 La batucada des gringos : appropriations européennes de pratiques musicales brésiliennes, thèse de (...)
- 4 Reprenant les termes de l’économie numérique, le philosophe Norman Ajari rappelle la distinction en (...)
5Ce fut mes premières relations tangibles à cette notion d’appropriation culturelle qui, sur le terrain, n’était pas encore nommée de la sorte. Je relevais des postures « appropriationnistes » volontaristes et réflexives sur le processus musical d’apprentissage, d’imprégnation, de réinterprétation voire de réindigénisation de formes culturelles exogènes2. L’appropriation culturelle n’a donc pas toujours porté cette connotation péjorative. Une musicienne brésilienne particulièrement active dans l’avènement des batucadas en France dans les années 1980, Nicia Ribas d’Avila, avait vivement réagi en lisant le titre de ma thèse en 20133. D’après elle, le terme d’appropriation était inadapté à la situation musicale en général : quand des groupes français apprennent une musique brésilienne et la rejouent ensuite de retour en France, ils n’empêchent aucun groupe brésilien de continuer à jouer cette musique. Cette distinction entre biens matériels et immatériels4 était évidente pour Nicia, elle-même musicienne et enseignante en musique partageant de façon illimitée son savoir.
- 5 « Abuso das tradições » selon un témoin à Recife en 2008.
6Mais la réalité des phénomènes d’appropriation culturelle ne faisait déjà plus débat à Salvador de Bahia au début des années 2000 : ils étaient alors bel et bien considérés par les groupes afro-brésiliens militants comme des processus offensifs, du moins toxiques, pour leurs communautés. Des freins à la transmission musicale vers les Blancs et les étrangers étaient déjà mis en place de façon explicite. C’est à Recife, où le tourisme culturel et musical était au début d’une expansion associée à l’attrait croissant que suscitaient les musiques du Pernambouc au niveau mondial, que je pus observer et relever les débats émergeant entre musiciens, acteurs culturels et politiques autour des problématiques de l’appropriation : son identification, sa dénomination et la mise en place de stratégies défensives ou opportunistes selon qu’on la considère dangereuse ou source de développement. Des témoins, exclusivement brésiliens, m’ont fait part de leur sentiment de pillage dans certaines interactions avec des touristes musicaux et de cas précis « d’abus »5 par ces derniers quant à la consommation de traditions locales. Sans objectif de produire des excuses intellectuelles aux pratiques ordinaires d’appropriation, j’ai trouvé pertinent d’étudier selon moi un impensé : ce qui pouvait motiver du côté des dominants ces pratiques et de quelles façons ils tentaient de les justifier, de les critiquer ou de les nier. Tout mon terrain fut traversé de distinctions infinies, bien qu’en premier lieu binaires (Brésiliens/Français, Noirs/Blancs, Américains/Européens, autochtones/touristes, passeurs/consommateurs) mais qui s’accumulaient et se croisaient entre classes, races, genre, nationalités, migrations, positionnements esthétiques et politiques, etc. C’est dans une perspective que l’on pourrait qualifier d’intersectionnelle que j’ai cherché à mettre en lumière les spécificités des situations d’appropriation selon les groupes concernés, que ce soit du côté des dominants ou des dominés. Ainsi, plusieurs études de cas d’appropriation des musiques brésiliennes en Europe (principalement en France et en Finlande) ont révélé des spécificités nationales et régionales de ces appropriations musicales. Et de façon plus ou moins inattendue, elles m’ont conduite au constat d’une fragile condition culturelle des Européens pour qui l’appropriation des cultures exotiques résonne avec l’étouffement des cultures populaires, par leur dénigrement institutionnel (France) ou au contraire leur institutionnalisation et folklorisation (Finlande), mais aussi avec des tentatives de réappropriation de ces mêmes cultures (Vaillant 2013).
- 6 De la même façon, bien que les races n’existent pas du point de vue biologique, le racisme n’en est (...)
7La notion d’appropriation culturelle, lorsqu’elle a pris la forme d’une revendication, a commencé à « fâcher » pas mal de monde y compris dans les sciences humaines françaises. Dans son article très synthétique, Monique Jeudy-Ballini parle d’une revendication sans objet : « la culture n’a rien en propre » donc « elle est inappropriable ». Le débat serait clos : si la culture n’est pas clairement et originellement identifiable et réifiable, ce que de nombreux anthropologues œuvrent en permanence à démontrer, il ne pourrait y avoir de réalité de l’appropriation culturelle6. Depuis le cultural turn des années 1970, la valeur politique et sociale de la culture n’a cessé de grandir à l’échelle locale et sa marchandisation à l’échelle globale a augmenté en termes de poids économique. Un mouvement de valorisation des cultures traditionnelles, autochtones, et donc identifiées comme ethniques, communautaires, politiques a abouti à une visibilité grandissante et à une « authenticité » attractive, désirable, semblant répondre à une demande renouvelée de consommation culturelle. La polémique autour de la notion d’appropriation s’inscrit dans ce contexte historique de visibilité des minorités, d’apparitions dans l’espace public et médiatique de figures et de paroles subalternes.
- 7 Thomas Conti in William (2021 : 37).
- 8 « Cultural appropriation as a process of displacing peoples and history » in The Canadian Journal o (...)
- 9 Dignitaire religieux du candomblé afrobrésilien.
8Selon Thomas Conti (2017)7, l’expression est officiellement théorisée en 1990 par Hartmut Lutz8 comme un type d’appropriation bien distinct de formes volontaires d’interactions et d’échanges culturels : une appropriation culturelle est produite au sein d’une structure coloniale, d’un système de domination politique et économique, où « une culture gouverne et exploite une autre culture ». Norman Ajari (2022) identifie quant à lui une première théorisation dans les années 1960 par l’artiste et historien de l’art anglais Kenneth Coutts-Smith sous l’appellation de « colonialisme culturel », défini comme accaparement de la culture par les classes dominantes. Replaçant le phénomène d’appropriation culturelle dans un contexte de domination coloniale et cherchant une généalogie de la notion chez les penseurs anticoloniaux noirs, Ajari nomme la « tentative consciente d’incorporer et de s’approprier au sein de la culture européenne toute la diversité des cultures du monde et de l’Histoire ». L’appropriation culturelle serait à l’origine même de la constitution de l’Europe et de sa position dominante, du moins la clé de voute de sa culture coloniale. Pour l’anthropologue et babalorixa9 brésilien Rodney William, l’appropriation culturelle « reflète une structure raciste qui empêche l’accès et la visibilité des groupes infériorisés, encourage la mise sous silence ou l’effacement de leurs manifestations culturelles en dévalorisant et en vidant le sens des éléments importants de leurs traditions et enfin, plus gravement encore, compromet l’existence et la vie des groupes sociaux minoritaires » (2021 : 75).
