Danièle Henky, Nadine Willmann (dir.), Lanceurs d’alerte. Héros, Déviants ou Sentinelles de la démocratie
Danièle Henky, Nadine Willmann (dir.), Lanceurs d’alerte. Héros, Déviants ou Sentinelles de la démocratie, Strasbourg, Association Presses universitaires de Strasbourg (coll. Chemins d’Éthique), 2023, 177 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif, dirigé par deux chercheuses strasbourgeoises appartenant à deux unités de recherche différentes, Configurations littéraires (UR 1337) et Mondes germaniques et nord-européens (UR 1341), rassemble les contributions de onze personnes en trois « chapitres » et une dizaine d’articles. Il est le produit non seulement de deux laboratoires mais aussi d’une active collaboration franco-allemande (d’où la place de cette note dans la revue).
2Dès le premier abord, qu’il s’agisse de l’introduction ou de la « quatrième de couverture », des noms célèbres par l’actualité médiatique mais également juridique et diplomatique apparaissent : Julien Assange, Edward Snowden, Greta Thunberg. Bien d’autres sont cités, soit dans les titres des articles, soit dans le texte, certains sont plus anciens (Robert Jungk, Rudolf Bahro) et donc oubliés par le grand public, d’autres bien plus récents (l’Américaine Chelsea Manning, les Allemandes Liv Bode et Brigitte Heinisch, la Française Irène Frachon, la première dans les domaines militaires et, par contrecoup, diplomatiques, les trois suivantes dans celui de la santé publique). Bien d’autres auraient pu être cités, comme le médecin chinois Li Wenliang, mort à 34 ans après avoir lancé à Wuhan en 2020 la première alerte sur le COVID.
3Les points communs de ces études qui sont pour certaines historiques (Olivier Hanse, Anne-Marie Pailhès) et pour d’autres littéraires (Elena Di Pede, Danièle Henky), sinon relevant de la psychologie (Isabelle Rachel Casta), sont l’analyse de situations complexes, difficiles et souvent porteuses de vrais dangers existentiels – au propre comme au figuré, on peut y perdre non seulement son emploi, sa réputation, mais au pire la vie –, et les interrogations qui, citées en sous-titre de l’ouvrage, sont elles aussi existentielles, les lanceurs d’alerte sont-ils ou elles des héros, des déviants (et à ce titre susceptibles d’être condamné(e)s à des peines très lourdes), ou des sentinelles de la démocratie ? Idée développée dans l’introduction des deux directrices, Danièle Henky et Nadine Willmann (« Lanceurs d’alerte entre héroïsme et déviance », p. 11-17).
4Les aspects juridiques et historiques de la définition du « lanceur d’alerte » sont de ce fait primordiaux, comme l’est la difficile émergence de la notion même de lanceur d’alerte. C’est ce à quoi s’attachent l’introduction mais aussi les premiers articles d’Olivier Hanse (« Robert Jungk, lanceur d’alerte anti-nucléaire, défenseur précoce des whistleblowers, 1970-1980 », p. 21-38) et Anne-Marie Pailhès (« Rudolf Bahro, une figure de lanceur d’alerte ? », p. 39-52).
5La conceptualisation, la définition même de ce qu’est le lanceur d’alerte, n’est ni simple, ni linéaire. Elle est progressive, attestée historiquement avec des « démarrages » datés aux USA et en Allemagne, mais des acteurs plus anciens, comme le Suisse Henri Dunant, père de la Croix-Rouge internationale, peuvent y être rattachés (lui au moins aura été reconnu !). Les institutions européennes sont parfois en avance sur les États membres, pourtant jugés démocratiques. La longue introduction de Danièle Henky et Nadine Willmann (p. 11-20), mais aussi les trois premiers textes analysent l’évolution du droit, la jurisprudence, qui construisent la notion de lanceur d’alerte aux USA, en Allemagne, en France. Partout des individus « libres », indépendants, souvent conscients des dangers pris face à leurs employeurs et de facto de plus en plus isolés, mais sûrs de la justesse de leurs idées et animés par leurs conceptions de la justice, du droit appliqué au plus grand nombre. En bref, de parfaits héros de films américains, sortes de super-héros, mais en réalité quelque part entre « héroïsme et déviance », comme le souligne le titre de l’introduction comme le titre général de l’ouvrage.
