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Les traités de paix en Europe centrale : quels potentiels pour quelles réalisations ?

Introduction

Ségolène Plyer et Sylvain Schirmann
p. 259-272

Notes de l’auteur

Les directeurs aimeraient remercier les auteurs, les traductrices et la rédaction de la Revue d’Allemagne qui l’ont rendu possible, malgré les circonstances sanitaires de l’année 2020. Ils souhaitent aussi témoigner leur reconnaissance à l’Université de Strasbourg pour avoir permis la traduction des textes de l’allemand et du hongrois, grâce au reversement de fonds issus du Programme européen de recherche et d’innovation « Horizon 2020 », projet n° 772264 Nepostrans, via l’unité de recherche 3400 de la faculté des sciences historiques de Strasbourg.

Texte intégral

  • 1  Les conséquences des traités de paix de 1919-1920 en Europe centrale et sud-orientale : colloque d (...)

1Plus de trente ans après le colloque de Strasbourg sur les « conséquences des traités de paix en Europe centrale et orientale »1, la Revue d’Allemagne propose de revenir sur ces accords internationaux, en élargissant la perspective de l’histoire diplomatique et politique à l’histoire sociale et culturelle de leurs effets sur l’ensemble des territoires qui, en 1914, appartenaient aux Empires centraux. L’ouverture des archives à l’Est, puis le renouvellement de l’intérêt des historiens et du public à l’occasion du Centenaire de la Grande Guerre, permettent d’analyser, à nouveaux frais, la manière dont les sociétés d’Europe centrale et orientale se sont saisies du potentiel de ces textes complexes.

  • 2  Arnold J. Toynbee, Survey of International Affairs 1920-1923, