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Varia

Conjoncture de Mein Kampf un siècle plus tard, Historiciser le mal et Avant Mein Kampf

Sonia Goldblum
p. 473-481
Référence(s) :

Anne Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf : les années de formation d’Adolf Hitler, Préface de Nicolas Patin, Paris, CNRS-éditions, 2023, 386 p.

Florent Brayard, Andreas Wirsching (éd.), Historiciser le mal. Traduction, annotation critique et analyse de Mein Kampf d’Adolf Hitler, Paris, Fayard, 2021, 864 p.

Texte intégral

  • 1  Christian Hartmann, Thomas Vordermayer, Othmar Plöckinger et Roman Töppel (éd.), Hitler, Mein Kamp (...)
  • 2  www.mein-kampf-edition.de (09.07.2024). On trouvera également sur le site de l’Institut für Zeitge (...)
  • 3  Florent Brayard, Andreas Wirsching (éd.), Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, (...)
  • 4  Mannoni retrace son expérience de traducteur de Mein Kampf dans un petit ouvrage très éclairant : (...)

1L’ouvrage paru en 2021 sous le titre Historiciser le mal. Traduction, annotation critique et analyse de Mein Kampf d’Adolf Hitler chez l’éditeur parisien Fayard a donné lieu à des discussions et des controverses, qui ont commencé bien avant la parution du livre. En effet, les interrogations sur l’opportunité d’une publication scientifique de l’ouvrage dont la première partie a été rédigée en prison par Adolf Hitler en 1924, puis jusqu’à l’été 1925, après sa libération, ont commencé au moment où approchait la date fatidique de son arrivée dans le domaine public, après le 31 décembre 2015. En prévision de cela, l’Institut für Zeitgeschichte de Munich avait chargé une équipe d’historiens, sous la direction de Christian Hartmann, de préparer une édition critique, qui est parue en janvier 2016, sous le titre Hitler, Mein Kampf – Eine kritische Edition1. Depuis 2022, l’ensemble du texte et des commentaires est également disponible en ligne2. La version française du livre ne se contente pas d’être une traduction du texte de Hitler et des commentaires des historiens allemands ; elle constitue « une adaptation et un prolongement de l’édition élaborée par l’Institut für Zeitgeschichte »3. Pour garantir la continuité entre les deux projets, une codirection franco-allemande a été choisie. Elle est assurée par l’historien du nazisme Florent Brayard, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, et par Andreas Wirsching, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Munich et directeur de l’Institut für Zeitgeschichte. Neuf historiens et historiennes ont travaillé à cette adaptation et le texte original a été traduit par Olivier Mannoni, dans un constant dialogue avec l’équipe scientifique4.

  • 5  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. III.

2L’ouvrage auquel a mené ce travail remarquable à tous égards est un produit paradoxal dans sa matérialité même, en ce qu’il rend accessible un texte sous une forme qui tend également, sinon à le faire disparaître, du moins à le remettre à sa place. Il s’agit d’un grand format, épais, peu maniable et lourd, qui invite à une lecture sérieuse, sur une table de bureau ou de bibliothèque. Il est en ce sens tout l’inverse de l’objet de circulation massive qu’il était dans les années 1930, dont l’introduction mentionne que « 12,5 millions d’exemplaires ont été imprimés, vendus, distribués ; au moins 1 122 éditions se sont succédé » dans le Reich allemand jusqu’en 19455. L’ensemble des bénéfices résultant de la commercialisation du livre sont reversés à la Fondation Auschwitz-Birkenau, ce qui garantit que les revenus du livre ne soient pas utilisés à des fins d’enrichissement personnel et place l’entreprise au-dessus de tout soupçon.

  • 6  Ibid., p. I.
  • 7  Ibid., p. III.
  • 8  Ibid.
  • 9  Ibid., p. IV.

