Claire Trojan, L’identité interdite. Les expulsés allemands en RDA (1945-1953)
Claire Trojan, L’identité interdite. Les expulsés allemands en RDA (1945-1953), Presses universitaires de Rennes, 2014, 354 p.
Full text
1Claire Trojan donne, dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, une vue d’ensemble bien ordonnée de la question des expulsés allemands en RDA, un sujet jusqu’à présent inédit en français, pour lequel elle s’est surtout appuyée sur les archives de l’Administration centrale des déplacés (Zentralverwaltung für Umsiedler ou ZVU, Berlin) et les fonds du Land de Saxe. Madame Trojan montre l’énorme défi social, économique et politique qu’a constitué l’arrivée de millions d’expulsés de l’est de l’Europe (un quart de la population de la Zone d’occupation soviétique en 1949) en puisant ses exemples jusqu’au niveau local (notamment la ville de Leipzig). L’ouvrage, qui comprend quelques illustrations et un glossaire, est divisé en quatre parties. La première porte sur le cadre administratif et montre que la politique d’assimilation décidée par le gouvernement, dominé par le parti socialiste unifié SED, fut appliquée avec zèle mais aussi une certaine empathie pour les difficultés des expulsés. La deuxième partie traite de l’insertion de ces réfugiés dans un appareil de production en partie détruit, touché par les démontages des usines à destination de l’URSS et peinant à intégrer les nouveaux venus dont les qualifications ne correspondaient souvent pas aux besoins, puis concurrencés à partir de 1947 par les soldats libérés de captivité ; à l’exception de la mine d’uranium du canton d’Aue qui, elle, fit le plein de main-d’œuvre expulsée. Dans un troisième temps, Claire Trojan suit l’administration dans ses efforts pour trouver des solutions d’hébergement et d’emploi malgré la pénurie générale, s’inspirant d’initiatives pour les réfugiés prises à l’Est comme à l’Ouest, tentant de jouer les médiateurs entre leurs intérêts, ceux des autochtones et l’objectif de sortir la société allemande du nazisme et du capitalisme. Le livre montre la place parfois ambivalente des réfugiés dans la soviétisation de la zone d’occupation et la construction de la RDA. La quatrième partie est consacrée aux frictions entre nouveaux venus et autochtones, donc aux résistances à l’assimilation ordonnée d’en haut. Pour des raisons de politique intérieure et extérieure, la question fut néanmoins résolue à marche forcée parallèlement à la formation du Bloc de l’Est. Ceci donne les bornes chronologiques de l’étude : comme le titre l’indique, les expulsés furent empêchés dès la fin des années 1940 d’évoquer publiquement les circonstances de leur arrivée et de former des associations particulières. Après 1953 au plus tard, la plupart des archives est-allemandes ne les mentionnent plus, même sous l’euphémisme imposé par les autorités de « déplacés » (Umsiedler).
2Le plan comme l’enchaînement des idées sont clairs et permettent d’aborder tous les aspects de cet accueil tels qu’ils ont été répertoriés par les administrations chargées de l’intégration. Relevons particulièrement les passages sur les aspects sociaux de l’accueil ; à la différence des migrations de travail habituelles, les déplacements forcés ont fait venir, dans un contexte particulièrement difficile : des personnes âgées ; des femmes chefs de famille avec des enfants à charge, qu’on a essayé avant tout « d’intégrer au processus de production », quitte à suggérer de placer leurs enfants ; enfin, les enfants eux-mêmes, dont le cas particulièrement terrible des enfants des rues dits « enfants-loups » de Kaliningrad/Königsberg (p. 228), livrés à eux-mêmes entre 1945 et leur expulsion en 1947.
