1Depuis une dizaine d’années, les accusations d’appropriation culturelle sont régulièrement l’objet de débats médiatico-politiques particulièrement conflictuels. Ce numéro d’Appartenances & Altérités cherche à en expliciter la nature en mobilisant les sciences humaines et sociales, sans alimenter les polémiques que ces sujets tendent à soulever. Ce choix implique de prendre au sérieux, sans pour autant y adhérer, l’indignation que suscite chez certaines populations minoritaires ce qu’elles considèrent comme la dépossession d’éléments culturels censés être leur propriété. L’enjeu théorique et méthodologique est de tenir compte de la dimension culturelle de l’inégalité fondamentale des rapports sociaux, notamment ceux issus de l’histoire de l’expansion européenne (colonisation, traite et esclavage et racisation des populations identifiées comme non blanches dans le nord global). Ce faisant, le défi consiste à ne pas reprendre à son compte les conceptions souvent essentialistes et racialisées qui sous-tendent nombre d’accusations d’appropriation culturelle, comme, par exemple, la définition de groupes minoritaires et majoritaires homogènes et nettement circonscrits. C’est précisément ce à quoi s’attachent les contributions du présent numéro.
2En guise d’introduction à ces études de cas, il nous a semblé utile de donner quelques éléments de définition et de contexte. Il convient pour cela de retracer, aussi bien que possible, la généalogie de la notion d’appropriation culturelle dans sa dimension accusatoire. D’abord forgée comme catégorie de la pratique, mobilisée dans le cadre des débats politico-médiatiques susmentionnés, nous cherchons, sans nécessairement en faire une catégorie d’analyse définitivement fixée, à interroger son potentiel heuristique en identifiant les phénomènes qu’elle sert à désigner et le cadre analytique sous-jacent à sa conceptualisation. Autrement dit, l’analyse des usages de l’expression permettrait peut-être de délimiter en partie ce dont il est question. Plus modestement, cette réflexion liminaire pourrait, à tout le moins, permettre d’exposer les nœuds et les enjeux soulevés par les dénonciations d’appropriations culturelles ainsi que les questions socio-anthropologiques afférentes. Cela concerne notamment les inégalités et les préjugés raciaux issus de l’histoire coloniale et esclavagiste, les transferts culturels et les appropriations objectives dont elle a été le cadre, souvent subsumées à travers le concept de créolisation, ainsi que les tensions et conflits qui leur sont inhérents dans le domaine culturel.
3Avant même que cette notion ne se diffuse largement à partir des années 1990, plusieurs accusations de « vol » s’inscrivant dans le même registre accusatoire ont été portées dans le domaine artistique ou littéraire, opposant des personnalités censées représenter une population occidentale dominante et généralement « blanche » à une ou des minorités ethno-raciales s’estimant lésées. Ainsi, en 1972, lorsque André Schwarz-Bart, prix Goncourt pour Le Dernier des justes en 1959, lui-même juif et marié avec une Guadeloupéenne avec laquelle il a déjà co-signé un ouvrage, publie son roman La Mulâtresse Solitude, sa légitimité à évoquer le passé de la Guadeloupe, en sortant de l’oubli le personnage d’une héroïne de la résistance à l’esclavage, est contestée par certains de ses pairs antillais (mais aussi par certains critiques afro-américains aux États-Unis) car on lui reproche son extranéité, sur le plan de l’origine, de l’histoire et de l’expérience de racialisation.
