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Italiques

Claire Kaiser, Rainer Werner Fassbinder. Identité allemande et crise du sujet

Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2015
Valérie Carré
p. 505-508
Référence(s) :

Claire Kaiser, Rainer Werner Fassbinder. Identité allemande et crise du sujet, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2015, 366 p.

Texte intégral

1Dans son ouvrage, Rainer Werner Fassbinder. Identité allemande et crise du sujet, Claire Kaiser, maître de conférences en études germaniques à l’Université Bordeaux Montaigne, propose une typologie complète de ce qu’elle appelle la « crise du sujet fassbinderien », son ambition étant de partir des films eux-mêmes en s’intéressant aux personnages, aux récits ainsi qu’à l’esthétique.

2Dans une première partie, C. Kaiser s’attache tout d’abord à ancrer le sujet fassbinderien dans une époque, celle de la RFA d’avant 1982, année de la mort du réalisateur, et montre à quel point cette identité est marquée d’une part par le national-socialisme, d’autre part par l’échec des tentatives de réponse de la jeune génération vis-à-vis de la précédente. Le constat est ici sans appel : « Le cinéma de Fassbinder, en rapport immédiat avec la réalité de son époque, reflète l’échec de cette contestation politique : soit qu’il traite directement de la façon dont une révolution n’aboutit pas, soit qu’il l’aborde de manière détournée en en décrivant les répercussions négatives sur le sujet. Tous ses films montrent en effet comment l’absence de révolution structurelle ne laisse à l’individu d’autre choix que de se soumettre au système social normatif et, le privant de perspective émancipatrice, le condamne au mieux à la résignation, au pire à la mort » (p. 36).

3Dans un cinéma que C. Kaiser qualifie de « post-révolutionnaire », le désenchantement, l’amertume et le cynisme règnent en maîtres et Fassbinder n’aura de cesse de mettre ces phénomènes en corps, en images et en récits. De fait, ces trois éléments retiennent successivement l’attention de l’auteure.

4Avant d’explorer plus avant le corpus, C. Kaiser choisit d’inscrire la crise du sujet fassbinderien dans l’arrière-plan théorique de l’École de Francfort. Il est question d’Adorno et de Horkheimer bien sûr, mais aussi de Marcuse. En effet, la domination du sujet telle qu’elle est mise en scène dans les films de Fassbinder fait écho à la critique du capitalisme comme source de domination et de réification du sujet dans les écrits de l’École de Francfort.

5À partir de ce constat, C. Kaiser décline dans la suite de cette première partie les différentes façons dont Fassbinder met cette domination en évidence, que ce soit par le biais de la relation amoureuse, de la relation de groupe ou encore des normes sociales. Elle montre également comment le sujet renonce à ses aspirations, intègre les exigences de la société, aussi injustes et abjectes soient-elles (les personnages de Fox, Martha ou Effi Briest en sont de bons exemples), et vont jusqu’à en reconnaître le bien-fondé. On reconnaît ici, ainsi que le montre l’auteure, une dimension masochiste qui parcourt l’ensemble de l’œuvre.

6Pour clore cette première partie, C. Kaiser s’interroge sur l’existence d’une dimension utopique qui serait à l’œuvre, utopie qu’elle définit comme « une arme critique et comme processus de subversion du réel » (p. 108). À partir de là, elle cherche à identifier les différents types d’utopies qui jalonnent l’œuvre en distinguant les utopies collectives des utopies individuelles. Toutefois, si l’utopie est bien présente dans la filmographie, elle se solde toujours par un échec soit que l’individu finisse par imposer son caractère autoritaire au groupe, anéantissant ainsi le rapport égalitaire qui caractérise l’utopie collective, soit que, dans l’utopie amoureuse, par exemple, la trahison vienne mettre fin au couple (L’amour est plus froid que la mort, Les larmes amères de Petra von Kant). Plus radicalement, l’utopie peut prendre la forme de la mort par suicide ou par meurtre, ce qui, dans certains cas, témoigne d’une ultime révolte contre les codes de la société – en particulier les codes sexuels – et permet au sujet, dans le cadre du meurtre du moins, de s’engager dans un processus de reconstruction : « La radicalité de l’élimination arbitraire d’autrui engage le sujet dans la voie de l’absolu et, en le singularisant, lui permet de refonder son propre système de valeurs » (p. 129).

