Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands (années 1920-1950)
Résumés
Socio-histoire de la production des programmes sociaux-démocrates, cet article s’interroge sur l’interconnexion entre les social-démocraties allemande (SPD) et autrichienne (SPÖ) du début du xxe siècle à l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. L’interconnexion entre ces deux milieux partisans est analysée à partir de circulations concrètes de théoriciens socialistes entre Allemagne et Autriche (Autriche-Hongrie) : déplacements, carrières, échanges épistolaires sont explorés. Ce faisant, l’article veut éclairer les conditions sociales de la circulation transnationale des idées politiques au sein de l’espace germanophone.
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1Socio-histoire de la production des programmes sociaux-démocrates, cet article s’interroge sur l’interconnexion entre les social-démocraties allemande (SPD) et autrichienne (SPÖ) au cours du premier xxe siècle et de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. Basée sur l’étude des commissions de production des programmes sociaux-démocrates, cette micro-histoire d’une interconnexion entre deux milieux partisans éclaire les conditions sociales de la circulation transnationale des idées politiques au sein de l’espace germanophone.
- 1 Johan Heilbron, Nicolas Guilhot, Laurent Jeanpierre, « Vers une histoire transnationale des scienc (...)
- 2 On renvoie pour trois cas nationaux différents à Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste(...)
2À l’instar de nombreux autres domaines de recherche, la dimension transnationale de la construction des partis politiques a été relativement négligée1. Produit des spécialisations de recherche, l’histoire ou la sociologie des partis politiques ont privilégié le cadre national ou local et mis en évidence les mécanismes de production d’une organisation nationale unifiée à partir d’implantations locales. La nationalisation, comme processus, désigne alors le travail d’homogénéisation de fédérations disparates, le travail de production symbolique du « parti » (siège central, sigle, congrès, etc.) et les phénomènes de délégation du droit à parler en son nom2. L’importance de la compétition électorale dans le contexte de sociétés européennes elles-mêmes soumises à ce processus de nationalisation explique l’intérêt d’une histoire et d’une sociologie nationales des partis.
- 3 Voir, par exemple, Karim Fertikh, « Le genre programmatique. Sociologie de la production des progr (...)
3Les travaux que j’ai réalisés sur les programmes du SPD inscrivent eux aussi, largement, ces textes dans cette même trame3. Une telle option n’est pas sans vertus heuristiques. Elle permet de maîtriser un « contexte » national et de mettre en évidence, par exemple, le rôle joué, après 1945, par l’ouverture de l’université allemande aux scientifiques sociaux-démocrates. En fournissant un vivier de spécialistes aux dirigeants du parti, cette ouverture conduit à un renouvellement de la manière de produire les programmes. En ce sens, une histoire interconnectée ne saurait se substituer à un travail de contextualisation des organisations politiques qui prenne en compte les différents espaces pertinents pour l’explication. Par ailleurs, ces organisations restent, pour une large part, nationales en raison de l’importance du cadre étatique pour définir l’enjeu de la lutte politique dans les démocraties représentatives modernes.
- 4 Voir Guillaume Devin, L’Internationale socialiste, Paris, Presses de la FNSP, 1993.
- 5 On renvoie à Georges Haupt, Aspects of International Socialism, 1871-1914, Cambridge University Pr (...)
4Cependant, les travaux sur les Internationales socialistes4 ou sur les circulations intellectuelles5 ont éclairé, encore partiellement, les processus pratiques de constitution transnationale de doctrines politiques – et le socialisme est bien l’une d’elles. Partant, cet article explore des formes de circulation théorique propres à l’espace public germanophone afin d’éclairer l’imbrication entre social-démocratie allemande et autrichienne.
- 6 Jean-Claude Barbier, « Néolibéralisme, cultures politiques et européanisation des politiques socia (...)
5Cœur de ce dossier, la notion d’espace public germanophone a pour intérêt de replacer la question de la langue et des articulations entre les territoires administratifs et les entreprises politiques au centre de la réflexion alors que celle-ci est souvent laissée de côté dans la sociologie des circulations transnationales6.
- 7 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la s (...)
- 8 Ibid., p. 185.
6Dans le cas de la social-démocratie européenne, la notion d’espace public doit être détachée de la sphère publique bourgeoise à laquelle le concept est théoriquement lié par Jürgen Habermas. En effet, la notion habermassienne d’espace public n’est a priori pas opératoire pour penser les mouvements ouvriers. J. Habermas y précise d’emblée que son « étude a pour tâche d’analyser le modèle de l’“espace public bourgeois” » et il assume de laisser de côté la « sphère publique plébéienne » en raison de son incompatibilité avec l’espace d’une discussion argumentée et extérieure à l’État7. L’émergence de la démocratie des partis, en particulier ouvriers, suscite une intrication croissante entre État et société qui retirerait à l’espace public sa fonction critique de l’État8. La prise en charge de la représentation des intérêts des masses par des partis, situés pour l’auteur plus du côté de la publicité/Werbung que de la publicité/Öffentlichkeit, constitue encore un élément les détachant de sa conception de l’espace public (bourgeois).
- 9 Sur ce moment, on peut se reporter à Robert Holub, Jürgen Habermas. Critic in the Public Sphere, L (...)
7Cette exclusion peut découler de raisons partiellement contextuelles. Au moment où il rédige son habilitation (soutenue en 1961 à l’Université de Marbourg) sur les transformations de l’espace public – sous la direction du politiste Wolfgang Abendroth, l’un des grands critiques du SPD dans les années 1960 –, J. Habermas s’engage dans le soutien au mouvement étudiant, le Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS), en passe d’être exclu du SPD. Le philosophe participe alors à la création d’une association de soutien à l’organisation étudiante, qui contribue notamment à lui fournir un soutien financier9. Cela pourrait partiellement expliquer que, dans le cadrage habermassien de l’espace public, l’entrée en scène des partis ouvriers constitue un « ébranlement de l’espace public » et que le rôle de ces partis dans l’inclusion du grand nombre aux délibérations dans l’espace de la discussion publique ne soit pas traité.
- 10 Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt, « Une histoire de l’échange politique au Moyen Âge », in : (...)
- 11 Ibid., p. 9.
8Au contraire, portant intérêt aux théories politiques produites au sein du mouvement ouvrier, l’article repose sur une définition plus large de l’espace public comme « un lieu de parole qui se déploie à distance de l’État et où s’éprouve un usage public de la raison »10. Il s’appuie sur l’idée que la grande dynamique historique décrite par Habermas n’est pas incompatible avec la constitution sectorielle, temporaire, locale, d’espaces publics dans cette définition. Les historiens du Moyen Âge, de leur côté, ont mis en évidence de telles dynamiques, graduelles ou locales, de construction d’espaces publics, plus restreints ou instables que l’Öffentlichkeit bourgeoise habermassienne11.