6La continuité des actions de Robert Jungk ou Rudolf Bahro, de la dénonciation des crimes nazis constituant ce qui sera nommé la Shoah à celle des dangers du nucléaire, ou celle du second qui dénonce les dérives de la RDA, mais qui, passé à l’Ouest, continuera à dénoncer les dérives de la RFA, est constitutive d’un état d’esprit de révolte, indépendant, dépassant les idéologies, donc souvent facilement qualifié de déviance, sinon de déloyauté, voire de traîtrise. Il en est de même dans le domaine médical ou plus généralement sanitaire. Les cas de Liv Bode et Brigitte Heinisch étudiés par Nadine Willmann, ou celui cité, d’Irène Frachon, en rappellent bien d’autres, très actuels, dénonçant les dangers nucléaires, les pratiques des grandes entreprises chimiques, pharmaceutiques, agro-alimentaires…, celles d’établissements hospitaliers, sanitaires (maisons de retraite), scolaires religieux (les actes pédophiles dans beaucoup d’internats catholiques d’une grande partie de la planète catholique ou la non-dénonciation, l’omerta pratiquée par beaucoup de hiérarchies…). Tout se passe comme si, avec la multiplication des réseaux sociaux et nouvelles techniques d’information et communication (dites NTIC), l’émergence des droits individuels (les femmes, les enfants, les minorités…), se multipliaient les lanceurs d’alertes bien plus nombreux que les premiers whistleblowers américains.
7Les domaines militaires ou diplomatiques sont également touchés et la réaction des autorités, même de pays démocratiques, est encore plus brutale, même sous couvert d’application de la Loi. En témoignent les condamnations de Chelsea Manning, Julian Assange, Edgar Snowden, qui sont ici plus cités qu’étudiés, sauf Snowden mis en parallèle avec Einstein par Édouard Schachli et Florence Louis (« Vraies alertes, fausse parole », p. 147-160). Quant à Edgar Snowden, son refuge en Russie en fait le traître idéal et parfaitement indéfendable jetant l’opprobre sur tous ceux qui auraient l’idée de suivre son exemple. On est là dans le domaine ô combien délicat du renseignement, de l’espionnage, qui produit tant de romans ou de films.
8En réalité, la seconde partie, intitulée « Représentations fictionnelles d’un personnage paradoxal », plus axée sur la littérature, et pour un article, la psychologie, rappelle que la personnalité du lanceur d’alerte est probablement aussi ancienne que l’humanité. Elena Di Pede (« Les prophètes bibliques, des lanceurs d’alerte avant la lettre », p. 73-84) montre que les cultures, civilisations, littératures les plus anciennes – on se cantonne ici à une tradition « occidentale » – ont souvent connu des personnages d’exception, mus par un esprit de révolte, justice, recherche de la vérité (quitte là aussi à y perdre la vie), et l’article suivant de Danièle Henky (« Représenter le lanceur d’alerte en littérature de jeunesse : un nouvel avatar du héros ? », p. 85-98) montre la continuité du thème sur la « longue durée » des historiens.
