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AccueilNuméros56-1Alfred Grosser (1925-2024)

Texte intégral

1Alfred Grosser, éminent spécialiste de l’Allemagne, est décédé à Paris dans sa centième année le 7 février 2024. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a été l’un des principaux passeurs entre la France et l’Allemagne et un Européen engagé. Son histoire personnelle l’y a prédisposé. Né à Francfort-sur-le-Main le 1er février 1925, dans une famille de la bourgeoisie juive aisée et cultivée, il est arrivé, avec ses parents et sa sœur, en France en 1933 pour échapper aux violences antisémites du régime nazi. À la difficulté de l’exil s’est ajoutée la mort du père, pédiatre, en 1934. Devenu Français en 1937, réfugié dans le Midi après l’exode de 1940, il passe le baccalauréat en 1942 puis commence des études de germanistique à l’université d’Aix-en-Provence. Reçu premier à l’agrégation en 1947, le professeur Edmond Vermeil le recrute comme assistant d’allemand à la Sorbonne. Sous sa direction et sur ses conseils, il entreprend sans enthousiasme un doctorat sur le théologien Philipp Jacob Spener, fondateur du piétisme à la fin du xviie siècle, une thèse qu’il abandonne quelques années plus tard.

  • 1  Alfred Grosser, « Remarques d’un disciple critique », in : Jean-Marc Roger, Jacques Meine (éd.), L (...)
  • 2  Esprit, n° 5, 1953, p. 810s.

2Il s’intéresse passionnément aux évolutions en cours en Allemagne, surtout en République fédérale d’Allemagne, qu’il observe avec une vigilance critique. Il se détourne de la RDA : « À l’Est, l’État sous domination communiste n’était accessible qu’à ceux qui acceptaient de ne pas le critiquer sur ses fondements » écrit-il en 1997 dans Une vie de Français. En 1953, il publie ses premières analyses dans un ouvrage remarqué, L’Allemagne de l’Occident. Mais ce travail, portant sur l’actualité allemande la plus immédiate et par trop éloigné du cœur de la germanistique, alors en plein repli sur la littérature et la linguistique, ne peut être validé en tant que doctorat par la discipline. Vermeil a écrit une préface pour L’Allemagne de l’Occident, qui a profondément déplu à l’auteur, avant que celui-ci ne reconsidère son point de vue quelques décennies plus tard : « J’ai relu ces pages. Elles étaient beaucoup moins froides que ce dont je croyais me souvenir. Ou, plus exactement, elles étaient très chaleureuses à mon égard, mais très réservées à l’égard de l’Allemagne – du passé et du présent »1. Les deux germanistes, incarnant deux générations successives et ayant des expériences personnelles différentes de l’Allemagne, divergeaient au sujet de la possibilité même de la démocratisation de l’Allemagne après la défaite. Grosser reprochait au « maître » de tisser le mythe d’une « Allemagne éternelle ». L’ouvrage, paru chez Gallimard, est resté largement ignoré des germanistes, mais a été positivement reçu par la critique. Son ami Joseph Rovan, lui aussi d’origine juive et allemande et immense passeur entre les deux pays après 1945, a écrit : « Alfred Grosser vient de donner au public français un livre indispensable : les germanistes eux-mêmes n’auront plus d’excuses dorénavant à leur ignorance de l’Allemagne d’aujourd’hui »2. Suite à la sortie de l’essai, Vermeil, qui assurait à « Sciences Po » un cours sur la politique allemande, demande à Alfred Grosser de prendre en charge la partie la plus contemporaine portant sur l’Allemagne depuis 1939. C’est ainsi que le jeune Grosser est entré « rue Saint-Guillaume », où il devait rester 36 ans, avec le titre de professeur depuis son habilitation en 1971. Il s’est habilité sur travaux, autour de ses deux ouvrages Au nom de quoi ? Fondements d’une morale politique (Paris, 1969) et L’Allemagne de notre temps (Paris, 1970) devant un jury composé de Raymond Aron, Jean-Baptiste Duroselle, Georges Vedel, Pierre Bertaux et Robert Minder. Ses « conférences du jeudi » – un commentaire de l’actualité allemande – sont restées dans les mémoires. Et c’est lors d’une de ces « conférences », données en début de soirée, que la direction de l’école le jeudi 9 novembre 1989, devait l’interrompre pour lui annoncer en direct la chute du Mur de Berlin.

3Si l’on associe immédiatement Grosser à Sciences Po Paris, il a également enseigné dans d’autres universités à l’étranger mais en France aussi, et en particulier au Centre d’Études Germaniques (CEG) de l’Université de Strasbourg (Université Robert-Schuman du temps des trois universités strasbourgeoises). Vingt ans durant, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, il est venu régulièrement y donner des conférences sur « la république de Bonn » et les « relations franco-allemandes », participer à des colloques et contribuer à la refondation de la Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande (processus entamé en 1966 avec la sortie du premier numéro en 1969). Jusque dans la seconde moitié des années 1970 il a été le responsable de la rubrique bibliographique et a aussi publié de nombreux articles dans la revue. Au tournant des années 1980, quand Alfred Grosser s’est engagé dans la fondation du Centre d’Information et de Recherche sur l’Allemagne Contemporaine (CIRAC) à Paris, ses liens avec Strasbourg se sont distendus et une certaine rivalité s’est même établie entre le CIRAC et le CEG.