- 12 On renvoie à Thomas Welskopp, Das Banner der Brüderlichkeit. Die deutsche Sozialdemokratie vom Vor (...)
- 13 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Heidelberg, 1925, p. 65.
- 14 Comp. Rudolf Ströber, Deutsche Pressegeschichte, Constance, UVK, 2005.
- 15 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Görlitz, 1921, p. 37-39.
- 16 Une agence de presse officielle est créée dans les années 1920. Paul Kampffmeyer, Die sozialdemokr (...)
9Or, l’effort de construction d’un espace public ouvrier est central au sein du SPD. Les historiens du mouvement ouvrier ont mis l’accent sur l’importance de la discussion et de la « démocratie de réunion » (Versammlungsdemokratie)12 dans la culture politique des partis ouvriers. Le SPD de la République de Weimar s’appuie encore sur l’organisation de lieux d’échanges et de publication dont l’importance ne saurait être sous-estimée. L’électorat du SPD est en effet aussi le lectorat d’une presse partisane : en expansion jusqu’en 1929, cette presse compte, en 1925, 142 titres quotidiens d’après le compte rendu qui est fait lors du congrès du parti à Heidelberg13. Cela représente environ 4,5 % de l’ensemble des titres publiés en Allemagne cette année-là14. En 1929, cette presse est à son apogée : avec 203 titres, elle représente 10 % de l’ensemble des entreprises de presse. Plusieurs centaines de journalistes en tirent leurs revenus – en 1921, ils sont 300 rédacteurs et 800 salariés dans 144 journaux15. Cette presse est professionnalisée, dotée d’une école de journalisme à Nuremberg et d’agences de presse sociales-démocrates, d’initiative privée comme la Privatkonferenz (1903-1915) ou partisane16. Au-delà des postes et des ressources financières que représente un tel milieu professionnel, l’échange intellectuel qu’il permet doit être vu comme une forme de sociabilité politique.
- 17 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Lübeck, 1901, p. 142.
10Dans un SPD se décrivant comme Kulturpartei, la discussion intellectuelle se donne bien pour objet – comme l’indique le théoricien social-démocrate Karl Kautsky au congrès de Lübeck du SPD en 1901 – la « critique réflexive »17. En particulier, la rédaction d’un programme vise, à travers l’échange rationnel, un travail de conviction par l’argumentation (et non un travail propagandiste) :
- 18 Karl Kautsky, Die proletarische Revolution und ihr Programm, cité par Albrecht Langner, « Introduc (...)
« Personne ne pourra comprendre notre programme s’il n’est, jusqu’à un certain point, rendu familier de notre pensée, d’une manière ou d’une autre : par des lectures, en écoutant des discours dans des réunions ou par des discussions privées. Quels que soient les efforts auxquels on consente, le programme ne sera jamais un quelconque truc pédagogique [Nürnberger Trichter] grâce auquel on pourrait, sans autre difficulté [ohne weiteres], verser le socialisme dans la tête des gens »18.
11À travers les théoriciens du socialisme qu’il étudie, l’article analyse les circulations d’acteurs au sein de l’espace germanophone entre ancien Empire austro-hongrois et Allemagne en mettant en évidence la matérialité des circulations intellectuelles entre les deux espaces administratifs. Le SPD constituant notre site d’observation, nous n’évoquons que marginalement les circulations qui affectent l’Autriche.
12L’article se centre sur les théoriciens du socialisme allemand des années 1920 aux années 1950 en mobilisant plusieurs types de sources. Les matériaux qui ont été recueillis pour traiter cette question reposent sur l’analyse des commissions produisant les programmes de 1921 (Görlitz), 1925 (Heidelberg) et de 1959 (Bad Godesberg) du parti social-démocrate d’Allemagne. Il s’agit de documents imprimés et de sources d’archives. Ces commissions programmatiques et leur travail fournissent un observatoire condensé de circulations que l’on pourrait aussi bien suivre en faisant la sociologie d’une revue ou en étudiant méticuleusement les échanges épistolaires d’un éditeur. Leur intérêt est de permettre, d’une part, d’isoler des acteurs et de mettre en évidence des trajectoires qui sont aussi bien géographiques que sociales et, d’autre part, à travers la distance temporelle (1921-1959), d’analyser les transformations de l’interconnexion transnationale de ces milieux partisans.
13L’étude de l’interpénétration entre deux espaces germanophones mise en évidence par la circulation transnationale des théoriciens sociaux-démocrates éclaire les transformations significatives dans l’espace partagé du socialisme germanophone. Elle permet de décrire une dynamique historique de nationalisation du socialisme allemand. Dans une première partie, l’article revient sur la question de l’espace transnational germanophone, en rappelant que cette dénomination doit être mobilisée avec précaution, en particulier pour la première moitié du xxe siècle. Dans un second temps, l’article analyse l’intrication des carrières de théoriciens entre Empire austro-hongrois et Empire allemand avant 1914 et son ombre portée dans la social-démocratie des années 1920. Enfin, l’article explore les liens établis entre théoriciens du SPÖ et du SPD après 1945, mais montre que ces liens s’inscrivent plus dans un travail de mémoire que dans un réseau d’échange intellectuel.
Espace « transnational » ou communauté imaginée interétatique ?
14La social-démocratie européenne se comprend dans un jeu croisé entre les milieux partisans locaux, la nationalisation de la vie politique au sein des différents espaces étatiques, mais aussi le travail d’internationalisation réalisé, en particulier, par ses dirigeants.
- 19 La revendication d’un Anschluß par l’Autriche allemande (Deutsch-Österreich) est réaffirmée par un (...)
- 20 Par exemple : Otto Bauer, Sozialdemokratische Agrarpolitik : Erläuterungen des Agrarprogrammes der (...)