3L’objectif de cette édition n’est donc pas, et c’est un argument important contre les critiques qui se sont élevées contre elle, de remettre en circulation un livre qui circule de toute façon librement sur internet et peut être téléchargé en quelques secondes, sur des sites parfois peu recommandables6. Le texte lui-même est enchâssé dans un commentaire qui le déborde largement et impose à toute personne qui souhaite le consulter une lecture critique. L’introduction générale qui présente le projet et situe le texte de Hitler dans son contexte d’écriture compte 45 pages. Chaque chapitre est lui aussi précédé d’une introduction pour que « le lecteur puisse, s’il le souhaite, saisir rapidement son contenu et se trouver mieux armé pour mesurer ses enjeux et déjouer ses pièges »7. Enfin, l’appareil de notes est massif et sert matériellement de cadre au texte, à droite, à gauche et en bas de la page. Le rôle d’accompagnement assumé par l’appareil critique est donc tout sauf discret et il s’impose au lecteur auquel tout indique que le texte nécessite une lecture historicisée, informée, qui sache en déjouer les pièges, puisque le commentaire vise à « apporter les éléments contextuels nécessaires à la compréhension du texte »8. Il n’est pas une proposition que chacun serait libre de laisser de côté, il répond à une nécessité soulevée par toute lecture du texte de Hitler. L’introduction générale, à rebours de la neutralité axiologique recommandée d’habitude aux historiens, revendique en outre une position critique récusant toute exigence de neutralité : « Ainsi la présente édition est-elle “critique” également en ceci qu’elle ne cesse de prendre position, de dénoncer les mensonges, de rétablir les faits, de souligner l’inanité ou la barbarie de tel ou tel énoncé »9.

  • 10  Au sujet de l’histoire et du contexte idéologique des traductions françaises de Mein Kampf, voir B (...)
  • 11  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XXXIII.
  • 12  Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1966), Paris, Gallimard, 1991 (...)
  • 13  Nicolas Patin, « Hitler comme symptôme. Une introduction », in : A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Ka (...)

4Le choix du titre de l’ouvrage rend compte de la même volonté de ne pas laisser le livre de Hitler, devenu un des symboles de l’idéologie nazie, parler de lui-même. À la différence de nombreuses éditions critiques, l’auteur de Mein Kampf ne figure pas comme auteur, remplacé par les deux historiens qui dirigent cette édition. Il est rejeté, tout comme le titre de l’original, à la fin d’un titre programmatique, qui résume l’intention de cette édition : Historiciser le mal. Traduction, annotation critique et analyse de Mein Kampf d’Adolf Hitler. En ce sens, le titre français va plus loin que celui de l’édition allemande qui était Hitler. Mein Kampf. Eine kritische Ausgabe. En effet, le titre de la traduction met en avant de façon plus précise les intentions de l’édition, tout en marquant une distance plus importante avec l’original, placé très à l’arrière, là où il risque le moins de prendre la lumière. Le titre n’est d’ailleurs jamais traduit, ce qui distingue fortement cette édition des traductions antérieures, celle intégrale de 1934, éditée par Fernand Sorlot sous le titre Mein Kampf – Mon combat, et celle, « très abrégée et parfaitement fallacieuse » publiée chez Arthème Fayard, sous le titre Ma doctrine10. Ce choix est justifié par le fait que Mein Kampf est « en quelque sorte passé dans la langue, devenu un mot français ou un nom propre »11. La décision qui a été prise pour l’édition française de l’expression Historiciser le mal mérite que l’on s’y arrête. En effet, au contraire de la plupart des choix éditoriaux, elle n’est pas explicitée dans l’introduction. Elle a très probablement été prise au moins partiellement par l’éditeur. À première vue, la combinaison d’un terme technique, relevant des tâches de la science historique, avec un terme issu du domaine de la morale et de la théologie, peut étonner. Mais ce titre, bien loin de renvoyer à une théodicée, s’accorde avec l’absence de neutralité assumée et dûment expliquée, qui a présidé au travail éditorial. Un autre écho à ce titre est peut-être Hannah Arendt, dont les développements sur la « banalité du mal » et le fait qu’elle ait donné ce sous-titre à son ouvrage sur Adolf Eichmann ont donné lieu à des controverses, notamment au sein des communautés juives aux États-Unis et en Israël12. Le gros avantage du titre de cette édition, par rapport à celui d’Arendt, c’est son caractère dynamique, qui renvoie à un projet et à une intention et non à un jugement sur la nature du mal qu’il évoque. Nicolas Patin au début de son introduction à l’ouvrage d’Anne Quinchon-Caudal, sans reprendre à son compte ni l’expression ni la thèse d’Arendt, remet d’ailleurs en cause le caractère d’exceptionnalité que l’on confère trop souvent à la figure de Hitler pour mettre en lumière son « suivisme » et les dynamiques collectives qui l’ont porté au pouvoir13.

