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Les espaces publics des pays germanophones, des espaces publics transnationaux ?

Le réseau § 96 (de la Loi sur les expulsés de 1953) et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale. Vers un espace public transnational ?

Christian Jacques
p. 371-385

Résumés

Les débats publics autour de la question nationale allemande après 1990 prirent une dimension transnationale puisqu’ils furent notamment menés dans le contexte du processus de redéfinition des relations de l’Allemagne avec ses pays voisins d’Europe centrale et celui de leur intégration dans l’Union européenne. Partant du concept ou de la notion « d’espace public », compris comme « arène discursive », cette contribution revient sur les problématiques liées à la transmission de la mémoire du passé allemand en Europe centrale. Afin d’appréhender les dynamiques communicationnelles qui participent des usages politiques de ce passé, nous nous sommes intéressé au § 96 de la Loi sur les expulsés de 1953 (Bundesvertriebenengesetz ou BVFG). Celui-ci constitue l’un des principaux dispositifs législatifs découlant et participant à l’élaboration des représentations collectives du passé oriental de l’Allemagne.

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Texte intégral

  • 1  Cf. K. Jarausch et M. Sabrow (éd.), Die historische Meistererzählung. Deutungslinien der deutschen (...)
  • 2  Cf. par exemple B. Binder, W. Kaschuba, P. Niedermüller, Die Inszenierung des Nationalen. Geschich (...)

1Après l’ouverture des frontières avec les pays voisins d’Europe centrale et l’unification des deux États allemands faisant suite à la chute des régimes communistes, la société allemande a été confrontée à la nécessité d’un renouvellement des cadres d’interprétation du passé et des modalités de réécriture du « grand récit national » (Meistererzählung)1. De nombreux chercheurs se sont d’ailleurs intéressés au caractère ambivalent de cette évolution qui participait d’un renouvellement du discours national et d’une réactivation des références traditionnelles de la « Kulturnation »2.

  • 3  Cf. par exemple A. Bazin et J. Rupnik, « Vorwärts zurück. Deutschland, Polen, Tschechien », Osteur (...)

2Les débats publics autour de la question nationale allemande après 1990 prirent une dimension transnationale puisqu’ils furent notamment menés dans le contexte du processus de redéfinition des relations de l’Allemagne avec ses pays voisins et celui de leur intégration dans l’Union européenne. Ces discussions ont d’ailleurs occupé une large place de l’agenda politique de ces deux dernières décennies comme le montre une analyse même succincte de la presse germanophone et de la littérature scientifique à ce sujet3.

3Partir du concept ou de la notion « d’espace public », compris comme « arène discursive », nous semble un outil heuristique pertinent pour la représentation ou l’appréhension des dynamiques communicationnelles autour de ces questions liées aux usages politiques du passé allemand en Europe centrale et orientale. Dans la perspective d’interroger le caractère transnational de ces processus, nous nous proposons d’aborder les débats autour des questions mémorielles menés dans la société allemande unifiée notamment concernant la transmission de la mémoire du passé allemand en Europe centrale.

  • 4  Muriel Rouyer, « Espace public », in : Dictionnaire de sciences politiques, Paris, Sirey, 2010, p. (...)

4Si, comme l’affirme Muriel Rouyer dans sa définition du concept d’espace public, « le droit est le médium de transformation du ‘pouvoir communicationnel’ en ‘pouvoir administratif’ »4, il nous paraît perspicace d’aborder la problématique par le biais des questions juridiques ou des aspects législatifs. C’est dans cette optique que nous nous intéresserons à l’un des principaux cadres législatifs concernant les représentations de ce passé que constitue le § 96 de la Loi sur les expulsés de 1953 (Bundesvertriebenengesetz ou BVFG). Par ce paragraphe d’une loi qui en comprenait à l’origine plus d’une centaine, contre une trentaine aujourd’hui, les instances politiques allemandes affirment ainsi :

  • 5  « Bund und Länder haben entsprechend ihrer durch das Grundgesetz gegebenen Zuständigkeit das Kultu (...)

« Fédération et Länder ont, suivant les compétences que leur confère la Loi fondamentale, à préserver le patrimoine culturel [Kulturgut] des territoires de l’expulsion [Vertreibungsgebiete] dans la conscience des expulsés et des réfugiés, de l’ensemble de la population allemande et de l’étranger, à sauvegarder archives, musées et bibliothèques, à en compléter et évaluer le contenu, ainsi qu’à sécuriser et promouvoir les organismes de création artistique et de formation. Ils se doivent de promouvoir la science et la recherche dans l’accomplissement des tâches qui découlent de l’expulsion et de l’intégration des expulsés et des réfugiés, ainsi que le développement du travail culturel [Kulturleistungen] des expulsés et des réfugiés. Le Gouvernement fédéral rend compte annuellement des activités entreprises »5.

  • 6  « […] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d (...)

5Appelé souvent « paragraphe culturel », ce texte peut être considéré comme constitutif de ce que nous appellerons, en référence à Michel Foucault et Giorgio Agamben6, un dispositif ou réseau mémoriel, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs, d’institutions, de dispositions législatives et autres ou bien encore d’objets susceptibles d’influer sur les représentations et la production discursives concernant le passé allemand d’Europe centrale et orientale. Ce texte de référence permet ainsi aux instances fédérales de financer pas moins de sept musées régionaux (Donauschwäbisches Zentralmuseum/Ulm ; Ostpreussisches Landesmuseum/Lüneburg ; Pommersches Landesmuseum/Greifswald ; Schlesisches Museum zu Görlitz ; Siebenbürgisches Museum/Gundelsheim ; Stiftung Kunstforum Ostdeutsche Galerie/Ratisbonne ; Westpreussisches Landesmuseum/Warendorf), de trois instituts de recherche et d’une bibliothèque de référence (Stiftung Martin-Opitz-Bibliothek/Herne), de deux centres de médiation culturelle (Deutsches Kulturforum/Potsdam ; Adalbert Stifter Verein/Munich) et de divers programmes de financement des activités scientifiques et culturelles (Immanuel-Kant-Stipendium- und Forschungspreis, etc.). L’ensemble du dispositif est placé depuis 1998 sous la responsabilité du ministère d’État à la Culture et co-géré par le Bundesinstitut für Kulturgeschichte der Deutschen im östlichen Europa – sorte de garant scientifique et d’implémentation du § 96 – à Oldenbourg. De plus, chaque Land allemand dispose d’autres institutions et d’un réseau plus ou moins autonome sur lequel il est impossible de revenir ici en détail.

  • 7  C. Schmitt et A. Vonderau, « Öffentlichkeiten in Bewegung », in : C. Schmitt et A. Vonderau (éd.), (...)