9Pour ma part, je définis l’appropriation culturelle comme l’attribution de nouvelles propriétés à un objet culturel, incluant sa transformation, sa redéfinition et sa réinsertion dans un nouveau contexte socio-culturel. La dimension raciste du système colonial est effectivement un terreau propice aux phénomènes d’appropriation culturelle. C’est ce rapport de domination qui justifie qu’un groupe s’arroge l’accès à un objet culturel d’un groupe infériorisé pour l’assujettir à ses besoins spécifiques. Une anthropologie de l’appropriation culturelle se doit donc d’étudier, une fois défini le contexte historique et sociologique de ce rapport de domination, l’histoire de cet objet lui-même – que l’on identifie comme issu de traditions culturelles – et comment se manifeste formellement son déplacement depuis son univers social originel, soit comment l’objet se transforme. Une ethnographie permet ensuite de recueillir, par le biais d’entretiens, comment sont vécus, ressentis et interprétés ce déplacement et cette transformation : comme un détachement, ou bien comme une dépossession ? Une altération ou un dévoiement ? Une adaptation ou une perte de sens ? Ce que William décrit comme mise sous silence ou effacement des manifestations culturelles semble paradoxalement donner lieu à une visibilité nouvelle, exogène et à une valorisation selon des critères pécuniaires. Les objets culturels appropriés deviennent désirables en dehors de la communauté considérée comme détentrice légitime, alors que celle-ci reste assignée à un groupe social déprécié, subalterne. Cette dissociation pragmatique entre l’objet culturel et son contexte social ne génère pas directement une destruction ou une marginalisation de cet objet, phénomènes cependant avérés aussi dans le contexte colonial et parfois préalables à l’appropriation qui nous intéresse ici, mais prolonge plutôt la subordination de cet objet au groupe dominant, comme s’il ne pouvait exister dignement qu’à travers cette redistribution nouvelle de valeur. La notion d’appropriation culturelle n’est donc pas circonscrite au phénomène de déplacement d’espace culturel et de détachement du milieu social, elle s’étend à l’aliénation de l’objet culturel lui-même. Elle permet de poser les questions de l’aliénabilité de la culture ou de son inaliénabilité supposée et de ce qui constituerait l’intégrité d’une manifestation culturelle dans son contexte originel.
- 10 Sans pour autant désirer une extension du domaine de la propriété culturelle sous forme de droits e (...)
10Enfin, c’est la question de la propriété de la culture, sous-jacente ici, qui semble faire débat entre posture universaliste et posture accusatoire. Pour Monique Jeudy-Ballini, « l’expression appropriation culturelle assimile une culture à une propriété dont les membres détiendraient des droits exclusifs sur des éléments refusés en libre accès aux étrangers » (2022 : 16). Pour Norman Ajari, c’est l’appropriation culturelle elle-même qui transforme des biens culturels non marchandisés et non concurrentiels en propriétés transférables, profitables, négociables, consommables bref appropriables : l’appropriation confèrerait donc ces critères de « propriété » aux objets qui n’en avaient pas initialement. La posture universaliste consiste à défendre la liberté d’accès à la culture, sans condition ni exclusivité, quand la posture accusatoire défend l’intégrité culturelle, la possibilité d’existence en dehors des transactions libérales du marché global et dénonce les profits issus de l’appropriation dont les détenteurs légitimes seraient largement exclus10.
11La batucada, en tant que pratique musicale faisant référence à des musiques brésiliennes, s’inscrit dans un mouvement occidental d’ouverture ostentatoire à la diversité (Fridman et Ollivier 2004). Une demande culturelle, comme celle émanant des nombreuses batucadas européennes, reflète ce qui est perçu en Europe comme une ouverture sur le monde. En participant au mouvement global de cosmopolitisme, d’exotisme et de primitivisme culturels, les batucadas françaises, entre autres, se sont multipliées pour répondre au désir d’altérité d’un public éclectique et sont entrées dans la nébuleuse des « musiques du monde ». Catégorie musicale et commerciale qui opère un grand partage entre l’Occident et le reste du monde, les « musiques du monde » (ou world music) sont devenues dans les années 2000 une vitrine du discours sur la diversité culturelle, le métissage voire la « démocratie », qui serait en partie garantie par l’apprentissage de cette diversité culturelle. Le métissage fut un temps la bannière du monde globalisé et une référence omniprésente dans l’industrie de la culture. Construite sur des fondements biologiques et raciaux, la notion de métissage en s’étendant au champ culturel est devenue valorisée en tant que fusion de cultures et mélanges infinis et inéluctables dus à la mondialisation. Malgré la production souhaitée d’une forme d’anti-essentialisme par son usage, la logique « métisse » conserve des références à des frontières, entretient l’idée implicite de différences réifiées, tout en niant ces différences (Bonniol 2011). Cette ambivalence de la notion de métissage se retrouve dans la promotion culturelle d’une diversité culturelle, toujours sous garantie d’universalisme.
12À partir des années 1980, la pratique de la batucada devient en Europe une passion ordinaire qui s’inscrit dans cette culture musicale mondialisée, empreinte d’universalisme et friande d’exotismes, caractérisée par une logique non-communautaire et donc non exclusive aux Brésilien·ne·s. Bien qu’un grand nombre de Brésilien·ne·s aient été acteur·ice·s de l’expansion du phénomène de la batucada européenne, une majorité des pratiquants n’est effectivement pas brésilienne. Du point de vue interne à la pratique, des hiérarchies sociales peuvent être alimentées par les acteurs entre une forme approximative et une forme « puriste », entre une batucada imitative et une batucada créative, entre une batucada avec des Brésiliens et une batucada sans Brésiliens, etc. Les variations de classement et de distinction s’opèrent donc surtout entre « groupes » à partir de leurs orientations musicales et esthétiques. Du point de vue des individus, la batucada accueille de nombreux profils culturels « dissonants » (Lahire 2006) et ces dissonances au sein d’un même groupe peuvent également être de nature différente du fait de la relative mixité sociale interne.
13Les individus et leurs groupes de batucadas sont tous impliqués dans des discours de légitimation de l’appropriation. Une forme de légitimation très visible dans le monde des batucadas est celle qui suppose que la musique, de façon générale, serait un langage universel. La batucada mondialisée constitue aujourd’hui un genre musical qui véhicule ses propres canons, indépendamment de ses origines brésiliennes. L’histoire de l’appropriation formelle de la batucada en France, par exemple, s’inscrit dans le mouvement plus global des sociétés musicales amateures, du mouvement associatif et des initiatives militantes de jeu musical dans l’espace public et politique des manifestations.
14Cette démarche universaliste génère une dissociation des musiques brésiliennes originelles et de leur forme appropriée, voire la négation d’un lien direct entre les deux, comme ici dans le témoignage d’un meneur :
En fait pour moi la batuc, c’est pas un truc brésilien, c’est des percus, ça n’a rien de brésilien pour moi. Il s’avère que les instruments viennent du Brésil mais… non, même pas, ils viennent pas du Brésil, c’est une batterie décomposée, c’est tout. C’est une batterie humaine. Moi c’est comme ça que je vois la batuc. Évidemment on fait du Sergio Mendes, on fait de l’afoxê, tous ces morceaux qui sont issus d’une culture lointaine, qui sont des morceaux festifs, efficaces. (Toulouse, 2009)
15Les références musicales citées ici sont des canons du répertoire d’appropriation des batucadas européennes. Le témoin semble donner à la pratique de la batucada un rôle avant tout fonctionnel et confère à cet objet musical un caractère universel et détaché de son origine brésilienne.