  • 14  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 18.
  • 15  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 62.

5Le commentaire a fait l’objet d’une réduction de moitié par rapport à l’appareil critique de l’édition allemande pour plus de concision et de lisibilité. Certains éléments de contexte, moins familiers au lectorat français qu’au lectorat allemand, ont été ajoutés. Les principes qui ont présidé à l’établissement des notes sont exposés avec une grande clarté dans l’introduction. Un des objectifs est de rectifier les mensonges produits par Hitler et d’en exposer l’intention. Ce dernier pratique par ailleurs un escamotage des sources qui a exigé de l’équipe scientifique allemande une enquête de grande ampleur pour retrouver les éléments discursifs dont Hitler s’inspire, ce qui permet de remettre en cause son ambition d’être à la source d’une idéologie. La méthode de croisement des sources est au principe de ce travail, mais l’introduction souligne la prudence qu’elle implique, puisqu’il est souvent difficile de prouver avec certitude de quelle source précise s’est inspiré Hitler, étant donné la multiplicité des textes dans lesquels il est susceptible d’avoir puisé et les réécritures auxquelles il se livre. Le fait de replacer l’ouvrage dans son contexte permet également d’en souligner l’absence d’originalité, qui va à l’encontre de l’image véhiculée par son auteur. En ce sens cette édition est également une contribution à l’histoire des idées de l’époque, un objectif que revendique également l’autrice d’Avant Mein Kampf, qui propose pour sa part une « histoire des idées hitlériennes »14. Conformément à cet objectif, l’appareil critique ne permet donc pas seulement de lire de façon informée le texte de Hitler, mais il permet aussi à toute personne s’intéressant aux idées politiques ayant cours dans l’entre-deux-guerres de s’informer sur l’histoire de concepts et de notions capitales. À titre d’exemple, la note 98 de la page 62 retrace rapidement l’histoire du terme « Volkskörper », traduit par « corps du peuple », et de ses emplois qui l’ancrent dans une vision organiciste du peuple, héritée des sciences de la nature et du darwinisme. On y trouve des références pour aider quiconque désirerait en savoir plus sur le sujet15. La note 79 de la page 347 fait de même au sujet de l’expression « Gastvolk », traduit par « peuples hôtes », et souligne l’incohérence de l’emploi qui en est fait chez Hitler, comme chez d’autres auteurs. Cette note est importante pour qui s’intéresse aux enjeux de la métaphore du parasitisme dans les mouvements antisémites du xxe siècle. Un système astucieux de renvois permet de naviguer entre les notes tout en évitant les redites.

  • 16  Ibid., p. XXIX.
  • 17  Ibid., p. XXX.
  • 18  Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lett (...)
  • 19  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XXX.
  • 20  Ibid.
  • 21  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 21.
  • 22  Hermann Cohen, Deutschtum und Judentum, mit grundlegenden Betrachtungen über Staat und Internation (...)
  • 23  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XLI.