6Afin de saisir la nature et le sens de ce cadre législatif que représente le § 96 de la Loi sur les expulsés, nous nous proposons de le replacer dans une perspective de long terme et de revenir sur la genèse et les principales étapes de son évolution – tant au niveau de sa formulation que de son implémentation – depuis son adoption en 1953. Nous nous demanderons en quoi les discours sur le passé et la promotion culturelle que ce paragraphe induit a pu participer ou participe de la constitution d’un espace public en tant qu’espace de débat au caractère transnational. Par espace public transnational, nous entendons un espace relationnel et communicationnel résultant d’un contexte historique, politique ou économique particulier dépassant le simple cadre de l’État-nation et englobant différentes échelles allant du local à l’international7.

Genèse du paragraphe culturel (§ 96) de la Loi sur les expulsés de 1953 (BVFG) : une loi d’importance nationale dans le contexte international d’après-guerre

7Dans un article publié dans le premier numéro de la revue Blickwechsel, publié sous la responsabilité du Deutsches Kulturforum östliches Europa chargé du travail d’information à l’intention du grand public, la conseillère ministérielle du ressort K44 (Kultur und Geschichte der Deutschen im östlichen Europa – Wissenschaftsbereich, Grundsatzfragen) de Bonn, concédait que :

  • 8  Sabine Deres, « Widerborstig und einzigartig. 60 Jahre Kulturförderung nach § 96 Bundesvertriebene (...)

« Certes, la formulation de la mission culturelle définie par le § 96 de la Loi fédérale sur les expulsés (BVFG) sonnait véritablement comme un barbarisme et n’avait de prime abord rien de stimulant », mais ajoutait toutefois « qu’il avait été possible de développer, sur la base de cette norme rébarbative se focalisant sur les termes d’“expulsion” et “d’expulsés”, une promotion culturelle de manière continue et diversifiée regroupant sous sa coupe des motivations et des acteurs divers »8.

  • 9  Cf. E. Hahn et H. H. Hahn, Die Vertreibung im deutschen Erinnern : Legenden, Mythos, Geschichte, P (...)

8Par le qualificatif de « barbarisme » (Wortungetüm) la responsable ministérielle pointait du doigt les origines du vocabulaire issu des années 1950, c’est-à-dire d’une période qui n’avait pas encore pu ou su prendre ses distances avec les références linguistiques du discours ethnique et national (völkisch) de l’époque national-socialiste. C’est en effet en 1953 – et après de nombreuses tergiversations et négociations – que fut promulguée, sous la responsabilité du gouvernement de Konrad Adenauer, la Loi sur les expulsés (Bundesgesetz für die Angelegenheiten der Vertriebenen und der Flüchtlinge). Cette loi devait constituer aux yeux de ses défenseurs une étape et un outil importants dans l’élaboration des politiques d’intégration des populations allemandes, ou considérées comme telles, issues des anciens territoires de l’Est. Quatre années après la création de la République fédérale d’Allemagne, la question de l’intégration des réfugiés représentait en effet encore un défi de taille. Si le chiffre exact des populations allemandes, victimes dans le contexte ou à l’issue de la Seconde Guerre mondiale de l’exode et de l’expulsion, n’est pas véritablement connu9, la jeune République fédérale devait encore faire face aux problèmes de relogement et d’assistance de plusieurs millions de personnes, et ce dans un pays en reconstruction et à la situation économique incertaine. Parmi ce qu’on dénommait alors « personnes déplacées » (Displaced persons), à la recherche d’un toit, de nourriture et d’un emploi, on retrouvait les populations germanophones ayant fui devant l’avancée des troupes soviétiques ou ayant été expulsées de leur territoire d’origine. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’il s’agissait également de centaines de milliers de citadins ayant perdu leur logement sous les bombardements, ainsi que des populations exilées à l’époque du national-socialisme revenant de l’étranger ou des prisonniers libérés des camps de concentration ou d’extermination.

  • 10  Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Lon (...)

9Au-delà de cette fonction d’intégration, la loi sur les expulsés a de toute évidence contribué de manière significative à la construction de cette « communauté imaginée »10 que constitue la République fédérale définie comme une « nation culturelle » (Kulturnation). L’historienne Karin Pohl affirme ainsi que :

  • 11  Karin Pohl, Zwischen Integration und Isolation : zur kulturellen Dimension der Vertriebenenpolitik (...)

« Cette construction idéelle avait pour objectif premier de créer un lien positif entre les composantes culturelles, politiques et sociales disparates d’un pays en ruine et de créer de cette manière à partir de cette pluralité culturelle la société allemande d’après-guerre »11.

10Comme le souligne l’historienne, cette loi participait de la mise en place de politiques à caractère à la fois symbolique et pragmatique. Il s’agissait d’affirmer ou de réaffirmer l’homogénéité d’une société morcelée et de maîtriser les difficultés résultant de flux migratoires aux dimensions inégalées jusqu’alors.

11Les autorités avaient besoin pour ce faire d’une définition opératoire du statut d’expulsé afin de régler dans le même temps les questions liées à la citoyenneté. Le premier paragraphe de l’article 116 de la Loi fondamentale précisait d’ailleurs :

  • 12  « Deutscher im Sinne dieses Grundgesetzes ist vorbehaltlich anderweitiger gesetzlicher Regelung, w (...)

« Est Allemand, au sens de cette Loi fondamentale et sous réserve d’une réglementation ultérieure, celui qui possède la citoyenneté allemande ou qui a été recueilli sur le territoire du 31 décembre 1937 en tant que réfugié ou expulsé membre de la communauté ethnique [Volkszugehörigkeit] allemande ainsi que son époux et ses descendants »12.

  • 13  Le fait que la Loi sur la régulation des questions de citoyenneté du 22 février 1955 (Gesetz zur R (...)

12La BVFG de 1953 venait alors compléter une formulation considérée comme trop imprécise13. Le délai de plusieurs mois entre les premières négociations en 1949 et sa ratification montre combien ce point était sensible et fit l’objet d’âpres discussions.

13L’initiative du ministre-président du Schleswig-Holstein, Hermann Lüdemann, qui présenta ce projet devant la Conférence des ministres-présidents à Wiesbaden en août 1949 peut être considérée comme le point de départ de ces débats. Cependant Hans Lukaschek, ministre des Réfugiés et lui-même originaire de Silésie, fut le principal responsable de la première formulation présentée dès 1951 au gouvernement et au Conseil fédéral. Si la première lecture devant le Bundestag eut lieu le 12 décembre de la même année, la seconde ne se tint que plus d’un an plus tard, le 11 décembre 1952. Ces atermoiements s’expliquent pourtant en grande partie par le fait que la commission chargée de la rédaction du texte devait également régler la question sensible des réparations (Lastenausgleichsgesetz) nécessitant de définir les contours du statut de réfugié. Ceci fut fixé par le premier paragraphe de ce texte divisé à l’origine en 7 sections :

  • 14  « Vertriebener ist, wer als deutscher Staatsangehöriger oder deutscher Volkszugehöriger seinen Woh (...)

« Est considéré comme expulsée toute personne jouissant de la citoyenneté allemande ou appartenant à une communauté ethnique allemande dont la résidence était située dans les territoires allemands actuellement sous administration étrangère ou dans les régions au-delà des frontières territoriales du Reich allemand au 31 décembre 1937 et qui l’ont perdue dans le contexte des événements de la Seconde Guerre mondiale à la suite des expulsions, en particulier du déplacement forcé ou de l’exode »14.

  • 15  Au sujet de cette forme de nationalisme intégrale englobant de nombreuses mouvances et de variante (...)
  • 16  Cf. Samuel Salzborn, Heimatrecht und Volkstumskampf : außenpolitische Konzepte der Vertriebenenver (...)

14Cette définition réactivait de fait, tant au niveau fédéral qu’au niveau régional, un des principaux piliers de la construction identitaire allemande que constitue la référence aux origines et à la culture communes. Karin Pohl affirme qu’il n’y avait dans les choix sémantiques retenus aucune volonté de revenir aux principes d’une politique dite völkisch. Certes la comparaison avec les lois raciales de 1935 ne fait pas véritablement sens, il n’en reste pas moins que le champ sémantique utilisé jusqu’à ce jour renvoie bel et bien à cette définition ethnique et/ou raciale qui sous-tend les interprétations « völkisch » de la nation. L’extrémisme des conceptions raciales nazies ne constitue qu’une des variantes d’un discours idéologique aux multiples facettes et difficile à appréhender15. C’est d’ailleurs ainsi que des politistes allemands tel Samuel Salzborn qualifient les principes mobilisés ici16. Les termes utilisés dans le sixième paragraphe de la BVFG semblent d’ailleurs le confirmer. Par ce paragraphe, les responsables des rédacteurs de ce texte tentaient d’apporter une définition au terme « d’appartenance ethnique » (Volkszugehörigkeit) :

  • 17  Cf. paragraphe 6 de la BVFG : « Deutscher Volkszugehöriger im Sinne dieses Gesetzes ist, wer sich (...)

« Appartient au peuple allemand celui qui dans sa région d’origine [Heimat] se réclamait de la germanité [Volkstum] dans la mesure où cette déclaration est confirmée par l’origine, la langue, l’éducation et la culture »17.

15C’est au nom de ces principes que la République fédérale se déclarait responsable de la gestion d’une communauté nationale définie suivant des critères « objectifs » que sont la filiation, la langue ou la culture. Un principe qui était déjà en vigueur dans la Loi de 1913 sur la citoyenneté du Reich (Reichs- und Staatsangehörigkeitsgesetz vom 22. Juli 1913) et qui ne sera finalement remis en question qu’en 2000 sous le gouvernement de coalition dirigé par Gerhard Schröder qui introduit les éléments du principe du jus soli dans la réglementation de la citoyenneté allemande.

16Si la question de la citoyenneté ne posait pas véritablement problème pour les personnes issues des territoires faisant partie de l’Allemagne dans ses frontières de 1937, il en était autrement pour bon nombre de personnes dont le statut prêtait à confusion. C’était le cas en l’occurrence de celles des territoires situés hors de ces frontières et se considérant pourtant – ou ayant été considérées par les autorités nazies – comme allemandes. Le texte de 1953 comprenait ainsi une clause évoquant la naturalisation collective (kollektive Einbürgerung), Celle-ci valait, par exemple, pour les groupes de populations désignées comme « Allemands des Sudètes », suivant les principes régissant les accords de Munich ou « Allemands du Protectorat de Bohême-Moravie » après la disparition de la Tchécoslovaquie en mars 1939. Mais ces mesures concernaient également les populations germanophones ayant obtenu la citoyenneté allemande lors de l’annexion des territoires de la Memel à la suite de l’ultimatum posé aux autorités lituaniennes à la même époque. Le troisième groupe concerné était constitué des populations ayant obtenu la citoyenneté allemande après le rattachement au Reich de la ville libre de Gdansk/Dantzig ainsi que des minorités allemandes de Pologne (Polendeutsche).

  • 18  K. Pohl, Zwischen Integration und Isolation (note 11), p. 319.
  • 19  Ibid., p. 30.
  • 20  L’analyse par Tobias Weger de l’association des réfugiés sudètes, association particulièrement inf (...)

17Comme le rappelle l’historienne Karin Pohl, la BVFG était, en quelque sorte, « une loi faite par les expulsés pour les expulsés »18. Qu’elle fût d’ailleurs parfois surnommée « Loi fondamentale pour les expulsés » est en ce sens significatif. Bien que l’intégration des réfugiés venant des territoires de l’Est ait été souvent conflictuelle, ceux-ci disposaient de réseaux et de responsables particulièrement efficaces qui leur permirent d’influer sur les débats au sein de l’espace public en RFA19. Le secrétaire d’État en charge des Affaires des réfugiés, Hans Lukaschek (1885-1960), qui était lui-même issu des provinces de Haute-Silésie, en fit les frais. L’assise de ces réseaux issus des milieux des réfugiés reposait sur des institutions et l’engagement de personnes dont la genèse remontait à l’époque de l’entre-deux-guerres20.

  • 21  En référence au secrétaire d’État aux Affaires étrangères de la RFA, Walter Hallstein (1901-1982). (...)
  • 22  S. Salzborn, Heimatrecht und Volkstumskampf (note 16).
  • 23  Cf. note 5.
  • 24  Ibid.

18La BVFG n’avait ainsi pas uniquement pour objectif de régler la question de l’intégration ou la réintégration dans la communauté nationale des réfugiés ou des populations déplacées qui se virent accorder un certain nombre de prérogatives (comme des compensations et avantages financiers : Lastenausgleich). La République fédérale assumait en quelque sorte pour ces populations les conséquences des politiques menées par l’Allemagne nazie. Mais la portée politique de ce texte est beaucoup plus large et doit s’interpréter en prenant en compte le contexte géopolitique particulier de la Guerre froide. Conformément à l’esprit de la Loi fondamentale et aux principes qui sous-tendaient la vision géopolitique prônée par la « doctrine de Hallstein »21, la loi se référait à une situation considérée comme provisoire et partait du principe d’un retour des populations dans les territoires alors perdus mais qui seraient un jour recouvrés. Selon la rhétorique officielle en vigueur jusqu’en 1969, le texte de loi renvoyant aux territoires considérés comme allemands et provisoirement sous administration étrangère présentait la question territoriale comme ouverte. L’absence d’un traité de paix officiel signé par les Alliés et les représentants politiques allemands venait conforter pour de nombreux hommes politiques allemands la légitimité de ces positions. L’argument du droit au retour dans la patrie (Heimatrecht) brandi par les représentants des associations de réfugiés (Landsmannschaften) s’accordait parfaitement avec les conceptions géopolitiques de la majorité des responsables politiques ouest-allemands de l’époque22. La mention ajoutée dès la fin des années 1950 à la formulation du paragraphe culturel (§ 96) évoquant « la conscience de l’étranger »23 est en ce sens tout à fait ambiguë, dans la mesure où il ne s’agissait pas prioritairement de prendre en compte les opinions exprimées hors d’Allemagne mais avant tout d’internationaliser, d’européaniser « la question allemande » et de tenter ainsi de remettre à l’agenda politique la question des frontières de l’État allemand24.