15L’espace de la réflexion et de la construction de la théorie marxiste, celui des controverses idéologiques, est, en effet, largement internationalisé. Si les frontières nationales définissent les formes de la compétition politique, et donc les trophées construits dans et pour un espace étatique de domination, elles ne marquent pas des limites entre des communautés « nationales ». D’abord, certains dirigeants de la social-démocratie autrichienne sont issus de mouvements pangermanistes et défendent l’idée d’une social-démocratie grande-allemande. C’est le cas par exemple de Victor Adler (1852-1918) qui est l’un des fondateurs du parti social-démocrate autrichien (SPÖ) en 1889. En outre, la question du rattachement de l’Autriche à l’Allemagne s’est officiellement posée après la Première Guerre mondiale et a fait l’objet d’une déclaration de l’Assemblée provisoire de Vienne le 12 décembre 191819 avant d’être prohibée par le traité de paix de Saint-Germain-en-Laye en septembre 1919. Cela n’empêche d’ailleurs pas la social-démocratie autrichienne de revendiquer l’Anschluß comme une nécessité dans son programme de Linz de 1926. Le terme deutschösterreichische Sozialdemokratie est utilisé pour désigner le SPÖ durant l’entre-deux-guerres20. La question d’un espace public « transnational » nécessite donc de scinder les questions étatiques (celles des frontières) et les questions nationales (celles des communautés d’appartenance imaginées). « L’espace germanophone » n’est donc pas toujours considéré comme « transnational », et sa texture spécifique impose de réfléchir, en termes processuels, à la nationalisation des espaces politiques. 1945 constitue, en ce sens, une césure sur laquelle l’article reviendra.
- 21 Emmanuel Jousse, « Du révisionnisme d’Eduard Bernstein au réformisme d’Albert Thomas (1896-1914) » (...)
- 22 Eduard Bernstein, Sozialdemokratische Lebensjahre. Autobiographien, Bonn, Dietz, 1991 (1928 et 193 (...)
16L’internationalisation de la théorie socialiste et de ses acteurs repose sur un ensemble d’institutions et de pratiques. Le rôle de la Deuxième internationale, fondée en 1889, comme caisse de résonance des débats théoriques est connu, et cette Internationale contribue à l’unification des théories et des pratiques socialistes, même si l’appropriation des résolutions de cette organisation les inscrit au sein de compétitions nationales spécifiques. Ainsi, lors du congrès d’Amsterdam en 1904, la condamnation des thèses révisionnistes d’Eduard Bernstein s’effectue sur la base de leur réception dans la controverse française entre Jaurès et Guesde visant essentiellement la condamnation de la participation de socialistes à des gouvernements « bourgeois »21. L’internationalisation est aussi le produit des exils politiques des xixe et xxe siècles, au cours desquels se nouent des relations interpersonnelles, mais également des voyages européens des socialistes. Les théoriciens du SPD Karl Kautsky et Eduard Bernstein – tout comme les dirigeants du SPÖ et du SPD – rencontrent Karl Marx et Friedrich Engels à Londres. Lors de leur exil zurichois, dans les années 1880, Kautsky et Bernstein occupent deux chambres mitoyennes. C’est à cette époque que les deux hommes s’approprient dans des « heures inoubliables de travail en commun » les œuvres de Karl Marx, notamment en réalisant la traduction allemande de Misère de la philosophie22. Les liens interpersonnels sont profonds : amitiés ou mariages ne respectent pas les frontières des Empires allemand et austro-hongrois.
- 23 Friedrich Adler (1879-1960) est le fils de Victor Adler, dirigeant historique du SPÖ.
17Les circulations matérielles constituent une autre marque de l’intégration de l’espace germanophone. Ces circulations concernent les biens éditoriaux (livres, revues), les textes ou les lettres. On pourrait également montrer les circulations financières en étudiant les revenus tirés des ventes des brochures et ouvrages. Les échanges épistolaires en sont une autre dimension. Les archives Kautsky montrent que le « Pape du marxisme » est en contact avec de nombreux théoriciens et dirigeants du socialisme, pour beaucoup germanophones. Né à Prague (Empire autrichien) en 1854, Karl Kautsky est rédacteur en chef de la revue du parti social-démocrate allemand, Die Neue Zeit, de 1883 à 1917. Kautsky a aussi été l’un des auteurs les plus engagés du programme d’Heidelberg de 1925 qui marque la réunification du SPD et de l’USPD. Les liens de Kautsky avec l’Autriche ont toujours été maintenus : avec les théoriciens de l’austro-marxisme comme Friedrich Adler23 après 1918 ou Otto Bauer. Kautsky vit d’ailleurs dans les années 1920 à Vienne, même s’il continue à participer à l’activité théorique et au travail programmatique du SPD.
- 24 Entretien réalisé avec Lorenz Knorr, Francfort-sur-le-Main, juillet 2012.
18En matière de publication, Die Neue Zeit, la revue théorique du SPD dirigée par Karl Kautsky, est internationalisée. Dans ses pages, les théoriciens de l’austro-marxisme – forme du socialisme émergeant en Autriche-Hongrie au tournant du siècle et visant la prise du pouvoir démocratique et la réalisation progressive de la révolution – livrent de nombreux articles qui ne portent pas seulement sur l’Empire austro-hongrois, mais sont des contributions générales à la théorie socialiste. Ainsi, durant l’existence de la revue, de 1883 et 1923, l’un des principaux théoriciens de l’austro-marxisme, Otto Bauer (1881-1938), y publie 28 articles aussi bien sur les questions des nationalités, l’une des spécificités de l’austro-marxisme, que sur l’accumulation du capital ou les crises économiques. Outre les articles de ce juriste et publiciste de la presse sociale-démocrate autrichienne, les dirigeants du SPÖ y donnent également des textes, à l’instar de Victor Adler (1852-1918), fondateur et président du parti jusqu’à sa mort, ou du juriste et du député Max Adler (1873-1937). Ce dernier a également une activité de publication de livres et de brochures dans les maisons d’édition de la social-démocratie allemande. En regard, la zone de chalandise des périodiques et des livres issus de ces maisons d’édition allemandes n’est pas limitée aux strictes frontières du Kaiserreich ou de la République allemande. Membre de la commission produisant le programme de Bad Godesberg en 1959, Lorenz Knorr décrit cet espace germanophone de circulation des produits culturels sociaux-démocrates. Né en 1921 (juste après la dissolution de la Double Monarchie), il est membre du parti social-démocrate tchécoslovaque jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale puis doit quitter la Tchécoslovaquie pour la Bavière. Dans son adolescence dans les Sudètes, Lorenz Knorr est en contact avec la littérature ouvrière (comme les mémoires d’August Bebel) et de jeunesse allemande, en particulier à travers la Guilde des Livres Gutenberg (die Büchergilde Gutenberg), coopérative éditoriale leipzigoise fondée dans les années 192024.
