Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire
Résumés
L’exploration urbaine est une pratique alternative, mi-sportive, mi-artistique, qui consiste à s’infiltrer dans des endroits abandonnés. L’objectif de beaucoup d’explorateurs urbains est de photographier ces endroits afin de constituer les archives parallèles d’un patrimoine qui, autrement, sombrerait dans l’oubli. Dans son livre Abandoned Berlin / Verlassene Orte, paru en 2015, le photographe et explorateur urbain Ciarán Fahey dévoile des images surprenantes de plusieurs endroits, dans et en pourtour de Berlin, qui jouèrent un rôle sous le régime nazi : village olympique des Jeux de 1936, boulangerie d’un camp de concentration, cliniques médicales où eurent lieu des crimes d’euthanasie, etc. Soumis au passage du temps qui se manifeste dans la dégradation comme dans l’envahissement par la végétation, par exemple, ces endroits figurent dans le paysage urbain comme les stigmates invisibles du passé traumatique de l’Allemagne. Cet article se penche sur la question du traitement réservé à ces endroits controversés et de la dimension poétique qu’inspirent les ruines à l’abandon. L’auteur tente de concevoir l’exploration urbaine comme une pratique contemporaine et performative de la mémoire dont l’aspect marginal renouvelle le rapport au passé.
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Ciarán Fahey, Verlassene Orte / Abandoned Berlin, Berlin, be.bra verlag, 2015, p. 7. Cette citatio (...)
« C’est juste un instantané, un instantané du passé, du présent et d’un futur qui ne sera plus jamais le même. Reviens demain et tout aura déjà changé. Pas beaucoup, mais de façon perceptible. Aucun lieu ne reste le même, et tous les efforts pour préserver quelque chose sont voués à l’échec. La documentation est, à mon sens, le plus que nous puissions espérer. Comprendre à travers le présent ce qui reste du passé. C’est une tentative de se souvenir de la mémoire de quelqu’un d’autre… »1.
- 2 C. Fahey, ibid., respectivement p. 120-125, 142-145, 78-85 et 170-177. Tous les textes et photos s (...)
1C’est sur ce témoignage émouvant du photographe et explorateur urbain Ciarán Fahey que débute Verlassene Orte / Abandoned Berlin : Ruins and relics in and around Berlin (Lieux oubliés/Berlin abandonné : ruines et reliques dans et autour de Berlin), publié en 2015 aux éditions be.bra. Rassemblant quelques-unes des photographies de ses nombreuses expéditions dans des bâtisses abandonnées de la capitale allemande, ce livre mêlant textes et images amène à examiner la question de l’exploration urbaine dans le cadre de la politique mémorielle à l’œuvre en Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, plusieurs des endroits abandonnés que visite Fahey servirent aux nazis et certains furent même les témoins d’actes terribles. Quel rôle peuvent jouer les explorateurs urbains quand ils s’aventurent dans des bâtiments abandonnés, qu’aucun propriétaire ne réclame et dont les municipalités n’assument pas la maintenance ? Qu’est-ce que cela signifie, dans la perspective allemande de la Vergangenheitsbewältigung, quand certains de ces bâtiments ont abrité des activités nazies – le village olympique des Jeux Olympiques de 1936, la boulangerie SS qui fournissait des camps de concentration – et ont même été le théâtre de crimes (le sanatorium Heilstätten Hohenlychen et l’hôpital de Waldhaus Buch où eurent lieu, de 1940 à 1945, de nombreuses interventions d’euthanasie sur des personnes considérées par les nazis comme inaptes au travail et donc inutiles, en raison d’un soi-disant « handicap »)2 ?
Heilstätten Hohenlychen
« Heilstätten Hohenlychen : Hidden history with Himmler, Hitler, Heß et al. » (Heilstätten Hohenlychen : l’histoire cachée avec Himmler, Hitler, Heß et al.), 1 de 50, 19.04.2014
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
2Le point de départ de ce questionnement se situe dans l’œuvre photographique de Ciarán Fahey, installé depuis 2008 à Berlin, et qui n’a cessé depuis de nourrir son blog d’images d’endroits abandonnés dans et en pourtour de la capitale. Cependant, la réflexion autour de l’exploration urbaine comme pratique performative de la mémoire demande de puiser dans les origines de ce nouveau « sport » urbain et de comprendre comment il bouscule notre conception de l’archive, tout en s’inscrivant dans un certain processus « naturel » du passage du temps. Dans cet article, je tenterai de définir ce qu’est l’exploration urbaine et la manière dont elle peut figurer comme une pratique mémorielle, sur les plans esthétique et symbolique, mais aussi sur le plan politique, puisque les explorateurs urbains constituent un réseau de documentation parallèle dont la valeur historique n’est pas négligeable.
