1La publication d’un ouvrage de la collection 128 sur « l’objet sociologique » et « l’outil analytique » (p. 10) que constitue la race est en soi un évènement. Alors que la question raciale a soulevé de nombreuses controverses scientifiques et politiques ces dernières années – quand bien même les affirmations opposées aux spécialistes des questions raciales « relèvent moins souvent de l’objection scientifique que de la ficelle rhétorique » (Belkacem et al. 2019) – la publication d’un Sociologie de la race dans une collection pédagogique est le signe de l’installation de la thématique dans le champ des sciences sociales françaises. L’ouvrage de Solène Brun et Claire Cosquer constitue une synthèse particulièrement documentée, claire et efficace des travaux et débats actuels sur les rapports sociaux de race, les phénomènes de racialisation, et plus généralement sur le racisme. Il représente en cela une pierre essentielle de la progressive reconnaissance non seulement des recherches sur les questions raciales, mais également de leur diffusion dans le monde académique français.
2L’ouvrage assume une perspective généalogique particulièrement heuristique qui permet d’affirmer la dénaturalisation des catégories raciales. Le plan choisi juxtapose de façon dialogique la naissance de la race comme catégorie de la pratique et son émergence comme catégorie d’analyse. Les autrices montrent que les significations qui sont attachées à ces catégories varient selon les contextes et les chercheur·euses qui les emploient. Elles choisissent ainsi de retracer « la façon dont les dynamiques et les effets du racisme ont été saisis par les sciences sociales, et comment le concept de race a servi cette analyse » (p. 11). Le propos s’organise en trois grands mouvements. Une première partie est consacrée aux travaux pionniers des études sur la race – aux États-Unis comme en Europe. Une deuxième s’applique à décrire la structuration du champ et les principaux débats qui l’animent. Le troisième et dernier temps de l’ouvrage rend compte des apports des travaux sur la race à la compréhension plus générale des inégalités ainsi qu’à l’étude des rapports sociaux, tant sur un plan épistémologique que méthodologique.
3La première partie de l’ouvrage propose une « genèse des études sur la race » (p. 15) passant en revue les productions de différentes disciplines. Les autrices donnent d’abord des points de repère sur les premiers travaux, en naviguant à travers les œuvres de W.E.B. Du Bois à la fin du XIXe siècle, celles de l’anthropologue Fredrik Barth, des généticiens Richard Lewontin et Anthony Edward, pour finir par l’exposé de la pensée du psychiatre Frantz Fanon dans les années 1950. À chaque étape de la démonstration, elles discutent le « geste constructiviste » (p. 19) de ces travaux, pour montrer la progressive conceptualisation de la race comme catégorie d’analyse. Ce cheminement aboutit à l’idée que le racisme résulte d’une « assignation racialisante du regard blanc » (p. 25). C’est sur cette notion de « racialisation » que l’ouvrage se poursuit, insistant sur l’origine fanonienne de ce concept, « contrairement à ce que le mythe de l’importation états-unienne laisse croire » (p. 28). Les autrices reviennent notamment sur les pensées de Colette Guillaumin et de Véronique De Rudder explicitant leur manière d’envisager les rapports sociaux de race en termes de « majoritaires » et « minoritaires ». Le dernier chapitre de cette première partie réinscrit la sociologie des rapports sociaux de race dans son « dialogue important avec les mouvements sociaux et spécifiquement le militantisme antiraciste » (p. 37). Côté états-unien, les autrices insistent sur les articulations avec le mouvement des droits civiques et le rôle du Black feminism dans la théorisation de l’intersectionnalité. Côté français, elles montrent que les révoltes urbaines de 2005, déclenchées par la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois (93), ont impulsé un renouvellement des études sur la race – jusqu’alors portées essentiellement par des chercheur.ses de l’Urmis spécialistes des « relations interethniques ». Dans un effort constant de contextualisation des productions scientifiques, cet exposé permet de saisir l’émergence du champ des études raciales en France comme aux États-Unis, tout en retraçant les circulations conceptuelles entre les différents espaces intellectuels. La construction même de cette partie, qui suit la trajectoire conceptuelle de la race, sert le travail de dénaturalisation du concept – geste d’autant plus nécessaire et important à l’heure du retour des essentialismes sur la question raciale (Morning [2014] 2021).