- 25 Archives de l’International Institute of Social History (IISH), Amsterdam, archives Kautsky, 2218.
- 26 Jean-Numa Ducange, « Un débat international : le programme de Vienne (1901) de la social-démocrati (...)
19Cette circulation est aussi l’un des effets de l’intégration du monde politico-scientifique social-démocrate avant 1933. Les débats programmatiques se déroulent dans un même espace de référence intellectuelle. Les archives Kautsky montrent que ce dernier est reconnu de manière internationale comme un spécialiste des programmes politiques, et qu’il est à ce titre invité à assister au congrès de Linz et à participer à la rédaction du nouveau programme du SPÖ en 192625. Jean-Numa Ducange met aussi en évidence que la « révision » du programme de Hainfeld, en 1901, à travers l’adoption du programme de Vienne est suivie avec attention en Allemagne. Cette révision programmatique y est lue dans le cadre de la « querelle du révisionnisme » qui oppose à cette époque les courants théoriques radicaux et orthodoxes du SPD à un courant réformiste qui fait d’Eduard Bernstein sa référence théorique. Jean-Numa Ducange présente d’ailleurs plus largement l’interconnexion des partis socialistes en Europe : le congrès de Vienne qui « révise » le programme antérieur fait ainsi aussi l’objet de débats en France26.
20Historiciser la notion d’espace public transnational conduit à considérer au concret les efforts pour faire exister un espace d’échange intellectuel au-delà des frontières étatiques (qui, à cette époque, sont contestées ou mouvantes). Observés à l’aune de la sociabilité intellectuelle, le socialisme européen et, en son sein, les social-démocraties de l’espace germanophone apparaissent étroitement interconnectés.
Deux espaces interconnectés : les théoriciens « autrichiens » de la social-démocratie allemande dans les années 1920
21Cette interconnexion a une conséquence sur l’intrication des carrières théoriques, faisant de l’Allemagne un espace politico-professionnel ouvert aux (anciens) ressortissants de l’Empire austro-hongrois.
- 27 Mit dem Gesicht nach Deutschland. Eine Dokumentation über die sozialdemokratische Emigration aus d (...)
22Trois des plus importants « théoriciens » du parti dans les années 1920 sont d’origine autrichienne. La carrière de Karl Kautsky, déjà mentionnée, se déroule ainsi pour l’essentiel au sein de la social-démocratie allemande à compter des années 1880. À côté de Karl Kautsky, Rudolf Hilferding prend à sa suite le titre (officieux) de théoricien du parti. Né en 1877 à Vienne, Hilferding acquiert la citoyenneté allemande en 1919 après avoir servi durant la guerre sous le drapeau de la Double Monarchie. Ce médecin est le rédacteur en chef de la revue du SPD qui succède à la Neue Zeit, Die Gesellschaft, en 1924. Enfin, Friedrich Stampfer constitue un troisième théoricien important du socialisme allemand des années 1920 et 1930. Né en 1873 dans la ville morave de Brno (Brünn), dans l’Empire austro-hongrois, il sert dans l’armée de la Double Monarchie durant la guerre. Dès 1916, cependant, il devient rédacteur en chef de l’organe officiel du SPD, le Vorwärts, fonction qu’il exerce jusqu’en 1933. Ces trois théoriciens sont membres de la commission programmatique du SPD en 1925 (programme d’Heidelberg). Stampfer a également participé à la commission produisant le programme de Görlitz en 1921. En 1934, Stampfer et Hilferding participent à la rédaction du manifeste du SOPADE, le parti social-démocrate en exil27. Ces deux théoriciens sont alors rédacteurs en chef des deux périodiques centraux du SOPADE (le Neuer Vorwärts de Prague et le Zeitschrift für Sozialismus de Paris). Quant à Kautsky, il a été avec Eduard Bernstein le principal rédacteur du programme d’Erfurt adopté par le parti en 1891. Ces trois théoriciens exercent également des fonctions politiques : Kautsky comme sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères de la République de Weimar (1918-1919), Hilferding et Stampfer comme députés au Reichstag. Député de 1924 à 1933, Hilferding occupe encore divers postes ministériels dans les années 1920. Ces trois théoriciens « autrichiens » sont donc au cœur du système de production théorique et programmatique du SPD.
23Comment expliquer cette importance d’intellectuels autrichiens à des positions clefs de la production théorique du parti social-démocrate allemand ? C’est durant la période qui précède la Première Guerre mondiale que les pas de ces théoriciens autrichiens se sont dirigés vers l’Allemagne. Un élément de contexte général est la non-coïncidence entre les frontières administratives et la nationalité (vécue). S’y ajoute l’unité de l’espace de la science marxiste. Celle-ci constitue un espace de savoirs scientifiques en circulation dans l’espace socialiste – les recueils épistolaires publiés se réfèrent à des articles qu’on s’envoie, aux débats en cours ou à des discussions des dernières publications. La production de ces théories construit un espace d’inter-références denses qui dépasse les frontières étatiques, mais dans lequel les germanophones occupent une place prépondérante. C’est cette reconnaissance scientifique qui est convertie en postes et en fonctions rémunérées au sein du système des organisations intellectuelles du SPD (journaux, écoles). Rudolf Hilferding est ainsi l’auteur de 47 articles théoriques dans Die Neue Zeit entre 1903 et 1914, ce qui en fait l’un des contributeurs les plus importants. Son ouvrage de 1910, Le capital financier (Das Finanzkapital), l’érige au rang de référence incontournable de la théorie marxiste. Hilferding a donc accumulé un capital scientifique spécifique (« socialiste ») important, converti en poste au sein de l’espace socialiste germanophone. Son entrée au service de la social-démocratie allemande passe par l’occupation de fonctions rémunérées au sein de l’appareil savant et journalistique du parti : en 1907, Rudolf Hilferding est appelé à l’École centrale du parti à Berlin et il occupe, par la suite, un ensemble de fonctions rémunérées au service des revues et des journaux du SPD. Articles dans la presse et brochures sont des sources de revenu primordiales pour de nombreux intellectuels sociaux-démocrates.
24Dans le contexte de cet espace professionnel interconnecté, les questions de nationalité peuvent, plus loin, se révéler d’une importance moindre que l’orientation théorique. C’est ce que montre, par exemple, la correspondance de Rosa Luxemburg dont le parcours est lui-même une marque de cette internationalisation de la science marxiste. En novembre 1899, elle écrit à son compagnon Léon Jogichès :
- 28 Rosa Luxemburg, Lettres à Léon Jogichès, Paris, Denoël, 1971, p. 315 (trad. du polonais par Claire (...)