4Une fois forgée, la notion d’appropriation culturelle a permis d’identifier et de condamner tout usage jugé illégitime d’éléments culturels censés appartenir aux dominés. Bien qu’il n’en fasse pas une notion centrale (il parle, plus généralement, de « colonialisme culturel »), le critique d’art britannique Kenneth Coutts‐Smith (1976) semble être le premier à utiliser l’expression. Coutts-Smith livre une analyse résolument marxiste et anticolonialiste de la conception élitiste et ethnocentrée de la culture qu’ont imposée les classes bourgeoises européennes. Définie comme bien marchand, acquis dans le cadre de la socialisation et de l’éducation formelle des classes supérieures, la haute culture occidentale se renouvelle sans cesse en s’appropriant des éléments exogènes. Outre les vestiges du passé, ce sont des artefacts, modes de vie et phénotypes exotiques de peuples conquis ou colonisés qui sont accaparés, reproduits, imités, assimilés et mis en scène, dans l’architecture, la peinture ou la littérature (Coutts-Smith 1976 : 6-7). Il n’est pas aisé de rendre compte de la réception du texte de Coutts-Smith et du rôle spécifique qu’il a joué dans la diffusion de la notion d’appropriation culturelle telle qu’elle est utilisée aujourd’hui. Son argument n’en reste pas moins congruent, pour l’essentiel, avec les polémiques qui commencent à poindre à partir des années 1980 dans le monde anglophone. On pense par exemple au port, jugé mal venu, de « tresses africaines » par l’actrice « blanche » américaine Bo Derek.
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5Au début des années 1990, l’idée selon laquelle l’Occident, l’Europe ou une majorité blanche se sont construits sur la réification prédatrice de populations altérisées dans le contexte de la colonisation se cristallise. C’est le moment où la critique africaine-américaine bell hooks (hooks 1992), qui s’inscrit dans le courant du black féminism, reprend et diffuse le terme « appropriation », illustré par la métaphore « manger l’Autre ». En 1992, l’une des premières accusations d’appropriation culturelle médiatisée en Amérique du Nord apparaît dans le tabloïd conservateur canadien The Daily News1. Elle fait suite aux propos du réalisateur africain-américain Spike Lee, qui considère que « only a black director was qualified to commit Malcolm X’s life to film »2. Le lien entre ces débats et ceux qui devaient faire rage en France vingt ans plus tard transparaît assez nettement.
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6Dans notre corpus3, le premier cas d’accusation d’appropriation culturelle traité dans la presse francophone date de fin 20154. Selon le quotidien québécois La Presse, le « Centre pour étudian-t-e-s avec un handicap » de l’université d’Ottawa a fait annuler un cours de yoga proposé gratuitement à ses membres, soucieux des « “implications culturelles” d’[…] une discipline créée par des peuples “qui ont expérimenté l’oppression, les génocides culturels et les exactions à cause du colonialisme et de la domination de l’Occident” ». Ce même article évoque deux autres polémiques similaires qui avaient éclaté quelques mois auparavant : l’interdiction faite au public du festival montréalais d’Art et musique Osheaga de porter des « coiffes autochtones » et la condamnation de la mise en scène de symboles spirituels autochtones dans un vidéoclip de la chanteuse Natacha Saint-Pierre.
7La presse française relaie à la même période des polémiques en tout point semblables aux États-Unis, concernant notamment des vedettes états-uniennes (Beyoncé, Katy Perry et Madonna). Dès 2014, sans que l’expression d’appropriation culturelle soit explicitement mobilisée, le spectacle Exhibit B de Brett Bailey au Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis, puis au 104 à Paris a suscité la polémique. Malgré les objectifs anti-racistes affichés de cette prestation qui s’inscrivait dans la thématique des zoos humains, scénographiés de manière volontairement provocante, une campagne de condamnation très sévère de l’œuvre, partie de Londres (où ce spectacle avait dû être annulé à l’automne 2014), a débouché sur une pétition, avec le mot d’ordre de l’interdiction de la performance. Une manifestation violente a empêché la tenue de la première représentation, déclenchant une polémique de grande ampleur.
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8À la même période, sont graduellement évoqués des cas français. L’accusation d’appropriation culturelle traverse l’Atlantique, autour des spectacles Slav puis Kanata en 2018 du metteur en scène québécois R. Lepage, qui se serait permis de s’accaparer de pans des histoires « noire » et autochtone, en employant, circonstance aggravante, des acteurs « blancs », aboutissant à l’annulation de ces spectacles à la cartoucherie de Vincennes (au grand dam d’Ariane Mnouchkine !). L’expression « manger l’Autre » de bell hooks, mentionnée plus haut, est popularisée en France à cette période, à l’occasion de polémiques nées d’appels à des annulations de spectacles. Éric Fassin a analysé ces annulations en alléguant la relation de pouvoir au fondement des dits spectacles. Il fait valoir que « la circulation (d’éléments culturels) s’inscrit dans un contexte de domination auquel on s’aveugle »5. La conception du monde qui sous-tend le débat sur l’appropriation culturelle a des effets sur les représentations ainsi que sur les conceptions de l’action politique, d’autant que, dit encore Éric Fassin « l’outil conceptuel est inséparablement une arme militante ». La bonne intention ne suffit pas :
L’illusion redouble quand l’artiste […] veut parler pour (en faveur de) au risque de parler pour (à la place de) […]. Le monde universitaire n’est pas épargné par ces dilemmes : comment parler des questions minoritaires, quand on occupe une position « majoritaire », sans parler à la place des minorités ?6
9De fait, la notion a suscité d’âpres controverses. Un peu partout dans le monde, des intellectuel·le·s, des militant·e·s, des artistes s’en sont saisis pour fustiger l’exploitation des cultures colonisées. D’autres l’ont dénoncée, avec une égale vigueur, comme une insupportable atteinte à la liberté de création et de circulation des idées, en signalant l’essentialisme, voire même un certain racialisme, qui lui servent de fondement et lui reprochant d’enfermer les expressions culturelles, tout en les fixant, dans l’enclos d’un « nous » séparé des autres et titulaire d’un droit de propriété. Dans le même registre est posé le problème de l’application de la notion de propriété collective à la culture, qui peut lui-même s’articuler à la notion de « vol », celle-ci impliquant que les groupes spoliés ne possèderaient plus les biens concernés…
10L’accusation d’appropriation culturelle concerne à la fois des objets matériels et des éléments immatériels. Du côté des objets matériels, relevant avant tout des arts populaires, les faits de pillage d’artefacts sont connus depuis longtemps, avec l’accumulation dans les musées des pays occidentaux (mais aussi chez des particuliers fortunés) d’œuvres émanant de pays anciennement colonisés ou autrefois placées en situation subalterne (les frises du Parthénon au British Museum ; les masques africains au Musée du Quai Branly ; les sculptures Asmat de Papouasie occidentale insérées dans le marché international de l’art (de Hontheim 2005)…), sans que cette accusation ait été clairement formulée (même si aujourd’hui certains propriétaires originels de ces artefacts revendiquent leur retour…). Ces objets, lorsqu’ils sont entreposés au sein de collections publiques, relèvent aujourd’hui de politiques de restitution ; lorsqu’ils sont monopolisés par des collectionneurs privés, ils engagent la notion de valeur marchande. Mais c’est dans le domaine immatériel que le reproche d’appropriation culturelle a été le plus récemment allégué, touchant notamment aux formes et aux motifs reproductibles (industrie de la mode), à la musique populaire et, de manière plus fondamentale, au passé lui-même… La question de la légitimité des usages d’un corpus culturel se pose dans d’autres termes lorsqu’elle intervient dans un contexte d’institutionnalisation d’objets culturels ou de traditions populaires en voie de disparition. Leur réhabilitation par enrôlement dans des dynamiques de patrimonialisation ou des projets développementalistes est souvent vécue comme une folklorisation, une perte d’authenticité…
11On peut remarquer que ces controverses sur l’appropriation culturelle jouent sur la polysémie du terme même d’appropriation et sur le double sens, négatif et positif, du mot s’approprier :
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le sens de vol ou de captation : prendre possession pour son usage exclusif d’un objet matériel ou immatériel ou d’un bien commun, ou d’autres êtres humains : l’appropriation des corps noirs esclavagisés ou l’appropriation des corps des femmes, théorisée par le féminisme matérialiste (Guillaumin 1978)
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le sens d’une réduction de l’altérité : le passage de l’exogène à l’endogène, de l’étranger au familier : s’approprier un texte, une langue…
12L’appropriation culturelle dans le sens 1 serait, pour reprendre la typologie établie par Richard Rogers, une des modalités de la notion générique d’appropriation culturelle, celle que l’auteur définit comme l’exploitation de cultures marginalisées et colonisées, à côté d’autres modalités que seraient l’échange culturel, la domination culturelle ou la transculturation (Rogers 2006). Cette définition objectivante de l’appropriation culturelle reste toutefois insuffisante pour expliquer la large diffusion de l’expression si on ne prend pas en compte la logique accusatoire qui l’accompagne aujourd’hui. Les faits objectifs d’appropriation qui ont pu prendre place au cours de l’histoire n’ont pas toujours été perçus comme tels et ont pu être interprétés autrement comme le montre l’histoire de la musique populaire américaine au XXe siècle, qui offre un champ privilégié de réflexion.
