Faire parler les pierres. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands de la Seconde Guerre mondiale
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- 1 Heinrich A. Winkler, Histoire de l’Allemagne xixe-xxe siècle. Le long chemin vers l’Occident, Livr (...)
- 2 Marc Cluet, « Idéologie nationale-socialiste et architecture du IIIe Reich », Revue d’histoire de (...)
- 3 Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Fo (...)
- 4 Nous ne poserons pas la question épineuse de savoir dans quelle mesure la société civile a « parti (...)
1Alors que, durant tout le xixe siècle, la nation allemande se cherche un passé1, des racines, à travers notamment la constitution de collections antiquaires, la construction de musées (comme, à Munich, la Glyptothek, dont la construction s’échelonne de 1815 à 1830 ou les deux premières Pinakotheken, construites respectivement entre 1826 et 1836 et entre 1846 et 1853), le développement des sciences de l’homme (philologiques, archéologiques, etc.), l’analyse des mythes et de l’histoire ancienne romaine, grecque (sous l’impulsion de Winckelmann) ou, plus rarement, germanique, c’est avec fureur qu’elle le revendique, au siècle suivant, à travers le projet nazi d’instauration d’une « nouvelle Rome », tant dans la grandeur impériale (incluant l’organisation militaire et sociale) que dans l’esthétique, à commencer par l’architecture. Pourquoi l’architecture a-t-elle eu tant d’importance dans ce nouveau projet impérial ? En plus d’être la réponse démesurée à l’humiliation que constituaient le « Diktat » de Versailles et l’échec de la carrière d’artiste (par l’expulsion des Beaux-Arts) d’un homme mégalomane2, l’architecture est l’art de la gouvernance par excellence, parce qu’elle représente le pouvoir dans ses propositions les plus impressionnantes et les plus permanentes, qu’elle peut, selon le style architectural, anoblir ou humilier l’homme et qu’elle structure l’espace public. Simone Weil raconte que les Carthaginois, après leur défaite face aux troupes de Scipion l’Africain, furent soumis à toutes les vicissitudes, les poussant à entreprendre une guerre illégale par traité que les Romains décidèrent de punir par la destruction totale de la ville. Les Carthaginois, l’apprenant, les supplièrent d’épargner les pierres de la cité, « à qui on ne peut rien reprocher », et d’exterminer plutôt ses habitants, destruction moins honteuse pour les vainqueurs et préférable pour les vaincus3, ce que les Romains refusèrent. La légalité – et donc la justice – ayant été rompue par leurs ennemis, ils n’avaient pas de raison de respecter leurs ennemis (ni leurs pierres). Au-delà du problème éthique évident d’une telle posture, la revendication des Carthaginois montre leur attachement à la permanence et à la mémoire, elle montre combien leur architecture incarnait leur profond sentiment d’appartenance à leur patrie, sentiment que l’on retrouve dans le national-socialisme au pouvoir. Elle montre également combien ces deux cultures politiques sont préoccupées par leur « héritage »4, celui des Anciens et celui qu’ils laisseront. Cette polysémie sera continuellement utilisée dans l’analyse des Denkmäler proposée ci-dessous.
- 5 Paul Ricœur, « Vers la Grèce antique. De la nostalgie au deuil », Esprit, vol. 11, 2013, p. 22-41, (...)
2Au xixe siècle, Friedrich Nietzsche, dans la seconde de ses Considérations intempestives, a distingué trois types d’histoire, l’histoire monumentale, l’histoire antiquaire et l’histoire critique. Comme le rappelle Paul Ricœur, ces trois types ne sont pas des « étapes » ou des états successifs de la pensée, mais bien des « modes » de la pensée dans son rapport au passé5. Les nazis ont en quelque sorte pris ensemble ces trois rapports au passé dans un même ensemble totalisant, totalitaire, soit l’histoire comme passé continuel et modèle (à travers les monuments compris au sens physique du terme), l’histoire comme ensemble de l’Ur primordial et intouchable (à travers la vénération) et l’histoire comme vie du passé à travers le présent. Le passé, érigé pour le présent comme monument vénérable, tel que conçu par les nazis, est un absolu dont les trois « modes de pensée » historiques coexistent, non sans heurt, et, aujourd’hui, alors que les mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale font foison en Allemagne, la question se pose du type de rapport au passé que les hommes entretiennent avec ces « lieux de mémoire », ces ruines de l’empire nazi.