3Faut-il attribuer à la formation d’historienne de l’auteur quelques hésitations sur la traduction de termes allemands ? Le lecteur doit plusieurs fois trancher entre les choix qui lui sont proposés sous forme de mots accolés (ainsi de « pasteur/prêtre », p. 249), voire traduire lui-même certains passages laissés en allemand malgré leur intérêt pour l’argumentation (comme la loi sur l’amélioration du sort des déplacés, p. 249 toujours), sans parler de la difficulté à comprendre le vocabulaire spécifique laissé en allemand qui émaille le texte, sans que sa préférence par rapport aux termes français apporte grand-chose à l’analyse. Le glossaire est d’ailleurs bienvenu pour distinguer les termes essentiels ; on aurait aimé qu’il soit moins court et comprenne l’ensemble des vocables allemands typiques du sujet. Un problème récurrent est la différence entre Flüchtling (réfugié) et Umsiedler (déplacé) qui n’est pas toujours rigoureusement faite dans le texte (p. 176-177 et 178, par exemple) : une confusion courante dans la pratique de l’époque, mais dont l’intérêt analytique est nul et qui risque de désorienter le lecteur. La gêne qu’il peut éprouver est redoublée par des maladresses (comme la biographie d’Anna Lorenz, p. 133, dont on ne sait pas si elle est expulsée ou non) et par des erreurs de forme mineures, mais répétées (phrases parfois incompréhensibles, comme p. 98 sur la « ponction des travailleurs » ou p. 126 sur « l’extraction des tâches ménagères » ; confusion de termes, comme « famine » à la place de « faim », p. 88 ; erreurs d’accents notamment : Bohème à la place de Bohême, par exemple ; accumulations de phrases curieusement ponctuées et, malgré un effort de clarté, une certaine difficulté à se mettre à la place du lecteur qui, s’il ne connaît pas le contexte ou les titres cités, peut être rapidement perdu). Ces réserves mises à part, l’ouvrage remplit l’objectif annoncé par son titre : il s’agit bien d’une vue d’ensemble sur « les expulsés allemands en RDA » qui apporte des connaissances solides et inédites en français.
- 1 Mirjam Seils, Die fremde Hälfte. Aufnahme und Integration der Flüchtlinge und Vertriebenen in Meck (...)
- 2 Dont l’intérêt a été montré par Heike Amos, Vertriebenenverbände im Fadenkreuz. Aktivitäten der DD (...)
4Comme travail de recherche, l’impression qu’il laisse est plus mitigée. Malgré la pauvreté des archives, les publications sur les expulsés en ex-RDA se sont multipliées depuis grosso modo une décennie et des études de bonne qualité sont sorties sur la plupart des « nouveaux Länder » parmi lesquelles il est désormais difficile de se faire une place ; elles restent d’ailleurs curieusement absentes de l’ouvrage qui nous intéresse. Madame Trojan s’est choisi une boussole sûre, celle de publications allemandes un peu plus anciennes dont elle ne s’écarte guère. L’Administration centrale des expulsés a fait l’objet d’un traitement approfondi au niveau national, notamment par Michael Schwartz de l’Institut für Zeitgeschichte – Außenstelle Berlin, Manfred Wille de l’université de Magdebourg ainsi que ses élèves (mais aussi le Zentrum für Zeithistorische Forschung de Potsdam). Ces auteurs se sont aussi penchés sur le niveau régional, tandis qu’Ulrich von Hehl encadrait à Leipzig quatre thèses, publiées au début des années 2000 et faisant le tour de la question de la réception des expulsés en Saxe d’après les archives régionales et un corpus d’interviews. On attendait donc un renouvellement de la part de l’auteure, par exemple une image plus fine des expulsés ou de l’interaction entre les différents acteurs de cette histoire (dans le goût de ce que Miriam Seils a proposé en 2012 pour le Mecklembourg1), mais cette attente est déçue. Les dépouillements d’archive cités dans l’ouvrage n’apportent pas d’information supplémentaire par rapport à cette historiographie. Une fois seulement, un éclairage original est donné sur la question du travail des femmes (p. 124 sq.) ; de fait, c’est un sujet sur lequel il est impossible de différencier les expulsés des autochtones et qui a été négligé par la recherche allemande, mais ce passage a de l’intérêt pour les lecteurs français et il aide à mieux comprendre le contexte général de l’accueil. De même, le témoignage inédit de la fin (p. 323-330) est bienvenu (mais il ne semble pas avoir été exploité dans le texte). On aurait aimé plus d’initiatives de ce genre et le recours à des sources plus diversifiées comme les fonds de la Stasi2, les journaux des expulsés publiés en Allemagne de l’Ouest ou des exemples très locaux qui auraient permis d’approfondir et de nuancer l’image donnée par les archives publiques.