13Au départ est le blues, issu du secteur le plus subalterne de la société américaine, à savoir la population noire du sud des États-Unis. Du blues, héritier des work songs des champs de coton où travaillaient les esclaves, est sorti le jazz, qui, en adoptant des instruments d’origine européenne, devient une musique plus « savante », où l’on voit émerger des interprètes fortement individualisés, parfois extérieurs au groupe noir (Jamin et Williams 2010). Dès lors, il n’est plus confiné dans une enclave ethnique (alors même que la société américaine continue à être racialement ségréguée) ; il part à la conquête du monde, entité désormais autonomisée par rapport au blues. Celui-ci demeure, pendant plusieurs décennies, une musique « folklorique » (folk blues), largement rurale, ethniquement marquée (d’où l’expression de « peuple du blues » qui sert de titre à un ouvrage de LeRoi Jones (alias [Amiri Baraka] (1968), qui porte en fait sur l’histoire du jazz) et dont les interprètes restent dans une relative obscurité. Mais il n’est pas une structure figée et il continue à évoluer : la migration vers les villes du Nord et l’électrification des instruments donnent naissance à une nouvelle forme jouant de l’accentuation rythmique (Chicago blues, rythm’n’blues), permettant l’accès à un public plus large. Un épisode flagrant d’appropriation culturelle caractérisée serait alors, au milieu des années 1950, la naissance du rock’n’roll, lorsque des chanteurs blancs comme Elvis Presley se sont emparés du rythm’n’blues, reléguant à la marge des chanteurs noirs comme Little Richard ou Chuck Berry. On peut toutefois mettre l’accent sur un phénomène d’osmose musicale entre ces « petits blancs » (couche sociale à laquelle appartenaient les premiers chanteurs de rock) et leurs homologues noirs, qui pourrait être interprété en termes de créolisation… Au demeurant on peut remarquer, en sens inverse, que le titre Maybellene, lancé par Chuck Berry en 1955, devenu un standard du rock7, est directement inspiré par l’air Ida Red, chanté et joué au violon en 1938 par Bob Wills et ses Texas Playboys, qui appartient au genre de la country music8. C’est également l’époque où des groupes de chanteurs noirs, comme les Platters9, connaissent un immense succès public, puis qu’est créée en 1959 la firme Tamla Motown, destinée à toucher un public tout à la fois noir et blanc… Quelques années plus tard, au début des années 1960, nouvelle donne, avec l’impulsion donnée par de jeunes musiciens britanniques comme les Rolling Stones, groupe formé en 1962 (dont le nom est emprunté à un morceau du bluesman Muddy Waters) qui popularisent le blues tout en proclamant leur dette vis-à-vis de leurs aînés noirs d’Outre-Atlantique et participent à leur nouvelle popularité, mesurable en termes de droits d’auteur… Personne, à l’époque, n’a parlé d’appropriation culturelle, ce qui ne serait pas le cas aujourd’hui, comme le remarque le critique musical du Guardian de Londres, Alex Needham10… Ce qui était considéré comme une démarche antiraciste et progressiste dans les années 60 – comme aller à la recherche des pépites dans le blues de Chicago de la décennie précédente – est devenu une manifestation « d’irrespect », voire de racisme.