« Pour le Vorwärts, ils recherchent un troisième rédacteur qui doit être radical pour faire le contrepoids à Eisner et Gradnauer ; Karl Kautsky m’a demandé si j’avais quelqu’un de ce genre en vue, serait-ce même un étranger »28.
25Théoricien important du marxisme, Friedrich Stampfer accède, à partir de la presse du parti – où il travaille dès l’âge de 26 ans –, aux fonctions de théoricien, et de membre des commissions programmatiques de 1921 et 1925.
- 29 Friedrich Adler, Die Erneuerung der Internationale : Aufsätze aus der Kriegszeit, Vienne, Brand, 1 (...)
26L’intégration dans l’espace de la social-démocratie allemande ne signifie pas la rupture des liens avec l’Autriche : Hilferding continue, en effet, de travailler de concert avec Max Adler aux Marx-Studien, qui constituent une revue théorique de la gauche autrichienne jusqu’au milieu des années 1920. De la même manière, Karl Kautsky correspond continûment avec des membres de la social-démocratie autrichienne. Un livre d’hommage dirigé par l’austromarxiste et ancien chancelier social-démocrate Karl Renner, la préface que Kautsky donne à un livre de Friedrich Adler sont des traces parmi d’autres de ces relations et de la porosité de ces deux social-démocraties germanophones29. Par ailleurs, dès 1924, Kautsky quitte Berlin pour s’installer à Vienne, même si son activité professionnelle et ses revenus l’ancrent largement en Allemagne où il conserve la carte du SPD.
27Dans ces années 1920, ces espaces de la social-démocratie, allemande et autrichienne, apparaissent donc, observés tant au niveau des sociabilités intellectuelles qu’au niveau de ces théoriciens de haut rang, largement interconnectés. L’interconnexion de l’élite théorique socialiste est le produit de carrières intellectuelles transnationales qui débute au xixe siècle.
La nationalisation des partis de l’espace germanophone
- 30 Voir M. Pape, Ungleiche Brüder (note 19), en particulier p. 91 sqq.
28Après 1945, ce système social se dérègle et la vie théorique des partis se nationalise plus largement. Les évolutions de ce milieu social-démocrate s’inscrivent dans un contexte plus large : après 1945, au contraire de ce qui se passe après 1918, les élites politiques autrichiennes mettent l’Allemagne à distance. Le gouvernement autrichien, appuyé par une coalition incluant les sociaux-démocrates, affirme la continuité de l’État autrichien depuis 1918 et l’Anschluß n’apparaît plus au rang des revendications. Plus loin, l’Anschluß de 1938 fait de l’Autriche, dans le discours officiel, une victime du nazisme. Issues de la résistance au nazisme ou acquis à une realpolitik qui contraint à renoncer au rapprochement avec l’Allemagne pour que l’Autriche ne soit pas rangée au rang des puissances vaincues, les élites politiques et intellectuelles revendiquent une nation autrichienne indépendante30.
- 31 Au sein de la commission préparant le programme de Bad Godesberg, le pasteur Heinrich Albertz, né (...)
- 32 Hadrien Buclin, Entre culture du consensus et critique sociale : les intellectuels de gauche dans (...)
29Parler de nationalisation des espaces publics partisans ne revient pas à nier la persistance des circulations au sein de cet espace germanophone. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les réfugiés des territoires germanophones constituent en soi une nouvelle catégorie militante et les questions qu’ils soulèvent sont intégrées par tous les partis en RFA31. De même, on ne peut pas ignorer l’internationalisation de certains mouvements associatifs, comme le mouvement antinucléaire Kampf dem Atomtod (1957-1959) qui a une dimension européenne (ou au moins germanophone) comme le montre Hadrien Buclin en signalant la manière dont les dirigeants de la social-démocratie allemande interagissent avec les mouvements pacifistes de la Suisse germanophone32. En explorant d’autres terrains que les commissions et le travail programmatiques, les résultats de la recherche pourraient donc être très différents.
- 33 Karim Fertikh, « De l’autodidacte à l’universitaire : une socio-histoire des intellectuels sociaux (...)
30Cela n’empêche pas de noter des mutations de cet espace social-démocrate germanophone au sortir de la Guerre qui marquent une nationalisation de ce que l’on appelle alors « discussion partisane ». Ces mutations sont particulièrement visibles lorsque l’on analyse la production théorique partisane. D’abord, les modalités des carrières théoriques en Allemagne se nationalisent. Les « théoriciens » de la social-démocratie allemande (membres de comités de spécialistes attachés au comité directeur du SPD, membres des commissions programmatiques) sont, de plus en plus, spécialistes universitaires de divers domaines, titulaires de chaires académiques ou du moins diplômés des universités. Cette transformation se laisse lire dans le mouvement de disparition de la presse du parti qui sert de vivier aux théoriciens des années 1920 et qui ne retrouve pas son importance après 1945 – les membres des commissions en charge de la rédaction des programmes en sont issus à 75 % dans les années 1920 et à 22 % dans les années 195033. Cela est également visible dans le recrutement de plus en plus universitaire de ces savants. 22 % ont un diplôme universitaire dans les années 1920 et 12 % occupent un poste scientifique, contre 54 % et 34 % dans les années 1950. Ce changement des carrières est corrélé avec un recrutement plus national de la commission en charge de la rédaction du programme de 1959.
31Néanmoins, la référence autrichienne demeure : un étranger appartient à l’une des commissions en charge de ce programme, Benedikt Kautsky (1894-1960). Faut-il voir dans cette présence une reproduction des échanges intellectuels et interpersonnels de l’avant-1933 ? Benedikt Kautsky, théoricien du SPÖ et un des rédacteurs du programme de 1958 de la social-démocratie autrichienne, apparaît plutôt sollicité comme une manière de revendiquer un héritage théorique. Plutôt qu’une interconnexion des espaces savants partisans, ce cas semble plutôt marquer l’existence d’un travail partisan de mémoire. Plus que lui, c’est le nom du fils de Karl Kautsky qui est mobilisé. Le président du SPD, Erich Ollenhauer, salue ainsi sa présence au congrès de Bad Godesberg qui, en 1959, adopte un nouveau programme fondamental pour le parti :
- 34 SPD, Protokoll der Verhandlungen. Parteitag Bad Godesberg, 1959, p. 35 : « Ein lieber alter Freund (...)