16Selon une autre démarche, ces rythmes sont reconnus comme appartenant à la culture brésilienne, mais on peut justement les rendre siens, « se les approprier » par un processus ordinaire d’apprentissage et de pratique :
Ce qui m’intéresse c’est que la musique elle tourne […] pour ne pas faire non plus n’importe quoi avec la culture des autres, parce que c’est vraiment une forme de respect à avoir quand tu t’attaques à quelque chose qui t’appartient pas au départ […] je me place du point de vue du public, s’il y a des Brésiliens, qui se disent « mais je reconnais ma musique, c’est bien joué, ça me fait plaisir, c’est un honneur » ou alors […] « oulala, ils ont massacré ma culture ». C’est uniquement pour ça. Après évidemment […] elle nous appartient vraiment cette musique […]. (Une meneuse de batucada, Marseille, 2008)
17Cette démarche, qui est commune à de nombreux groupes, nourrit un imaginaire contradictoire, selon l’expression de Denis-Constant Martin, dans lequel « l’Autre est propriétaire de sa culture » mais l’accès médiatisé à « sa » musique ainsi que le développement de sa diffusion justifieraient son appropriation étrangère. Le statut dit traditionnel des rythmes empruntés permet de les considérer comme n’étant l’œuvre d’aucun individu (parfois à tort) et donc comme étant plus aisément appropriables. Cette référence à la tradition efface aussi les apports stylistiques développés par les modèles pour produire une conception canonique de l’autorité culturelle : c’est la culture elle-même qui semble auteure de la musique et la musique se fait métonymie culturelle.
18À l’inverse, des batucadas choisissent de se consacrer à des styles précis, identifiés et revendiqués brésiliens. Cette posture de reproduction se fonde sur une relation de proximité avec les modèles, relation vécue par quelques membres du groupe – parfois même un seul individu qui fait donc autorité sur place – mais appropriée par le reste du groupe. Il s’agit de produire une expression culturelle au plus près des modèles, par la reproduction collective, souvent orthodoxe, d’un genre, d’un style et d’une forme. Les groupes inscrits dans cette démarche sont brésilianistes, au sens où ils revendiquent la filiation avec le modèle brésilien et s’emploient à faire « comme là-bas ». Des membres du groupe peuvent également s’engager dans un processus d’acculturation volontaire se traduisant par une forte accumulation matérielle (Bromberger 1998) non circonscrite aux instruments de musique : une décoration intérieure qui met en scène des drapeaux brésiliens, des costumes de carnaval, une discographie abondante (CDs, disques durs, disques gravés), allant des succès brésiliens internationaux jusqu’aux petites productions régionales, à la fois généraliste (tous les genres de musiques brésiliennes) et spécialisée (écoles de samba, blocos afros, maracatu…). L’accumulation encyclopédique est également un des critères de cette posture. La démarche de reproduction fidèle au modèle oblige une connaissance approfondie du phénomène musical : bibliothèque généraliste et bilingue sur le Brésil et ses musiques, connaissances techniques quant aux instruments joués (facture, accordage), connaissances musicologiques précises en ce qui concerne le genre approprié. Une telle démarche nécessite de choisir un genre et d’y consacrer pleinement sa pratique musicale du moins pendant quelques années. Les amateurs font figure de passionnés. L’apprentissage du portugais peut faire partie du processus, du moins son emploi nécessaire à la pratique musicale et aux moments partagés avec le groupe, tout comme les voyages réguliers sur place devenus une condition sine qua non de la posture orthodoxe. Il ne s’agit pas seulement pour les acteurs de reproduire un nouveau comportement musical et chorégraphique qu’ils ont observé et appris : la reproduction fait ici référence au modèle, lui rendant hommage, lui manifestant un respect sans faille et s’engouffrant parfois dans une rhétorique de l’authenticité.
- 11 Style de samba à thème pratiqué par les écoles de samba lors du carnaval.
- 12 Pour exemple, le dernier samba enredo que j’ai collecté, en juillet 2012, a été écrit pour un regro (...)
- 13 La Java bleue est une chanson écrite par Géo Koger et Noël Renard et composée par Vincent Scotto e (...)
- 14 Ce groupe lyonnais a transmis la chanson et la variation rythmique de valse aux musiciens de l’écol (...)
- 15 Le pagode est un style de samba chanté et partagé de façon conviviale autour d’une table.
- 16 En 2012, le groupe arlésien Viagem Samba expérimenta la batucada au service d’un chanteur d’opéra b (...)
19La rhétorique de l’authenticité est également mobilisée dans une posture que l’on peut qualifier de « localiste » qui s’est particulièrement manifestée lors de l’introduction de chant, absent aux débuts du phénomène de la batucada en France. L’appropriation de chants brésiliens est par exemple devenue appropriation d’un style d’écriture dans les groupes brésilianistes. La plupart, constitués en écoles de samba, composent aujourd’hui des sambas enredos11, de façon régulière, établissant parfois un lien d’équivalence entre l’authenticité des musiques brésiliennes et l’authenticité de musiques locales européennes : si l’on met en chanson son amour du Brésil et du samba, on oublie rarement de faire référence à son pays, sa région, sa ville ou son quartier12. De façon moins répandue, on peut entendre la batucada servir de base à la reprise de chansons françaises, considérées par les interprètes comme représentatives de la France : je pense en particulier au Cri de la Bat’, un groupe lyonnais qui avait arrangé en 2006 la chanson La Java Bleue13, accompagnée d’un rythme de valse et orchestrée par la bateria14. D’autres groupes, qui se distinguaient des autres par une imitation parodique, subversive et détournée se sont penchés dans leur répertoire sur la tradition française de l’exotisme : je pense ici au groupe parisien ENS Batucada qui s’amusait à recréer un pagode15 à partir de chansons françaises exotisantes des années 1950-1960 ou aux Petites Frappes à Montpellier qui collectaient des tentatives d’imitation ou d’évocation de sambas dans la variété française. Cette posture localiste peut aller jusqu’à la mobilisation de répertoires régionaux, traduisant un réel engouement pour les « traditions », une valorisation du typique, du différent, de l’authentique et du particulier (Bromberger et Chevallier 2004 : 11). Je pense ici aux groupes Grail’Oli en Languedoc et la Compagnie X en Provence qui ont exprimé dans les années 2010 un penchant pour « l’exotisme intérieur » en s’appropriant des répertoires populaires en langue d’Oc. Cette démarche d’adaptation peut constituer de la part de groupes localistes un socle de distinction vis-à-vis de l’imitation « au premier degré » des brésilianistes : en redonnant un hic et nunc à l’œuvre, l’appropriation semble s’échapper de la relation au modèle. L’objet culturel emprunté, imité, approprié serait en définitive retravaillé avec de nouveaux critères d’authenticité issus d’une expression culturelle propre. Enfin, d’autres groupes s’attellent à des adaptations originales dans une perspective postmoderne de mélange des genres (Lahire 2006)16.
20La musique demeure un domaine fortement traversé par la tension entre l’assignation à l’origine et l’accomplissement, individuel ou collectif. Cette dialectique est très mobilisée au sein même des groupes de « batucada » : « nous ne jouerons jamais comme des Brésiliens » est une affirmation rencontrée fréquemment dans les milieux amateurs et même professionnels. La tension s’en trouve renforcée quand l’objet artistique en question est assimilé par exemple à la tradition nationale du samba – « être Brésilien » – à la tradition politique du samba reggae – « être Noir » – ou à la tradition religieuse du maracatu – « être de la communauté » – et qu’il s’inscrit dans le cadre de reproductions publiques.
21Les postures d’appropriation peuvent donc se placer sur un continuum allant de la stricte imitation – cas extrêmement rares – à une création totale mais toujours inspirée d’une base instrumentale et rythmique brésilienne. Dans chaque cas, le processus d’appropriation culturelle côtoie celui de la création artistique. L’enjeu principal pour les acteurs de cette appropriation demeure la quête infinie, voire impossible, de légitimité. Le rapport de domination intrinsèque à l’appropriation culturelle soulève paradoxalement le sentiment effectif d’un manque de légitimité culturelle face à ces objets musicaux brésiliens.