14On peut remarquer que la notion d’appropriation culturelle peut parfois viser les groupes infériorisés (Derlon et Jeudy-Ballini 2015), qui ont eux aussi la capacité de s’approprier croyances et pratiques des dominants (la langue française comme « butin de guerre » chez l’écrivain algérien Kateb Yacine) : ceux-ci peuvent alors recourir à ce type de discours accusatoire pour disqualifier les pratiques des groupes subalternes comme une mauvaise imitation (moquer le « roi nègre » qui s’approprie en les sémantisant selon les codes locaux, les symboles du pouvoir royal), ou pour ridiculiser une prétention de petit bourgeois qui se pousse du col (le bourgeois gentilhomme). La nouveauté des discours contemporains sur l’appropriation culturelle tient en fait à l’inversion de la position qu’occupe l’énonciateur d’un tel discours dans les rapports de domination. La force politique et normative de la notion tient à ce qu’elle affirme sur la scène publique la légitimité des minoritaires à instruire des procès en illégitimité. L’accusation d’appropriation culturelle rebat les cartes de tels procès, autrefois privilèges du majoritaire : la prétention à porter un jugement moral sur les pratiques culturelles des autres est désormais assumée par les minoritaires, ce renversement dévoilant du même coup la force du discours hégémonique sur la supériorité de sa culture et l’infériorisation de la culture de l’autre que l’Occident a imposé au cours des siècles passés.
15L’émergence d’un discours accusatoire relatif à l’appropriation culturelle ne peut en fait se comprendre qu’en le resituant dans le contexte qui a fait de la culture un référent globalisé pour penser les appartenances et les différences (Alévèque et Chandivert 2023). Il s’inscrit dans les nouveaux usages éthiques et politiques de la culture qui la mobilisent comme source de singularité et de conscience de soi et comme support de revendications par des groupes longtemps subalternisés. Cette nouvelle conception de la culture se manifeste par la revendication d’un monopole sur la parole sur soi-même, sur le contrôle des usages de biens matériels ou immatériels, ou de production de narratifs historiques. Cette revendication suppose de fixer des positions d’insiders, et d’outsiders, d’établir entre eux une frontière basée sur un rapport entre « propriétaires » et « emprunteurs » d’une culture, qui peut alors être facilement essentialisée, d’établir donc une discontinuité basée sur la relation de propriété entre un groupe et sa culture, à l’évidence un puissant opérateur de l’identité culturelle et de son essentialisation. Mais ce reproche peut être relativisé si l’on considère que l’enjeu des discours accusatoires sur l’appropriation culturelle n’est pas tant la propriété de la culture que la légitimité d’en contrôler l’usage. Comme l’a souligné Kenan Malik (2017), ce qui est au cœur de l’accusation d’appropriation culturelle, c’est la relation entre contrôle et identité. La culture y figure moins comme une donnée substantielle que comme un signe : celui des hiérarchies raciales qui se sont forgées dans différentes situations de domination, à laquelle le dominant est aveugle et qu’entérinent ces emprunts, celui de l’inégalité de valeur entre les cultures des groupes « propriétaires » et « emprunteurs » (attestée a contrario par l’argumentaire des contre-discours : « s’approprier votre culture c’est en reconnaître la valeur »).
16On peut ainsi penser que la diffusion de l’expression est concomitante d’un phénomène général de visibilisation des minoritaires et de leur volonté de s’instaurer en narrateurs de leur propre histoire, oubliée ou confisquée par l’histoire officielle, en lien avec l’émergence d’un nouveau mouvement antiraciste « postcolonial » (Picot 2019, Bouadjadja 2020). Les accusations d’appropriation culturelle sont en effet marquées par des « règlements de compte avec le passé » qui en ont fait une notion éminemment politique. Comme on le voit dans les différents articles de ce numéro, elles font écho aux oppressions du passé, et réactivent la mémoire de ce passé, souvent constituée en un « patrimoine » qu’il s’agit de se réapproprier. Faute de prendre en compte cette dimension mémorielle, le contre-discours qui situe le partage culturel dans l’abstraction universaliste de la libre circulation des productions humaines ne peut guère échapper au dialogue de sourd.
