Marie-Bénédicte Vincent, La dénazification des fonctionnaires en Allemagne de l’Ouest. Épurations et réintégration 1945-1974
Marie-Bénédicte Vincent, La dénazification des fonctionnaires en Allemagne de l’Ouest. Épurations et réintégration 1945-1974, Paris, CNRS Éditions, 2022, 381 pages.
Texte intégral
1Cet ouvrage est issu d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches en histoire contemporaine, rédigé sous la direction de Rainer Hudemann. Dans la continuité des travaux de Norbert Frei, entre autres, sur la politique du passé dans la RFA d’Adenauer, Marie-Bénédicte Vincent s’est attachée à l’étude des « secondes carrières » et du silence sur le passé nazi des criminels de guerre établis comme « honnêtes hommes » en RFA. Cette recherche s’articule autour de la loi du 11 mai 1951 relative à l’article 131 de la Loi Fondamentale de la RFA, accordant des droits et des pensions aux anciens fonctionnaires et aux soldats de métier ayant servi le régime nazi jusqu’au 8 mai 1945, à condition de bénéficier à cette date de dix ans d’ancienneté dans les services publics. La loi de 1951 constitua le premier jalon d’une législation qui s’étendit sur plusieurs années, avec des amendements successifs votés en juillet 1953, septembre 1957, août 1961 et juillet 1965, et qui garantit, après leur dénazification, des droits aux fonctionnaires titulaires en poste sous le régime nazi, ouvrant aussi la voie à un gigantesque contentieux. Les conséquences de cette législation se firent sentir jusqu’au début des années 1970, la date de 1974 constituant un tournant pour les ayants-droits de la loi, avec le renouvellement générationnel, la transformation de la culture ouest-allemande et l’arrivée de la crise budgétaire à la suite du premier choc pétrolier. La thèse défendue par Marie-Bénédicte Vincent est que la dénazification doit être envisagée comme un double processus d’épuration et de désépuration, deux dimensions contradictoires associées de manière précoce, confortant le fameux thème, élargi au plan social, de la continuité des élites en Allemagne de l’Ouest de part et d’autre de la césure de 1945. La méthode prend appui sur des sondages empiriques dans le contentieux pour pratiquer une histoire sociale de la dénazification, centrée sur l’histoire de l’expérience individuelle des ayants-droits.
2La première partie de l’ouvrage traite de la dénazification pendant la période de l’occupation alliée de 1945 à 1949, à partir de deux études de cas : l’administration en charge du transport maritime à Hambourg (HvS) et trois succursales de l’ancienne Reichsbank dans les zones française et américaine. La procédure de dénazification édictée par les Alliés prévoyait alors cinq catégories, les principaux coupables, les coupables, les compromis, les suivistes et les exonérés, et trois instances concouraient à la dénazification du personnel, le gouvernement militaire, les chambres de dénazification et la hiérarchie administrative, cette troisième épuration venant complexifier le processus auquel concouraient les Alliés. À Hambourg, où la pression communiste, force politique localement importante, s’exerçait en faveur de la dénazification, la direction de la HvS mit en avant l’importance des compétences techniques de son personnel. L’appartenance au NSDAP avait constitué un facteur d’éviction automatique en 1945, mais deux ans plus tard l’administration des transports de la bizone le restreignit aux fonctions dirigeantes et la HsV évoqua les membres « contraints » du NSDAP. La dénazification s’acheva donc en 1948/1949 avec une tendance très nette à la désépuration. Marie Bénédicte Vincent constate le même phénomène dans l’étude du petit personnel des succursales de la Reichsbank, à l’intérieur de laquelle fut mis en avant l’argument de la reconstruction. Le mois de mai 1947 marqua un retournement vers la désépuration et, à partir de l’automne 1947, la surveillance des embauches de fonctionnaires fut déléguée aux Allemands, le gouvernement militaire se limitant à un contrôle a posteriori, ce qui permit aux administrations de contourner les règlements. Les Américains avaient en fait initié dès 1947 un processus de désépuration, les Français furent contraints de s’aligner en 1948. La dénazification des années 1945/1948 fut donc relativement brève. Au cours de ces années de famine, l’arrière-plan social est aussi indispensable pour comprendre le manque de soutien à l’épuration. Les fonctionnaires et employés suspendus et renvoyés ne pouvaient plus toucher leur salaire, les familles des prisonniers de guerre n’avaient droit qu’à la moitié de leur salaire, l’administration montra donc de la compréhension face aux besoins financiers des familles, tout en étant aussi obligée de prendre en compte l’état de santé du personnel. En dehors des communistes, les partis politiques manifestèrent de la réticence à s’investir dans la dénazification, assimilée à la politique punitive des Alliés, alors que les syndicats se montrèrent plus offensifs dans leur soutien à l’épuration.