22L’appropriation musicale des amateurs de batucada connaît plusieurs étapes avant de prendre la forme d’une expérience concrète d’interaction avec des Brésiliens. En plus des cours de percussions suivis régulièrement dans leurs lieux d’origine, les batucadas ont en partage une discographie qui circule au sein des associations et permet aux amateurs de devenir progressivement des « maîtres en esthétique » de musiques brésiliennes au sens large. En complément de ces modes d’appropriation ordinaires et réguliers, les amateurs suivent des stages, généralement collectifs, dispensés par des percussionnistes professionnels brésiliens, français ou d’autres nationalités. Le formateur peut être sollicité par un réseau d’associations ou proposer (parfois même par l’intermédiaire d’un producteur) lui-même un canevas de stage. Les mêmes formateurs traversent alors la France et d’autres pays européens en transmettant un répertoire commun à tous les groupes. C’est ainsi qu’apparaissent des canons de la batucada, de nouveaux morceaux en circulation et de nouvelles influences parfois venues du Brésil. Des mouvements d’influences se développent ainsi à l’intérieur de chaque style musical (par exemple le funk dans le samba de Rio de Janeiro, les rythmes ternaires dans le samba-reggae de Salvador ou le mangue beat dans le maracatu de Recife…). Certains groupes se spécialisent dans un style musical, d’autres s’adaptent à la demande du public, suivent les modes tout en souhaitant se distinguer des autres batucadas. Une standardisation de la batucada due à la diffusion de canons rythmiques en France a suscité une plus grande exigence musicale de la part des musiciens amateurs à partir des années 1990.
23La distinction et l’exigence musicales sont recherchées dès lors au moyen du voyage aux sources brésiliennes des musiques de batucada. Après des « explorations » par les premiers professionnels internationaux de la musique brésilienne dès le début du 20e siècle (Fléchet 2013) puis les pionniers du tourisme musical dans les années 1960 (Raout 2009), les groupes amateurs commencent eux-aussi à prendre l’initiative de voyages collectifs de formation musicale au Brésil dès les années 1980. Le projet d’aller aux sources reste, pour une grande partie des témoins, alors qu’ils ont un accès déjà abouti aux musiques et aux techniques, le meilleur moyen non pas d’apprendre mais de « comprendre » ce qu’ils jouent, comme me le précise une informatrice allemande à Recife. Le voyageur chercherait volontairement à fuir des environnements adaptés aux touristes, des lieux voire des quartiers dans lesquels il serait réduit à son statut social, à son identité de gringo. Bien des témoins rencontrés sur place se défendent d’être considérés comme « riches » sous prétexte de leur nationalité française, voire de leur peau blanche. Effectivement, les musiciens en situation de tourisme musical, qu’ils soient amateurs ou professionnels, ne sont pas issus de classes sociales particulièrement aisées. La plupart ont néanmoins les moyens d’acheter un billet d’avion, pour certains chaque année et pour d’autres après deux ou trois ans d’économie. Un musicien bordelais qui voyage au Brésil pour des raisons essentiellement musicales et qui rejoue avec ses groupes français des modèles musicaux qu’il y a collectés, se pose la question de l’adéquation entre la sincérité de sa recherche et son statut de touriste :
On vient ici prendre des choses et il y a des moments où je le vis très mal. J’arrive ici, un mendiant me demande une pièce, je refuse par principe parce que sinon je sais que je m’en sors pas […]. Je sais même pas comment me positionner là-dessus […]. Au final, je prends une information qui est ici, je l’amène là-bas et je la vends, et il y a un mec qui me demande 50 centavos et je lui donne pas. Actuellement pour moi, c’est inextricable, je ne sais pas gérer ça, ça relève de la philo mais je ne sais pas comment… je me dis que ma condition est moins terrible que celle de certains touristes qui se pointent et qui ont un comportement horrible. Finalement être touriste de base ici, soit dire « on vient, on paie, on profite de ce que les Brésiliens nous donnent et on s’en va, et on n’en fait rien là-bas » si ce n’est se remplir la tête de récits de voyage, peut-être que c’est plus facile… (Olinda, 2008)
24Ce musicien n’est pas le seul à se poser des questions déontologiques concernant l’acte de « prendre » et d’importer en France, bref de s’approprier des musiques brésiliennes. Tous les témoins rencontrés sur place ne pouvaient pas, déjà à l’époque, ignorer l’impact de cet attrait massif pour les musiques populaires brésiliennes : touristification, marchandisation et extension du phénomène d’appropriation d’expressions culturelles de plus en plus marquées identitairement et localement. Les routes du tourisme musical brésilien, en accord avec les modes d’appropriations à l’étranger décrits plus haut, sont aujourd’hui balisées malgré les infinis jeux de distinction et la recherche accrue de nouvelles formations, de nouveaux « maîtres » et de nouveaux territoires rythmiques. Après le samba enredo carioca, l’extension de la diffusion et l’appropriation étrangère ont progressivement suivi les chemins de l’authenticité (Vaillant 2009) en touchant le samba afro-bahianais puis le maracatu du Pernambouc.
25José Jorge de Carvalho fut un des premiers chercheurs brésiliens à étudier l’appropriation des musiques traditionnelles afro-brésiliennes par « l’Occident » mais aussi par les classes moyennes urbaines du Brésil. Il emploie le terme de « fétichisation » (Carvalho 2002a) – rappelant celle de Tagg (1989) – des biens culturels et la définit comme la marchandisation des objets culturels justement pour ce qu’ils ont d’immatériel et leur adaptation aux demandes d’exotisme de la classe moyenne. Ils seraient ainsi façonnés de façon à devenir plus facilement appropriables, notamment par des processus de dépolitisation ou de désacralisation, rejoignant l’idée de Norman Ajari d’une « désintégration » des cultures. Carvalho dénonce l’appropriation des traditions populaires des autres comme une cannibalisation (Carvalho 2003) dans laquelle l’objet culturel est à la fois consommé par l’idéologie dominante tout en intégrant cette dernière en son sein. Il ne fait aucun doute pour lui que le phénomène de cannibalisation est provoqué par une carence de diversité interne à l’Occident (Carvalho 2002(a) : 10) et encourage la production d’objets culturels fétichisés, réduits à une demande stéréotypée d’exotisme. Il donne l’exemple du rayonnement occidental des musiques afro-brésiliennes dont l’appropriation s’organise principalement autour des idées de fête, de corps et de spontanéité, évacuant la force historique, politique et sociale dont ces musiques ont été porteuses. Ainsi, une fois appropriées par les Européens, des musiques issues des peuples les plus pauvres de l’Amérique (les esclaves et les indigènes) perdraient logiquement leurs fonctions de contre-pouvoir ou de résistance à la colonisation, à la christianisation, au capitalisme. De plus, la cannibalisation ne remédierait au final que trop peu à cette carence en diversité, en entretenant l’illusion de la communication et de la rencontre interculturelle entre « natifs » et « gringos ». Selon Carvalho, la communication inter-classes et inter-raciale dans ce schéma de contact culturel n’est qu’illusion dans la mesure où la relation demeure foncièrement inéquitable. Il considère la cannibalisation des cultures populaires brésiliennes comme une rencontre intéressée et inégale entre un circuit musical oral et traditionnel, post-esclavage, et un circuit musical urbain occidental, marquée par la distance sociale, géographique et symbolique entre l’émetteur et le récepteur. La dépolitisation ou la désacralisation des musiques font perdre à la communauté le pouvoir qu’elle a sur sa musique et à la musique le pouvoir qu’elle a sur la communauté. Par exemple, la circulation et l’appropriation d’une chanson sacrée hors de la société qui la produit prouveraient de fait qu’elle n’a justement rien de sacré, dans la mesure où aucune propriété sacrée ne subsiste hors d’un cadre de référence, de règles et de ce qui définit les contours du sacré. Autre exemple, les quilombos, ces espaces de résistance et d’expression de la négritude qui ont également commencé à entrer dans les circuits touristiques, perdraient ainsi leur fonction mémorielle de survie et de résistance. On peut en effet se demander comment et jusqu’à quel point l’héritage musical du monde afro-brésilien, issu d’une stratégie permanente de survie culturelle des esclaves entre résistance et assimilation (Fryer 2000), peut être appropriable et perdre de son contenu politique. Carvalho voit dans le processus contemporain de cannibalisation « une synchronisation perverse entre la commercialisation de la performance exotique et la décolonisation ou la résistance culturelle » (Carvalho 2003 : 6).