- 6 François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
- 7 Stephanie Endlich, « “Grands projets” : un nouveau paysage des lieux de mémoire », trad. C. Weinzo (...)
3Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique de la mémoire allemande, c’est-à-dire la manière dont le passé est représenté, semble se trouver dans une perpétuelle division, dans l’ambivalence, ne sachant comment conserver le passé, voire s’il faut le conserver : c’est le cas du mur de Berlin, par exemple, qui garde par égard ou par hasard quelques pans debout – qui sont aujourd’hui protégés par la loi puisqu’ils sont des mémoriaux – mais qui continue d’être vendu par pièces détachées aux touristes. Cela se décèle dans les mémoriaux de la Seconde Guerre et plus fortement encore dans ceux portant le souvenir des nazis, la mémoire des « bourreaux ». À Berlin, où l’identité nationale est enjeu de la mémoire commune et où celle-ci doit permettre de soutenir l’unification de la ville (et par là du pays), cette ambivalence dans le rapport au passé est assez clairement marquée, contrairement par exemple à Munich, qui ne porte pas le fardeau de l’unification, ni celui d’être l’image (capitale) de l’Allemagne. Pourtant, dans ces deux villes, le rapport au passé se vit continuellement sous le signe de la division et de l’ambivalence, comme l’analyse de quelques mémoriaux peut permettre de le déceler. Nous prendrons ces mémoriaux comme des « lieux de mémoire », c’est-à-dire non pas comme des lieux ayant une histoire en tant que mémorial (s’inscrivant notamment dans une dynamique post-nazie que la guerre froide rendait double) mais comme des faits architecturaux porteurs d’une certaine mémoire dans leur matière même, qui tendent vers une certaine temporalité matérielle et s’inscrivent dans un certain « régime d’historicité » (au sens où l’entend François Hartog6) dans leur matérialité même. Un fait architectural, dans ce sens, est un ensemble matériel, fait de roches, d’acier, de verre, de « ruines » parfois, qui affecte tout promeneur anonyme l’observant, c’est-à-dire un lieu qui doit être interprété à partir de l’expérience du marcheur contemporain qui les découvre dans toute leur minéralité, dans l’épaisseur de leur matérialité. C’est en somme à une sorte de phénoménologie des mémoriaux que le présent article s’essaie, répondant ainsi à la tendance contemporaine – dans le sillon notamment des travaux de Pierre Nora – à voir les mémoriaux, non comme des lieux d’histoire, mais comme des « lieux de mémoire » porteurs d’une esthétique. Cette idée de ne voir dans le mémorial rien d’autre que sa matérialité se trouvait déjà dans les propos d’architectes eux-mêmes, comme Peter Zumthor qui dit avoir conçu la Topographie des Terrors (voir ci-dessous) comme une architecture « qui n’est que structure, qui ne parle d’autre langue que celle de son matériau, de sa construction, de sa fonction exceptionnelle »7, et c’est donc à une expérience à la fois sensible et anonyme de plusieurs mémoriaux allemands que le présent article invite.
4Cet essai se veut être une tentative de typologie des divisions présentes dans quelques Denkmäler allemands, en particulier berlinois, et trois types d’oppositions seront étudiées : entre le visible et l’invisible, entre l’authentique et l’inauthentique, entre la vie quotidienne et l’étrangeté de l’histoire.
1. Le visible et l’invisible, ou l’histoire comme passé national
5Le Deutsches Historisches Museum, à Berlin, est l’exemple d’un musée conçu sur la division entre le visible et l’invisible. Cela se reflète dans l’architecture du musée, qui est composé de deux bâtiments : à l’ancien Zeughaus Berlin, arsenal prussien devenu musée de la guerre en 1990, massif édifice de pierre, par définition opaque, cachant le passé allemand guerrier, a été accolé en 1995 un large et haut cylindre de verre et d’acier, transparent et enroulé sur lui-même, qui sert d’entrée du musée et d’observatoire – il est ce qui est visible en premier, ce qui offre à la vue (il couvre en s’exposant) et ce qui permet de voir.