9La troisième partie (« Cadrage de la déviance et limites de l’alerte ») est composée de trois textes : Jacqueline Bouton (« Le lanceur d’alerte, nouvelle génération », p. 113-130), Jules Samson Nyobe (« Le lanceur d’alerte, nouvelle figure du panoptisme », p. 131-146) et Édouard Schachli & Florence Louis (« Vraies alertes, fausse parole », p. 147-160). Il est ici question de limites floues existant entre lancement d’alerte et délation, entre recherche de justice et déviance. Le « panoptisme » renvoie à des analyses de Foucault, des œuvres de fiction comme celles de Philip Dick, ou pourquoi pas George Orwell et Aldous Huxley sur les dérives de la surveillance de toute personne potentiellement déviante, socialement dangereuse, ce qui pose la question de « qui surveille qui » et pour quelles raisons, de la multiplication des fake news, des théories du complot, de la manipulation quasi-industrielle des opinions pour des acteurs qui n’ont rien de démocratique. Le lanceur d’alerte pourrait-il alors être instrumentalisé ? L’article de Jacqueline Bouton insiste sur la difficulté de progresser juridiquement sur la nécessaire protection du lanceur d’alerte tout en signalant de vrais progrès réalisés pour cette protection tandis que Jules Samson Nyobe montre combien le personnage sympathique peut aussi se révéler comme étant délateur, dénonciateur, et peut-être acteur du panoptisme, entreprise totalitaire de surveillance des sociétés civiles (comme c’est déjà le cas de provinces entières de Chine, de Hong-Kong au Xinjiang-Uygur). Édouard Schachli et Florence Louis, partant du cas du philosophe allemand Günther Anders, militant anti-nucléaire, reviennent sur de nombreux cas posant clairement les questions de « l’illusion de la conscience démocratique », d’une « machinification de l’humanité », le « prix à payer du droit de savoir » (sous-titres de l’article !), montrant bien toutes les ambiguïtés de l’exercice, d’Einstein à… Greta Thunberg.
10L’ouvrage aurait d’ailleurs pu convoquer un absent : le cinéma. On pourrait citer par exemple Dark Waters, le film militant de Todd Haynes (2019) mettant en scène un avocat d’affaires qui découvre et dénonce un scandale sanitaire majeur, la pollution des eaux d’une rivière de l’Ohio par un grand groupe chimique, Dupont de Nemours, avec des graves conséquences sur la santé des riverains et en particulier des agriculteurs. Histoire vraie, qui s’est soldée après de longues années de procédure par la condamnation de la multinationale.
11L’ouvrage se termine par un court texte littéraire, sorte de nouvelle écrite sous forme de courrier adressé à un ambassadeur d’un pays imaginaire, de l’écrivain et journaliste bruxellois Jean Jauniaux (« La quatrième chaise », p. 163-167), donnant enfin une conclusion et une bibliographie concise mais riche sur le thème.
12Au total, il n’est guère facile de résumer cet ouvrage très dense, très précis dans ses analyses tant historiques que juridiques, portant également sur les questions (géo)politiques et sociales, sinon pour les cas cités, psychologiques. La figure du « lanceur d’alerte » est en réalité universelle, rare mais incontournable aussi bien dans les sociétés totalitaires que dans les sociétés démocratiques, celle d’une personne souvent isolée, têtue, sûre de la (ou des) mission qu’elle s’est fixée, mais en elle-même traversée par de multiples sentiments parfois contradictoires.
13L’actualité, au moment même de la rédaction de cette note, illustre parfaitement les enjeux de la question : emprisonné dans des conditions extrêmes en Grande-Bretagne, Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, devait être fixé le 20 février 2024 par un tribunal britannique sur une possible extradition vers les États-Unis où la peine encourue n’est rien de moins que de 175 ans d’emprisonnement pour « haute trahison » et « atteinte à la sécurité nationale ». Alexei Navalny vient quant à lui de disparaître dans un camp sibérien, juste à l’est de l’Oural, et un autre lanceur d’alerte américain se trouve être réfugié politique en Fédération de Russie. Voilà qui montre à quel point lancement d’alerte, déviance, trahison, semblent liés, au moins chez certains dirigeants ou magistrats…
Pour citer cet article
Référence papier
Stéphane de Tapia, « Danièle Henky, Nadine Willmann (dir.), Lanceurs d’alerte. Héros, Déviants ou Sentinelles de la démocratie », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 56-2 | 2024, 492-495.
Référence électronique
Stéphane de Tapia, « Danièle Henky, Nadine Willmann (dir.), Lanceurs d’alerte. Héros, Déviants ou Sentinelles de la démocratie », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 56-2 | 2024, mis en ligne le 04 décembre 2024, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/4212 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13157
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