  • 25  Cf. par exemple le discours d’Herbert Czaja, président de la Fédération des expulsés (BdV) dans le (...)

19Ce n’est qu’à partir de l’avènement de l’Ostpolitik du gouvernement de Willy Brandt que les dissensions entre les visions gouvernementales sur les territoires de l’Est et celles des responsables des associations de réfugiés apparurent progressivement au grand jour. Les articles et commentaires parus à l’époque dans le Deutscher Ostdienst (DOD) – organe officiel de la Fédération des expulsés (Bund der Vertriebenen) – témoignent de la virulence des réactions et du débat public25. Les réactions face à l’abandon de la mention « sous administration polonaise » ou « sous administration soviétique » sur les cartes historiques scolaires représentant l’Europe centrale et les anciens territoires de l’Est le montrent également. La plupart des associations de réfugiés qui avaient pu se sentir jusque-là comme un des acteurs incontournables du débat sur la « question allemande » après 1945 ne se reconnaissaient plus dans ce changement de cap.

  • 26  Littéralement « pièces de patrie », ces lieux du souvenir rassemblent dans un espace souvent très (...)
  • 27  Cf. Catherine Perron, « Les efforts de patrimonialisation du passé oriental de la nation au prisme (...)

20Pourtant, dans les faits, le gouvernement de coalition du SPD et du FDP ne revint pas sur les principes formulés dans le cadre de la Loi sur les expulsés ni sur ses engagements fixés par le § 96. Si dans les premières années qui suivirent sa promulgation, le paragraphe culturel n’avait eu qu’une importance minime, la situation changea dès les années 1960 avec l’apparition d’institutions de plus grande importance. C’est sur la base de la disposition du § 96 que les associations de réfugiés (Bund der Vertriebenen) et les différentes associations régionales (Landsmannschaften) vont pouvoir continuer de développer leur réseau d’influence au sein de la société ouest-allemande. Si l’on prend l’exemple des musées qui constituent un instrument important de création de publicité (Öffentlichkeit) dans les sociétés modernes, on constate qu’apparaissent à cette époque – en parallèle ou à partir des modestes Heimatstuben – des collections aux dimensions plus ambitieuses. On évoquera ici la création d’un Ostpreussisches Jagdmuseum à Lüneburg (1958) ou bien encore celle du Heimatmuseum der Siebenbürgersachsen (Musée des Saxons de Transylvanie) à Gundelsheim, mais également les nombreuses sociétés savantes (Collegium Carolinum à Munich pour n’en citer qu’une), les bibliothèques (Bücherei des deutschen Ostens à Herne) ou les divers centres culturels (Haus des deutschen Ostens à Düsseldorf ou Munich). Toutes ces institutions avaient une double fonction : assurer d’une part l’existence et la cohésion des communautés définies suivant des principes ethniques des Stämme (tribus ou souches) ou Landschaften (régions ou paysages). Les innombrables Heimatstuben26 disséminées sur l’ensemble du territoire ouest-allemand sont ici paradigmatiques de cette volonté de réaffirmer l’homogénéité de la communauté ethnique au-delà de la dispersion ou de la diaspora. Elles avaient, pour le public qui les fréquentait et pouvait s’identifier au discours proposé, également une fonction de compensation dans la mesure où elles permettaient même pour un instant de recréer virtuellement le pays, la région ou le village d’origine : la « Heimat ». Pour les responsables des associations, ces activités culturelles avaient de toute évidence une dimension politique voire géopolitique, dans la mesure où l’horizon restait le recouvrement des territoires de l’Est momentanément perdus, mais considérés encore comme faisant partie du territoire national allemand. Bien que résidant en République fédérale, mais se considérant dans la diaspora, ils développèrent un imaginaire national autour d’un narratif aux accents révisionnistes qui empruntait aux logiques ou conceptions nationales ethniques du discours völkisch27.

  • 28  Lire à ce sujet Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande (trad. par P. Godenir et D (...)
  • 29  Cf. Michel Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au collège de France 1979-1980, Paris, EHE (...)

21Avec le temps, ce rêve du retour ou la perspective du recouvrement des territoires perdus s’avérait pourtant relever de plus en plus du phantasme. L’Ostpolitik mise en place par le gouvernement de coalition SPD/FDP ne fut pas foncièrement remise en question après l’arrivée au pouvoir en 1982 du gouvernement de coalition du chancelier Helmut Kohl. Certes, les fonds mis à disposition par les autorités fédérales au dispositif § 96 vont croître considérablement durant ces années, comme en attestent les différents rapports biannuels présentés devant le Bundestag. Sous bien des aspects – notamment lorsque l’on s’intéresse à la multiplication des institutions culturelles – cette période peut être considérée comme l’âge d’or du folklorisme politique développé par les associations d’expulsés. Toutefois, le registre sémantique et idéologique qu’elles mobilisaient trouvait de moins en moins de soutien parmi l’ensemble de la société ouest-allemande. L’intensification des processus de démocratisation que connaît la société ouest-allemande à partir des années 1970 va également accentuer le sentiment de désuétude et de décrédibilisation des sociétés savantes proches des associations d’expulsés fonctionnant encore largement sur les principes développés par ces discours des sciences, fortement imprégnés des références pangermanistes, regroupés sous le terme générique de l’Ostforschung. La remise en question à partir de cette époque de la position au sein du champ universitaire et scientifique de domaines tels que la Volkskunde (littéralement science de la nation ou du peuple) relève également de ce changement de rapport de forces au sein de l’espace public ouest-allemand28. Cette évolution dénote l’importance de ce rapport de forces au sein de l’espace public dans l’établissement de ce que Michel Foucault désignait par le terme de « régime de vérité »29.

  • 30  « […] Die Präsentation unserer Gesamtkultur im In- und Ausland stellt daher einen wichtigen Beitra (...)