17On ne peut que constater la multiplicité des appropriations dans l’histoire, au fondement du changement culturel. L’usage de symboles, de techniques, de rituels propres à une culture par des groupes qui lui sont extérieurs est contenu de façon explicite ou implicite dans tous les termes (acculturation, assimilation, syncrétisme, transculturation, métissage) qui jalonnent le champ des rencontres et des interpénétrations de cultures. Ces présupposés classiques de la discipline ont été remis en cause par la conception en vogue des cultures comme ensembles d’éléments en perpétuelle circulation, n’existant pas, comme les évoque James Clifford (1996 [1988]), avant les contacts mais étant façonnés par eux, s’appropriant et disciplinant les mouvements incessants des gens et des choses… La mise en avant des expériences de doubles ou de multiples attachements, de l’importance des forces du mouvement face à l’affirmation de puretés originelles (Drummond 1980, Amselle 1990, Appadurai 1996), implique de ne pas présupposer des entités culturelles fixes, mais des systèmes de flux, déjà constitués en relations. Les accusations d’appropriation culturelle se situent donc en rupture avec ces conceptions. Conceptions qui voisinent avec la notion de créolisation, déjà évoquée, qui semble à l’opposé des discours sur l’appropriation, alors même qu’elle se situe elle aussi en rupture avec l’hégémonie des cultures européennes occidentales.
18La créolisation se présente souvent comme une anti-appropriation et peut être évoquée pour soutenir l’argument « universaliste » de dénonciation de l’appropriation en faisant valoir que la culture n’appartient à personne… La notion engage en effet une conception de la culture et de l’identité qui peut sembler à l’opposé de l’essentialisme culturel : non pas la discontinuité mais un continuum culturel intégré, au sein duquel les traits culturels constituent un répertoire de références où les individus, quel que soit leur positionnement dans le champ social/racial, peuvent toujours puiser. Tout en valorisant ce qui est issu du mélange local, par rapport à l’hégémonie de la culture européenne, elle peut toutefois ne pas être vue comme une simple spécificité locale propre à un groupe donné. Car là où des notions proches, comme celle de syncrétisme, servent à penser l’imbrication de pratiques et de croyances culturelles, la créolisation (dont la spécificité tient à la violence de la confrontation de populations différentes dans un contexte colonial et esclavagiste) est aussi investie politiquement comme idéal de relation entre les peuples.
- 11 Voir la prise de position du linguiste John McWhorter dans un article en ligne du quotidien The Dai (...)
19Mais là aussi les choses apparaissent plus complexes. Cet usage de la créolisation repose souvent sur l’ambiguïté de la notion, prise tantôt comme catégorie d’analyse, tantôt comme catégorie de la pratique. D’usage commun en période coloniale, le terme « créole » servait initialement à désigner les personnes nées dans les colonies ainsi que leurs objets et pratiques. Par la suite, dans le domaine de la linguistique, il a notamment permis de rendre compte de l’émergence de nouvelles langues issues de la confrontation de plusieurs langues sources en contexte colonial et esclavagiste (Valdman 1978)11. L’ensemble des phénomènes sociaux et culturels issus des anciennes colonies à esclaves a également été analysé à travers ce prisme de l’imbrication et de la recomposition à partir du divers (Brathwaite 1978, Glissant 1996, Bonniol 2013, Ménil 2014).
- 12 Le 23 septembre dernier, interpelé par un journaliste de BFMTV au sujet d’un sondage (selon lequel (...)