7Dans la deuxième partie de son ouvrage, C. Kaiser se tourne vers les aspects esthétiques et formels de la crise. C’est ici qu’elle s’intéresse aux corps à l’écran qualifiés à juste titre de « figure essentielle de l’esthétique fassbinderienne » (p. 143). C. Kaiser se lance dans un premier temps dans une typologie des corps : féminins d’abord, « admirables et sensuels » (archétype : Schygulla) ou secs et anguleux (Irm Hermann), masculins ensuite, « désirables » car musculeux (archétype : Günter Kaufmann) ou « petits et encombrants » (Kurt Raab) sans oublier Fassbinder lui-même. Par ailleurs, la nudité fréquente est interprétée comme l’impuissance du sujet dès lors dénué de la protection que le vêtement peut lui procurer. Bien sûr, la nudité est également le signe de la « tension du désir » (p. 163).

8Conformément à ce qui a été mis en évidence dans la première partie, le corps est aussi soumis aux normes de la société, malmené, haï et méprisé (comme dans L’année des treize lunes) ou « corseté », soumis aux apparences (Lili Marleen). Ainsi, il se fait le vecteur parfait de la crise du sujet avec là encore plusieurs occurrences : les corps qui s’affaissent, qui s’écroulent (Ali dans Tous les autres s’appellent Ali) ou ceux qui évoluent vers l’inertie (Martha, Fontane Effi Briest).

9Après cette typologie, C. Kaiser analyse les corps dans leur environnement en distinguant l’espace profilmique de l’espace filmique. Dans le premier cas, les lieux sont urbains, souvent clos, privés et, lorsqu’ils sont publics, ils sont relativement étroits (cafés, pissotières, lupanars). Par la suite, l’analyse de l’espace cinématographique montre que les corps sont à la marge, sortes de décalques de la position sociale des marginaux qui peuplent la filmographie de Fassbinder (homosexuels, transsexuels, femmes opprimées et enfermées par leurs maris, repris de justice, etc.). Et lorsque les personnages sont au centre du cadre, le surencombrement de l’espace leur dispute cette place, réfutant ainsi précisément cette centralité : il en va ainsi de la dernière apparition de Willie comme chanteuse dans Lili Marleen : « Cette place centrale qu’elle occupe une dernière fois contre son gré ne signale en effet rien d’autre que l’emprise de la contrainte qui paralyse le sujet et l’empêche de bouger » (p. 209).

10Dans la troisième et dernière partie, C. Kaiser s’intéresse aux récits fassbinderiens. Là encore, elle opte pour une classification typologique et se focalise dans un premier temps sur quatre genres cinématographiques expérimentés par Fassbinder, deux d’origine américaine (le western et le film noir) et deux d’origine allemande (le film d’apprentissage et le Volksstück). À chaque fois se dégage le fait que le sujet fassbinderien subit l’action dont il est du reste détaché. Souvent, Fassbinder prend le contrepied du genre dont il s’inspire comme dans le cas de Maman Küsters s’en va au ciel où le film cite le roman d’apprentissage tout en soulignant que le personnage principal est incapable d’une quelconque évolution du fait de son aliénation.

11Tout, dans la narration des films de Fassbinder, va à l’encontre du récit classique hollywoodien (l’image-mouvement de Deleuze) et relève plus de l’image-temps : le temps s’étire, les affects priment sur l’action, la répétition est incessante, le récit répond au modèle cyclique impliquant par là l’absence d’évolution, le retour à la case départ (cf. Le Mariage de Maria Braun).

12Dans un dernier chapitre, C. Kaiser pose la question du rôle du spectateur confronté ainsi à des récits – surtout dans la première partie de l’œuvre – qui le malmènent afin « d’aiguillonner son esprit critique » (p. 308) : « Fassbinder déconstruit donc les mécanismes de la fiction pour dépasser l’illusion et placer le spectateur en situation de questionnement constant et actif. Contraint de sortir de sa passivité, celui-ci devient le dernier maillon du film : c’est lui qui, menant à son terme le processus critique induit par la distanciation et dépassant le cadre de la stricte expérience cinématographique, doit en tirer les conclusions et s’interroger, à partir de ce que lui révèle la fiction, sur lui-même et sur son rapport au monde » (p. 310).