26Des passeurs brésiliens transmettent aux étrangers leurs connaissances musicales et leur technicité ainsi que le sens de leur musique. Tous n’adoptent pas la même posture face à la demande étrangère ni vis-à-vis des contenus transmis. Ces musiciens, amateurs ou professionnels, sont parfois considérés par leurs pairs comme des transfuges et se trouvent au cœur de conflits. Ils participent à l’existence de zones de contact, au sens de Mary Louise Pratt (1992) : « des espaces où des personnes d’histoires et d’origines géographiques et culturelles différentes se rencontrent et établissent des relations durables, impliquant habituellement des contraintes, des inégalités radicales et d’importants conflits » (Pratt 1992 : 6). Certains se font intermédiaires culturels entre les touristes en situation de voyage musical et les communautés pauvres du Brésil qui ne les rencontrent que très rarement. Ils endossent parfois un rôle de protection vis-à-vis des communautés, de préservation de leurs traditions, tout en construisant leur carrière sur cette posture d’intermédiaire. D’autres appréhendent le tourisme comme une ressource multiple et trouvent un intérêt certain à la diffusion de la musique brésilienne dont ils se présentent comme les détenteurs légitimes.
27Claudinho est carioca. Il a joué dans plusieurs écoles de samba prestigieuses, dirigé des sections d’instruments et dirige, au moment de l’entrevue, la bateria de l’école de samba Paraìso Do Tuiti, dans le quartier São Cristovão. Quelques semaines avant le carnaval 2007, je l’observe pendant un stage de samba enredo qu’il dispense à un groupe de la région parisienne. Le samba, désormais musique du « monde globalisé », cumule propriétés universelles et spécificités noires et africaines. Rompu aux performances d’étrangers à Rio de Janeiro, Claudinho compare les performances musicales brésiliennes et françaises :
Les Brésiliens qui vont en France et qui entendent là-bas une batucada de samba, ils vont reconnaitre le samba sauf que c’est un samba de Français, ce n’est pas un samba typiquement brésilien. C’est la différence. Un Brésilien qui joue c’est une chose, un Français qui joue, c’est autre chose. […] Ce n’est pas parce que le gars n’est pas brésilien qu’il ne joue pas du samba. Il peut jouer. Sauf qu’il n’est pas un sambiste légitime. La différence ça doit être cette légitimité. Ça c’est du samba français, et ça c’est du samba brésilien légitime. Après le samba c’est du samba, n’importe qui peut le jouer. (Rio, 2007)
28Sa posture universaliste – tout le monde peut jouer le samba – côtoie un discours fondamentalement culturaliste. Il ne fait aucun doute pour lui que les groupes français sont des copies du modèle carioca. La qualité de la copie ne remet pas en question le fait que les écoles de samba brésiliennes restent pour Claudinho immanquablement meilleures musicalement. Les étrangers sont en principe les bienvenus pour découvrir, apprendre et apprécier le samba à Rio, ils ne deviendront pas pour autant des sambistes légitimes. Pour bien jouer, il faudrait immanquablement être brésilien·ne. Ainsi, les sentiments d’usurpation et de fierté ne semblent pas s’opposer mais bien cohabiter face au phénomène des étrangers en demande d’offre musicale. Le samba, fierté nationale et style reconnu internationalement, peut être transmis aux étrangers « sans problème » puisque de toute façon « ils ne le joueront jamais aussi bien que nous qui l’avons dans le sang » me dit Claudinho.
29Les passeurs du Pernambouc n’échappent pas aux paradoxes de l’appropriation culturelle à la fois galvanisante et aliénante. Les musiciens rencontrés se disent enthousiastes du tout récent succès international du maracatu, tout en affirmant que la musicalité est fortement déterminée par le milieu social et culturel. Comme à Rio, les discours d’essentialisation de la compétence musicale sont fréquents dans les situations de transmission aux étrangers. Un témoin brésilien me confie devant la prestation d’une batucada française : « ça c’est un son de gringo, ce n’est pas le même que le nôtre, c’est mauvais », faisant par-là du mot gringo un qualificatif dépréciatif caractéristique d’une certaine façon de jouer la musique brésilienne. Tout ne serait donc pas transmissible. Pour des raisons « de sang », « de culture native », « de peau »… mais aussi par choix conscient. Ne pas tout transmettre d’une expression culturelle peut aussi être un moyen de la préserver ou de négocier son rôle de passeur sans trahir sa communauté. Certains passeurs tirent leur épingle du jeu en se posant comme intermédiaires officiels et légitimes de l’appropriation culturelle. Tout en critiquant le phénomène global, ils tentent d’en définir les modalités sur place dans un rapport de force avec les touristes. Jorge a grandi près d’un terreiro de candomblé à Recife et dit avoir été sensibilisé très jeune au son des atabaques, des surdos des écoles de samba et des tambours de maracatu. Il est devenu professeur de musique dans les années 1990 et a développé la formation musicale auprès d’étrangers dans plusieurs pays européens ou américains mais aussi au Brésil en période touristique. Il a bénéficié d’une formation académique de la musique, tout en restant connecté aux traditions musicales dans lesquelles il a été immergé depuis l’enfance. Jorge critique le fait que des musiciens puissent transmettre leurs connaissances sans contrepartie financière qui leur reviendrait personnellement ou bien à leurs maracatus. Il évoque explicitement la nécessité d’établir un rapport de force par la prise de conscience des musiciens de Recife et l’imposition de la non-gratuité de la transmission auprès des populations du « premier monde ». Jorge maintient également, dans un même mouvement, une rhétorique de l’authenticité qui sous-tend la demande étrangère et fait de ses élèves et stagiaires des personnes privilégiées : « La connaissance peut se transmettre. À ceux qui le méritent »… et pour qui paiera convenablement le service, en conscience de la qualité et de la valeur des contenus transmis.
30Des passeurs plus jeunes et plus défavorisés voient dans cet afflux et intérêt touristique une potentielle « porte de sortie » de leur condition sociale et de leur pays. C’est aussi un nouveau regard qu’ils portent sur leur propre culture populaire.