20Cependant, cette caractéristique anthropologique a tôt fait d’être politiquement interprétée comme la marque d’une singularité et d’une richesse, le mélange étant perçu comme l’antithèse de l’inégalité et de la potentielle conflictualité inhérente aux rapports sociaux racialisés (Glissant 1962, Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989, Thomas 2004, Bonniol 2017). D’une manière analogue à la célébration du métissage (amalgamant considérations biologiques et culturelles), la créolisation tend ainsi à être idéalisée comme projet ou positionnement politique dans les sociétés créoles et au-delà12. Contre le racisme, le nationalisme et la xénophobie, la créolisation est mobilisée comme une forme de cosmopolitisme, ou, du moins, comme une reconnaissance non seulement de la diversité ethno-raciale et culturelle, mais aussi de l’enchevêtrement des différents apports qui ont constitué une société et qui continuent à l’enrichir.
21Deux difficultés apparaissent dès lors. Premièrement, compte tenu précisément du contexte historique esclavagiste et post esclavagiste dans lequel se produit la créolisation, ce phénomène culturel se fonde généralement sur des rapports dissymétriques entre les groupes sociaux et peut aller de pair avec la domination raciale et culturelle. Il peut s’effectuer sous un mode « bâtard », comme le décrivait Édouard Glissant. Dans ces cas, dominants et dominés partagent des pratiques culturelles qui se créolisent sans que l’égalité en valeur des différents apports soit reconnue. Deuxièmement, quelle est la portée heuristique de la transposition d’une notion forgée pour analyser les sociétés créoles à d’autres contextes ? La migration et la mondialisation entraînent des confrontations de populations diverses dont la violence peut, sur certains points, rappeler la traite de captifs et de travailleurs notamment africains et indiens en période coloniale (post) esclavagiste. La créolisation nous permettrait donc au moins en partie d’analyser les effets imprévisibles de ces rencontres. L’écueil à éviter est d’aplanir des contextes historiques et des phénomènes sociaux et culturels très différents (Claveyrolas 2022).
22La créolisation peut sans doute davantage fonctionner comme métaphore permettant de penser des analogies entre des contextes différents (Giraud 2013) dans lesquels se produisent des formes singulières d’entremêlement d’apports culturels très différents, malgré de fortes inégalités raciales ou précisément du fait des formes de domination inhérentes à la mise en contact de populations différentes. Dans ces contextes, la dimension culturelle de cette domination se pose également avec une certaine acuité. La créolisation ne peut plus être perçue comme une antithèse des conceptions culturalistes et essentialistes du monde que mobilisent généralement les accusations d’appropriation. Même en contexte créolisé, se pose la question de la domination et des inégalités en matière de contrôle des pratiques culturelles.
23Dans les articles rassemblés dans ce numéro, les imputations d’appropriation culturelle concernent des rituels festifs ou religieux, des savoirs ou des musiques. Les débats qu’elles suscitent prennent place dans différents contextes qui leur conférent localement leur pertinence. Leur mise en perspective permet d’éclairer de façon plus générale les enjeux sociaux qui sous-tendent les discours contemporains sur la légitimité des usages des cultures, ainsi que la dynamique des critères et des frontières du membership qui autorisent à s’en prévaloir ou à les contester.
24Trois contributions portent sur des sociétés créoles, ce qui donne l’occasion de mettre en perspective les discours sur l’appropriation et la créolisation comme deux élaborations identitaires. Portant sur les sociétés créoles de l’espace caraïbe, francophone ou anglophone, et de l’Océan indien, elles mettent en évidence les effets inattendus ou paradoxaux que produit la patrimonialisation de pratiques et de savoirs culturels : la revalorisation des pratiques culturelles populaires peut conduire leurs anciens « propriétaires » à en redéfinir les contours et les sources, elle peut réactiver la mémoire du passé colonial et esclavagiste et des hiérarchisations raciales, elle peut aussi susciter des stratégies de réappropriation.
