Introduction
Texte intégral
1Le colloque organisé à l’Université de Strasbourg les 21 et 22 octobre 2015 dans le cadre de l’EA 1341 Études germaniques, dont nous publions ici les actes, avait pour objectif de réfléchir à la nature et au fonctionnement de l’« espace public » des différents pays germanophones dans les relations qu’il entretient avec d’autres espaces du même type.
2Le concept d’« espace public » n’est pas une notion abstraite, mais couvre une réalité si concrète qu’il fonde la qualité de notre vie politique et intellectuelle, c’est donc au moyen d’études de cas précis que nous avons voulu réaliser notre analyse. La diversité des situations fait apparaître la complexité de la question, et force est de constater à la lecture des textes présentés ci-après que les définitions de l’espace public divergent. Si les auteurs s’entendent – et c’était notre point de départ – pour concevoir l’espace public comme un lieu ouvert de rencontre, de communication, de débat et de contestation, celui-ci peut, selon les définitions, prendre la forme d’un espace physique bien délimité dans la topographie urbaine (rue, place publique, salle de réunion…), il peut être identifié à un espace de papier ou de pixels relevant de médias institutionnalisés et pérennes (essentiellement les journaux et leurs sites Internet) – et c’est l’acception du mot la plus communément admise dans le cadre de ce dossier –, il peut aussi se dématérialiser jusqu’à n’être plus qu’un espace performatif de communication se fixant lui-même ses limites, n’existant que dans le temps et le lieu, fréquemment virtuel et transnational, où ses acteurs se rencontrent. Il est ainsi établi que, par la multiplicité de ses supports, de ses thématiques et de ses acteurs, l’espace public ne peut plus être envisagé comme un ensemble homogène propre à un État. C’est justement l’objet du premier texte de ce dossier (Jörg Requate) que de proposer une réflexion historique et théorique sur un espace public que caractérise son extrême hétérogénéité.
3Pour être le lieu ouvert de discussion que nous envisageons, l’espace public doit disposer d’une langue commune dans laquelle tous ses acteurs puissent débattre. Nous nous sommes donc demandé si ces espaces de communication ne se constituent pas en premier lieu à partir d’affinités électives linguistiques et en conséquence dans quelle mesure la langue allemande contribue à la formation en Europe et dans le monde d’un espace spécifique de réflexions et de débats.
4Deux articles sont consacrés à cette problématique. Le premier (Thomas Nicklas) analyse l’action du journal suisse Die Tat à la suite de la Seconde Guerre mondiale en faveur de ce que l’auteur appelle la (re)création d’un espace public germano-suisse, le second (Karim Fertikh) s’interroge sur les relations entre sociaux-démocrates allemands et autrichiens entre 1920 et 1950. Tous deux permettent de conclure que, dans la période de l’après-guerre où la Suisse et l’Autriche tendent à prendre leurs distances à l’égard de l’Allemagne, le poids de l’histoire récente empêche l’édification du grand espace de communication transnational que semblerait pouvoir fonder l’usage commun de la langue allemande.
5Les textes suivants, qui se penchent sur la relation après 1945 entre espaces publics allemands et français, emmènent le lecteur vers un tout autre contexte politique. Il n’y est plus question de distanciation à l’égard d’une puissance dont on a été parfois si proche qu’on s’est confondu avec elle, mais au contraire de rapprochement et de réconciliation entre deux anciens ennemis qui, dans la nouvelle configuration géopolitique mondiale, ont tout intérêt à rétablir la communication que les années du national-socialisme avaient fortement détériorée et qui, très rapidement, entreprennent de participer ensemble à l’élaboration du nouvel ordre européen.
6Nadine Willmann comprend l’espace public comme « espace de l’action gouvernementale » et consacre son texte aux efforts que déploie l’homme politique franco-allemand Carlo Schmid pour établir après 1945 de nouveaux liens entre ses deux pays ; par le biais de ce cas individuel, elle établit que la présence de l’armée et de l’administration françaises en Allemagne et leur confrontation aux institutions allemandes suggèrent déjà l’émergence d’un espace public franco-allemand dans lequel on reconnaîtrait une intrication des deux cultures et stratégies administratives et politiques.
7Les auteurs suivants changent d’échelle et élargissent leur regard à la couverture par des médias français, allemands et suisses du conflit ukrainien en 2015 (Dominique Herbet) et à la commémoration en 2014 du débarquement des troupes alliées en Normandie de 1944 (Jean-Samuel Marx). Tandis que ces deux contributeurs consacrent leur analyse à des supports « classiques » d’information (journaux papier et Internet), Aline Vennemann présente d’une façon inattendue le théâtre en langue allemande comme vecteur d’une transnationalité régionale franco-allemande.