3La deuxième partie analyse les mécanismes juridiques, législatifs et professionnels mis en place en RFA à partir de 1949 pour favoriser la réintégration massive des agents initialement épurés dans les services publics. Celle-ci fut rendue possible par la construction de la catégorie des « suivistes ». Les fonctionnaires ayant démissionné de leur poste furent très rares dans l’Europe des dictatures et, en Allemagne, une majorité d’entre eux adhérèrent au RDB fondé en octobre 1933. L’enquête s’attache alors à l’attitude des organisations professionnelles refondées en RFA face à l’épuration, à partir des sources syndicales du DBB entre 1947 et 1955, confédération fondée en décembre 1918 et interdite en 1933. On trouve là l’origine et la construction au sein de la fonction publique allemande du concept de « suiviste », catégorie de compromission minimale par opposition aux compromis mais aussi aux exonérés : ce fut un statut enviable dans l’immédiate après-guerre. La principale préoccupation du DBB fut d’élargir les droits des fonctionnaires professionnels à partir du principe de continuité insistant sur le rapport de fidélité liant les fonctionnaires à l’État. Il s’agissait alors de passer des cinq catégories de dénazification à une simple distinction binaire, les coupables, une minorité, et les non-coupables, l’immense majorité des agents, la fusion entre la catégorie des suivistes et des exonérés avantageant le plus grand nombre. Le DBB se servit du contentieux pour appuyer la désépuration, le fonctionnaire suiviste devenant la norme professionnelle légitime. Les fonctionnaires criminels au sens pénal cumulèrent plusieurs épurations. Il s’agissait d’un phénomène massif, avec 182 000 internés dans les zones occidentales au 1er janvier 1947, qui fit en particulier l’objet de deux lois d’amnistie, la première du 31 décembre 1949 et la seconde, plus large, du 17 juillet 1954. Trois limitations furent cependant apportées au processus d’amnistie : il n’y eut pas de destruction des dossiers de dénazification, on perçut le danger des associations d’épurés ainsi que le risque des réactions négatives. Un large consensus, soutenu par le ministre fédéral de la Justice, Thomas Dehler du FDP, souhaitait la fin de la dénazification. La campagne pour l’amnistie fut menée par les partis politiques et les Églises. Les juristes critiquèrent les jugements des tribunaux militaires, avec le soutien du gouvernement fédéral opposé à l’exécution des sentences de mort que la Loi Fondamentale avait abolies. Mais les plus hautes autorités de la RFA, le président Heuss et le chancelier Adenauer, firent preuve d’une grande prudence sur le dossier de l’amnistie des criminels de guerre avant la signature des accords de Paris en 1954, et de pédagogie vis-à-vis de la population. La seconde loi d’amnistie d’août 1954 exclut donc de son périmètre les criminels de guerre. De 1963 à 1974, les ayants-droits de la loi de 1951 poursuivirent une action de lobbying, alors que l’opinion en RFA évoluait dans son rapport au passé nazi. Les années 1960 se caractérisèrent par une reprise de l’épuration judiciaire et par les débats du Bundestag sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Sur le plan économique, la prospérité rendit possible une politique sociale généreuse, dont les fonctionnaires tirèrent profit jusqu’au premier choc pétrolier de 1973, qui constitua un véritable coup d’arrêt. Ce furent des années où le contentieux se déploya de manière massive, mais après l’adoption du quatrième amendement à la loi de 1965 les associations et les Verbände se tinrent plutôt sur la défensive. Le contentieux porta surtout sur les retraites, deux catégories, les réfugiés, en provenance de la zone soviétique, et les expulsés, en provenance des territoires à l’est de la ligne Oder-Neisse, étant plus particulièrement représentées. Au ministère fédéral de l’Intérieur, le dossier des ayants-droits fut désormais traité sur un mode juridique et technique, et non politique. Peu de temps avant la chute de Willy Brandt, la déclaration du 12 mars 1974 sur la clôture de la législation sur les conséquences de la guerre et les réparations suscita une terrible déception chez les ayants-droits. Mais, depuis le milieu des années 1960, les catégories de la population persécutées par le nazisme étaient perçues par l’opinion publique comme les victimes et le concept de suiviste recevait désormais une connotation péjorative, celle d’une personnalité faible et opportuniste. Il ne s’agissait plus, comme sous l’ère Adenauer, de vouloir intégrer les anciens fonctionnaires pour consolider la jeune démocratie ouest-allemande. Mais, au total, le montant des sommes versées par le Bund dans le cadre de la législation de 1951 jusqu’à la fin de l’année 1998 s’éleva à 177,5 milliards de DM.