Berlin 1936 : un effort olympique pour un village abandonné
« Berlin 1936 : Olympic effort for an abandoned village » (Berlin 1936 : un effort olympique pour un village abandonné), 20 de 41, 12.08.2016
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
L’Urbex
- 3 Anthony J. Fassi, « Industrial Ruins, Urban Exploring, and the Postindustrial Picturesque », CR : (...)
- 4 Un « fanzine » (contraction des mots anglais fanatic et magazine) est une publication, imprimée ou (...)
- 5 « Infiltration : the zine about going places you’re not supposed to go », <http://www.infiltration (...)
- 6 A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 146.
3Le terme urbex provient de la contraction des mots anglais urban et exploration (exploration urbaine). Il s’agit de la pratique consistant à « découvrir, infiltrer et documenter les endroits méconnus [little seen parts] du paysage architectural »3. On doit sa popularisation à Jeff Chapman (alias Ninjalicious), un explorateur urbain canadien, qui créa d’ailleurs l’expression en 1996 dans le fanzine4 Infiltration5. Jeff Chapman y précise que les explorateurs urbains se perçoivent comme des « gardiens » du passé, et non comme des vandales. Dans son guide à l’exploration urbaine Access All Areas (Accès à toutes les zones) en 2005, Ninjalicious soutient que les « explorateurs urbains devraient adhérer à la maxime naturaliste de ne rien prendre sinon des images, et de ne rien laisser sinon leurs empreintes »6, une devise qu’on peut rapprocher de celle des adeptes de scoutisme qui se font un point d’honneur de ne pas laisser de trace de leur présence. Les explorateurs urbains ne ramassent pas les déchets, mais ils partagent avec les scouts cette idée que leur passage doit être invisible afin de conserver au lieu une certaine pureté ; les humains passent, les lieux restent.
Sanatorium zombie : Waldhaus Buch
« Zombie insanatorium : Waldhaus Buch » (Sanatorium zombie : Waldhaus Buch), 14 de 31, 07.03.2014
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
4L’urbex s’apparente au parcours et à l’escalade urbaine (toits, buildings, murs, églises), mais elle se caractérise par la documentation qu’elle génère, rendue possible par l’arrivée des téléphones intelligents (accessibilité et appropriation du médium photographique) et d’Internet (diffusion des photos sans crainte des conséquences) ; la plupart des explorateurs urbains utilisent blogs et sites web comme des archives publiques de l’environnement urbain. Grâce à Internet, on compte aujourd’hui des réseaux d’urbex partout dans le monde. La règle non-écrite prescrit que l’adresse du lieu ne soit jamais communiquée, ni la manière d’y pénétrer (par une fenêtre, derrière une planche en particulier, etc.). En cela, l’archive constituée par les blogueurs et les explorateurs urbains diffère de celle plus traditionnelle des historiens car, d’une certaine façon, elle ne dit pas sa source qui reste secrète. L’urbex est une initiative qui se doit de rester personnelle et dont chaque adepte assume l’entière responsabilité, un peu comme le travail de mémoire qui engage chacun dans un dédale de souvenirs et de découvertes parfois inattendues. Une enquête sur le passé, qu’il soit familial ou national, repose sur une prise de risque, dont celui de découvrir des faits effrayants, des monstres dans le placard, au sens propre, des vestiges compromettants et susceptibles de bousculer notre identité. C’est une expédition qu’on entreprend, sachant qu’elle mettra à l’épreuve notre sang-froid chaque fois qu’on forcera une porte vermoulue ou qu’on avancera à tâtons dans le couloir obscur d’un sous-sol à l’abandon.
- 7 Ibid., p. 146.