8Après que, dans le cadre du rapprochement et de la collaboration franco-allemands institutionnels ou privés, le lecteur a constaté une certaine intrication des espaces publics, un troisième ensemble d’articles le transporte dans une autre région de l’Europe avec laquelle l’Allemagne partage une histoire difficile et pleine d’une douloureuse tension. Ces textes traitent de la relation entre les espaces publics allemands et centre-européens et confortent l’idée suggérée par les articles précédents que les espaces publics ne se transnationalisent que sous l’effet d’une forte volonté de coopération entre leurs acteurs. C’est généralement le cas dans la relation franco-allemande après 1945, mais cela l’est dans une moindre mesure dans les rapports de l’Allemagne avec ses voisins orientaux.
9Après que Pascal Fagot a établi l’existence dans la Pologne protestataire de 1956 des prémices d’un espace public germano-polonais, il rappelle que ce dernier a vite été réprimé par le nouveau gouvernement polonais et qu’il ne pourra se reconstituer que dans les années 1980 à la faveur de la libération de la parole que connaîtra alors la Pologne ; Rafał Ulatowski se penche sur les effets des bouleversements politiques qui ont secoué l’Europe après 1990 et constate que, malgré une situation politique apparemment favorable, la création du Triangle de Weimar (France-Allemagne-Pologne) n’a pas remporté le succès escompté et a échoué dans sa volonté de constituer un espace de communication trinational.
10Christian Jacques aborde la question des usages politiques du passé allemand en Europe centrale par le biais de l’étude du cadre législatif que constitue le § 96, dit paragraphe culturel, de la loi sur les expulsés de 1953. Il part pour ce faire de la genèse de ce texte constitutif, qu’il appelle – au sens foucaldien du terme – « un dispositif mémoriel », et revient sur ses principales évolutions. Sa contribution tente ainsi de faire apparaître l’importance des débats publics dans l’implémentation des politiques mémorielles en République fédérale et pointe les difficultés à dépasser, malgré les inflexions de ces dernières années, la stricte dimension nationale dans les choix stratégiques opérés depuis la mise en place de ce dispositif.
11Pour clore ce dossier, les auteurs des trois derniers articles posent la question de la transnationalisation des débats agitant l’espace public allemand. Il est ici question du mouvement Pegida, au sujet duquel Gwénola Sebaux se demande si, tout en protestant contre la mondialisation, il n’est pas voué d’une part à se mondialiser et d’autre part à diviser l’espace public allemand compris dans son acception la plus concrète dans la mesure où ses manifestations dans les rues et sur les places des villes allemandes provoquent l’organisation de contre-manifestations. Pegida serait de fait constitué de toutes les contradictions qui animent actuellement l’espace public allemand. François Danckaert examine la façon dont le mouvement négationniste allemand s’insère dans le mouvement négationniste européen. En évoquant l’Allemand Gustav Landauer (1870-1919) et l’écrivain et poète nord-américain Hakim Bey (né en 1945), Catherine Repussard examine l’espace public dans sa diachronie et, par-delà la distance temporelle et géographique les séparant, dresse le portrait intellectuel de deux propagateurs dans l’espace public transnational d’une pensée alternative (« contre espace public »).
12Dans tous les articles constituant ce dossier, la transnationalisation des espaces publics des pays germanophones – mais il a surtout été question de l’Allemagne – apparaît comme un processus qui, tributaire du contexte historique et politique national et international dans lequel il prend place, est loin d’être homogène et régulier ; animés de forces contraires, les espaces publics des pays germanophones sont constitués d’une multiplicité de segments évoluant chacun à son propre rythme et établissant par-delà les frontières des États des relations spécifiques avec d’autres espaces publics ; de ce fait, ce processus de transnationalisation est toujours susceptible de changer de rythme, de régresser ou de s’interrompre. Un prochain colloque devrait nous permettre de mieux appréhender la relation entre les espaces publics des pays germanophones et l’espace public européen.
Pour citer cet article
Référence papier
Pascal Fagot et Christian Jacques, « Introduction », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 48-2 | 2016, 243-245.
Référence électronique
Pascal Fagot et Christian Jacques, « Introduction », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 48-2 | 2016, mis en ligne le 28 décembre 2016, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/390 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.390
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page