6Dans la partie de l’exposition permanente consacrée au régime nazi et à la Seconde Guerre mondiale, cela se traduit par une mise en avant des marques supposées visibles de l’oppression nazie, comme les déportations en plein jour qui sont présentées par une série de photographies d’époque dans le couloir principal de l’exposition consacrée à ce thème, et une mise en retrait de celles supposées invisibles à l’époque, comme les chambres à gaz à Auschwitz-Birkenau, qui sont représentées par une maquette placée dans un recoin de l’exposition, afin – selon la guide – de mieux les replacer dans la continuité de l’histoire allemande et de la mémoire identitaire unifiée. La maquette elle-même, par son esthétique, a une valeur symbolique forte : uniformément blanche (puisque les témoins manquent pour décrire son contenu), paraissant en plastique – ou autre matériau léger –, elle ressemble à un songe. Refuser de déterminer n’empêche en rien de symboliser et c’est à une esthétique de l’irréalité que la maquette semble inviter.
- 8 Ibid., p. 98.
7Un autre mémorial intéressant dans ce contexte est la Topographie des Terrors, située à quelques mètres du Musée de l’histoire allemande. Ancien quartier général du Reichssicherheitshauptamt, lieu de décision et de gestion de l’administration nazie, lieu des interrogatoires et prison, situé en plein centre-ville de Berlin, il a été entièrement rasé après la guerre. On ne peut donc parler de l’authenticité ou de la visibilité du lieu. Ce lieu est plutôt celui de la volonté du « rendre visible », de ce que l’on peut vouloir montrer (à savoir l’organisation du pays, le savoir administratif, et non l’horreur qu’elle a impliquée) et il est construit sur la division entre vide et plein, autant que sur celle de l’invisible et du visible. Comme le rappelle Stéphanie Endlich, dans le projet architectural de la Topographie des Terrors, « il n’était pas question de formes et de gestes symboliques de la déploration, il s’agissait de rendre l’histoire lisible, de transmettre un savoir, de susciter un dialogue dans un esprit de “musée actif” »8, le terrain ayant été pendant longtemps abandonné (il servait de décharge de la construction, avec des déchets minéraux sans valeur).
8La Topographie des Terrors est un cube creux en verre et acier, s’ouvrant des quatre côtés sur l’extérieur grâce à de longues baies vitrées, construit sur l’emplacement du centre d’opération des SS dont rien ne subsiste, à part quelques fondations recouvertes d’une vitre. Le rez-de-chaussée est ouvert au public qui peut visiter gratuitement des expositions sur panneaux ; le centre de recherche est au sous-sol. Le pourtour du bâtiment est couvert de gravier, granulat des plus communs destiné à la fabrication du béton (plus grossier que sur les chemins du camp de Sachsenhausen [voir ci-dessous] et plus uniforme que dans les bétons industriels, il est en somme un granulat savamment étudié pour être commun), sur lequel comme sur un lieu sacré personne ne marche, avec un chemin de promenade qui mène derrière, vers le lieu des « vraies » ruines, celles d’un entrepôt souterrain. Il est bordé à l’est par un petit bois où des jeunes gens pique-niquent et à l’ouest par un bout du mur de Berlin qui passait sur la Niederkirchnerstraße attenante. La plupart des touristes passent tout droit devant le mur, quelques-uns entrent voir l’exposition, presque aucun ne va derrière ou au sous-sol. Ce qui domine la vue, hors du site et au centre même, c’est le vide et le manque, l’idée dominante qu’on ne peut savoir ce qui s’y est passé, puisque rien ne subsiste, ni ce qui peut encore advenir du lieu, dans l’étendue minérale et sans vie qui s’offre au regard.
9Mais en même temps comment montrer ? La Topographie des Terrors est aux prises avec le non-lieu, l’absence de vestige ; ce qu’elle montre est alors spécialement conçu pour la figuration. Ce n’est pas le cas de l’institution complexe et multi-fonctionnelle qu’est la Bundesarchiv. Dans le dépôt de la section de Lichterfelde West, les deux sentinelles qui gardaient son entrée du temps des nazis ont été coulées dans du béton et trônent toujours, invisibles, manière symbolique de « figer » le passé du lieu et de le rendre invisible tout en le conservant. Les statues gigantesques, nazies elles aussi, à l’entrée de ce qui fut la piscine, sont quant à elles toujours visibles. Si le bâtiment est en l’état – ou presque – fréquenté uniquement par des chercheurs, à l’écart des flux touristiques, les archives elles-mêmes ont une vie externe, elles sont diffusées sur Internet, selon les intérêts des utilisateurs : des millions de photos et de films, des millions de noms de déportés juifs. Le lieu garde ainsi la « part nazie » de son histoire comme un passage en quelque sorte effaçable, une annexe, une parenthèse de son histoire, que le béton soustrait au regard.