4Si l’enseignement a constitué une facette majeure de sa vie professionnelle, Grosser a aussi été un passeur entre les sociétés française et allemande. Dès 1947, il entreprend un long voyage à travers l’Allemagne occupée pour saisir les conditions de vie de la population et l’état d’esprit de la jeunesse. Ce séjour marque le début de son double engagement : d’une part, faire connaître et comprendre en France les réalités allemandes en bousculant les idées reçues ; d’autre part « élargir en Allemagne une vision raisonnable de la France » et « contribuer à assurer la solidité de la nouvelle démocratie allemande ». À son retour, Grosser livre à la revue Combat une série d’articles nourris par ses observations.

  • 3  Lettre d’Alfred Grosser à Roger Seydoux, directeur général des Affaires culturelles et techniques (...)

5En 1948, il s’engage au sein du Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, au nom programmatique. Il y côtoie les germanistes Vermeil et Angelloz, l’écrivain Vercors et bien d’autres intellectuels. Il en assure le secrétariat général jusqu’à sa dissolution en 1967, rédigeant lui-même la plupart des éditoriaux de son bulletin, Allemagne (la rubrique bibliographique du Bulletin étant par la suite intégrée dans la Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande éditée à Strasbourg). Après la fondation de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ) en 1963, il devient membre de son conseil d’administration. La création de l’Office correspond à cet « élargissement de la notion de culture » que réclame Grosser : « La définition du mot culture devait […] être considérablement élargie. Il ne s’agissait plus seulement de littérature et d’art, mais aussi de travail de jeunesse, d’enseignement, de ciné-clubs, de sociologie électorale et d’administration municipale. […] Pour comprendre l’autre pays, il ne suffit pas de goûter ses vins et même sa musique. Il faut encore savoir quels problèmes économiques, sociaux et politiques il doit résoudre. […] Une telle conception suppose un élargissement considérable de la clientèle qui participe aux échanges culturels. Spécialistes, techniciens, journalistes, instituteurs, syndicalistes, agriculteurs sont plus importants à toucher que certains milieux sans doute fort cultivés, mais qui jouent un rôle minime dans l’évolution en profondeur de leur pays »3.

6Dans ses mémoires, Grosser a estimé que son action au sein d’associations ou d’organisations aura été moins déterminante que ce qu’il a entrepris à titre individuel, comme enseignant ou homme de médias. Toute sa vie, Grosser a aimé intervenir dans la presse, à la radio comme à la télévision : invité régulier de la télévision allemande depuis 1956 (émission « Frühschoppen »), il a été chroniqueur pour une multitude de journaux français, de l’Express au Monde, d’Ouest-France à La Croix. Ses activités d’enseignant-chercheur et de journaliste se complétaient, d’autant plus que la presse était toujours sa principale source d’information. Aux historiens, il aimait dire en souriant qu’il « détestait » les archives ! Alors que je lui avais adressé la copie d’un document où un collègue français, professeur de médecine, plaidait pour l’accueil de son père en France, Alfred Grosser m’a écrit que, pour la première fois de sa vie, une archive l’émouvait ! Pour sa médiation entre les deux pays, le germaniste et politiste a reçu en 1975 le prix de la Paix, décerné à Francfort par l’Union des éditeurs et des libraires allemands.

7Alfred Grosser a imposé une méthode comparative et critique et une posture singulière, distinguant sa « participation d’ingérence » en Allemagne et son « action participante » en France. S’il revendique des identités multiples, il s’est toujours dit avant tout Français, ajoutant « L’appartenance exclut l’extériorité. Mais non la distanciation ».

8« Je déteste le mot amitié franco-allemande. » C’était une des provocations préférées de Grosser. Il détestait tout autant le terme de « réconciliation », rappelant qu’il n’avait eu nul besoin de se « réconcilier » avec les Allemands opposants à Hitler. Pourtant, dans une posture moraliste qu’il affectionnait, il a fait du rapprochement franco-allemand un exemple, évoquant « cette compréhension que nous sommes en droit de donner en modèle [aux autres] ». C’est à ce titre qu’il a critiqué la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens, une position souvent mal comprise en Allemagne et qui lui a valu de rudes controverses avec les représentants de la communauté juive d’Allemagne, en particulier en 2010, quand Grosser a été invité à prononcer à la Paulskirche de Francfort-sur-le-Main le discours commémorant la nuit du pogrom, jadis qualifiée par les nazis de « nuit de cristal ».

9Avec une cinquantaine d’ouvrages et des centaines d’articles, Alfred Grosser a marqué un siècle de relations franco-allemandes et européennes. Dans les deux pays, il a reçu les plus grands honneurs. Grand officier de la légion d’honneur et de l’ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne, il a été invité à trois reprises devant le Bundestag : la dernière fois pour un discours à l’occasion du centième anniversaire du début de la Première Guerre mondiale.

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Notes

1  Alfred Grosser, « Remarques d’un disciple critique », in : Jean-Marc Roger, Jacques Meine (éd.), Le germaniste Edmond Vermeil (1878-1964), du Languedocien à l’Européen, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 212-215.

2  Esprit, n° 5, 1953, p. 810s.

3  Lettre d’Alfred Grosser à Roger Seydoux, directeur général des Affaires culturelles et techniques au MAE, 6 février 1957, PA/AA, B.90, vol. 204.

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Pour citer cet article

Référence papier

Corine Defrance, « Alfred Grosser (1925-2024) »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 56-1 | 2024, 265-268.

Référence électronique

Corine Defrance, « Alfred Grosser (1925-2024) »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 56-1 | 2024, mis en ligne le 19 juin 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/3848 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ux0

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Auteur

Corine Defrance

Directrice de recherche au CNRS (Sirice, Université de Paris 1)

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