Navigation – Plan du site

AccueilNuméros47-2ItaliquesJean-René Maillot, Jean Luchaire ...

Italiques

Jean-René Maillot, Jean Luchaire et la revue Notre Temps (1927-1940)

Berne, Peter Lang, 2014
Corine Defrance
p. 537-539
Référence(s) :

Jean-René Maillot, Jean Luchaire et la revue Notre Temps (1927-1940), Berne, Peter Lang (convergences ; 78), 2014, 503 p.

Texte intégral

1Jean Luchaire (1901-1946), connu pour être une des grandes figures de la collaboration, ce qui lui avait déjà valu une biographie, se retrouve ici au centre d’une étude très approfondie et novatrice qui, comme le précise Olivier Dard dans sa préface, se situe « à mi-chemin entre la biographie intellectuelle et une approche de groupe » (p. IX). L’auteur lui-même le signale : ce n’est « ni une biographie politique ni l’histoire d’une revue » (p. 5). Luchaire est ici surtout saisi en tant que fondateur et directeur de Notre Temps (1927-1940), dans son réseau de relations autour de cette revue culturelle et politique qui a marqué le paysage intellectuel français de l’entre-deux-guerres. Cet ouvrage est donc aussi l’étude prosopographique d’un milieu : celui des « relèves de l’entre-deux-guerres », composé de jeunes intellectuels nés au début du siècle, qui ont pour la plupart échappé au conflit et nourrissent une identité révoltée, mêlant pacifisme, exigence de rénovation et idéalisme spirituel. Luchaire entend être le représentant de cette jeunesse et tout particulièrement de la « génération réaliste ». Et la revue, au moins à ses débuts, traite tous les problèmes d’actualité sous l’angle de la « nouvelle génération », dont elle se proclame être le « miroir ».

  • 1 Roland Ray, Annäherung an Frankreich im Dienste Hitler. Otto Abetz und die deutsche Frankreichpolit (...)

2L’auteur a choisi une approche en terme d’histoire des idées, fondée essentiellement sur l’analyse de contenu des articles, consacrés tant aux débats de sociétés, de politique intérieure et, de manière croissante (de 1930 à 1933), à la politique internationale. La tâche n’a pas été simple, car l’auteur ne pouvait compter si sur un fonds privé Luchaire ni sur les archives (inexistantes) de Notre Temps. Il a pu cependant reconstituer la collection presque complète de la revue et su appréhender le personnage à partir de sources diverses : archives de la police pour l’entre-deux-guerres ; archives portant sur l’activité de Luchaire à Sigmaringen en 1945 et de son procès à la Libération ; archives privées d’amis ou compagnons de route, dont le fonds Oscar-Paul Gilbert, conservé aux archives et musée de la Littérature à Bruxelles, s’est révélé être le plus fructueux, ou bien encore du témoignage publié de Corinne Luchaire, la fille de Jean. On regrette que, pour une telle publication scientifique, un état des sources n’ait pas été publié dans l’ouvrage. En revanche, une utile bibliographie est proposée en fin de volume. Mais l’effort méritoire entrepris pour proposer une organisation thématique ne convainc pas toujours le lecteur. Relativement rares sont les références en langue étrangère, ce qui peut se comprendre étant donné le sujet, mais il manque cependant la publication de Roland Ray, qui dans son étude sur Abetz et le rapprochement franco-allemand au service de Hitler, consacre un chapitre à Luchaire1.

3Ces quelques réserves très marginales ne retirent rien à la qualité de l’ouvrage, bien structuré autour de quatre parties chronologiques (1. La maturation politique de Luchaire, sa conscience d’être le représentant des jeunes générations, et ses premières expériences dans le monde du journalisme ; 2. 1927/1930, Notre Temps, organe des nouvelles générations ; 3. 1930/1933, le tournant européen ; 4. Les années 1933/1940 dominées par la question du rapport à l’Allemagne nazie) et d’une problématique claire. À travers le parcours d’un homme et d’une revue emblématique des relèves de l’entre-deux-guerres, J.-R. Maillot retrace un itinéraire intellectuel allant de la gauche radicale à la collaboration, en passant par la promotion de la SDN (autour de la notion d’arbitrage), de l’idée européenne et du rapprochement franco-allemand. Notre Temps soutient sans réserve la politique d’Aristide Briand, puis s’en prétend l’héritier, et accorde une place toujours croissante à l’Allemagne dans ses colonnes !

4Dans son analyse, Maillot ne reprend nullement à son compte l’existence d’une « nouvelle génération », ce qui lui importe, à juste titre, c’est de vérifier sa perception et sa représentation dans la société française de l’entre-deux-guerres. Quant au concept même de « génération », l’auteur rappelle combien il est fluctuant et imprécis et à quel point il a été manipulé et doit être remis en question (p. 81 sq.). Maillot retrace les mutations du groupe auquel Luchaire appartient. Il apparaît rapidement que Notre Temps est incapable de fédérer la jeunesse au delà des clivages partisans. S’il arrive encore, à la fin des années 1920, à rassembler autour du projet briandiste, les défections se multiplient par la suite, en raison de différends politiques et idéologiques. Ainsi Jean Luchaire et Pierre Brossolette ont-ils été longtemps liés par leur engagement pacifiste ; mais à partir de 1931, les questions de l’Allemagne et du rapprochement franco-allemand les éloignent jusqu’à la rupture (définitive en 1934).