2. L’authentique et l’inauthentique, ou l’histoire comme tourisme
10Après l’opposition entre le visible et l’invisible, une autre opposition peut être étudiée, celle existant entre l’authentique et l’inauthentique, opposition touchant l’esthétique du lieu mais aussi conditionnant directement la nature de l’expérience que le promeneur vit. Les mémoriaux, étant en premier lieu des lieux d’histoire, sont les plus affectés par cette dichotomie et l’ambivalence qu’implique leur double fonction de présenter le passé tel qu’il était et de justement trouver une manière de le présenter, entre leur double appartenance au passé et au présent. L’un des meilleurs exemples d’un mémorial tiraillé entre l’authentique et l’inauthentique est la Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen, le mémorial du camp de Sachsenhausen, situé à 30 km de Berlin.
Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen (Sachsenhausen, 1993)
Source : Sebastian Pahl/Wikimedia Commons
11L’entrée du mémorial est marquée par l’installation, devant l’entrée de la Kommandantur, de grandes dalles de béton sur lesquelles le nom du lieu est écrit et qu’il faut traverser pour entrer sur le site, manière à la fois de faire passer les gens à travers le mur (ce qui ne peut manquer de faire penser au mémorial du mur de Berlin), de marquer la frontière (artificielle) du mémorial, de (se) cacher et de montrer les interstices entre les images, les panneaux de mémoire, que l’on veut montrer.
- 9 Il s’agit de l’idée même de Himmler qui, venant d’être nommé Chef de la police, voulait fonder Sac (...)
12Sur les murs externes du site initial qui a la forme d’un triangle9, tout le long d’un chemin de terre battue qu’il nous faut parcourir, d’immenses panneaux : ce sont des photos, ou plutôt des montages photos, collages de deux ou trois photos d’époque dans un ensemble inharmonique et décontextualisé ; une intense impression de faux – dont les collages se cachent à peine – s’en dégage. Dans la baraque médicale, à l’entrée à gauche du camp, un couloir de verre nous sépare du sol d’environ 5 cm, 5 cm qu’il faut descendre, pour symboliquement quitter le lieu de la sécurité, pour toucher le sol. Le camp a été mieux conservé que beaucoup d’autres, quelques baraques d’époque notamment sont encore debout dans le « camp spécial n° 7 », en raison de sa réutilisation par les Soviétiques après 1945. Il permettrait alors, selon les responsables du mémorial, de montrer fidèlement la vie et l’organisation d’un camp, d’être un modèle authentique de ce qu’était un camp de concentration. Le mémorial se veut être un modèle de mémorial des camps, comme le camp lui-même fut un modèle des camps.
13Des groupes de visiteurs constituent les improbables visiteurs du lieu, les plus indifférents d’entre eux semblant s’être donné rendez-vous dans les baraques elles-mêmes, groupes moutonnant de jeunes passant tout droit dans les longs couloirs, prenant parfois la peine de photographier une geôle sans s’arrêter de marcher. Les « touristes » des lieux sont peut-être ce qu’il y a de plus inauthentique.
14Peut-être que la seule manière de rendre le site authentique serait de le laisser à l’abandon, vidé qu’il est de sa fonction et des hommes qui l’ont connu, à la merci du temps et des dégâts, fermé au public, à la manière de la Pietà de Kollwitz, pleurant son fils mort – sa possible postérité, sa mémoire –, enfermée toute la nuit dans son immense prison vide avec le toit pour seule ouverture, statue à la fois hors du temps, par sa posture et son enclos, et soumise à lui, par les éléments qui l’abîment. La Pietà, le jour, est ouverte, s’offre à la vue des passants, à leur expérience mémorielle, à la célébration, mais elle est close la nuit et montre – placée qu’elle est en plein centre de Berlin – son enfermement, contrairement au camp, qui est à l’extérieur de la ville et qui ne s’offre pas à la vue dans sa fermeture nocturne, qui ne montre pas son vide, mais qui offre au contraire un trop-plein de visiteurs indifférents.