- 8 Guy Debord, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, n° 9, 1956, p. 6-10, et Internationale Situ (...)
- 9 Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, The Modern Library, 1993, cité (...)
5On peut aisément relever des similitudes entre l’urbex et les théories de Guy Debord, figure de proue de l’Internationale situationniste7, un mouvement politico-artistique actif dans les années 1960. La notion de dérives8, un terme debordien qui invite à errer (dériver) dans la ville plutôt qu’à suivre un itinéraire préconçu, correspond à l’esprit qui anime les explorateurs urbains. Car l’intérêt derrière ces expéditions se situe dans la conscience que « la “vie intime et informelle [casual] des villes” est plus importante que la compréhension de leur nature rationnelle, imaginée par des urbanistes et des architectes »9. En d’autres termes, l’urbex s’applique à dériver vers tout ce qui dort à la marge du sentier principal. Cette façon de procéder est d’autant plus intéressante qu’elle s’écarte radicalement de la recherche systématique, rationalisée et institutionnalisée des historiens, et, de ce fait, la complète très probablement.
Verlassene Orte : Lieux à l’abandon
6Mais l’urbex, c’est aussi un acte de résistance, à mi-chemin entre sport, sport extrême et création artistique. Explorer des espaces interdits revient à transgresser le silence qui les emmure et à se réapproprier le patrimoine d’une ville, forcer ses tiroirs dont on voudrait garder le contenu caché.
Boulangerie SS : du pain pour un camp de concentration
« SS Bakery : Bread for a concentration camp » (Boulangerie SS : du pain pour un camp de concentration), 18 de 29, 23.05.2014
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
- 10 C. Fahey, Verlassene Orte (note 1).
7Les explorateurs urbains sont à la recherche d’une beauté évanescente au cœur même de la décrépitude et de la déchéance, ce que d’autres pourraient nommer « laideur ». Dans un monde de plus en plus désacralisé, où prédomine l’obsolescence programmée, l’urbex a recours au sublime que recèlent les ruines contemporaines afin de réinvestir des paysages trop vites évanouis et de rendre hommage aux œuvres érigées par la main – et la technologie – humaine, tout en acceptant la marque du temps qui passe. Il y a certes dans cette approche un regard hérité des romantiques. Mais pourquoi seuls les paysages « naturels » devraient évoquer la beauté naturelle ? La déchéance a aussi son charme, ne serait-ce que dans le drame qu’elle draine avec elle. Car ces endroits, destinés à l’oubli, ont beaucoup à raconter. « Les murs peuvent parler – soutient Fahey –, mais ils s’expriment de différentes manières. Leur silence à lui seul dit quelque chose. Certains murs ne veulent pas parler. Ce qui dit aussi quelque chose »10.
- 11 A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 145, souligné par l’auteur.
- 12 Ibid., p. 151.
8Les explorateurs urbains assurent donc un certain travail d’archivage parallèle à celui assuré par les historiens : « aujourd’hui, beaucoup d’explorateurs urbains documentent ces autres ruines – les espaces laids et ignorés [overlooked] que l’histoire menace d’oublier »11. Leur approche se distingue toutefois en ce sens qu’elle n’est pas motivée par les faits officiels mais par ce qui échappe, ce dont on ne peut prendre conscience que par la dérive. La « méthode » des explorateurs urbains comporte une part importante de hasard et de risques, puisqu’elle est illégale ; à cet effet, elle se pratique le plus souvent la nuit (sauf chez Fahey qui semble se moquer des risques d’une arrestation). Il s’agit, par ailleurs, d’un acte teinté d’une certaine nostalgie, car la plupart des explorateurs urbains se savent parmi les derniers à arpenter des lieux qui seront bientôt démolis. Leurs photos sont de l’ordre des archives publiques – accessibles gratuitement sur Internet – d’un environnement en voie de disparition qu’on peut définitivement appeler « patrimoine ». Certaines archives renvoient certes à un passé très sombre, comme le passé nazi en Allemagne que documente, entre autres, Ciarán Fahey. Il n’en demeure pas moins qu’elles constituent une ressource importante « pas seulement pour ceux en quête d’une dose alternative de sensations fortes [an offbeat thrill], mais pour tous ceux d’entre nous à la recherche de sens parmi les recoins cachés de la ville et les histoires secrètes de leurs passés industriels »12, ou pour des historiens, par exemple, qui ne pourraient sinon prendre connaissance de l’existence et de l’état de ces lieux non-officiels dont l’accès est défendu. À moins d’être à la fois historien et explorateur urbain, à mi-chemin entre des pratiques institutionnelles et délinquantes, ce qui n’est pas exclu.