6L’introduction de notre édition prend le temps d’expliciter avec une grande précision les choix qui ont présidé à l’établissement d’une nouvelle traduction du texte qu’elle définit comme le résultat d’une « démarche “sourciste” ». Cette dernière s’explique par une prise de position qui correspond à celle de l’ensemble de l’édition, et que l’introduction formule ainsi : « le traducteur refuse d’accorder son concours à la reproduction de l’intention initiale de l’auteur, qui a mis tout en œuvre pour convaincre, pour susciter l’adhésion : il s’inscrit en faux contre cette démarche »16. Le traducteur livre donc des éléments théoriques qui permettent de comprendre la position qu’il adopte et part de la formulation d’un « pacte fondamental qui engage la confiance du lecteur » qui, quand il entame la lecture d’une traduction, croit que le traducteur va rendre le texte original « de manière intégrale, fidèle et sincère »17. Cette confiance implique souvent de la part du traducteur, ce que Mannoni appelle « un acte d’adhésion ou au moins de neutralité », qui est rendu problématique par le statut du texte de Mein Kampf, que l’ensemble de la démarche de cette édition vise à « historiciser », donc à mettre à distance, parce qu’il véhicule un message ignominieux qui a servi de fondement idéologique à l’une des pires entreprises criminelles du xxe siècle. C’est cette volonté de mise à distance qui explique ce que Mannoni qualifie de « démarche “sourciste” », reprenant partiellement à son compte la distinction opérée entre traduction sourcière et traduction cibliste par le traductologue Jean-René Ladmiral18. En employant l’adjectif « sourciste », Mannoni se distancie du vocabulaire de Ladmiral, qui considère toute traduction sourcière comme relevant de l’impossibilité et reproche aux sourciers de pécher par excès de fascination pour le texte source, ce dont on ne saurait accuser le traducteur de notre édition. Sa traduction a pour objectif de donner à lire quelque chose qui soit au plus proche du texte original, dont les aspérités ne sont jamais lissées ou gommées, au risque de produire une traduction peu fluide ou maladroite : « le texte garde la trace de l’opération de traduction, et celle-ci est d’autant plus marquée que l’original est lui-même déjà maladroit »19. Traduction et commentaire concourent tous deux à une mise à nue du texte de Hitler20. Un des grands mérites de cette partie de l’introduction réside dans le fait que le traducteur justifie très précisément et concrètement certains choix de traduction relatifs aux niveaux de langue employés, à l’usage des répétitions, des particules illocutoires, des temps et des modes verbaux, ou aux inventions lexicales de Hitler. Il compare même un passage de sa traduction avec celle de 1934 et avec le texte original, ce qui permet de se faire une idée très précise de la manière dont il a procédé et des choix qui ont été les siens. La question de la traduction des concepts, et par exemple le choix de ne pas traduire l’adjectif « völkisch », est replacée à la fois dans le contexte historique et dans celui des pratiques scientifiques actuelles. L’introduction explique aussi le choix de ne pas traduire le terme de Judentum par juiverie, comme le faisaient les traducteurs de l’édition de 1934, et comme le fait Anne Quinchon-Caudal, pour des raisons qui ne semblent pas entièrement convaincantes21. En effet, le fait qu’un antisémite emploie le terme de Judentum ne suffit pas à donner au terme un sens péjoratif qui serait équivalent de celui de « juiverie ». De plus, ce dernier terme est d’un emploi bien moins courant que celui de « Judentum », qui désigne, la plupart du temps la religion juive ou le fait d’être juif, l’ensemble des caractéristiques de ce qui est juif, notamment quand il est associé avec « Deutschtum ». Une grande partie des discussions sur les relations entre Juifs et Allemands depuis la fin du xixe siècle jusque dans les années d’après Première Guerre mondiale s’écrivent en effet dans ces termes. On pensera naturellement au texte extrêmement controversé écrit par Hermann Cohen en 1915, mais le couple « Deutschtum und Judentum » apparaît dès 1881 dans le cadre de la querelle berlinoise sur l’antisémitisme, qui fait suite au texte de l’historien Heinrich von Treitschke intitulé « Unsere Aussichten » (Nos perspectives) et dans lequel on trouve l’affirmation suivante : « Les Juifs sont notre malheur »22. L’introduction de cette édition est également le lieu d’une analyse précise de la langue de Hitler, qui est à la fois décortiquée dans ses idiosyncrasies langagières lourdes et indigestes, mais également replacée dans un contexte historique où les mouvements politiques avaient le goût de l’hyperbole et où l’expérience de la Première Guerre mondiale explique l’emploi de métaphores empruntées à ce contexte spécifique. En raison du soin donné à la justification des choix de traduction, cette édition est donc devenue une référence pour la traduction des concepts politiques nationalistes de l’époque. Un des points capitaux de la démarche de l’équipe scientifique de cette édition de Mein Kampf est d’en dévoiler les potentialités et le caractère programmatique, notamment présents dans le deuxième chapitre, consacré à l’État, tout en mettant en garde contre le risque de rabattre la politique nazie sur le programme hitlérien de 1925-192623. Un des changements importants par rapport à l’édition allemande est la modification de la bibliographie dans le but de la rendre accessible et utilisable pour un lecteur non germanophone. Cette dernière se limite donc, dans la mesure du possible, pour ce qui est des travaux de recherche, à des textes en français et en anglais. En somme, l’ensemble de l’appareil critique, l’introduction générale et les introductions de chapitres accompagnent le lecteur, quelle que soit la nature de la lecture de Mein Kampf qu’il souhaite effectuer. Ils peuvent même se substituer partiellement à la lecture du texte original en rendant compte de son contenu (dans les introductions de chapitres), de son contexte et de ses implications politiques et intellectuelles et en en livrant une lecture critique et une mise en perspective.