31C’est au cœur des situations de transmission entre détenteurs légitimes et touristes en quête d’authenticité que jaillit également du coté européen une conception essentialiste de l’identité (Poutignat et Streiff-Fenart 1995) : les musiciens brésiliens y sont considérés comme des représentants de leur culture et non comme des artistes à part entière (Décoret-Ahiha 2004 : 159). Certains entrepreneurs culturels élaborent aussi des discours racialistes, afin de renforcer leur légitimité dans la pratique. Cela peut parfois les amener à réduire la compétence musicale évidente du passeur brésilien à une « nature musicale » et selon eux à une incapacité de transmission. Ce discours est assez représentatif des terrains de l’appropriation de la musique traversés par des rapports de force entre culture musicale et nature musicale. La violence symbolique de la situation se noue dans ce rapport de force entre deux formes de capitaux culturels : l’un qui serait objectivé et acquis, la technique, et l’autre incorporé voire inné, le jeu. La situation de transmission se fait paradoxale : le passeur considère que « tout ne peut pas s’apprendre » et le musicien français demande à apprendre ce qu’il considère lui-même comme une compétence non acquise consciemment mais assimilée lors d’un processus de socialisation.
32Le rapport de force autour de la compétence musicale et les relations de domination qu’il fait ressortir sont pleinement imbriqués dans une survivance de l’imaginaire raciste et colonial telle qu’elle avait déjà été constatée par Timothée Jobert à propos de la performance sportive dans son ouvrage Champions Noirs, racisme blanc. La métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901-1944) (2006). Si, dans la situation qui nous intéresse, il n’est pas explicitement question de Noir et de Blanc, ni de compétence irréductible liée à la « race » ou à la génétique, le schéma d’opposition reste le même. La musique brésilienne, et par extension « noire », connaît alors le même mécanisme de retournement symbolique. La posture d’appropriation culturelle prend ici la forme d’une ingérence pédagogique se présentant comme un échange don/contre-don. On vient « prendre » mais on se positionne ainsi comme quelqu’un qui vient « donner ». Le rapport de domination devient évident voire revendiqué quand ce Français dit avoir trouvé l’unique solution face au refus de certains musiciens, de classes sociales différentes, de collaborer : l’argent. Si la domination coloniale ne fait pas toujours le poids face à la légitimité culturelle, au pouvoir symbolique de celui qui « en est », l’argent demeure le recours fatal, y compris auprès des dieux qui ne sauraient y résister. Le projet pédagogique « interculturel » peut ainsi se concrétiser :
- 17 Mode de vie du malandro. La malandragem relève à la fois de la ruse du voyou populaire et de l’élé (...)
On avait à la fois « celui-qui-joue-comme-personne-jouera-jamais » et à côté de lui, le pont entre lui et nous. Celui qui joue se limite à jouer ou passer ces petits plans, ces petites choses, ce malandragem17, ce petit truc, et l’autre est là pour dire la main gauche est là, sur cette quatrième double etc. […] Donc on sort pas de la salle en jouant comme l’autre, c’est pas vrai, mais on sort de la salle en ayant compris. On ajoute les partoches, on ajoute la possibilité que j’ai demandée d’emblée, l’exigence de filmer. Tu pars chez toi avec un vrai matériel pour évoluer, un vrai matériel. Le vécu, la partoche, l’image et l’exercice filmé comme ça sur les doigts. Pour moi ça c’est de la formation. (Recife, 2008)
33L’enseignement devient un moyen de légitimation de sa pratique d’appropriation et un atout sur le détenteur légitime. Comme l’a analysé Julie Boukobza sur le terrain des danseuses orientales professionnelles étrangères au Caire (2009), il est un attribut européen « supérieur » légitime par rapport à la légitimité supposée « naturelle des autochtones » (Boukobza 2009 : 213-213). C’est un processus d’acculturation musicale des musiques populaires qui semble se jouer ici sur fond de rapports de force entre légitimité culturelle et légitimité naturelle – voire surnaturelle – néanmoins corruptible du fait de la condition sociale des musiciens brésiliens. Les rapports de domination peuvent donc être dévoilés ouvertement à travers les situations d’appropriation culturelle. Ainsi à Recife, plusieurs acteurs culturels m’avaient fait part à l’époque de leur sentiment de pillage de leur culture par les étrangers, catégorie qui peut impliquer les non-Brésiliens, les Brésiliens du sud ainsi que certains Blancs de classes moyennes du centre-ville de Recife. Ils ne se sentent pas à proprement parler « pillés » mais estiment que l’enregistrement est un service payant, fourni avec les leçons. Un passeur m’a fait part de plusieurs situations de pillage lors desquelles les dits « voleurs » enregistraient ou écrivaient les musiques de façon insidieuse, sans demander l’autorisation, en étant cachés ou en dissimulant les enregistreurs. La malhonnêteté est vécue comme une domination délibérée :
Ils ont un intérêt à connaître la culture de l’autre. Et à partir du moment où ils connaissent la culture de l’autre qui est très riche, ils voient déjà cette connaissance comme quelque chose à capitaliser […]. Ils savent d’où ils viennent, ils le savent très bien. Ils savent à quel point ils sont du premier monde, combien ils ont des formations et ils utilisent cette conscience pour manipuler le troisième monde […]. Il y a des gens qui utilisent cette conscience pour arriver dans des pays moins développés et pour prendre. (Recife, 2006)
34Les notions d’appropriation et d’expropriation supposent celle de propriété. La propriété peut être définie par le droit d’user, de jouir, de disposer d’un bien, mais de manière exclusive et absolue, ce qui justifie l’instauration, la délimitation et la transmission de droits sur ce bien. En matière musicale, les questions de la propriété artistique et de l’autorité qui la sous-tend sont indissociables de celles de la reproduction technique des œuvres et de leur diffusion. Le copyright et les droits d’auteur – la législation sur la propriété intellectuelle et artistique – balisent l’acception que la musique est un bien culturel et marchand à la fois. Si dans le cas des musiques traditionnelles « certains considèrent les “œuvres” comme appartenant au domaine public […] d’autres préfèrent les attribuer à des créateurs identifiables » (Guillebaud, Stoichita et Mallet 2010 : 6), le cas de l’appropriation des musiques populaires brésiliennes par les étrangers brouille ces deux conceptions. Entre domaine public et créateurs identifiables, les frontières sont parfois floues notamment lorsqu’il s’agit de traditions musicales dans lesquelles se mêlent un compositeur identifié, un genre musical dans lequel il a composé et l’expression culturelle d’une communauté. Chaque compositeur peut entretenir une relation différente à son autorité de créateur (authority) et à son droit d’être auteur (authorship) (Hennion 2010 : 42-43) notamment dans une situation de tradition musicale rendant hommage aux ancêtres et à la transmission de leur héritage et dans laquelle l’auteur ne précède pas nécessairement l’œuvre. Dans le cas de la pratique de la batucada et de ses multiples appropriations musicales dans le monde, l’enjeu exprimé par les musiciens recifenses ne semble pas relever uniquement du non-respect de leur droit d’auteur ou bien du profit pécuniaire que les pilleurs tireraient de leur butin sur le dos des détenteurs d’origine. L’appropriation globale suscite sur le terrain des débats sur ce qui est ou devrait rester « propre à » telle ou telle communauté, à telle ou telle « race », à telle ou telle religion. Le phénomène d’appropriation culturelle est plus ou moins dénoncé selon les degrés d’inégalités économiques, de passés coloniaux, de conflits et de rapports de domination entre les groupes culturels concernés. C’est ainsi que des Français peuvent se sentir plus facilement légitimes de s’approprier des musiques brésiliennes plutôt que des musiques traditionnelles d’anciennes colonies françaises et/ou de communautés du territoire national dont d’autres Français se considèreront comme des détenteurs « naturels » du fait de leur histoire culturelle familiale. Pour les Français et Finlandais étudiés dans ma recherche, le Brésil fournissait une sorte de « confort d’altérité » à ces amateurs de traditions vivaces par le biais d’un gisement de musiques populaires internationalement mis à disposition par le biais du tourisme culturel.