15Un autre lieu incarnant la tension entre authentique et inauthentique est la Haus der Wannsee-Konferenz, la maison dans laquelle s’est tenue le 20 janvier 1942 ce qu’on appelle la conférence de Wannsee, rencontre de dignitaires du régime nazi qui décida des détails de la « solution finale de la question juive ». La comparaison avec le mémorial de Sachsenhausen est d’autant plus pertinente que la Haus der Wannsee-Konferenz se veut être d’abord un lieu de recherche, et non un lieu d’exposition, et que sa possible inauthenticité (par l’aménagement intérieur par exemple, comme le montre ci-dessous celui de la salle à manger) ne l’empêche pas d’être fidèle à sa mission éducative.
16Or la maison est en fait à la fois un centre de recherche et un mémorial (une plaque commémorative l’atteste à l’entrée). Elle est un site représentatif de l’organisation, de la « gestion » des Täter, des bourreaux (parce que la décision d’exterminer les Juifs était déjà prise, il s’agissait plutôt de mettre en place les moyens concrets pour l’appliquer à l’échelle européenne), mais contrairement à la Topographie des Terrors, la maison en montre (ou tente de montrer) tout le processus, depuis la théorisation pseudo-scientifique jusqu’à l’exécution finale. La maison, qui a été vidée de ses meubles et aménagée en musée en 1988, présente en 15 salles à thèmes (les théories biologiques, la vie quotidienne des Juifs, l’idéologie…) le contexte entourant l’organisation de la « Solution finale ». La société allemande est relativement absente de l’exposition et Hitler n’apparaît que dans les dernières salles du parcours, dans un couloir blanc, par le biais d’un mot d’ordre entouré de quelques photos de déportation de groupes, comme s’il n’était que l’intermédiaire d’une entreprise plus globale, celle de l’organisation administrative nazie que représente le lieu.
- 10 <http://www.ghwk.de/wannsee-konferenz/dokumente-zur-wannsee-konferenz.html>. L’exposition, la deux (...)
17De la maison, il ne reste que la carcasse et le jardin attenant, les meubles ne sont plus sur les lieux, même la fameuse table, devenue mythique, autour de laquelle les dirigeants nazis se sont rassemblés, a été remplacée par une table d’exposition présentant, en sous-verre, une copie du seul compte rendu de la réunion, unique trace de ceux qui n’ont plus de traces. Au vide des murs anciennement couverts de tapisseries et de peintures répondent des murs saturés d’affiches et de textes. Au silence des lieux répond un trop-plein de mots. Le jardin à l’avant, quant à lui, n’a que peu changé, hormis l’aménagement d’un lieu clos consacré à la mémoire de Joseph Wulf, un ancien déporté qui a beaucoup contribué à valoriser la mémoire de la maison en s’engageant pour qu’elle devienne un centre de recherche et de documentation. Le centre est doublé d’un site Internet qui présente en ligne les documents historiques qu’il renferme et rend ainsi étrangement futile leur exposition10. La Haus der Wannsee-Konferenz montre à la fois davantage et moins que la Topographie des Terrors l’organisation de l’administration nazie, davantage parce qu’elle présente quelques documents (ce sont cependant des photocopies car les originaux sont conservés dans les archives à l’étage), et bien moins parce qu’elle fait croire à une continuité presque « nécessaire » du processus historique, de la science à l’exécution, et à sa quasi-limpidité aux yeux des contemporains. Alors que la Topographie est un grand bâtiment « exposant » (par son esthétique du vide) son invisibilité (nul ne savait ce qui se passait précisément entre ses murs) en plein centre de Berlin, la Haus der Wannsee-Konferenz est une maison recluse « cachant » son vide (rien à l’intérieur n’a été conservé) par un amoncellement de pancartes imprimées. Alors que la première assume (voire revendique) son inauthenticité, la seconde s’en cache sous un flot d’informations.