7Bien que cette édition apparaisse à bien des égards comme un outil indispensable pour l’histoire de l’antisémitisme et pour l’histoire des idées politiques au xxe siècle comme pour toute personne intéressée par l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe dans les années 1930, elle n’en a pas moins fait l’objet de vives controverses. Jean-Luc Mélenchon a adressé en octobre 2015 un courrier à l’éditrice des éditions Fayard qu’il a ensuite publié sur son blog sous le titre : « Non ! Pas “Mein Kampf” quand il y a déjà Le Pen ! »24 et qui part de l’idée que le projet éditorial et scientifique porté par Fayard contribuait à la diffusion du livre, et donc des idées de Hitler et du nazisme et s’en faisait par conséquent le complice. Le titre de l’entrée de blog ajoute un argument que Mélenchon ne développe pas dans sa lettre, mais qui accuse clairement l’éditrice de faire le lit de l’extrême droite française. Ce qui gêne à la lecture du texte de Mélenchon, c’est qu’il balaie d’un revers de main tout le travail traductologique et historiographique réalisé dans le cadre de cette édition en disant que ce travail « ne change rien à [s]on désaccord ». Il part du principe que chacun est suffisamment informé sur les crimes du nazisme. Ce que cache mal ce procès en inutilité et en complicité, c’est la posture politique de Mélenchon qui, en tant que responsable politique de gauche, se met en scène comme le rempart à l’idéologie d’extrême droite. La charge est suffisamment importante pour que l’historien Christian Ingrao, spécialiste reconnu de la période et de l’idéologie nazie, prenne la peine de lui répondre dans Libération. Voici le cœur de son argumentation, qui s’adresse directement au leader de gauche : « il faut s’adresser à des lecteurs comme vous, Monsieur, pour les conduire à cesser de rejeter Hitler et Mein Kampf dans le pathologique et la démonologie, pour les conduire à penser en termes historiens et politiques, simplement. Il faut arrêter de croire que Mein Kampf nazifierait les égarés qui tomberaient dessus par accident. C’est un livre qui ne peut convaincre que des convertis »25. Son argumentation va tout à fait dans le sens du propos de l’équipe responsable de l’édition française, dont il fait partie : il s’agit de remettre le livre à sa juste place, dans une histoire et un contexte qui le dépasse, pour lui retirer son statut d’objet empoisonné, qui lui donne sa force d’attraction et de répulsion. Plus intéressante sur le plan historiographique est l’argumentation développée par Johann Chapoutot, qui se montre critique envers l’édition au moment de sa parution, au motif qu’elle « accréditer[ait] l’idée que Mein Kampf est la bible du nazisme. Ce qu’il n’est pas »26. Or, l’introduction de l’édition française insiste sur le fait que Mein Kampf fait partie de notre culture matérielle et que c’est aussi comme « objet historique » qu’il doit être traité27. Par ailleurs, selon lui, le fait de mettre en avant Mein Kampf occulte la myriade de textes qui ont contribué à forger l’idéologie nazie. Pour lui, l’intérêt d’une telle édition se justifie pour l’Allemagne du fait de sa familiarité avec le livre et avec la figure de Hitler, mais pas pour la France. Ce point d’argumentation semble assez faible, en effet, on peut douter que l’ensemble des historiens français intéressés par le sujet lisent l’allemand, comme le suggère Chapoutot. De plus, une telle édition, si elle n’est pas de nature à intéresser un public large, peut être utile au corps enseignant et aux étudiants, quand ils sont amenés à travailler sur cette période. Il semble difficile de soutenir qu’une édition de référence de Mein Kampf en français soit inutile au monde de l’enseignement et de la recherche francophone. Le fait qu’il faille mettre l’accent sur d’autres textes ne tient pas vraiment non plus, puisque c’est ce que ne cessent de faire les équipes scientifiques des éditions françaises et allemandes, qui montrent les liens qui existent en amont et en aval entre le texte de Hitler et d’autres28. S’il est permis de prendre parti, on notera qu’il peut sembler curieux qu’un chercheur s’oppose à une entreprise visant à produire du savoir, quand elle donne, qui plus est, tous les gages de sérieux que l’on peut attendre d’un travail scientifique. On s’accordera néanmoins avec Chapoutot sur le fait qu’une édition en ligne constituerait un outil de travail incomparable, qui permettrait une recherche ciblée de concepts ou de sources.