4La seconde partie de l’ouvrage revient sur les théories de l’origine de « la racialisation du monde » (p. 55). Les autrices rendent compte des deux paradigmes existant dans l’historiographie : le modèle colonial et esclavagiste d’une part ; et le modèle religieux d’autre part, racialisant juif.ves et musulman.es. Les autrices plaident quant à elles pour une lecture articulant colonialisme et religion pour penser la genèse de la catégorie raciale. Elles s’appuient pour cela sur les travaux de Ramón Grosfoguel et Eric Mielants qui, tout en mettant en avant la dimension coloniale des processus de racialisation, montrent que « la religion et la race sont intrinsèquement liées dès l’émergence du concept de race » (p. 59). Cela introduit une autre thèse importante défendue dans l’ouvrage – à savoir que la distinction opérée entre les registres culturel et biologique, qui cadre souvent la distinction conceptuelle entre « race » et « ethnicité » (Bertheleu 2022), ne tient pas. Les autrices dédient un chapitre entier à la discussion de ces deux concepts et de leur utilisation dans les travaux scientifiques, avant d’en disqualifier la frontière analytique. Elles montrent que la race peut aussi être culturelle, notamment dans les mécanismes d’assignations qui la créent : les pratiques religieuses ou linguistiques sont ainsi de puissants leviers de disqualification et de production de différences hiérarchiques entre les groupes. Synthèse critique des débats sur la question, ce chapitre aboutit sur la définition d’une distinction en termes de rapport à la colonialité, reprenant la thèse de Ramón Grosfoguel. Dans cette logique, le processus de racialisation « concerne bien plus la position au sein d’une relation coloniale – ou post-coloniale – que la couleur de peau per se » (p. 72) : un Algérien s’installant en France est racialisé, là où, aux États-Unis, il sera très probablement recensé comme « blanc ». Abordant cette question des catégories ethno-raciales dans les enquêtes et appareils statistiques, le dernier chapitre boucle la partie sur la « racialisation du monde » (p. 55). Les autrices soulignent l’ambivalence de ces catégories, qui est au cœur du débat sur ce qui a été nommé « statistiques ethniques » (Simon 2020) : « les appareils statistiques participent à créer les catégories qu’ils utilisent » (p. 73) mais ils sont également « le premier outil de connaissance des inégalités ethno-raciales » (p. 73).
5La troisième section de l’ouvrage, intitulée « ce que la race fait à la sociologie », permet de mettre en perspective les travaux actuels sur les processus de racialisation et les rapports sociaux de race par rapport à d’autres champs de la discipline sociologique. Cette partie montre le caractère fécond des questions dont se saisissent les spécialistes de la race pour alimenter la discussion sur des thématiques plus transversales en sciences sociales – comme l’articulation des rapports sociaux, le rapport entre le biologique et le social, ou la tension entre la construction d’un discours scientifique qui s’appuie nécessairement sur des catégories et le risque d’une essentialisation de celles-ci. Dans cette partie, les autrices s’appuient notamment sur certains apports théoriques et méthodologiques de leurs thèses respectives – portant sur la construction des frontières raciales par la socialisation familiale pour Solène Brun (2019) et sur la blanchité parmi les groupes d’« expatrié·es » à Abu Dhabi pour Claire Cosquer (2018). Cette section dresse un état des lieux de différentes entrées permettant d’analyser les inégalités raciales. Elle présente des terrains et approches « classiques », comme celles des discriminations racistes, l’étude des effets répressifs du système policier et judiciaire ou encore celle de la ségrégation urbaine. Elle ouvre également vers des questionnements plus émergents en France, comme ceux sur la socialisation raciale ou sur les blanchités, comprises comme les positions dominantes dans les rapports sociaux de race. En montrant l’articulation entre la race et d’autres rapports sociaux (genre et classe), la partie contre l’une des critiques souvent adressées aux chercheur·euses étudiant les effets du racisme : une minimisation, voire une occultation plus ou moins marquée des inégalités