18Il y a aussi une troisième manière – si je puis dire – d’« être » inauthentique, c’est de ne rien exposer du tout. C’est le cas de plusieurs lieux à Munich dans lesquels rien ne subsiste du passé. Il y a les carcasses sans histoire, réutilisées sans commémoration, au passé effacé, comme le Führerbau devenu aujourd’hui la Staatliche Hochschule für Musik und Theater ou la Franz-Eher Verlag du 15, Thierschstraße, ancienne maison d’édition spécialisée dans la propagande nazie, éditrice notamment du Völkischer Beobachter, le journal du parti, devenue magasin de pianos. Il y a aussi les bâtiments tout simplement rasés, comme la fameuse brasserie du putsch raté de Hitler, remplacée aujourd’hui par un hôtel Hilton, ou encore le Wittelsbacher-Palais, érigé en 1848 et détruit pour avoir abrité les prisons de la Gestapo. À sa place se tient désormais une banque qui ne propose aucune information sur le passé du lieu.
19Mais peut-être que « le plus » inauthentique – le plus inadéquat dans sa construction – est le Denkmal für die Opfer der NS-Gewaltherrschaft, sur la Platz der Opfer des Nationalsozialismus au centre-ville de Munich, l’un des rares mémoriaux de la Seconde Guerre mondiale érigés dans la ville.
20Le mémorial, grande colonne rectangulaire, commémore les victimes dans le basalte, roche magmatique constitutive de la lithosphère océanique, remontée des profondeurs tourmentées de la Terre pour en former la surface ancienne, et dans le feu, enfermé dans une cage d’acier au sommet du monument. Le feu est symbole de la victoire et de l’acharnement, comme dans les Jeux olympiques, mais aussi de force vitale et active pour la justice, comme dans les monuments aux guerres, tel celui érigé en 2011, en plein centre du Kastellet de Copenhague, en faveur de « l’effort international du Danemark depuis 1948 », monument qui recense l’ensemble des pays dans lesquels l’armée danoise fut déployée et le nom de quelques victimes (dans deux stèles séparées). À Munich, c’est le feu et le magma, plutôt que l’eau et les granulats, un feu emprisonné, afin que nul ne se serve de lui à nouveau, placé en hauteur (impossible à éteindre) et illuminant la place. La symbolique de la matière n’invite nullement au recueillement ou à la commémoration, mais plutôt à une certaine vigueur et à l’alerte permanente. Au Denkmal für die Opfer der NS-Gewaltherrschaft de Munich, érigé en 1984, il a même été ajouté en 2014, sur un mur circulaire, une inscription : « Im Gedenken an die Opfer der nationalsozialistischen Gewaltherrschaft » – signe que la présence seule du monument ne suffisait pas à indiquer son intention commémorative.
The Monument for Denmark’s International Effort Since 1948 (Copenhague, 2011)
Source : Babette Chabout-Combaz (2016)
3. La vie quotidienne et l’étrangeté de l’histoire, ou l’expérience artistique de l’histoire
21Le mémorial incarnant le plus clairement la volonté de couper la vie quotidienne et de plonger dans le vertige de l’histoire, de faire re-vivre l’incompréhension qui tranche avec la familiarité de la vie, est probablement le Denkmal für die ermordeten Juden Europas, installé à Berlin en plein quartier de Mitte, à deux pas de la Brandenburger Tor.
- 11 S. Endlich, « “Grands projets” : un nouveau paysage des lieux de mémoire » (note 7), p. 107.
22Au départ, les stèles de béton – 4 000 prévues, 2 711 finalement installées – devaient être nues, brutes, mais les graffitis les attaquant, un revêtement fut posé. Le béton, non renforcé, est creux à l’intérieur et des fissures se font jour, à peine soutenues par des attelles, en attente d’une solution. Leur forme est identique, espacées d’un mètre, mais leur hauteur, qui semble arbitraire, a été savamment étudiée pour déranger le promeneur. Comme l’explique S. Endlich, « le visiteur n’a pas, n’est pas censé avoir conscience que ce sont des projections topographiques très compliquées du sous-sol berlinois, réalisées sur ordinateur, qui déterminent cas par cas la hauteur et l’inclinaison de chaque stèle sur les bosses et les creux de leur fondement. Il doit avoir l’impression que ces inclinaisons sont arbitrairement données, peut-être même l’impression que le sol est instable. […] Ce champ de stèles est censé le transporter dans une “zone d’instabilité” et réduire à néant son “illusion d’être en sécurité” »11.