 

  • 29  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 19.
  • 30  On peut malgré tout regretter qu’Anne Quinchon-Caudal cite les passages de Mein Kampf dans l’éditi (...)
  • 31  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 783.
  • 32  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 223 ; Brayard/ Wirsching, Historiciser le mal, p. V-VI.
  • 33  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 245-357. L’autrice mentionne une autre traduction en fran (...)
  • 34  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 247.
  • 35  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 783.
  • 36  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 220.
  • 37  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 783.
  • 38  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 228-231.
  • 39  Ibid., p. 232.
  • 40  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XXXVI.

8L’ouvrage d’Anne Quinchon-Caudal intitulé Avant Mein Kampf. Les années de formation d’Adolf Hitler témoigne de l’intérêt vivace dont fait l’objet l’ouvrage de Hitler. Il est paru en 2023 et présente dans sa démarche quelques similitudes avec l’édition publiée par Fayard, dans le sens où elle souhaite éclairer les sources qui ont nourri le livre de Hitler et notamment l’influence qu’a exercé sur lui le publiciste antisémite Dietrich Eckart (1868-1923). La continuité entre les deux ouvrages est soulignée par la préface que livre l’historien Nicolas Patin, qui a fait partie de l’équipe scientifique responsable de l’édition française de Mein Kampf. Dans son introduction, elle prend par ailleurs clairement position dans les débats qui ont accompagné ce travail éditorial et justifie par là même sa propre démarche en indiquant qu’il lui semble « préférable de publier une version commentée de ces textes nauséabonds, de les ausculter, les disséquer, montrer leurs ressorts et leur finalité, déconstruire leurs discours, plutôt que de les laisser aux seules mains des racistes ou des crédules »29. L’ouvrage livre un excellent complément au travail éditorial de Fayard30. Il se compose de quatre chapitres, dont le premier vise à donner une idée de ce que pouvait être l’idéologie de Hitler à partir de 1908, date de son installation à Vienne, et particulièrement pendant la Première Guerre mondiale. Il en ressort une image moins claire que celle qu’il voulait en donner et l’autrice fait appel notamment à ses correspondances pour montrer qu’il était encore largement apolitique durant les années de guerre et que c’est la défaite de 1918 et les épisodes révolutionnaires qui ont suivi, qui l’ont poussé à s’engager. Le deuxième chapitre rend compte du début de cet engagement et livre des traductions françaises commentées des premiers écrits politiques de Hitler, assorties de notes substantielles, ce qui permet de comprendre comment s’est constituée l’idéologie hitlérienne entre 1919 et 1920, date à laquelle entre en scène Dietrich Eckart. C’est à ce dernier qu’est consacré le troisième chapitre du livre, qui retrace sa biographie et surtout son itinéraire intellectuel et la manière dont il a gagné en influence sur le NSDAP, créé en 1920, et sur la formation intellectuelle de Hitler, qu’il a sans doute rencontré durant l’été 191931. Le chapitre s’achève en 1923, l’année du putsch de la Brasserie, où le 8 novembre, Hitler, soutenu par le général Erich Ludendorff, tenta de prendre le pouvoir en Bavière32. L’année 1923 est également celle de l’éviction de Dietrich Eckart, qui fut remplacé par Alfred Rosenberg à la tête de l’organe du NSDAP. L’ouvrage d’Anne Quinchon-Caudal livre en outre en annexe la première traduction scientifique en français de son