- 13 Ibid., p. 147.
9S’ils font un effort pour garder vivante à la conscience publique l’existence de ces ruines industrielles et infrastructurelles, les explorateurs urbains se trouvent aussi prisonniers d’un paradoxe familier à ceux qui tentent de ressusciter ce qui relève de l’invisible ou de l’indicible : « tandis qu’ils s’engagent dans une forme de résistance culturelle en encourageant la prise de conscience des ruines industrielles déchues, ils risquent aussi de transformer ces ruines en produits artistiques »13. Les explorateurs urbains cultivent involontairement le risque de faire de ces sanctuaires, reliques du passé, des destinations touristiques populaires, car l’envie d’explorer ces lieux – mais surtout l’attrait de l’interdit et de la nouveauté – se répand très rapidement via de belles images qui ne révèlent pas nécessairement le danger de ces endroits, et menacent ensuite leur secret. Car si des lieux abandonnés sont visités par des amateurs, ils perdent de leur caractère sacré : rendus accessibles au plus grand nombre, la valeur de leurs mystères désormais révélés décroît. C’est la présence fantomatique et relativement inconnue de ces ruines qui fait leur attrait, leur lent retour à la terre, qui offre symboliquement une sépulture aux victimes des crimes du passé.
Heilstätten Hohenlychen
« Heilstätten Hohenlychen : Hidden history with Himmler, Hitler, Heß et al. » (Heilstätten Hohenlychen : l’histoire cachée avec Himmler, Hitler, Heß, et al.), 10 de 50, 19.04.2014
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
- 14 C. Fahey, <http://www.abandonedberlin.com>, consulté le 18 août 2016.
10Par ailleurs, la diffusion de ces photographies et la divulgation de leurs accès exposent aussi ces endroits à du vandalisme, comme le reprochent plusieurs internautes à Ciarán Fahey sur son site Internet14, où ce dernier donne en détails toutes les indications pour se rendre et entrer par effraction dans la bâtisse, un comportement qui contrevient directement aux lois non-écrites de l’urbex où chacun se doit plutôt de progresser à la mesure de ses capacités. Un internaute poste d’ailleurs en lien des photos, trois ans après que Fahey ait publié les siennes, afin de montrer à quel point une augmentation des visites – qu’il attribue au site de Fahey – a précipité la dégradation de la bâtisse. Faut-il, comme le soutient l’internaute, préserver le secret des accès afin de « protéger » les lieux et leur assurer une meilleure longévité dans leur état « naturel » ? Au contraire, est-il plus utile de mettre le plus possible en valeur leur présence et la manière de les arpenter afin de motiver une prise en charge officielle et d’éventuelles mesures de conservation ? La (re)découverte de l’urbex pose la question de l’après et de la juste gestion que nécessitent ces endroits oubliés, par définition hors champ du patrimoine traditionnel et dont la dégradation apparente, l’envahissement par la végétation et les graffitis font désormais partie.
11Cependant, comme le fait remarquer Fahey, certains de ces endroits sont aujourd’hui rendus officiellement accessibles. C’est le cas du village olympique de 1936, où l’on peut se promener le soir d’Halloween pour un euro (deux avec un guide, et dix pour prendre des photos). Est-ce là le résultat d’un trop grand nombre d’explorateurs urbains amateurs ? Doit-on voir là un aspect de la revalorisation du lieu ? On peut certainement demeurer critique devant le parti pris de cette visite qui exploite le côté effrayant du site et fait cette fois clairement passer le lieu de mémoire du côté du village fantôme d’un parc d’attractions.