22Dans cette logique, le texte de la conception fondamentale (Grundsatzkonzeption) présenté en 1982 au parlement par le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Helmut Kohl constitue une des étapes importantes dans l’évolution de l’interprétation et l’implémentation du § 96. Ce texte traduit, à notre sens, les évolutions dans les stratégies préconisées et l’élaboration d’une politique culturelle au sens de la Loi sur les expulsés. Le contexte de gestion de l’héritage ou du patrimoine culturel allemand des régions orientales (ostdeutsche Landschaften) est élargi dans la mesure où il est question à présent de tenir compte des voisins de l’Est. Cette inflexion dans les directives est également la traduction d’une prise en compte accrue par les autorités de la République fédérale des réalités géopolitiques tout en laissant ouverte « la question allemande ». Bien au contraire, celle-ci doit être replacée dans un « espace public élargi » en tentant par le biais d’institutions à dimension internationale ou transnationale de médiatiser les termes de cette question30. Ces changements de stratégie interviennent eux-mêmes à une époque où les questions des droits de l’Homme et des protections des minorités gagnent en importance (cf. les accords d’Helsinki de 1975). L’émergence dans l’espace public des questions environnementales a de plus contribué dans ces années à réhabiliter la notion de « Heimat ». Mais au-delà de cette dimension géopolitique, les différents acteurs devaient prendre conscience de la réalité des lois biologiques qui posait également la question de la relève des élites et de la transmission patrimoniale. Le travail des associations proches des milieux d’expulsés n’était pas un garant suffisant pour la pérennité de la médiatisation du discours mémoriel sur l’Est allemand. C’est en ce sens que le terme de « Breitenarbeit » (travail de médiatisation à destination du grand public), qui devient un des termes importants du discours institutionnel, doit être également compris. Le fait qu’au cours des années 1980 commence la réflexion sur les ambitieux projets muséographiques du dispositif § 96 – projets réalisés dans les décennies suivantes – ne relève donc pas du simple hasard ou d’un simple effet de mode.

Le paragraphe culturel (§ 96) dans le contexte de l’élargissement européen

  • 31  Karl Schlögel, Die Mitte liegt ostwärts. Die Deutschen, der verlorene Osten und Mitteleuropa, Berl (...)
  • 32  Cf. Hans Stark, La politique internationale de l’Allemagne. Une puissance malgré elle, Paris, Sept (...)

23La chute du Mur et le processus de démocratisation des pays de l’ancien Bloc de l’Est constituèrent une opportunité que les autorités fédérales et les différents acteurs impliqués dans les activités du réseau § 96 saisiront. Une des options pour la pérennisation du discours mémoriel concernant le « passé allemand » en Europe centrale et orientale consistait en une reterritorialisation de ce discours qui semblait à présent possible. La redécouverte de cette terra incognita pour le grand public laissait également entrevoir des perspectives jusque-là inespérées. « Le Centre se trouve à l’Est » (die Mitte liegt ostwärts) avait déclaré Karl Schlögel dès le milieu des années 198031. Ce qui pouvait relever de l’incantation semblait à présent une réalité tangible. Pour autant, si les revendications d’un recouvrement par l’Allemagne des territoires perdus avaient pu paraître parfois conciliables avec les logiques en vigueur dans un contexte de Guerre froide, il en allait à présent tout autrement dans celui d’une Allemagne unifiée qui reconnaissait définitivement la « ligne Oder-Neiße » comme sa frontière orientale. La reformulation en 1994 du cadre général, dans lequel étaient censées s’inscrire les activités culturelles du réseau § 96, le montre parfaitement. Le thème d’un héritage et d’un passé voulus à présent « communs » et fédérateurs était placé au centre des différents traités bilatéraux signés notamment avec les États voisins immédiats que sont la Pologne et la République tchèque32. Par ces traités dits de « bon voisinage », les États respectifs redéfinissaient leurs relations dans un cadre mondial à présent dépolarisé et s’engageaient conjointement sur la voie du processus d’intégration européenne qui aura finalement lieu en 2004.

  • 33  Cf. « Unterrichtung durch die Bundesregierung. Konzeption zur Erforschung und Präsentation deutsch (...)

24L’arrivée au pouvoir en 1998 de la coalition rouge-verte (SPD-Die Grünen) et les politiques menées par le chancelier Gerhard Schröder marquent une césure dans les évolutions des politiques d’implémentation du § 96 et de son interprétation même. Prérogative jusqu’alors du ministère de l’Intérieur, la tutelle en est attribuée dès lors au délégué à la Culture auprès du gouvernement fédéral. Ce déplacement des compétences s’inscrit dans la logique d’une redéfinition des objectifs du travail culturel suivant le § 96. Celle-ci aura lieu en l’an 2000 avec la présentation devant le parlement du texte programmatique d’une « Conception pour l’étude et la présentation de la culture et de l’histoire allemandes en Europe orientale » (Konzeption zur Erforschung und Präsentation deutscher Kultur und Geschichte im östlichen Europa)33. En cette même année, le pouvoir politique en Allemagne redéfinissait les cadres définitionnels de la citoyenneté allemande en introduisant les principes du droit du sol (jus soli) dans une disposition qui relevait jusqu’alors, dans la continuité de la loi de 1913, essentiellement du droit du sang. Pour le gouvernement fédéral, cette nouvelle conception (Neukonzeption) du § 96 se justifiait par la nécessité de prendre en compte les changements géopolitiques depuis 1989. L’orientation des politiques officielles du passé, dont cette nouvelle définition participait, se comprenait comme des politiques tournées vers l’avenir (zukunftsorientiert). Elle annonçait de nouvelles coopérations transfrontalières dans la gestion d’un patrimoine considéré à présent comme commun (gemeinsames Kulturerbe) et à partager avec les pays voisins d’Europe centrale. Suivant ces nouvelles dispositions, les institutions muséales qui restaient encore à créer devaient jouer un rôle déterminant dans le développement de ces échanges transfrontaliers autour de la gestion du patrimoine culturel allemand d’Europe centrale et orientale. Si les associations d’expulsés gardaient une marge décisionnelle dans ce nouveau dispositif, elles se voyaient privées d’un grand nombre de leurs prérogatives. Ainsi, les organes décisionnels comme la Stiftung ostdeutscher Kulturrat de Bonn ou la Kulturstiftung der deutschen Vertriebenen perdaient tout financement direct de l’État fédéral.