livre intitulé Der Bolschewismus von Moses bis Lenin. Zwiegespräch zwischen Adolf Hitler und mir33. Elle qualifie ce texte inachevé, paru à titre posthume en 1924 de « parent pauvre de la recherche historique sur le nazisme »34. Elle revient avec précision sur les traductions existantes et sur sa réception, dans le domaine de la recherche, mais aussi dans les milieux d’extrême droite. Le mérite de cette traduction, outre le fait qu’elle rend accessible une source idéologique importante du nazisme, est l’appareil de note considérable dont elle s’accompagne. La page de gauche est consacrée à la traduction, la page de droite aux notes et aux commentaires, qui viennent doubler le texte et permettent de comprendre de quoi se nourrit l’idéologie d’Eckart et comment se construit sa rhétorique antisémite. Ce texte se donne à voir comme une conversation avec Hitler, qui a une dimension théâtrale et n’a sans doute jamais eu lieu, mais valorise Eckart, qui semble vouloir dans ce texte asseoir sa posture de mentor. Le quatrième et dernier chapitre du livre rend compte de la réception ambivalente d’Eckart au sein du mouvement nazi. En effet, au moment de son décès en 1923, le contact entre Eckart et Hitler s’était distendu. Il n’en fait pas moins l’objet d’un hommage appuyé dans Mein Kampf, qui donne l’occasion à l’équipe scientifique de l’édition française de revenir sur la relation entre les deux hommes35. Les deux ouvrages livrent une interprétation légèrement divergente des raisons de leur prise de distance. Quinchon-Caudal semble y voir un rejet de la part de Hitler36, alors que l’édition française semble pencher pour un retrait volontaire d’Eckart, tout en soulignant qu’il a lieu à un moment où Hitler avait moins besoin de lui. Il n’en reste pas moins qu’Eckart, à partir de son décès, a été « élevé au rang de “martyr” du NSDAP »37. Quinchon-Caudal retrace les étapes de son entrée « au panthéon national-socialiste » en revenant en détail sur les hommages qui lui sont rendus38. Néanmoins, elle qualifie le livre d’Eckart d’« héritage encombrant »39, alors que Hitler souhaite, après sa sortie de prison, s’affirmer comme un leader politique, capable de s’imposer par les urnes, et non comme un idéologue. En outre, les deux ouvrages s’accordent à dire que Hitler ne reconnaît pas volontiers les héritages dont il est tributaire40, ce qui explique sans doute que la figure d’Eckart ait été honorée, alors même que sa contribution intellectuelle à l’idéologie du parti nazi était minorée. L’ouvrage dont Anne Quinchon-Caudal livre la traduction en annexe de son livre n’a en effet plus été réédité après 1925.

 

9Ces deux ouvrages témoignent de la grande fécondité des travaux français sur l’Allemagne nazie et, même s’ils se concentrent tous deux sur la figure de Hitler, contribuent à remettre en cause les mythes qu’il a contribué à construire autour de sa personne. Ils constituent par ailleurs des outils indispensables pour la compréhension de l’évolution de l’idéologie de la droite antisémite pendant la République de Weimar.

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Notes

1  Christian Hartmann, Thomas Vordermayer, Othmar Plöckinger et Roman Töppel (éd.), Hitler, Mein Kampf. Eine kritische Edition, Munich, Institut für Zeitgeschichte, 2016.

2  www.mein-kampf-edition.de (09.07.2024). On trouvera également sur le site de l’Institut für Zeitgeschichte un important dossier documentaire portant sur la publication et sur les discussions auxquelles elle a donné lieu en Allemagne, www.ifz-muenchen.de/mein-kampf (09.07.2024).

3  Florent Brayard, Andreas Wirsching (éd.), Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, Paris, Fayard, 2021, p. II.