5L’auteur met bien en lumière l’impact décisif de la rencontre de Luchaire (1930) avec Otto Abetz et des rencontres du Sohlberg, pour un ambigu rapprochement franco-allemand alors que la crise s’approfondit et que la confiance mutuelle est en train de se briser. Il analyse minutieusement comment la revue rend compte de ces réunions des « jeunesses » française et allemande et quelle image de l’Allemagne elle véhicule en France, comment elle s’ouvre à des auteurs allemands et plaide pour le rapprochement. J.-R. Maillot perçoit combien l’usage du terme de rapprochement est ambigu et combien les réalités qu’il recouvre sont diverses, mais la classification proposée des rapprochements de « bonne volonté » ou par « connaissance », culturel ou politique (p. 311-322), ne permet pas vraiment de saisir toutes les nuances. Maillot porte un jugement définitif sur l’extrême naïveté politique, voire l’aveuglement, des Français et l’absence de « réalisme » des rédacteurs de Notre Temps ! Selon Luchaire, la « conciliation » mérite tous les sacrifices après les erreurs du Traité de Versailles. L’Allemagne est présentée avec empathie et fascination. Luchaire l’estime nationale, mais ni nationaliste ni francophobe, et il lui reconnaît même un « légitime besoin d’expansion » (p. 223) en raison de sa démographie : en se tournant vers l’Est, elle ne menacerait aucunement la France ! Sa germanophilie grandissante fait fi de tout pacifisme antimilitariste ! Il reproche à la France son incompréhension de l’Allemagne. Mais finalement, une chose est rassurante : presque tous les animateurs du « rapprochement franco-allemand » ont quitté la revue et l’entourage de Luchaire vers 1932, avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir à Berlin.

6Mais Luchaire persévère dans sa volonté d’un rapprochement toujours plus politique et Notre Temps devient une revue inconditionnellement favorable à Hitler et à sa politique révisionniste (p. 350). À son tour le réarmement allemand est justifié ! Sans doute la revue est-elle financée, de façon occulte, par Otto Abetz. Telle est au moins la conviction de Brossolette ! Force est de constater que la revue est alors en pleine perte de vitesse et de substance, et que la germanophilie de Luchaire a accru son isolement. Avant même la guerre, la défaite française et la mise en place du régime de Vichy, Luchaire – et ce qui n’est plus qu’une poignée de collaborateurs autour de Notre Temps – sont prêts à ouvrir la voie à une « politique de collaboration » (terme que Luchaire avait déjà employé en 1927, mais dans un contexte qui n’avait alors rien de commun, et qui ne doit par conséquent pas être surinterprété, p. 219 !). L’amitié entre Luchaire et Abetz et une similaire dérive idéologique des deux hommes font ici figure de traits d’union entre les années 1930 et la première moitié des années 1940. Luchaire et les Nouveaux Temps, journal fondé à l’automne 1940, allaient devenir l’emblème de la presse de la collaboration.

7En conclusion, l’auteur revient sur la place du pacifisme et de l’idée européenne dans l’inféodation au national-socialisme. Mais ces mêmes idéaux sont ceux qui ont conduit d’autres personnalités à la Résistance. C’est donc surtout leur interprétation, dans un contexte donné, qui fait la différence. Et Maillot dresse le bilan d’un Luchaire mégalomane et pathétique, qui n’a jamais douté d’être investi d’une grande mission et d’un grand destin, mais qui s’est révélé être un journaliste et un analyste politique bas de gamme. Il brosse le portrait d’un pacifiste extrémiste, à courte vue, qui, pour sauver la paix (à partir de 1942, il encourage cependant la guerre contre les Alliés pour sauver l’Europe du « bolchevisme » !), s’est prêté à tous les renoncements et à une soumission totale à l’Allemagne nazie. Il a renoncé au projet européen de la seconde moitié des années 1920 pour ne plus défendre qu’une Europe servant la cause allemande : devant l’impossibilité de défendre à la fois le projet européen et le rapprochement franco-allemand, Luchaire et sa revue ont choisi l’Allemagne nazie. La démonstration de Jean-René Maillot est bien menée et son ouvrage constitue un apport précieux à l’étude des milieux intellectuels et médiatiques de l’entre-deux-guerres, à la préhistoire de la collaboration, comme à l’analyse des rapports franco-allemands et du projet européen.

Haut de page

Notes

1 Roland Ray, Annäherung an Frankreich im Dienste Hitler. Otto Abetz und die deutsche Frankreichpolitik, 1930-1942, Munich, Oldenbourg, 2000.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Corine Defrance, « Jean-René Maillot, Jean Luchaire et la revue Notre Temps (1927-1940) »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 47-2 | 2015, 537-539.

Référence électronique

Corine Defrance, « Jean-René Maillot, Jean Luchaire et la revue Notre Temps (1927-1940) »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 47-2 | 2015, mis en ligne le 13 décembre 2017, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/323 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.323

Haut de page

Auteur

Corine Defrance

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search