« Un vieil ami est parmi nous, Benedikt Kautsky [applaudissements]. Nous le connaissons tous comme le théoricien du parti autrichien et – comment pourrait-il en être autrement, son nom oblige – coauteur décisif du nouveau programme autrichien »34.
- 35 Franz Barsig, « Freiheit und Sozialismus. Der lange “Marsch” der SPD nach Godesberg », in : Roderi (...)
- 36 SPD, Protokoll der Verhandlungen. Parteitag Bad Godesberg, 1959, p. 215 : « Der heute hier anwesen (...)
- 37 Fritz Sänger, Grundsatzprogramm der SPD : Kommentar, Bonn, Dietz, 1962.
32Le porte-parole du parti, Franz Barsig, dans ses souvenirs du congrès de Bad Godesberg remarque aussi que le nom de Kautsky est garant d’une tradition et Benedikt Kautsky est le seul membre de la commission à avoir été remercié nommément lors du congrès35. Au même congrès, l’économiste du SPD, Heinrich Deist, se réclame de Karl Kautsky, qui ne saurait, dit-il, être soupçonné d’avoir trahi les principes socialistes. Deist appuie son argumentation en rappelant qu’il est le père de Benedikt Kautsky « qui est assis parmi nous »36, fondant ainsi l’autorité de son raisonnement sur le corps matériel du fils de Kautsky qu’il désigne. Dans les commentaires officiels du programme, le nom de Kautsky est rappelé, de même que sont publiées des photographies du Pape du marxisme37.
- 38 Bonn, Archiv der sozialen Demokratie (AdsD) der Friedrich-Ebert Stiftung, Bonn, Fritz Sänger, 59 : (...)
- 39 Bonn, AdsD, Fritz Sänger, 53 : 17. SPD – Heinz Castrup (Büro Ollenhauer) – 26 juin 1959 : en marge (...)
33Si les discours font de lui un contributeur important du programme du SPD, Benedikt Kautsky n’est pas inséré dans les espaces du SPD au même titre que ne l’était son père trente ans plus tôt. Outre que sa carrière est autrichienne, les archives mettent en doute sa contribution à la rédaction du programme. Dans les documents qu’il verse aux archives, Fritz Sänger qui a été le principal rédacteur de la dernière version du programme de Bad Godesberg signale la faible contribution de Benedikt Kautsky au travail collectif. Ainsi, dans les années 1970, dans les notes qu’il rédige en marge d’une lettre qu’un doctorant lui adresse dans le but d’écrire une thèse sur Bad Godesberg, il écrit à côté de la question relative à l’influence de B. Kautsky sur le programme « 0 »38. De fait, dans les notes contemporaines à son travail sur le texte du programme de Bad Godesberg, Sänger exprime sa déception face au faible investissement de B. Kautsky dans le travail du SPD, un « homme impossible », écrit-il39. Alors que, en mai 1959, Fritz Sänger prévoit de rester plusieurs jours à Vienne pour discuter avec le théoricien autrichien, leur rencontre, à l’aéroport de Vienne, dure moins de trois heures. Les notes de Fritz Sänger décrivent ainsi la rencontre :
- 40 Bonn, AdsD, Fritz Sänger, 53 : 7. Persönliche Notiz : « 30. Mai 1959 – Wien, Flughafen. Sehr überf (...)
« 30 mai 1959 – aéroport de Vienne : Rencontre très superflue avec Benedikt Kautsky. J’avais prévu deux ou trois jours de travail pour une réflexion de fond sur le nouveau programme. K[autsky] avait à peine plus de deux heures à y consacrer, en comptant le café et le bavardage. Peu intéressé. Visiblement irrité à propos de quelque chose. A qualifié la brochure [le projet de programme] d’absolument inutilisable, pour l’essentiel des ratiocinations théoriques, mais pour quelques parties, il y aurait quelque chose dedans. Il raye des paragraphes (sans les lire, peut-être les a-t-il lus avant, ce qui est plutôt improbable), il en souligne d’autres. Au bout de deux heures, je suis, pour ainsi dire, congédié. K[autsky] me dit que “c’est à nous de nous occuper de ça” »40.
34Benedikt Kautsky se rend certes à Bonn le 3 juillet 1959 pour discuter de la dernière version du programme avant que le comité directeur ne la diffuse. Cependant, là encore, la réunion est brève : elle commence à 12 heures et Kautsky quitte le siège du parti à 14 heures pour se rendre en cure.
- 41 Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la FNSP (...)
35Aussi peut-on à partir de ces indications signaler que la forte intrication des trajectoires des individus et des carrières entre Allemagne et Autriche que l’on avait notée pour les années 1920 n’a plus la même visibilité dans la social-démocratie de l’après-guerre. Moins qu’un espace transnational germanophone, ce que la mobilisation de Benedikt Kautsky montre est plutôt un travail d’entretien de la tradition sociale-démocrate, une manière de tenir le « fil rouge » de la mémoire socialiste, pour reprendre la métaphore employée par Marie-Claire Lavabre41.
Conclusion
36Ce cas d’étude est très limité ; il porte sur des échanges théoriques au sein de la social-démocratie allemande, et s’intéresse à des trajectoires individuelles d’une élite intellectuelle, mettant néanmoins en évidence la pluralité de formes d’interconnexion entre les social-démocraties allemande et autrichienne.
37L’article a constaté une dynamique historique de nationalisation de la production théorique du SPD, au sens d’une moindre interconnexion avec la social-démocratie autrichienne pour les commissions programmatiques étudiées. Cette « nationalisation » des espaces de discussion théorique se laisse lire en particulier par la disparition, après 1945, des carrières transnationales des élites sociales-démocrates. Cette nationalisation, au sens d’une moindre circulation des intellectuels sociaux-démocrates entre Allemagne et Autriche et d’une moindre intrication des carrières théoriques, n’empêche néanmoins pas le travail de mémoire de l’épisode transnational de l’histoire sociale-démocrate, à travers l’entretien des « noms » du socialisme allemand au premier rang desquels Karl Kautsky.
38Les échanges théoriques dont il a été question ici ne sont pas uniquement germanophones : les réseaux socialistes et sociaux-démocrates ne se limitent pas aux Empires allemand et autrichien. Ce qui apparaît, en revanche, plus spécifiquement germanophone est l’existence de circulations d’acteurs entre les territoires de l’(ancien) Empire austro-hongrois et de l’Empire allemand. L’élite théorique du SPD dans les années 1920 – sommet de la hiérarchie de milliers de postes intellectuels au sein des organisations sociales-démocrates en Allemagne – porte la marque de ces circulations.