25À l’approche ethnocentrée de l’histoire et de la culture des régions d’Europe centrale que préconisaient jusqu’ici les représentants des associations de réfugiés, les autorités fédérales opposent maintenant le « principe régional » (Regionalprinzip). Ainsi, les institutions financées dans le cadre du § 96 sont tenues d’appréhender le passé de ces régions dans leur ensemble et de tenir compte de leur dimension multiculturelle. Les nouvelles structures et les présentations élaborées dans les musées créées dans les années 2000 (le Pommersches Landesmusem de Greifswald, le Schlesisches Museum zu Görlitz et le Donauschwäbisches Zentralmuseum à Ulm) sont révélatrices de ce changement paradigmatique. Les associations d’expulsés concernées (Landsmannschaften) pouvaient certes nommer un représentant au sein des comités administratifs et/ou scientifiques, mais parallèlement, le gouvernement fédéral instaure à partir de 2002 la fonction de « référent culturel » (Kulturreferent) chargé d’initier des projets d’échanges et de collaboration avec les régions concernées. Ces six postes répartis dans différentes institutions du réseau disposent d’un budget propre pour la réalisation de projets conçus dans un esprit de coopération bilatérale et visant en priorité les publics jeunes. Ces musées régionaux deviennent en quelque sorte un outil de la diplomatie culturelle de l’Allemagne fédérale. Nos entretiens avec les directeurs de ces musées et la place accordée aux projets transfrontaliers dans les rapports du gouvernement au parlement semblent d’ailleurs le confirmer. Dans cette logique, les politiques mises en place par le gouvernement de Gerhard Schröder tendaient à rationaliser un réseau rendu opaque par ces multiples ramifications et à reprendre la main dans la gestion des politiques du passé concernant les pays d’Europe centrale.

26Ainsi, la nouvelle conception insiste également sur la scientificité des projets comme critère de financement dans le cadre du § 96. L’évaluation des activités du nouveau dispositif en tant qu’espace communicationnel et de production de savoir s’appuyait ainsi sur les critères définis par ce que les responsables désignent comme « communauté scientifique » ou « scientific community ». Le dispositif mémoriel est ainsi appelé à tenir compte de ce que l’on pourrait appeler un espace public centre-européen ou transnational participant de l’élaboration ou de l’évaluation des politiques du passé et de gestion de patrimoine. Cette approche n’était pas nouvelle car ce processus de scientifisation (Verwissenschaftlichung) des discours officiels sur le passé allemand avait été déjà initialisé en partie sous l’ère du chancelier Kohl avec notamment la création à Oldenbourg d’un Institut fédéral pour l’histoire et la culture des Allemands en Europe orientale (Bundesinstitut für Kultur und Geschichte der Deutschen im östlichen Europa). La nouvelle conception du § 96 intensifie cependant de manière sensible cette inflexion dans les politiques du passé que souhaitaient instaurer les instances fédérales.

  • 34  Cf. Tim Völkering, “Flucht und Vertreibung” ausstellen – aber wie ? : Konzepte für die Dauerausste (...)

27L’analyse des débats publics menés sur la question au cours de ces dernières décennies montre combien la lutte pour le monopole de la définition légitime (Deutungshoheit) a pu être virulente. La controverse autour du projet de création à Berlin d’un centre contre les expulsions, pour ne prendre qu’un exemple, en est symptomatique. L’initiative de Peter Glotz et d’Erika Steinbach, qui coïncide par ailleurs avec la décision de restructuration radicale du dispositif § 96 du gouvernement Schröder, a provoqué une véritable levée de boucliers, et ce tant en Allemagne qu’à l’étranger34. Il n’est pas possible de revenir en détail sur ces débats, mais force est de constater que le projet de la Fondation Fuite, Expulsion, Réconciliation (Stiftung Flucht, Vertreibung, Versöhnung) initié en 2008, qui se voulait représenter une alternative consensuelle au projet issu des milieux des expulsés allemands, a du mal à s’imposer. Les avis quant à son intégration au sein du dispositif § 96 semblent plus que mitigés. Au-delà des problèmes d’éventuels partages de financements déjà considérablement réduits depuis les années 2000, le projet constitue de fait une remise en question de la focale « régionale » dans la gestion du passé allemand en Europe centrale et orientale. L’implication de spécialistes polonais (Tomasz Szarota, Krzysztof Ruchniewicz), hongrois (Krisztián Ungvary) ou tchèques (Kristina Kaiserová) au sein du conseil scientifique n’a pas permis d’apporter des réponses aux reproches d’ethno-centrisme adressés aux responsables du projet et au gouvernement fédéral. Bon nombre des conseillers scientifiques étrangers impliqués dans le projet donnèrent leur démission en signe de protestation. La suspension en décembre 2014 de Manfred Kittel de ses fonctions de directeur de la fondation est révélatrice des difficultés et des oppositions que rencontre le projet.

Conclusion

28Qui connaît l’Histoire de la République fédérale et a suivi les évolutions sociétales de l’Allemagne unifiée sait combien les réticences ou l’enthousiasme face à la mission de ce que nous appelons ici « le dispositif mémoriel § 96 » ne tiennent pas uniquement de l’effet de mode ou de critères purement esthétiques. Ce cadre mémoriel relève bel et bien de la prise de position au sein d’un débat public dont la genèse remonte aux premières heures de l’Histoire allemande après la Seconde Guerre mondiale. La publicité (Öffentlichkeit) créée par la médiatisation de cet héritage culturel que les responsables tentent de définir comme un héritage commun ou partagé est révélatrice des difficultés à développer ce grand récit susceptible de contribuer à l’élaboration d’une mémoire ou d’une politique mémorielle à caractère véritablement transnational. La genèse et l’évolution du § 96 font apparaître les limites de ce dispositif en ce qui concerne la création d’un véritable espace public de négociations et de débats autour de l’héritage du passé dit « allemand » en Europe centrale.

  • 35  Monika Grütters, « Zur Weiterentwicklung der Konzeption zur Erforschung, Bewahrung, Präsentation u (...)
  • 36  Lors d’interviews menées tout au long de ces dernières années, la remise en question de la pertine (...)
  • 37  Riva Kastoryano, « Vers un nationalisme transnational », Revue française de sciences politiques, 4 (...)