23Les pierres, sortes de tombes très serrées, sont lisses et douces au toucher. La distance d’avec le réel, la perte de tous les repères sensoriels à mesure que l’on avance profondément dans les rangs de stèles, est rendue plus perceptive, plus tactile, par le contact presque réconfortant des pierres – réconfort de la mort et de l’oubli de soi. C’est soi-même, son identité, sa vie, qui s’annihile dans la marche – expérience corporelle du processus de dépersonnalisation dans le génocide. Puis on accède par un escalier presque invisible au centre d’information, aménagé au sous-sol du mémorial, qui présente des portraits très intimistes de déportés, leur vie quotidienne, les sports qu’ils pratiquaient, des portraits de famille. L’expérience d’étrangeté féroce de la surface fait place à l’humanité du sous-sol, la distance à la proximité, la dissemblance à la ressemblance, le noir et blanc aux couleurs, la mort même à la vie. Cet accès direct à la vie la plus privée rend mal à l’aise, presque voyeur, abrutis que nous sommes par le long chemin mortifère qui mène jusqu’à elle à travers les dalles serrées. Le plus familier perd, dans ce sous-sol éclairé au néon, de sa familiarité.
- 12 Johanne Lamoureux, « La théorie des ruines d’Albert Speer ou l’architecture “futuriste” selon Hitl (...)
24À l’inverse, parce qu’il a été aménagé et réutilisé, l’Olympiastadion de Berlin est un lieu dans lequel la frontière entre passé et présent est presque effacée. La bâtisse initiale (qui ne comprenait pas de toit) a été faite de marbre, dans l’intention hitlérienne, transmise à l’architecte Albert Speer, de « faire de belles ruines »12. Le marbre, roche calcaire formée par métamorphisme, c’est-à-dire formée par concrétion de calcaire (minéral animal) tellement chauffé et pressé que son origine organique en devient méconnaissable (manière symbolique de naturaliser la construction titanesque et de faire croire à sa dimension naturelle, humaine), est taillé à la main par les chômeurs « à réhabiliter », qui sont ainsi soumis à la double charge du passé glorieux qu’il leur incombe d’honorer et de l’empire en construction qu’ils ont, selon leurs geôliers, tenté de « saboter » par leur inactivité. Fermé pour les besoins du ballon rond par un toit de verre et d’acier, le monument n’ouvre plus sa grandeur sur l’immensité du ciel, il n’est pas non plus un mémorial, même si ses pierres continuent à parler pour lui. Les colonnes titanesques à l’entrée, installées pour humilier l’individu qui entre, sont toujours en place ; le stade ne cache pas ses proportions inhumaines (concurrencées depuis par bien d’autres stades), il ne cache pas son intention d’être le lieu d’une expérience exceptionnelle – qui n’est apparemment en rien « contaminée » par l’histoire des lieux. La relative coupure entre étrangeté de l’histoire et familiarité de la vie quotidienne qu’instaurait volontairement un mémorial comme le Denkmal für die ermordeten Juden Europas est, sinon supprimée, du moins réduite, dans la jonction qu’opère l’expérience sportive entre un lieu historique et la vie quotidienne. Le stade est réinvesti et acquiert en quelque sorte une nouvelle mémoire, sans que l’ancienne ne soit effacée mais sans qu’elle produise encore ce vertige de l’histoire, de son incompréhension et de son horreur, à qui le visite.
Conclusion
25Trois types de division, nées de l’expérience vivante, tactile, de la matérialité des lieux, ont été décelées dans ces quelques Denkmäler allemands : le visible et l’invisible, l’authentique et l’inauthentique, la vie quotidienne et l’étrangeté de l’histoire. Cette phénoménalité « retrouvée » rend possible un autre rapport au mémorial – et donc au passé – que seule une génération qui ne connaît pas la guerre directement et n’en porte pas plus de marques que celles d’autres passés égaux peut expérimenter. Loin de déplorer la perte de la mémoire des lieux (l’histoire a montré que des lieux sans mémoire pouvaient la retrouver par fouilles ultérieures, comme ce fut le cas de la Topographie des Terrors par exemple), l’oubli relatif permet de découvrir d’autres dimensions – mémoire nationale toujours à venir, tourisme, expérience artistique et sportive – aux lieux qui peuvent ainsi incarner tout autre chose que la « mémoire », dimensions revendiquées par les architectes contemporains en charge des nouveaux mémoriaux récents, architectes qui construisent aujourd’hui moins pour le passé que pour l’avenir.