39L’interconnexion doit ainsi être vue comme le produit d’un système institutionnel. La langue apparaît, bien entendu, comme un élément commun ; au-delà, l’échange – autour des programmes sociaux-démocrates – repose sur un vaste ensemble d’institutions (permettant y compris une mobilité professionnelle) et sur des croyances (dans les années 1920, en une science marxiste unique, par exemple) qui le permettent. Après 1945, les modèles de carrière politique développés sous l’Empire allemand et maintenus sous la République de Weimar (autour de l’édition et de la presse sociales-démocrates) sont ébranlés, et avec eux les courants de circulation entre SPD et SPÖ. La fermeture se laisserait également lire en observant la construction d’une identité nationale autrichienne après 1945, et le rejet politique fort de l’Anschluß au sein de sa classe politique, en particulier sociale-démocrate. Le rôle joué, à rebours, par les institutions universitaires qui monopolisent la reconnaissance scientifique, met à mal une science socialiste qui, comme savoir partisan reconnu et pourvoyeur de postes partisans, de reconnaissance et de prestige, assurait l’interconnexion d’un espace d’échange en matière de théorie politique.
40De manière très générale, ce qui apparaît à l’analyse est que la nationalisation de l’espace public – au sens de la restriction de l’espace de l’échange politique aux frontières d’un État – et, au-delà, le cantonnement étatique des partis ne seraient pas l’état « naturel » ou initial de la compétition politique, comme sa transnationalisation n’en serait pas le dépassement. Le cadre national apparaît pour de nombreuses nébuleuses partisanes (réseaux chrétiens-démocrates, libéraux ou même antisémites) comme le produit d’une tradition historiographique questionnable. Pour la socio-histoire du transnational proposée ici, l’espace public germanophone peut, à la lumière de ce cas d’étude dont les limites ont été rappelées, être considéré comme ensemble d’échanges intellectuels et politiques dont l’existence repose sur des interrelations concrètes aussi bien que sur des institutions qui permettent la circulation. Ces systèmes d’interrelation ne suivent pas une direction historique déterminée (par exemple, dans le sens d’une toujours plus grande intégration transnationale, comme on pourrait le supposer). L’un des intérêts heuristiques de cette micro-histoire de l’interconnexion est de rappeler les incertitudes des processus historiques, et d’offrir un terrain rappelant la pertinence d’études transnationales des organisations partisanes et des théories politiques.
Notes
1 Johan Heilbron, Nicolas Guilhot, Laurent Jeanpierre, « Vers une histoire transnationale des sciences sociales », Sociétés contemporaines, 1 (2009), n° 73, p. 121-145.
2 On renvoie pour trois cas nationaux différents à Frédéric Sawicki, Les réseaux du Parti socialiste, Paris, Belin, 1997 ; Peter Lösche, « Is the SPD still a Labor Party ? From “Community of Solidarity” to “Loosely Coupled Anarchy” », in : David E. Barclay, Eric D. Weitz (dir.), Between Reform and Revolution. German Socialism and Communism from 1840 to 1990, Oxford, Berghahn Books, 1998, p. 532-545 ; Daniel Klinghard, The Nationalization of American Political Parties 1880-1896, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ou Karim Fertikh et Mathieu Hauchecorne, « Codification et genèses d’un genre programmatique », in : K. Fertikh, M. Hauchecorne, Nicolas Bué, Les programmes politiques, Rennes, PUR, 2016, p. 29-48.
3 Voir, par exemple, Karim Fertikh, « Le genre programmatique. Sociologie de la production des programmes partisans : l’exemple de Bad Godesberg », Revue française de science politique, 64/5 (2014), p. 905-928.
4 Voir Guillaume Devin, L’Internationale socialiste, Paris, Presses de la FNSP, 1993.
5 On renvoie à Georges Haupt, Aspects of International Socialism, 1871-1914, Cambridge University Press, 1986, voir aussi : Dorota Dakowska, Le pouvoir des fondations. Des acteurs de la politique étrangère allemande, Rennes, PUR, 2014 ; François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007 ; Jean-Numa Ducange, La Révolution française et la social-démocratie. Transmissions et usages politiques de l’histoire en Allemagne et Autriche (1889-1934), Rennes, PUR, 2012 ; Karim Fertikh, « Les socialistes », in : Élisabeth Lambert, Hélène Michel, Dictionnaire des acteurs de l’Europe, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 350-353 ; Laurent Jeanpierre, « Paul Vignaux, inspirateur de la “Deuxième Gauche”. Récits d’un exil français aux États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 60, septembre-décembre 2000, p. 48-56.
6 Jean-Claude Barbier, « Néolibéralisme, cultures politiques et européanisation des politiques sociales », in : Monique Kerschen, Monique Legrand et Michel Messu, La symphonie discordante de l’Europe sociale, Paris, l’Aube, 2014, p. 93-110, ici p. 94-95. On citera comme exceptions les travaux réalisés autour de Gisèle Sapiro : G. Sapiro, L’Espace intellectuel en Europe, xixe-xxie siècles : de la formation des États-nations à la mondialisation, Paris, La Découverte, 2009 et Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008 ou ceux d’Anne-Catherine Wagner (Vers une Europe syndicale. Une enquête sur la Confédération européenne des syndicats, Éditions du Croquant, 2005).
7 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Paris, Payot, 1978, p. 10.
8 Ibid., p. 185.
9 Sur ce moment, on peut se reporter à Robert Holub, Jürgen Habermas. Critic in the Public Sphere, Londres/New York, Routledge, 1991, p. 78 sqq. On renvoie également à Stéphane Haber, « Pour historiciser L’Espace public d’Habermas », in : Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt, L’espace public au Moyen Âge, Paris, PUF, 2011, p. 25-42.
10 Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt, « Une histoire de l’échange politique au Moyen Âge », in : Boucheron/Offenstadt, L’espace public au Moyen Âge (note 9), p. 1-21, ici p. 3.
11 Ibid., p. 9.
12 On renvoie à Thomas Welskopp, Das Banner der Brüderlichkeit. Die deutsche Sozialdemokratie vom Vormärz bis zum Sozialistengesetz, Bonn, Dietz, 2000, en particulier p. 291 sqq.
13 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Heidelberg, 1925, p. 65.
14 Comp. Rudolf Ströber, Deutsche Pressegeschichte, Constance, UVK, 2005.
15 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Görlitz, 1921, p. 37-39.
16 Une agence de presse officielle est créée dans les années 1920. Paul Kampffmeyer, Die sozialdemokratische Pressedienst, Berlin, Dietz, 1929.