29La concentration sur l’aspect des souffrances des populations civiles et le renvoi aux principes des droits de l’Homme d’une part, les références à un acquis culturel commun qu’il convient de préserver d’autre part sont certes susceptibles de développer au sein des sociétés nationales concernées une empathie face aux souffrances de l’autre. C’est d’ailleurs ce parallèle entre les événements traumatiques de l’expulsion à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et les mouvements migratoires auxquels doit faire face l’Union européenne en 2016 que fit Monika Grütters, ministre d’État à la Culture (Kulturstaatsministerin), lors de son discours devant le Bundestag du 29 avril 2016 à l’occasion de la présentation de la nouvelle formulation du cadre fixé par le paragraphe 9635. Pourtant ces logiques discursives sont encore souvent perçues – notamment en Pologne ou en République tchèque – comme une décontextualisation et une forme de révisionnisme historique. Les débats autour de la création à Berlin de la Fondation Fuite, Expulsion, Réconciliation (Stiftung Flucht, Vertreibung, Versöhnung) le montrent. Quoi qu’il en soit, le bilan de l’évolution qu’a connue ces dernières années le dispositif mémoriel § 96 semble pour l’instant plutôt mitigé. Les chiffres présentés à intervalles réguliers devant le parlement allemand restent relativement modestes36. La logique des stratégies et narrations développées dans le cadre du § 96 paraît plutôt relever de ce que la politologue Riva Kastoryano désigne comme « nationalisme transnational », dans la mesure où ce paragraphe 96 permet de reterritorialiser ou de projeter un imaginaire communautaire au-delà des frontières étatiques réelles37. Par ailleurs son importance ne fut au départ que très limitée, il devint dès la fin des années 1950 un outil important dans l’implémentation des politiques du passé dans le contexte de la Guerre froide. Si la gestion du dispositif avait été laissée jusqu’alors en grande partie aux associations de réfugiés, son organisation est rationalisée à partir des années 1990 et 2000 pour devenir l’instrument d’une politique culturelle dirigée vers les régions d’Europe centrale et orientale. Quoi qu’il en soit, si l’on part de l’existence ou de la possibilité d’existence d’espaces publics à dimension transnationale, l’interprétation du passé allemand en Europe centrale et orientale restera un enjeu important des débats à propos de l’écriture ou de la réécriture d’un passé commun européen. Notre analyse montre en tout cas combien l’ancrage national de tout discours sur le passé reste aujourd’hui encore difficilement contournable.

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Notes

1  Cf. K. Jarausch et M. Sabrow (éd.), Die historische Meistererzählung. Deutungslinien der deutschen Nationalgeschichte nach 1945, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2002, 225 p.

2  Cf. par exemple B. Binder, W. Kaschuba, P. Niedermüller, Die Inszenierung des Nationalen. Geschichte, Kultur und die Politik der Identitäten am Ende des 20. Jahrhunderts, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau, 2001, 332 p.

3  Cf. par exemple A. Bazin et J. Rupnik, « Vorwärts zurück. Deutschland, Polen, Tschechien », Osteuropa, n° 10, octobre 2006, p. 41-50.

4  Muriel Rouyer, « Espace public », in : Dictionnaire de sciences politiques, Paris, Sirey, 2010, p. 138.

5  « Bund und Länder haben entsprechend ihrer durch das Grundgesetz gegebenen Zuständigkeit das Kulturgut der Vertreibungsgebiete in dem Bewußtsein der Vertriebenen und Flüchtlinge, des gesamten deutschen Volkes und des Auslandes zu erhalten, Archive, Museen und Bibliotheken zu sichern, zu ergänzen und auszuwerten sowie Einrichtungen des Kunstschaffens und der Ausbildung sicherzustellen und zu fördern. Sie haben Wissenschaft und Forschung bei der Erfüllung der Aufgaben, die sich aus der Vertreibung und der Eingliederung der Vertriebenen und Flüchtlinge ergeben, sowie die Weiterentwicklung der Kulturleistungen der Vertriebenen und Flüchtlinge zu fördern. Die Bundesregierung berichtet jährlich dem Bundestag über das von ihr Veranlaßte », <https://www.gesetze-im-internet.de/bvfg/__96.html> (consulté le 05.06.2016).

6  « […] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même […] », in : Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2007, p. 31.

7  C. Schmitt et A. Vonderau, « Öffentlichkeiten in Bewegung », in : C. Schmitt et A. Vonderau (éd.), Transnationalität und Öffentlichkeit. Interdisziplinäre Perspektiven, Bielefeld, Transcript Verlag, 2014, p. 7-26.

8  Sabine Deres, « Widerborstig und einzigartig. 60 Jahre Kulturförderung nach § 96 Bundesvertriebenengesetz », Blickwechsel, 1 (2013), p. 45 : « Zwar kommt der Kulturauftrag § 96 Bundesvertriebenengesetz (BVFG) als Wortungetüm daher und hat zugegebenermaßen auf Anhieb gar nichts Erfrischendes. Und doch ist es gelungen, auf der Grundlage dieser widerborstigen Norm mit ihrem sprachlichen Fokus auf ‘Vertreibung’ und ‘Vertriebene’ eine kontinuierliche und vielgestaltige Kulturförderung zu entwickeln, die viele Anliegen und Akteure unter ihrem Dach vereint. »

9  Cf. E. Hahn et H. H. Hahn, Die Vertreibung im deutschen Erinnern : Legenden, Mythos, Geschichte, Paderborn/Munich/Vienne/Zurich, Schöningh, 2010. Comme le rappellent les spécialistes Eva et Hans Henning Hahn, il est difficile d’avancer un chiffre exact. Celui-ci a d’ailleurs oscillé entre 5 et 15 millions suivant les sources, les sensibilités politiques et les méthodes de calcul statistique.

10  Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres/New York, Verso, 2006, 233 p.

11  Karin Pohl, Zwischen Integration und Isolation : zur kulturellen Dimension der Vertriebenenpolitik in Bayern (1945-1975), Munich, Iudicium, 2009, p. 264 : « Mit Hilfe dieses Gedankenkonstrukts sollten die kulturell, politisch und sozial disparaten Bestandteile der Trümmergesellschaft positiv aufeinander bezogen werden, um auf diese Weise eine kulturelle pluralistische deutsche Nachkriegsgesellschaft zu bilden. »

12  « Deutscher im Sinne dieses Grundgesetzes ist vorbehaltlich anderweitiger gesetzlicher Regelung, wer die deutsche Staatsangehörigkeit besitzt oder als Flüchtling oder Vertriebener deutscher Volkszugehörigkeit oder als dessen Ehegatte oder Abkömmling in dem Gebiete des Deutschen Reiches nach dem Stande vom 31. Dezember 1937 Aufnahme gefunden hat. »

13  Le fait que la Loi sur la régulation des questions de citoyenneté du 22 février 1955 (Gesetz zur Regelung von Fragen der Staatsangehörigkeit) renvoyait à la fois au § 116 de la Loi fondamentale et aux paragraphes 1 à 6 de la BVFG montre l’importance et l’imbrication des deux textes législatifs concernant la question de la citoyenneté.

14  « Vertriebener ist, wer als deutscher Staatsangehöriger oder deutscher Volkszugehöriger seinen Wohnsitz in den ehemals unter fremder Verwaltung stehenden deutschen Ostgebieten oder in den Gebieten außerhalb der Grenzen des Deutschen Reiches nach dem Gebietsstande vom 31. Dezember 1937 hatte und diesen im Zusammenhang mit den Ereignissen des zweiten Weltkrieges infolge Vertreibung, insbesondere durch Ausweisung oder Flucht, verloren hat »,<https://www.gesetze-im-internet.de/bvfg/__1.html> (page consultée le 15.05.2016).

15  Au sujet de cette forme de nationalisme intégrale englobant de nombreuses mouvances et de variantes idéologiques, cf. par exemple Stefan Breuer, Die Völkischen in Deutschland, Darmstadt, WBG, 2008, 239 p.