4  Mannoni retrace son expérience de traducteur de Mein Kampf dans un petit ouvrage très éclairant : Olivier Mannoni, Traduire Hitler, Paris, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2022.

5  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. III.

6  Ibid., p. I.

7  Ibid., p. III.

8  Ibid.

9  Ibid., p. IV.

10  Au sujet de l’histoire et du contexte idéologique des traductions françaises de Mein Kampf, voir Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XXVIII-XXIX, ici p. XXIX ; Adolf Hitler, Mein Kampf – Mon Combat, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1934, trad. J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes ; Adolf Hitler, Ma Doctrine, Paris, Arthème Fayard, Paris, 1938.

11  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XXXIII.

12  Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1966), Paris, Gallimard, 1991, trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne Guérin. À ce sujet, voir également Gary Smith (éd.), Hannah Arendt Revisited : “Eichmann in Jerusalem” und die Folgen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2000, p. 78-92.

13  Nicolas Patin, « Hitler comme symptôme. Une introduction », in : A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 7-13, ici p. 7-8.

14  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 18.

15  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 62.

16  Ibid., p. XXIX.

17  Ibid., p. XXX.

18  Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

19  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XXX.

20  Ibid.

21  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 21.

22  Hermann Cohen, Deutschtum und Judentum, mit grundlegenden Betrachtungen über Staat und Internationalismus, Gießen, A. Töpelmann, 1915. L’ouvrage suivant reconstitue l’ensemble du débat sur l’antisémitisme auquel a donné lieu la prise de position de Treitschke et rassemble les textes à travers lesquels il a été mené. Karsten Krieger (éd.), Der “Berliner Antisemitismusstreit” 1879-1881, Munich, Saur, 2003. Voir Heinrich von Treitschke, « Unsere Aussichten » (1879), in : ibid., p. 6-16, ici p. 14.

23  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XLI.

24  melenchon.fr/2015/10/22/non-pas-mein-kampf-quand-il-y-a-deja-le-pen/ (12.07.2024).

25  www.liberation.fr/debats/2015/10/25/mein-kampf-un-historien-repond-a-melenchon_1408664/ (12.07.2024).

26  www.liberation.fr/idees-et-debats/johann-chapoutot-en-se-focalisant-sur-mein-kampf-on-fetichise-lobjet-livre-et-accredite-la-centralite-supposee-dhitler-20210601_HJBOJIJJLFDS5JKSKXWPQ3Y72E/ (12.07.2024).

27  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. III.

28  Johann Chapoutot, Comprendre le nazisme, Paris, Tallandier, 2020, p. 401-402. Dans son ouvrage Comprendre le nazisme, paru en 2020, Chapoutot consacre deux pages à la question de savoir s’il faut rééditer Mein Kampf et présente son point de vue sous la forme d’un entretien avec Dany Stive, publié dans Libération le 13 novembre 2015.

29  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 19.

30  On peut malgré tout regretter qu’Anne Quinchon-Caudal cite les passages de Mein Kampf dans l’édition originale, au lieu de faire référence à l’édition allemande ou française du texte, un choix dont elle ne livre pas d’explication.

31  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 783.

32  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 223 ; Brayard/ Wirsching, Historiciser le mal, p. V-VI.

33  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 245-357. L’autrice mentionne une autre traduction en français, paru en 2014 dans un recueil de textes d’Eckart et d’Alfred Rosenberg chez un éditeur d’extrême droite, voir ibid., p. 247.

34  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 247.

35  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 783.

36  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 220.

37  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. 783.

38  A. Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf, p. 228-231.

39  Ibid., p. 232.

40  Brayard/Wirsching, Historiciser le mal, p. XXXVI.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sonia Goldblum, « Conjoncture de Mein Kampf un siècle plus tard, Historiciser le mal et Avant Mein Kampf »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 56-2 | 2024, 473-481.

Référence électronique

Sonia Goldblum, « Conjoncture de Mein Kampf un siècle plus tard, Historiciser le mal et Avant Mein Kampf »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 56-2 | 2024, mis en ligne le 04 décembre 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/4167 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13153

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Auteur

Sonia Goldblum

Professeure des universités en histoire des idées allemandes, École normale supérieure de Lyon

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