5La marge d’autonomie des nouveaux venus, dont la restitution est présentée en introduction comme l’un des buts de l’étude, n’apparaît donc qu’à travers les demandes, protestations et témoignages envoyés par les réfugiés aux autorités. Cela permet une première approche, mais il est frappant que l’auteure ne mette jamais en question les sources qu’elle utilise et aboutisse ainsi à une image d’autant plus indifférenciée des expulsés qu’elle distingue rarement entre les différents moments de la chronologie. Or, plusieurs évolutions se téléscopent : celle de l’expulsion (qui n’est pas la même selon les pays expulseurs), celle de la prise de pouvoir du SED (tandis que persiste un marché libéral de l’emploi pendant les années 1940, dont l’auteure ne semble pas avoir conscience, cf. p. 84) et celle de la constitution du Bloc de l’Est, pour ne citer que ces dernières et négliger par exemple (comme le fait largement l’auteure) les développements à l’Ouest sur la question des expulsés. Ces derniers ont été très diversement influencés tant par leur milieu social d’origine que par la manière dont leur expulsion s’est déroulée. Ces nuances sont réduites ici à de grands clivages par sexe et âge qui ont leur intérêt, mais qui n’épuisent pas la question, comme la recherche allemande l’a aussi remarqué depuis le milieu des années 2000. L’auteure ne semble pas toujours en être consciente : un exemple parmi d’autres le montre lorsqu’elle affirme (p. 99) que « les réfugiés » commencent à être renvoyés de l’industrie pour faire place aux soldats revenant du front ; mais parmi eux se trouvent des expulsés, et les « ouvriers qualifiés » dont l’administration patronne la venue en sont aussi souvent eux-mêmes.
6À force de suivre les sources administratives, l’auteure non seulement tend à adopter leur point de vue, mais encore leur donne une valeur informative dont les bureaucrates doutaient parfois eux-mêmes (leurs hésitations en matière de décompte des expulsés, qui apparaissent dans les archives de la ZVU, disparaissent ici). Or, dans un contexte particulièrement délicat comme celui-ci, il est imprudent de ne pas mieux analyser ses sources et les enjeux des affirmations qu’elles contiennent. La prise en compte plus rigoureuse des luttes politiques à la formation de la RDA, des rapports entre politique régionale et nationale, de la concurrence croissante avec l’Ouest (sur laquelle l’auteure semble peu sûre, en témoigne p. 300 sa chronologie hésitante de la Loi de péréquation des charges qui, si elle est évoquée dès l’immédiat après-guerre dans le débat politique, n’est votée qu’en 1952), aurait permis de mieux situer la question des expulsés comme enjeu et de sortir d’une description neutre seulement en apparence. Il est vraisemblable qu’une meilleure connaissance des débats sur l’histoire d’une société sous le totalitarisme, doublement importants pour l’Allemagne qui a connu les deux systèmes totalitaires principaux du xxe siècle, aurait laissé à l’auteure le loisir de prendre plus de distance avec ses sources ; de se poser, par exemple, la question de savoir quels expulsés écrivent aux administrations. Il est d’ailleurs mentionné que ce sont d’abord les personnes reconnues comme victimes du nazisme qui se plaignent. Mais ce passage (comme d’intéressantes remarques sur la modification des confessions en Saxe) reste isolé et n’aboutit ni à une image différenciée des expulsés, ni à des recherches complémentaires qui donneraient une analyse plus fine de la question (selon les milieux, les origines géographiques, les âges…) par rapport à l’historiographie existante.
7Le choix du Land de Saxe est justifié par les particularités de cette région par rapport aux autres, notamment la couleur politique des autorités régionales de l’immédiat après-guerre et l’intérêt des modifications entraînées par l’arrivée des expulsés dans la composition socio-professionnelle, la répartition des confessions (augmentation de la population catholique) ou ethniques (logement de nouveaux venus dans les villages sorabes). Ces deux dernières sont évoquées (assez rapidement) dans l’ouvrage ; mais la structure sociale de la région d’accueil n’est pas utilisée de façon approfondie pour montrer en quoi l’arrivée des expulsés a contribué à conserver ou à araser la spécificité de la Saxe ; il aurait valu la peine, par exemple, d’étudier les « communautés paysannes soudées » évoquées p. 95 (qui sont par exemple moins nombreuses dans le Brandebourg de la même époque). La question politique est omise, alors même que la région était la seule à ne pas être dirigée par un membre du SED. Cela se traduit par des applatissements curieux de chronologie (notamment dans la partie sur l’appareil productif) qui gomment les enjeux de pouvoir. La conclusion ne peut que difficilement dégager une spécificité quelconque de la Saxe (mis à part la question sorabe, p. 277-278) ; l’échelle régionale sert donc d’exemplier plutôt que d’échelle heuristique.