35Les instances de patrimonialisation actuelles, telles que l’Unesco et sa convention de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, fondent leur argumentaire sur la préservation de la diversité culturelle (Unesco 2002) et établissent leurs inventaires sur le présupposé de l’existence d’un statut de détenteur culturel légitime qui est attribué aux « communautés » si possible « autochtones » (Unesco 2003). Cette convention de l’Unesco n’offre aucune précision sur les cas d’appropriation culturelle entre deux groupes. Dans le cas de la diffusion de la batucada et des folklores musicaux brésiliens ou « traditions populaires », il ne fait maintenant aucun doute que ces derniers ne sont pas en voie de disparition mais au contraire dans un processus de diffusion et d’appropriation globales, ce que souligne Etienne Bours au sujet des « musiques traditionnelles actuelles » :
Cette ouverture tous azimuts du marché n’est pas un péril immédiat pour les musiques, elle est d’abord bénéfique, permettant à l’amateur de les trouver. Les musiques ne sont pas en danger parce qu’elles sont plus largement diffusées. Bien sûr, elles subissent mais subissaient déjà, des changements de fonctions et de statuts. (Bours 2007 : 18)
36Or c’est cela même qui pose question à certains détenteurs légitimes brésiliens qui estiment que leur culture n’est pas en voie de disparition, mais se trouve néanmoins cannibalisée et fétichisée à leur insu par des groupes socio-économiques dominants. Le droit a déjà tenté d’approcher cette problématique en définissant le délit d’appropriation culturelle comme :
Un emprunt non autorisé qu’effectue un membre d’une culture donnée, le plus souvent dominante, de modes d’expression, de styles littéraires ou visuels, d’une symbolique, d’une thématique ou d’un savoir-faire quelconque, qui sont généralement associés à une culture autre que la sienne, le plus souvent dominée. (Gaudreault-Desbiens 1998)
- 18 « En somme, opérant à la manière d’un détournement d’image, le stéréotype disloque la réalité auto (...)
37Les effets de l’appropriation culturelle décrits à la suite de cette définition s’approchent du concept de fétichisation de Carvalho. Les actes d’appropriation culturelle contribueraient à créer des ersatz, stéréotypes et clichés, qui réduiraient et altèreraient les cultures dominées. Cela pourrait porter préjudice aux groupes concernés notamment en réduisant leur « accès au pouvoir politique et économique », en « renforçant des perceptions négatives » ou tout simplement en entretenant leur exotisation18. Cette tentative de définition juridique de l’appropriation culturelle émane de groupes minoritaires ou minorisés et s’insère dans les mouvements de « peuples autochtones ». Elle pose différents problèmes d’ordre anthropologique. En premier lieu, les cultures s’y trouvent réifiées puis assignées à des groupes humains. Elle invente ensuite le concept d’autorisation d’emprunt de cultures traditionnelles et sous-entend que ladite autorisation s’adresserait à un groupe identifiable et délimité. Cette conception reconnaît donc aux biens culturels immatériels des propriétaires légitimes traditionnels. Légiférer de la sorte occulterait – et cautionnerait – les possibles conflits internes à une dite communauté en exacerbant des courses à la légitimité de représentation et à la définition de l’authenticité culturelle (Vaillant 2013).
- 19 Paul Simon excelle dans l’art de l’appropriation culturelle à son profit comme par exemple avec sa (...)
- 20 La BMG détient les droits de toutes les « icônes de l’histoire du samba » (Pelo Telefone de Donga, (...)
38Les critiques de José Jorge de Carvalho sur l’appropriation culturelle posent le débat à l’échelle macrosociale, en termes de grand partage de l’accès à la culture de l’Autre. De plus près, il donne des exemples concrets d’exploitation marchande des traditions populaires : des artistes de renommée internationale qui détournent des symboles de résistance culturelle (l’exemple de Paul Simon avec le groupe bahianais Olodum19) ; ou encore les cinq principales majors mondiales qui détiennent les droits (propriété et reproduction) des répertoires les plus célèbres de musiques brésiliennes20. C’est donc l’industrie du divertissement, du spectacle et des loisirs qui est principalement mise en cause dans ces démonstrations. Mais peut-on réduire le phénomène de la batucada en France à un simple loisir, à une stricte consommation exotique ou encore à l’appropriation cannibale par une société en perte de sens ? Les acteurs et amateurs de batucadas ne s’approprient pas ces musiques à partir d’un vide culturel – j’y vois de préférence une rupture – et tentent, pour certains, d’inventer et de créer avant tout une culture en partage. L’attrait pour les cultures populaires des autres ne se limite pas à une consommation culturelle d’exotisme mais peut aussi emprunter des chemins d’acculturation volontaire, d’expression de respect et de reconnaissance de l’histoire sociale des groupes détenteurs, comme dans les appropriations orthodoxes et imitatives de certains groupes.
39De plus, le phénomène musical de la batucada, relativement dominé en France par rapport à d’autres sociétés musicales, est loin de concerner les élites artistiques et échappe dans sa grande majorité aux enjeux économiques de l’industrie culturelle française. La danse, la musique et le chant auraient depuis longtemps quitté le champ des rites pour devenir des divertissements (Weber 1983 : 642) mais la batucada n’est-elle pas justement pour les témoins un moyen de danser, de jouer, de chanter en dehors des circuits classiques de la consommation culturelle ? Le cœur du débat demeure bien la relation asymétrique dans l’acte d’appropriation et non l’appropriation en elle-même. Ainsi, ouverture sur la diversité et patrimonialisation de cette diversité participent aux imaginaires contradictoires de la globalisation (Martin 2002) très présents dans le domaine des échanges musicaux.
- 21 Raout 2009 : 176, au sujet du jembé en Afrique de l’Ouest et en Europe.
40D’aucuns aimeraient considérer la batucada et ses dérivés (écoles de samba, blocos afros, groupes de maracatu) comme un patrimoine musical « désormais partagé »21. Pourtant, nous avons vu que les débats sur le terrain posent tout de même la question des profits et des bénéficiaires. Dans ces échanges deux parties du monde se rencontrent, jouent de la musique ensemble mais s’opposent encore : nord et sud, blanc et noir, vieux continent et nouveau monde, occident et reste du monde. D’un coté le pouvoir financier, de l’autre une richesse culturelle convoitée.
41Si des amateurs de batucada travaillent sans relâche leur légitimité musicale et cherchent à toucher du doigt une forme d’authenticité culturelle, à établir des relations sincères et honnêtes avec leurs passeurs brésiliens, il n’en reste pas moins qu’ils participent à des échanges asymétriques, en premier lieu du point de vue économique. La musique authentique devrait idéalement être celle qui ne s’achète pas (Warnier 1994 : 18). Or, l’argent demeure pour l’étranger au Brésil le principal moyen « d’échanger » comme le dit simplement ce passeur brésilien : « Je te donne, tu paies, c’est un échange, un jeu ouvert » (Recife, 2008). Un jeu ouvert qui pose explicitement les termes de l’échange : de la culture contre de l’argent. L’aliénation marchande réside en ce qu’une valeur monétaire ne peut être équivalente à une valeur culturelle. Quelle est la somme d’argent susceptible de compenser une appropriation culturelle ? Une répartition plus équitable des revenus produits par le tourisme culturel et les échanges musicaux avec les étrangers est évidemment souhaitable. Mais celle-ci préserverait-elle réellement les cultures convoitées d’une supposée désintégration de leur sens, d’une dépossession de leur spécificité, d’une dilution de leur efficacité symbolique que la logique accusatoire dénonce (William 2019) ? Enfin, les postures protectionnistes qui voudraient « sauver les cultures » entrent également en contradiction avec le terrain de la circulation musicale : l’attrait mondialisé et la participation des touristes devient de plus en plus une garantie de survie des manifestations culturelles locales. Si certains musiciens brésiliens réussissent à tirer leur épingle du jeu internationalement et que les communautés brésiliennes renouvellent leurs répertoires au contact des étrangers, les situations pragmatiques de transmission et d’appropriation sur place confirment dans leur grande partie le racisme structurel qui sous-tend l’appropriation culturelle mondialisée.