Les ruines oubliées du IIIe Reich
12Les lieux abandonnés sont des no man’s land dans le paysage urbain. Ils peuvent être un rappel symbolique des ruptures dans le système économique, comme à Detroit par exemple, une ville qui attire à juste titre beaucoup d’adeptes de l’urbex ; anciennes manufactures, entrepôts déserts et vieilles usines de montage sont autant de lieux qui témoignent de l’époque glorieuse où la ville du Michigan était au centre de la plus grande production automobile des États-Unis. Mais ces bâtisses à l’abandon témoignent aussi de sa terrible faillite. Les ruines sont en fait le symptôme de n’importe quelle grande transition. Dans le cas de Verlassene Orte / Abandoned Berlin, elles dénotent de la chute du IIIe Reich et, à ce titre, jouent un peu le rôle de stigmates traumatiques de la mémoire allemande. Les bâtiments exploités par les nazis et principalement les cliniques médicales où eurent lieu les crimes de l’Aktion T4 attestent des épisodes noirs de l’histoire. Ni la Libération, ni la dénazification n’auront su les effacer complètement, et ces endroits laissés intacts nous le rappellent. Ils nous hantent ; on ne s’y aventure pas impunément. Mais paradoxalement, ils peuvent aussi aider à panser les douleurs héritées de ce passé.
13Tout d’abord, l’action thérapeutique que produisent ces lieux à l’abandon s’explique par le simple fait qu’ils attestent de leur déchéance : le triomphe du temps permet d’offrir une tombe aux victimes en leur laissant un espace à hanter. Les lieux font froid dans le dos, car ils sont « authentiques » ; ils sont restés à l’état de – leur – nature. Aux dires de Ciarán Fahey, ils sont même pleins d’une présence difficilement descriptible, comme traversés de fantômes. De plus, le passage du temps permet de marquer une distance rassurante : peinture qui s’effrite, vitres brisées, poussière et meubles renversés sont autant d’indicateurs que ce passé est définitivement révolu. Les lieux ne sont plus fonctionnels, le récit de leurs crimes est manifestement anachronique, et il est donc impossible de croire que tout ceci soit encore vrai, au moment précis où on les arpente. Cette prise de conscience n’est parfois pas si évidente dans les lieux qui offrent des reconstitutions, comme à l’ancien camp de concentration de Dachau par exemple, où les couchettes superposées, bien propres, rangées dans des baraques construites à neuf, réactualisent finalement une réalité qui fut mais qui n’a plus cours. Dans ce genre de muséification, le passé se retrouve figé dans une espèce d’éternel présent que met en scène l’organisation de la visite. Les lieux ne sont pas habités par des fantômes, mais par des commissaires. À ce titre, le contraste, à l’ancien camp de concentration de Sachsenhausen, entre le camp principal, aménagé pour les visites, et l’emplacement qui correspond au Speziallager n° 7 (puis n° 1 après 1948), complètement laissé à l’abandon, est frappant. Tandis que le site de Sachsenhausen présente des informations factuelles lisibles sur de grands panneaux, la section abandonnée, accessible au public mais non-aménagée, fournit un autre genre d’informations tout aussi saisissantes. Celles-ci relèvent de l’impression, et on pourrait sans doute attribuer cette différence à l’authenticité de l’endroit et au passage du temps clairement marqué par les herbes et les racines qui recouvrent les baraques.
Sanatorium zombie : Waldhaus Buch
« Zombie insanatorium : Waldhaus Buch » (Sanatorium zombie : Waldhaus Buch), 9 de 31, 07.03.2014
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
14Car l’effet guérisseur que procure l’exploration urbaine de ces endroits délaissés s’exprime également au moyen de leur réappropriation par la nature. Arbres et animaux pénètrent le lieu et s’y installent, sans parler des humains – graffeurs, squatteurs, etc. – qui y laissent leur marque. En général, il s’agit d’individus issus de la « marge » – qu’ils soient sans-abri ou ratons laveurs – et leur présence en ces lieux assure un certain travail de justice, au sens de « rendre » justice aux victimes nazies, elles-mêmes issues de la marge et parfois considérées comme à peine humaines. Dans une sorte de revanche qui pourrait faire office de réparation, des êtres indésirables auront trouvé un abri dans ces bâtiments qui participèrent à la terrible machine de mort du parti nazi en Allemagne. Complices de meurtres et d’injustice, ces endroits désormais ouverts à l’« errant » – pour reprendre le terme debordien – auront offert leurs murs à des artistes révoltés, leur toit à des sans-papiers, leur bois pourri à de la mauvaise herbe, leurs fondations à des rats et leurs charpentes à des pigeons.