- 3 Alexander von Plato, « Fremde Heimat », in : Lutz Niethammer, A. von Plato (dir.), « Wir kriegen j (...)
8Quant aux débats historiographiques évoqués, ils sont étroitement limités aux questions concernant les expulsés et souvent datés. Ainsi le chapitre VIII commence-t-il comme s’il s’agissait de prendre parti dans une querelle historiographique sur l’accueil des expulsés dont la recherche a restitué les difficultés par rapport aux proclamations officielles d’intégration rapide, mais qui fut résolue… à la fin des années 1970 en Allemagne de l’Ouest et dont la solution n’a été retardée pour l’ex-Allemagne de l’Est que par le privilège accordé aux sources centrales dans les premiers travaux de recherche. P. 320, la conclusion présente comme une hypothèse personnelle le fait que l’intégration aurait été facilitée par la restructuration générale de la société, thèse formulée par Alexander von Plato dès 19853 et qui fait consensus, y compris dans les ouvrages cités par l’auteure. Enfin, cette dernière semble mal connaître la littérature secondaire sur les expulsés à l’Ouest de l’Allemagne et ses derniers propos sur des conflits « exacerbés à l’Est » (p. 319) seraient à relativiser, notamment par rapport à la Bavière. De fait, la bibliographie, très utilisable pour les expulsés en Saxe, reste trop courte et trop étroitement centrée sur ce thème pour dépasser une présentation strictement limitée à ce dernier.
9À force de suivre les premières publications sur le sujet qui ont fait le point sur les ressources documentaires les plus accessibles et d’en demeurer à ces ressources comme sources primaires, on aboutit au résultat que la recherche en histoire sociale sur le totalitarisme cherche à éviter : le sentiment d’un face-à-face entre les deux blocs quasi monolithiques de l’administration et des expulsés. Le programme ambitieux annoncé en introduction, à savoir reconstituer l’agency de ces migrants forcés, démunis de tout, dans un territoire lui-même marqué par la guerre, n’est rempli que de manière somme toute superficielle, en conservant la perspective surplombante de l’administration centrale, sans que l’auteure semble avoir conscience des limites de ses choix. Mais au moment où l’historiographie de ce sujet s’épuise en Allemagne, il est heureux que ses premiers résultats soient transmis de manière aussi exhaustive à la recherche française.
Notes
1 Mirjam Seils, Die fremde Hälfte. Aufnahme und Integration der Flüchtlinge und Vertriebenen in Mecklenburg nach 1945, Schwerin (Helms), 2012.
2 Dont l’intérêt a été montré par Heike Amos, Vertriebenenverbände im Fadenkreuz. Aktivitäten der DDR-Staatssicherheit 1949 bis 1989, Munich, Oldenbourg (Schriftenreihe der Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte), 2011.
3 Alexander von Plato, « Fremde Heimat », in : Lutz Niethammer, A. von Plato (dir.), « Wir kriegen jetzt andere Zeiten ». Auf der Suche nach der Erfahrung des Volkes in nachfaschistischen Ländern. Lebensgeschichte und Sozialkultur im Ruhrgebiet 1930 bis 1960, tome 3, Berlin/Bonn, J.H.W. Dietz, 1985, p. 213.
Top of pageReferences
Bibliographical reference
Ségolène Plyer, “Claire Trojan, L’identité interdite. Les expulsés allemands en RDA (1945-1953)”, Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 47-1 | 2015, 265-269.
Electronic reference
Ségolène Plyer, “Claire Trojan, L’identité interdite. Les expulsés allemands en RDA (1945-1953)”, Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [Online], 47-1 | 2015, Online since 13 December 2017, connection on 05 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/502; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.502
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