17 SPD, Protokoll der Verhandlungen, Parteitag Lübeck, 1901, p. 142.
18 Karl Kautsky, Die proletarische Revolution und ihr Programm, cité par Albrecht Langner, « Introduction », in : Karl Kautsky, Texte zu den Programmen der deutschen Sozialdemokratie. 1891-1925, Cologne, Verlag Jakob Hegner, 1968, p. 19 (ma traduction).
19 La revendication d’un Anschluß par l’Autriche allemande (Deutsch-Österreich) est réaffirmée par une loi de mars 1919. Le traité de Saint-Germain (art. 88) et celui de Versailles (art. 80) interdisent cette possibilité. Sur cette question, on renvoie à Matthias Pape, Ungleiche Brüder. Österreich und Deutschland. 1945-1965, Cologne, Böhlau Verlag, 2000, en part. p. 35 sqq.
20 Par exemple : Otto Bauer, Sozialdemokratische Agrarpolitik : Erläuterungen des Agrarprogrammes der deutschösterreichischen Sozialdemokratie, Vienne, Wiener Volksbuchhandlung, 1926.
21 Emmanuel Jousse, « Du révisionnisme d’Eduard Bernstein au réformisme d’Albert Thomas (1896-1914) », Les cahiers Irice, 2 (2008), n° 2, p. 39-52, ici p. 48.
22 Eduard Bernstein, Sozialdemokratische Lebensjahre. Autobiographien, Bonn, Dietz, 1991 (1928 et 1930 pour les éditions originales), p. 93-95, p. 203-204.
23 Friedrich Adler (1879-1960) est le fils de Victor Adler, dirigeant historique du SPÖ.
24 Entretien réalisé avec Lorenz Knorr, Francfort-sur-le-Main, juillet 2012.
25 Archives de l’International Institute of Social History (IISH), Amsterdam, archives Kautsky, 2218.
26 Jean-Numa Ducange, « Un débat international : le programme de Vienne (1901) de la social-démocratie autrichienne », communication au congrès de l’AFSP, septembre 2011.
27 Mit dem Gesicht nach Deutschland. Eine Dokumentation über die sozialdemokratische Emigration aus dem Nachlaß von Friedrich Stampfer, Düsseldorf, Droste Verlag, 1968, p. 188 sqq.
28 Rosa Luxemburg, Lettres à Léon Jogichès, Paris, Denoël, 1971, p. 315 (trad. du polonais par Claire Brendel).
29 Friedrich Adler, Die Erneuerung der Internationale : Aufsätze aus der Kriegszeit, Vienne, Brand, 1919 (préface de Karl Kautsky), 1918 ; Karl Renner (dir.), Karl Kautsky, der Denker und Kämpfer, Vienne, Wiener Volksbuch, 1924.
30 Voir M. Pape, Ungleiche Brüder (note 19), en particulier p. 91 sqq.
31 Au sein de la commission préparant le programme de Bad Godesberg, le pasteur Heinrich Albertz, né en 1915 à Breslau (Wroclaw) et élu berlinois, porte cette question. De manière générale, les rapatriés sont défendus par Wenzel Jaksch (1886-1966), rapatrié des Sudètes, au sein des instances dirigeantes du parti.
32 Hadrien Buclin, Entre culture du consensus et critique sociale : les intellectuels de gauche dans la Suisse de l’après-guerre (1945-1968), thèse d’histoire contemporaine, Université de Lausanne, 2015.
33 Karim Fertikh, « De l’autodidacte à l’universitaire : une socio-histoire des intellectuels sociaux-démocrates (1920-1959) », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 46/2 (2014), p. 289-302.
34 SPD, Protokoll der Verhandlungen. Parteitag Bad Godesberg, 1959, p. 35 : « Ein lieber alter Freund weilt unter uns, Dr. Benedikt Kautsky [Beifall], uns allen bekannt als der Theoretiker der österreichischen Partei – wie könnte es anders sein, sein Name verpflichtet – als entscheidender Mitschöpfer des neuen österreichischen Parteiprogramms » (ma traduction).
35 Franz Barsig, « Freiheit und Sozialismus. Der lange “Marsch” der SPD nach Godesberg », in : Roderich Klett, Wolfgang Pohl, Stationen einer Republik, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1979, p. 93-110, ici p. 99.
36 SPD, Protokoll der Verhandlungen. Parteitag Bad Godesberg, 1959, p. 215 : « Der heute hier anwesend ist » (ma traduction).
37 Fritz Sänger, Grundsatzprogramm der SPD : Kommentar, Bonn, Dietz, 1962.
38 Bonn, Archiv der sozialen Demokratie (AdsD) der Friedrich-Ebert Stiftung, Bonn, Fritz Sänger, 59 : lettre de Wedigo de Vivanco à Fritz Sänger du 6 janvier 1976.
39 Bonn, AdsD, Fritz Sänger, 53 : 17. SPD – Heinz Castrup (Büro Ollenhauer) – 26 juin 1959 : en marge d’une lettre prévoyant un rendez-vous bref avec Kautsky : « Der Mann ist unmöglich ! » (ma traduction).
40 Bonn, AdsD, Fritz Sänger, 53 : 7. Persönliche Notiz : « 30. Mai 1959 – Wien, Flughafen. Sehr überflüssiger Besuch bei Benedikt Kautsky. War von mir für zwei bis drei Tage vorgesehen zu gründlicher Aussprache über neues Programm. K. hatte nur wenig mehr als 2 Stunden Zeit, dabei Kaffee getrunken und allerlei Schwatz. Wenig interessiert. Offenbar verärgert über irgend etwas. Nannte Broschüre “absolut unbrauchbar”, “im wesentlichen Theoritisiererei”, manche Abschnitte aber “schon etwas drin”. Die einen strich er durch (ohne sie zu lesen, vielleicht hatte er sie vorher gelesen, war aber wenig wahrscheinlich), die anderen strich er an. Nach zwei Stunden und etwas mehr wurde ich sozusagen “entlassen”. K. meinte, “das müßt ihr dort selber machen” » (ma traduction).
41 Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la FNSP, 1994.
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Référence papier
Karim Fertikh, « Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands (années 1920-1950) », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2 | 2016, 275-288.
Référence électronique
Karim Fertikh, « Théoriciens autrichiens et programmes sociaux-démocrates allemands (années 1920-1950) », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 48-2 | 2016, mis en ligne le 28 décembre 2017, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/395 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.395
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