15La trace encore « intacte » de ces ruines sous la poussière joue certainement un rôle dans le processus de deuil qui accompagne le Vergangenheitsbewältigung en Allemagne. Comme le fait de revoir le corps d’un proche décédé confirme sa mort et aide parfois à l’accepter, l’usure matérielle marque la distance temporelle et corrobore sa désuétude. Désormais, il n’y a plus de doutes, ce passé retourne bel et bien à la terre. L’exploration urbaine permet d’assister à l’évolution lente de cette décrépitude. Car le lieu, sans préservation, ne peut plus prétendre traverser le temps : dans deux ans, dix ans, il aura un tout autre visage. On est loin du Reich de mille ans dont rêvait Hitler, avec ses ruines de pierre – par opposition aux ruines de fer – qui devaient durer autant que celles de l’Antiquité : les pierres devaient s’effondrer de manière esthétique et passer à la postérité, comme les pierres des édifices romains qui parsèment encore le paysage européen. C’était bien le projet de l’architecte allemand Albert Speer et de la Ruinenwerttheorie (théorie de la valeur des ruines), illustré par certains bâtiments surdimensionnés comme le stade olympique de Berlin ou le Kongresshalle (palais des congrès) du gigantesque complexe du Reichsparteitagsgelände à Nuremberg qui se sont maintenus à peu près intacts jusqu’à aujourd’hui. Mais les endroits oubliés du passé nazi, révélés par Ciarán Fahey et d’autres explorateurs urbains, prouvent le contraire : le régime national-socialiste et ses crimes auraient bel et bien eu une fin.
Conclusion
16On pourrait suggérer qu’il y a quelque chose de profondément naturel dans la déchéance mise à nue de ces endroits et révélée par la pratique de l’urbex, par opposition à certains lieux de mémoire dont la muséification a certes permis leur pérennisation, mais aussi provoqué une certaine aseptisation. Même les graffeurs semblent avoir libéré quelque chose de ces endroits au cœur même de leur acte de profanation ; la question d’un vandalisme réparateur pourrait d’ailleurs se poser ici avec pertinence.
- 15 C. Fahey, Verlassene Orte (note 1), p. 13.
17Bien sûr, l’accès à ces endroits abandonnés n’est pas le privilège de tous : il faut un minimum de sang-froid et d’agilité, sans parler du fait que leur visite est carrément interdite au public, sous peine d’amende. Mais n’est-ce pas le cas pour quiconque s’aventure dans les lieux abandonnés de sa propre mémoire et de son inconscient ? L’entreprise de l’exploration urbaine est périlleuse, et si on ne s’y engage pas soi-même, la connaissance qu’on en a passe irrémédiablement par l’intermédiaire du photographe explorateur qui, au même titre finalement que les architectes des mémoriaux, provoque une mise en scène. La remédiation du photographe suggère une relecture qui, très souvent, ajoute une certaine dramatisation aux ruines. Cela est particulièrement visible dans les angles de vue, ou dans les mises en place : des objets ont-ils été disposés pour créer un effet ? Les textes révèlent aussi cette tendance quand ils prennent définitivement le parti des victimes et accusent la présence de fantômes en exacerbant l’aspect morbide de l’endroit : « Peut-être les fantômes des âmes torturées hantent-ils toujours les corridors du campus afin de s’assurer que plus aucun étudiant n’ose y entrer avec des ciseaux à dissection, des scalpels, des pinces ou des forceps »15, écrit Fahey, dans le texte accompagnant les photos de l’Anatomisches Institut qui appartenait jusqu’en 2005 à la Freie Universität de Berlin.
Institut d’anatomie
« Anatomy institute : Abgehackt » (Institut d’anatomie : amputé), 1 de 27, 05.04.2014
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
18L’entreprise de l’exploration urbaine représente définitivement un nouveau genre de travail de mémoire, à la mesure d’une génération urbanisée, technologisée et entraînée aux sports d’aventure. C’est un travail transgressif et individuel, dont l’archivage photographique permet de se réapproprier un passé qui, autrement, ne passe pas.