42L’adaptation localiste décrite plus haut a particulièrement retenu mon attention pour ce qu’elle interrogeait concrètement des moteurs, des besoins qui motiveraient en profondeur l’appropriation de cultures exogènes. Pour Jean Baudrillard, le goût de l’ancien s’expliquerait par le fait que l’objet se trouve dénué des stigmates de la production industrielle et permettrait à son acquéreur d’augmenter son capital symbolique, de se chercher une hérédité (Baudrillard 1972 : 28-29). Qu’en est-il du goût européen pour l’exotique ? Peut-on y voir là aussi une recherche d’objets dénués de stigmates occidentaux ? Leur acquisition permettrait-elle dans ce cas de se chercher une « culture autre », qui aurait échappé à l’uniformisation, à la modernité, à la rationalité et au désenchantement ? L’appropriation d’objets culturels exotiques, qu’ils soient tangibles ou intangibles, n’est pas un phénomène récent. Néanmoins, sa démocratisation et l’accélération des canaux de diffusion et d’acquisition, depuis la deuxième moitié du 20e siècle, ont contribué à développer de nouvelles modalités de relation à la culture, caractérisées par un choix à la carte. Cette consommation culturelle a été permise par la diffusion d’une conception libérale de la culture dans laquelle les individus semblent choisir leur environnement culturel : cette forme d’utopisme, selon l’expression de Pierre Bourdieu, s’imbrique également dans des jeux sociaux de distinction en exprimant « un rejet de tout ce qu’il y a en soi de fini » ou encore le refus « d’être rangé en un lieu déterminé de l’espace social ». En parallèle à ce phénomène de rejet de l’assignation culturelle, se trouvent paradoxalement renforcés un attrait pour des « traditions authentiques » et une conception essentialiste de la culture qui voudrait préserver cette dernière de toute influence extérieure. La musique reste un terrain privilégié pour constater les relations complexes qui se jouent entre l’imitation et la création, entre la consommation et l’adhésion, entre les individus et ce qu’ils subissent ou choisissent de « la culture ». La batucada en particulier repose ces questions sous l’angle plus précis de la tradition, de l’oralité et d’une diffusion qui n’emprunte pas les routes du mainstream. L’objet approprié est exotique et semble bel et bien répondre à des besoins dans les pays de réception. Ce que révèle aussi l’appropriation culturelle c’est un rapport à la culture dans les pays du « premier monde ». Bien plus qu’un transfert culturel, la batucada semble participer d’un « sentiment de l’authenticité perdue », un sentiment généré par la disparition réelle ou supposée de traditions locales. Ce malaise dans la culture, selon l’expression de James Clifford, s’est fait ressentir sur le terrain lors d’entretiens au cours desquels les témoins décrivaient explicitement leur pratique comme substitut. Un musicien lillois membre d’un groupe de samba reggae à Marseille affirme :
Il y a une soirée avec des Brésiliens, qui est-ce qui va mettre l’ambiance ? C’est les Brésiliens. S’il y a des Africains, qui est-ce qui va chanter ? C’est les Africains. Nous, je sais pas pourquoi, à part Au Clair de la lune, on connait pas de morceaux, (rires), enfin je sais pas si tu as cette impression-là… Je me dis qu’on est pauvres ! Je sais pas ou est-ce qu’elle est notre culture musicale, on va la piquer ailleurs… C’est peut-être parce qu’on n’en a pas… […]. Les morceaux, t’as l’impression qu’ils les ont tous toujours entendus depuis qu’ils sont petits, ils rentrent dans la salle, ils se mettent autour d’une table, il y a des gens qui arrivent et tout le monde reprend les mêmes morceaux […]. Par rapport à ce que moi j’ai envie d’entendre et de chanter, ça fait pas partie de ma culture, j’en sais rien. (Marseille, 2009)
43On peut noter l’usage du « nous » faisant référence à « nous, Français d’aujourd’hui » en opposition aux « Brésiliens », aux « Africains ». Dans cet extrait, très représentatif de plusieurs échanges sur des terrains européens, apparaissent les liens complexes entre goût, patrimoine et culture populaire. Ce témoin marseillais parle de musique, qui représente l’essentiel de sa pratique artistique amateur, mais plus largement de son répertoire chanté.
- 22 Sous-entendant une certaine obsession des origines et générant une essentialisation voire une racia (...)
44L’idée que le premier monde comblerait un vide culturel par l’appropriation des cultures des autres traverse de nombreux travaux anthropologiques traitant de la consommation de l’exotique et de recherche de l’authentique22. Les chercheurs de l’École de Frankfort avaient mis en lien l’idée d’une perte de sens avec celle d’une fuite en avant dans le pastiche culturel (Warnier 1994 : 28). Baudrillard évoque lui aussi l’éventualité d’un « manque » comme moteur de la demande d’authenticité (1972). Ces notions abstraites de perte, de manque et de vide sont plus que jamais utilisées par les témoins de la batucada en France, les membres de sociétés musicales (Molle 2008), les musiciens régionalistes (Cestor 2004) mais aussi par certains passeurs qui voient l’appropriation de leurs patrimoines musicaux par les autres comme le moyen que ces derniers auraient de « se remplir » (Garrabé 2011 : 125). Des amateurs de batucada me confiaient ne pas avoir de « culture populaire » et pratiquer les percussions brésiliennes pour répondre à un besoin pratique et élémentaire d’une culture en partage. L’idéal d’un échange interculturel, hors considérations financières, serait également inaccessible : que pourraient-ils échanger d’autre que de l’argent ? Quels éléments de leur propre culture pourraient-ils mettre dans la balance d’un échange culturel équitable ? Beaucoup des témoins étrangers au Brésil m’ont fait part de cette impossibilité à mettre en commun des éléments de leur culture populaire. La transmission se fait unilatérale. Cette asymétrie musicale est évidente pour tout le monde : « nous les Brésiliens transmettons beaucoup plus, c’est clair » (Recife, 2008), beaucoup plus que ce que les étrangers transmettent de leur culture et toujours bien plus que ce que l’argent peut acheter. La quête infinie de légitimité et l’impossible compensation matérielle ou symbolique de l’appropriation culturelle semble créer des distinctions entre cultures « authentiques » et cultures « appropriées ». Cette soif de culture observée sur le terrain s’inscrit bel et bien dans l’histoire coloniale mondiale : l’exploitation coloniale des ressources naturelles, humaines et matérielles se trouve prolongée ici par l’extractivisme des dernières ressources immatérielles qui font encore communauté et humanité. La dimension virale, capitaliste et accumulative de l’appropriation culturelle interroge l’anthropologie sur les possibilités d’existences culturelles futures en dehors du marché, du patrimoine ou de l’art. Elle interroge aussi de fait les Européens sur les parts colonisatrice et colonisée de leurs propres cultures populaires.