4La troisième et dernière partie de l’ouvrage traite des limites opposées à la désépuration dans les administrations. Le processus de désépuration fut massif dans la fonction publique, mais les administrations pratiquèrent aussi une épuration interne jusqu’aux années 1970, qui rendit possible l’exclusion des agents les plus scandaleusement compromis. Le verdict du TMI de Nuremberg avait qualifié de criminelles quatre organisations nazies : le NSDAP, la Gestapo, la SS et le SD. Était-il dès lors possible de réintégrer dans leurs droits des fonctionnaires ayant travaillé dans ces organisations puis de les inclure parmi les bénéficiaires de la loi de 1951 ? L’investigation explore ici les bornes de la réintégration à partir de l’examen des dossiers traités dans les années 1950 par le ministère fédéral de l’Intérieur. Au début de la dénazification, les membres de la Gestapo et de la Waffen-SS furent visés par des mesures d’arrestation automatiques : beaucoup se retrouvèrent internés, d’autres disparurent ou changèrent d’identité. La loi de 1951 exclut de son bénéfice les deux catégories des principaux coupables et des coupables. Les anciens fonctionnaires de la Gestapo et les militaires de la Waffen-SS s’estimèrent discriminés et la décennie 1951-1961 fut celle des récriminations. Les lobbies menèrent des campagnes pour intégrer le groupe des ayants-droits de la loi. Mais le ministère de l’Intérieur fit preuve de fermeté et résista à la pression des lobbies, en maintenant des exclusions à l’encontre d’anciens Waffen-SS et des Gestapistes. Il fallait aussi tenir compte de la pression internationale sur les dossiers de la Gestapo et de la Waffen-SS, qui engageait l’image de la RFA sur la scène internationale, mais également de la pression de la RDA : la dénazification était devenue un enjeu de la relation inter-allemande. Mais l’histoire de la fonction publique ne se limite pas à la trajectoire des ayants-droits de la législation de 1951 : elle permet aussi une étude de la construction normative de la nouvelle éthique des fonctionnaires en démocratie, en étudiant les procédures disciplinaires au sein de la fonction publique. La refondation du droit disciplinaire fit l’objet de deux lois, du 6 juillet 1948 et du 20 juillet 1967. Le contentieux fait apparaître une dizaine de procédures contre des fonctionnaires poursuivis pour des crimes contre l’humanité. C’est la construction d’une nouvelle éthique professionnelle adaptée à la démocratie ouest-allemande, qui se caractérisa à partir des années 1960 par une attention accrue aux exécutions de civils à l’est puis par la place centrale et inédite acquise par le génocide des juifs dans la mémoire du nazisme. Un effort se manifesta pour enquêter sur le passé de tous les fonctionnaires. Les procédures disciplinaires demeurèrent peu nombreuses, mais reflétèrent un niveau éthique fondamental. Les sanctions disciplinaires contre les fonctionnaires « falsificateurs », en majorité des « vieux combattants » du NSDAP, pénalisèrent les auteurs de fausses déclarations au nom d’un devoir de vérité fondé sur les vertus prussiennes de l’obéissance, du devoir et de la fidélité et d’une tradition très conservatrice de l’éthique professionnelle, qui remontait au xviiie siècle. La falsification professionnelle, par exemple de fausses déclarations sur les diplômes obtenus, fut jugée plus grave que la falsification politique. Mais la volonté de sanctionner les « vieux combattants » engendra aussi un sentiment d’injustice parmi les petits fonctionnaires, alors que des personnalités importantes, issues des classes dominantes, leur paraissaient jouir d’une certaine impunité. Il en résulta la dénonciation de la « forteresse des nazis de Bonn ». L’existence de cette épuration disciplinaire et la sévérité des sanctions frappant les fonctionnaires « falsificateurs » aboutirent à des exclusions du service public et à la privation du droit à une pension ou à des allocations au titre de l’article 131 de la Loi Fondamentale. Cette épuration professionnelle se déroula à rebours des réintégrations massives de l’après-guerre et des tendances profondes de l’opinion.
5Si la politique du passé dans la RFA de l’ère Adenauer n’encouragea pas une attitude héroïque sur le terrain de la dénazification, une épuration eut cependant bel et bien lieu en RFA après 1945. La dénazification n’a pas été totale, mais elle a permis à l’Allemagne de se confronter à son passé à partir des années 1960.
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Fabréguet, « Marie-Bénédicte Vincent, La dénazification des fonctionnaires en Allemagne de l’Ouest. Épurations et réintégration 1945-1974 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 56-1 | 2024, 260-263.
Référence électronique
Michel Fabréguet, « Marie-Bénédicte Vincent, La dénazification des fonctionnaires en Allemagne de l’Ouest. Épurations et réintégration 1945-1974 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 56-1 | 2024, mis en ligne le 19 juin 2024, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/3907 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ux5
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