Notes
1 Heinrich A. Winkler, Histoire de l’Allemagne xixe-xxe siècle. Le long chemin vers l’Occident, Livre premier, trad. O. Demange, Paris, Fayard, 2005, particulièrement p. 120-185 (éd. originale : Munich, 2000).
2 Marc Cluet, « Idéologie nationale-socialiste et architecture du IIIe Reich », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, vol. 31, n° 122, 1981, p. 27-38.
3 Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Folio, 1949, p. 217-218.
4 Nous ne poserons pas la question épineuse de savoir dans quelle mesure la société civile a « participé » à ce mouvement politique et nous parlerons de « culture » dans un sens diffus qui intègre tant le gouvernement que ses acteurs, civils ou non.
5 Paul Ricœur, « Vers la Grèce antique. De la nostalgie au deuil », Esprit, vol. 11, 2013, p. 22-41, ici p. 23.
6 François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
7 Stephanie Endlich, « “Grands projets” : un nouveau paysage des lieux de mémoire », trad. C. Weinzorn, Les Temps Modernes, vol. 4, n° 625, 2003, p. 103.
8 Ibid., p. 98.
9 Il s’agit de l’idée même de Himmler qui, venant d’être nommé Chef de la police, voulait fonder Sachsenhausen comme un archétype des camps à venir : la forme triangulaire permet de voir tout le camp à partir de n’importe lequel de ses sommets, tout en faisant « sentir » aux prisonniers le « poids » de leur détention (à la « base » du triangle la multitude des arrivants, au « sommet » les baraques – inaccessibles – de leurs geôliers, avec sur son arête externe le crematorium, qui « arrête » symboliquement la « progression » dans le camp).
10 <http://www.ghwk.de/wannsee-konferenz/dokumente-zur-wannsee-konferenz.html>. L’exposition, la deuxième que la maison ait connue, est actuellement en révision et une troisième version devrait voir le jour d’ici quelques mois.
11 S. Endlich, « “Grands projets” : un nouveau paysage des lieux de mémoire » (note 7), p. 107.
12 Johanne Lamoureux, « La théorie des ruines d’Albert Speer ou l’architecture “futuriste” selon Hitler », RACAR. Revue d’art canadienne, vol. 18, n° 1/2 (1991), p. 57-63.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Deutsches Historisches Museum (Berlin, 1995). |
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Crédits | Source : 3D-Puzzle/Wikimedia Commons |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,4M |
Titre | Topographie des Terrors (Berlin, 1987) |
Crédits | Source : Arild Vågen/Wikimedia Commons |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,9M |
Titre | Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen (Sachsenhausen, 1993) |
Crédits | Source : Sebastian Pahl/Wikimedia Commons |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,3M |
Titre | Gedenkstätte Berliner Mauer (Berlin, 1998) |
Crédits | Source : Babette Chabout-Combaz (2016) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 4,3M |
Titre | La Pietà de Käthe Kollwitz (Berlin, 1993) |
Crédits | Source : World3000/Wikimedia Commons |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,3M |
Titre | Salle à manger, maison Marlier (Wannsee, 2013) |
Crédits | Source : Adam Jones, Ph.D./Wikimedia Commons |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,3M |
Titre | Denkmal für die Opfer der NS-Gewaltherrschaft (Munich, 2014) |
Crédits | Source : Sharkmark/Wikimedia Commons |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,7M |
Titre | The Monument for Denmark’s International Effort Since 1948 (Copenhague, 2011) |
Crédits | Source : Babette Chabout-Combaz (2016) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,8M |
Titre | Denkmal für die ermordeten Juden Europas (Berlin, 2005) |
Crédits | Source : Babette Chabout-Combaz (2016) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 3,1M |
Titre | Olympiastadion (Berlin, 2009) |
Crédits | Source : Tobi 87/Wikimedia Commons |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/docannexe/image/414/img-10.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,8M |
Pour citer cet article
Référence papier
Babette Chabout-Combaz, « Faire parler les pierres. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands de la Seconde Guerre mondiale », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2 | 2016, 475-486.
Référence électronique
Babette Chabout-Combaz, « Faire parler les pierres. Minéralité et réminiscence dans quelques Denkmäler allemands de la Seconde Guerre mondiale », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 48-2 | 2016, mis en ligne le 28 décembre 2017, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/414 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.414
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