25Ainsi Flore Pavy, dans le contexte post-colonial de la Guadeloupe contemporaine, évoque le cas des gwoup-a-po, héritiers des groupes issus des couches subalternes de la société, qui circulaient pendant la période carnavalesque et qui s’inscrivent aujourd’hui dans une certaine dynamique d’institutionnalisation qui accompagne leur patrimonialisation, tout en développant de nouvelles formes de spiritualité, censées se rattacher à une origine africaine. Cette dynamique ne peut se fonder que sur certains emprunts culturels à d’autres îles de la Caraïbe, réputées être restées plus proches de la source africaine. C’est alors chez les autres qu’on va chercher l’authenticité d’un corpus culturel perdu. Pour qualifier ces emprunts Flore Pavy propose le terme, utilisé par les acteurs eux-mêmes, de « réappropriation », ce détour vers des territoires d’emprunt permettant de renouer avec le fil d’un passé malencontreusement interrompu.
26Pauline Amy de la Bretèque aborde la créolisation à partir des œuvres littéraires de Jamaica Kincaid, Michelle Cliff, Olive Senior, Marlon James, Paule Marshal. Sont comparées les définitions de la créolisation qui transparaissent dans ce corpus. Dans ces œuvres, loin de toute idéalisation, les différentes descriptions des sociétés caribéennes révèlent des logiques de domination et de violence extrême constitutives du phénomène de racialisation. Par exemple, l’environnement écologique est symboliquement approprié par l’imposition de taxinomie savante et les pratiques et croyances religieuses des personnes esclavisées utilisées stratégiquement pour contrecarrer leur résistance à l’ordre plantationnaire. Cette redéfinition résolument critique de la créolisation comme étant marquée par la domination culturelle est explicitée selon certaines prises de position de certains des auteur·ice·s étudié·e·s. Par le truchement des études postcoloniales, ce rapprochement entre littérature, histoire et socio-anthropologie permet d’interroger les transferts culturels singuliers qui peuvent se produire malgré les fortes inégalités raciales, voire de leur fait.
27Les usages, savants et populaires, des espèces botaniques se prêtent particulièrement aux controverses sur l’appropriation culturelle. Dans le cas de l’île de La Réunion, Jim Sion montre comment des savoirs ethnobotaniques pratiques ont été emblématisés comme des objets culturels promus en vitrine de la créolité. Paradoxalement, leur réhabilitation vient heurter l’idéologie de la créolisation, en venant rappeler le mépris dont ces savoirs étaient l’objet lorsqu’ils étaient associés aux groupes subalternes. Les discours de célébration de la diversité et du métissage en viennent ainsi à mettre au jour les inégalités sociales et raciales qui sont inhérentes à la créolisation.
28Les deux autres articles, s’ils ne concernent pas des sociétés créoles, se situent dans le cadre de sociétés racialement segmentées. Juliette Galonnier montre qu’aux États-Unis la religion à prétention universaliste qu’est l’islam n’est pas à l’abri des critiques sur l’appropriation culturelle. Les controverses s’organisent autour de l’identification d’une culture islamique américaine authentique, objet de débats conflictuels sur les rapports entre religion et culture. La pratique de l’islam par les convertis blancs fait l’objet d’interprétations divergentes orientées par un double regard : elle peut être critiquée comme une appropriation culturelle qui recoupe des hiérarchisations raciales et sociales, mais elle trouve à se légitimer lorsqu’on la situe dans une logique d’expropriation qui commande de libérer la religion musulmane de son ancrage dans les traditions culturelles du monde arabe.
29Anaïs Vaillant, quant à elle, retrace, dans le domaine musical, les relations complexes qui se nouent entre les musiciens du monde occidental qui se sont emparés des rythmes brésiliens, dans le cadre de groupes dénommés batucadas, et ceux qui, au Brésil, en sont les inventeurs et les dépositaires. Si, au début des années 2000, la notion d’appropriation culturelle, lorsqu’elle était employée, ne s’inscrivait pas alors obligatoirement dans une logique accusatoire, un retour sur ses données lui permet de mettre au jour des conflits et des stratégies de part et d’autre dudit « échange », autour d’un sentiment diffus de pillage superposé aux inégalités de classe et de race, et d’éclairer en quoi la conception immatérielle de la culture renforce le phénomène d'appropriation.