liées à la classe sociale (voir notamment : Lilla 2018, Beitone et Hemdane 2019, Beaud et Noiriel 2021). Les autrices montrent au contraire la centralité de l’articulation entre race et classe dans les travaux existants, par exemple dans l’analyse de la combinaison des oppressions, ou dans la façon dont le capital culturel influence la gestion du stigmate imposé aux diplômé·es racisé·es (Druez 2016). Sur un plan plus théorique, elles évoquent à cet égard la circulation du cadre d’analyse bourdieusien dans le champ des études raciales. On peut regretter que ces débats soient abordés si rapidement (quelques lignes et une note de bas de page suggérant des références), par contraste avec l’ampleur des discussions qu’ils suscitent, notamment en ce qui concerne l’habitus racialisé (voir notamment : Horvat et Antonio 1999, Bonilla-Silva 2006, Perry 2012) ou le capital culturel noir (voir notamment : Carter 2005, Desmond et Emirbayer 2015, Rollock et al. 2015, Wallace 2017). La dernière section du chapitre propose une mise au point particulièrement intéressante. Alors que l’on reproche parfois aux approches constructivistes de dissoudre la matérialité des marqueurs raciaux (couleur de la peau, texture des cheveux, accents…) dans l’analyse des pratiques, du « racisme culturel » ou du « racisme sans races » (Balibar et Wallerstein 1988), cette section revient sur la manière dont la race peut être performée.
6Sur une question épineuse et hautement controversée, les autrices de cet ouvrage parviennent à tenir ensemble une écriture de réponse – toujours juste et dosée – aux multiples attaques faites à ce champ d’études ; et une écriture de questionnement – toujours ouverte et intellectuellement honnête. L’ouvrage n’en demeure pas moins un plaidoyer contre « l’aveuglement volontaire » à la dimension raciale des phénomènes sociaux (p. 125). Solène Brun et Claire Cosquer proposent une synthèse des études raciales qui dépasse la binarité noir/blanc primant dans les études raciales états-uniennes (et françaises, dans une moindre mesure), notamment en soulignant la place de la question religieuse dans l’émergence de la pensée raciale. Si le format contraint de la collection 128 impose nécessairement des choix, quelques critiques peuvent cependant être formulées. D’abord, on peut regretter que l’ouvrage ne fasse davantage de place aux travaux sur le corps, le sport et la santé, alors qu’ils constituent un axe important du développement du paradigme racial et de son utilisation par les sciences sociales. Si certains de ces travaux sont cités dans la dernière partie de l’ouvrage, celle-ci donne plus l’impression d’un aperçu de ces recherches qu’une réelle discussion de leurs apports – comme les autrices le faisaient pourtant dans les deux premières parties. Par ailleurs, on pourrait attendre un dialogue avec d’autres catégories qui circulent dans l’espace académique et politique, comme celle de « peuples autochtones » (Smith 2012). Enfin, alors que ce 128 montre très bien comment la compréhension de la race varie selon les époques et contextes historiques, il insiste moins sur ses variations en fonction des espaces et des échelles. Il existe pourtant certaines configurations qui contribuent à façonner spatialement les rapports sociaux de race. D’une part, celles que David Delaney appelle les « géographies conventionnelles de la race » (Delaney 2002) que sont les espaces des réserves, des frontières ou des quartiers paupérisés des centres-villes états-uniens (« inner city ») ; et, d’autre part, les espaces qui sont perçus comme des espaces « extérieurs » aux questions raciales, mais qui se trouvent en réalité au cœur de la construction de la blanchité. Les travaux de Margaret A. Hagerman (2018) ont par exemple bien mis en avant les mécanismes de socialisation raciale et d’intériorisation des privilèges raciaux, en particulier celui de l’aveuglement à la race, dans certains quartiers péricentraux d’une ville du Midwest. En dépit de ces quelques remarques, qu’il s’agit plutôt de penser comme des pistes d’approfondissements complémentaires que des critiques de fond, l’ouvrage constitue une synthèse remarquable, dont la parution fera date dans la légitimation progressive des questions raciales dans le paysage académique français.