13Avec cet ouvrage, Claire Kaiser fait preuve d’une parfaite connaissance de l’œuvre, des films les plus connus (Le Mariage de Maria Braun) aux plus méconnus (Le Café). Inlassablement, elle parcourt l’œuvre, tisse des liens entre les films, établit des rapprochements judicieux entre différents plans, motifs, éclairages… En choisissant une approche « empirique », ainsi qu’elle le formule, elle permet au lecteur, qu’il soit peu averti ou connaisseur du corpus, de se familiariser ou de redécouvrir sous un nouveau jour une filmographie qui reste unique et exceptionnelle dans l’histoire du cinéma allemand. Ainsi, l’ouvrage constitue un complément idéal aux deux autres monographies qui existent sur le réalisateur en langue française, celle de Yann Lardeau et celle de Thomas Elsaesser. En effet, l’originalité de la démarche de C. Kaiser consiste en l’analyse de l’œuvre à travers la notion de crise du sujet.

14Ces qualités indéniables ne peuvent toutefois cacher un certain nombre de problèmes inhérents à la méthode choisie. En effet, l’appréhension typologique de l’œuvre conduit à de nombreuses répétitions qui peuvent être lassantes pour le lecteur (scènes ou récits décrits plusieurs fois comme l’ouverture de Lili Marleen ou la trame narrative de Whity) sans forcément en tirer à chaque fois des éléments nouveaux.

15D’une manière générale, on aurait aimé un approfondissement des assises théoriques de la crise du sujet. Car la philosophie de l’École de Francfort est abordée trop rapidement pour pouvoir d’une part en rendre correctement compte, d’autre part en faire totalement bénéficier l’analyse. Même si, l’auteure le revendique, la méthode est inductive, on peut malgré tout s’étonner de ce que, dans tout le passage où il est question de masochisme et de domination, voire de « dialectique sado-masochiste », il ne soit pas fait référence à la question du caractère autoritaire développée par Wilhelm Reich, puis par Erich Fromm et relayée par Adorno et Horkheimer.

16Dans un autre domaine, il est dommage que la bibliographie – en particulier celle liée à l’œuvre de Fassbinder – n’ait pas été actualisée. L’ouvrage repose en effet sur une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Toulouse-Le Mirail en 2005 sous la direction d’André Combes. On s’étonnera par exemple de la quasi-absence de l’important volume publié en 2012 par Brigitte Peucker, A Companion to R. W. Fassbinder, auquel C. Kaiser a pourtant contribué. Il en va de même des textes que Hermann Kappelhoff a consacrés au réalisateur, en particulier à Prenez garde à la Sainte Putain, film pourtant souvent évoqué dans l’ouvrage de C. Kaiser. Les développements de Kappelhoff, qui propose une lecture « rancierienne » du collectif et des corps dans ce film, auraient sans doute pu alimenter la réflexion.

17Quant à la lecture des films, d’excellentes analyses (notamment des mouvements de caméra et des personnages ou encore à propos de Berlin Alexanderplatz) côtoient des passages moins convaincants comme lorsqu’il est question des rôles maternels de Lilo Pempeit. Par ailleurs, il est surprenant, au sujet de Prenez garde à la Sainte Putain, qu’il ne soit jamais question du prologue où on voit un personnage (interprété par Werner Schroeter) raconter l’histoire de Winz-Willy. Ce prologue aurait pourtant eu sa place dans le point consacré aux inserts digressifs. Enfin, l’absence totale de définition du « Stationendrama », genre récurrent chez Fassbinder, curieusement abordé dans un autre chapitre que celui consacré aux genres cités par le réalisateur, laisse le lecteur un peu sur sa faim.

18Ces quelques remarques n’enlèvent toutefois rien à la qualité de l’ouvrage, au demeurant très bien écrit et qui, si l’on fait abstraction des répétitions, se lit très bien. Enfin, il faut saluer le fait qu’une germaniste consacre cet important travail à un corpus cinématographique, chose encore trop rare dans les études germaniques françaises. La maîtrise à la fois de l’analyse filmique et la parfaite connaissance de l’arrière-plan culturel et intellectuel dans lequel l’œuvre de Fassbinder est ancrée font que cet ouvrage viendra idéalement nourrir la réflexion à la fois des étudiants et chercheurs des deux disciplines que sont les études germaniques et les études cinématographiques. Il saura sans doute aussi intéresser un public plus large, curieux d’appréhender l’œuvre sous un aspect particulier.

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Pour citer cet article

Référence papier

Valérie Carré, « Claire Kaiser, Rainer Werner Fassbinder. Identité allemande et crise du sujet »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2 | 2016, 505-508.

Référence électronique

Valérie Carré, « Claire Kaiser, Rainer Werner Fassbinder. Identité allemande et crise du sujet »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 48-2 | 2016, mis en ligne le 19 septembre 2017, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/418 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.418

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Valérie Carré

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