Notes
1 Ciarán Fahey, Verlassene Orte / Abandoned Berlin, Berlin, be.bra verlag, 2015, p. 7. Cette citation comme les suivantes sont traduites par l’auteur de l’article.
2 C. Fahey, ibid., respectivement p. 120-125, 142-145, 78-85 et 170-177. Tous les textes et photos sont aussi disponibles en ligne, <http://www.abandonedberlin.com>.
3 Anthony J. Fassi, « Industrial Ruins, Urban Exploring, and the Postindustrial Picturesque », CR : The New Centennial Review, vol. 10, n° 1, printemps 2010, p. 141-152, ici p. 146.
4 Un « fanzine » (contraction des mots anglais fanatic et magazine) est une publication, imprimée ou non, conçue de façon complètement indépendante et créée par des amateurs passionnés. Propulsé par le mouvement punk dans les années 1970, ce type de publication s’inscrit tout à fait dans l’esprit du DIY (Do It Yourself). Par ailleurs, le « fanzine » est, de par sa nature, souvent de courte durée, et indisponible dans les librairies et les comptoirs de journaux traditionnels ; on ne peut se le procurer que par des voies parallèles.
5 « Infiltration : the zine about going places you’re not supposed to go », <http://www.infiltration.org/>, consulté le 19.08.2016.
6 A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 146.
7 Ibid., p. 146.
8 Guy Debord, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, n° 9, 1956, p. 6-10, et Internationale Situationniste, n° 2, décembre 1958, p. 19-23.
9 Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, The Modern Library, 1993, cité dans A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 147.
10 C. Fahey, Verlassene Orte (note 1).
11 A. J. Fassi, « Industrial Ruins » (note 3), p. 145, souligné par l’auteur.
12 Ibid., p. 151.
13 Ibid., p. 147.
14 C. Fahey, <http://www.abandonedberlin.com>, consulté le 18 août 2016.
15 C. Fahey, Verlassene Orte (note 1), p. 13.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Heilstätten Hohenlychen |
---|---|
Légende | « Heilstätten Hohenlychen : Hidden history with Himmler, Hitler, Heß et al. » (Heilstätten Hohenlychen : l’histoire cachée avec Himmler, Hitler, Heß et al.), 1 de 50, 19.04.2014 |
Crédits | Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/416/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,3M |
Titre | Berlin 1936 : un effort olympique pour un village abandonné |
Légende | « Berlin 1936 : Olympic effort for an abandoned village » (Berlin 1936 : un effort olympique pour un village abandonné), 20 de 41, 12.08.2016 |
Crédits | Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/416/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,2M |
Titre | Sanatorium zombie : Waldhaus Buch |
Légende | « Zombie insanatorium : Waldhaus Buch » (Sanatorium zombie : Waldhaus Buch), 14 de 31, 07.03.2014 |
Crédits | Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/416/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 952k |
Titre | Boulangerie SS : du pain pour un camp de concentration |
Légende | « SS Bakery : Bread for a concentration camp » (Boulangerie SS : du pain pour un camp de concentration), 18 de 29, 23.05.2014 |
Crédits | Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/416/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,3M |
Titre | Heilstätten Hohenlychen |
Légende | « Heilstätten Hohenlychen : Hidden history with Himmler, Hitler, Heß et al. » (Heilstätten Hohenlychen : l’histoire cachée avec Himmler, Hitler, Heß, et al.), 10 de 50, 19.04.2014 |
Crédits | Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/416/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,2M |
Titre | Sanatorium zombie : Waldhaus Buch |
Légende | « Zombie insanatorium : Waldhaus Buch » (Sanatorium zombie : Waldhaus Buch), 9 de 31, 07.03.2014 |
Crédits | Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/416/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 4,0M |
Titre | Institut d’anatomie |
Légende | « Anatomy institute : Abgehackt » (Institut d’anatomie : amputé), 1 de 27, 05.04.2014 |
Crédits | Reproduit avec l’autorisation de l’auteur. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/416/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,3M |
Pour citer cet article
Référence papier
Sophie Devirieux, « Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2 | 2016, 487-496.
Référence électronique
Sophie Devirieux, « Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 48-2 | 2016, mis en ligne le 28 décembre 2017, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/416 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.416
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page