16  Cf. Samuel Salzborn, Heimatrecht und Volkstumskampf : außenpolitische Konzepte der Vertriebenenverbände und ihre praktische Umsetzung, Hanovre, Offizin, 2001.

17  Cf. paragraphe 6 de la BVFG : « Deutscher Volkszugehöriger im Sinne dieses Gesetzes ist, wer sich in seiner Heimat zum deutschen Volkstum bekannt hat, sofern dieses Bekenntnis durch bestimmte Merkmale wie Abstammung, Sprache, Erziehung, Kultur bestätigt wird », <https://www.gesetze-im-internet.de/bvfg/__2.html> (site consulté le 15.05.2016).

18  K. Pohl, Zwischen Integration und Isolation (note 11), p. 319.

19  Ibid., p. 30.

20  L’analyse par Tobias Weger de l’association des réfugiés sudètes, association particulièrement influente en RFA, le montre. Cf. Tobias Weger, Volkstumskampf ohne Ende. Sudetendeutsche Organisationen 1945-1955, Francfort-sur-le-Main/Berlin/Berne/Bruxelles/New York/Oxford/Vienne, Peter Lang, 2008, 635 p.

21  En référence au secrétaire d’État aux Affaires étrangères de la RFA, Walter Hallstein (1901-1982). Il fut chargé de l’élaboration des grandes lignes de la politique extérieure de l’Allemagne de l’Ouest qui resta en vigueur jusqu’à la fin des années 1960. Suivant le principe selon lequel l’Allemagne fédérale était le seul État légitime représentant l’ensemble du peuple allemand, toute relation diplomatique avec un État reconnaissant la RDA était exclue.

22  S. Salzborn, Heimatrecht und Volkstumskampf (note 16).

23  Cf. note 5.

24  Ibid.

25  Cf. par exemple le discours d’Herbert Czaja, président de la Fédération des expulsés (BdV) dans le DOD du 17 septembre 1970, dans lequel il déclare : « Wenn wir für das Recht auf Heimat eintreten, sind wir keine Romantiker. » Cité d’après Jahrbuch der Albertus Universität zu Königsberg, Bd. XXII, 1972, p. 253.

26  Littéralement « pièces de patrie », ces lieux du souvenir rassemblent dans un espace souvent très réduit des objets à charge symbolique forte (photos, tableaux, ustensiles du quotidien, costumes folkloriques, etc.) autour desquels s’articule le discours communautaire ou identitaire renvoyant à une région, une ville ou un village des territoires d’origine.

27  Cf. Catherine Perron, « Les efforts de patrimonialisation du passé oriental de la nation au prisme des musées “est-allemands” », Revue d’Allemagne, 47/2, juillet-décembre 2015, p. 401-422.

28  Lire à ce sujet Hermann Bausinger, Volkskunde ou l’ethnologie allemande (trad. par P. Godenir et D. Lassaigne), Paris, MSH, 1994, 344 p.

29  Cf. Michel Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au collège de France 1979-1980, Paris, EHESS, 2012, 320 p.

30  « […] Die Präsentation unserer Gesamtkultur im In- und Ausland stellt daher einen wichtigen Beitrag dazu dar, das Bewußtsein der Einheit unserer Nation wachzuhalten und zu festigen. Im gesamteuropäischen Raum kommen den deutschen Kulturlandschaften im Osten durch ihre Mittlerrolle zwischen westlicher und östlicher Kultur besondere Bedeutung zu », in : « Grundzatzkonzeption zur Weiterführung der ostdeutschen Kulturarbeit », Deutscher Bundestag, Drucksache 9/1589, 22.04.1982, p. 15.

31  Karl Schlögel, Die Mitte liegt ostwärts. Die Deutschen, der verlorene Osten und Mitteleuropa, Berlin, J.W. Siedler, 1986, 122 p.

32  Cf. Hans Stark, La politique internationale de l’Allemagne. Une puissance malgré elle, Paris, Septentrion, p. 30-36.

33  Cf. « Unterrichtung durch die Bundesregierung. Konzeption zur Erforschung und Präsentation deutscher Kultur und Geschichte im östlichen Europa », Deutscher Bundestag, Drucksache 14/4586, 26.10.2000.

34  Cf. Tim Völkering, “Flucht und Vertreibung” ausstellen – aber wie ? : Konzepte für die Dauerausstellung der “Stiftung Flucht, Vertreibung, Versöhnung”, Bonn, Friedrich-Ebert-Stiftung, Archiv der Sozialen Demokratie, 2011, 73 p.

35  Monika Grütters, « Zur Weiterentwicklung der Konzeption zur Erforschung, Bewahrung, Präsentation und Vermittlung der Kultur und Geschichte der Deutschen im östlichen Europa ». Rede vor dem Bundestag am 29. April 2016, <https://www.bundesregierung.de/Content/DE/Rede/2016/04/2016-04-29-rede-gruetters-BT-Debatte-%20Bundesvertriebenengesetz.html> (site consulté le 15.06.2016).

36  Lors d’interviews menées tout au long de ces dernières années, la remise en question de la pertinence des chiffres publiés, souvent considérés comme largement exagérés, fut soulevée à maintes reprises. Le musée d’Ulm annonce pour les années 2013-2014 un soutien financier fédéral de 676 000 euros et le chiffre de 21 000 visiteurs. Certes, le rapport évoque 100 000 visiteurs pour des manifestions et expositions organisées dans les pays du Danube (Donauländer) et à Bruxelles dans le même laps de temps. Mais même ce chiffre, difficilement vérifiable par ailleurs, reste relativement modeste en regard du dispositif déployé. Cf. « Unterrichtung durch die Bundesregierung. Bericht der Bundesregierung über die Maßnahmen zur Förderung der Kulturarbeit gemäß § 96 Bundesvertriebenengesetz (BVFG) in den Jahren 2013-2014 », <https://www.bundesregierung.de/Content/DE/_Anlagen/BKM/2015/2015-07-15-bericht-kulturarbeit-bundesvertriebenengesetz.pdf> (page consultée le 15.06.2015), p. 8-9.

37  Riva Kastoryano, « Vers un nationalisme transnational », Revue française de sciences politiques, 4 (2006), p. 533-553.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Jacques, « Le réseau § 96 (de la Loi sur les expulsés de 1953) et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale. Vers un espace public transnational ? »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2 | 2016, 371-385.

Référence électronique

Christian Jacques, « Le réseau § 96 (de la Loi sur les expulsés de 1953) et les représentations du « passé allemand » d’Europe centrale et orientale. Vers un espace public transnational ? »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 48-2 | 2016, mis en ligne le 28 décembre 2017, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/431 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.431

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Auteur

Christian Jacques

Maître de conférences à l’Université de Strasbourg, EA 1341 Études germaniques

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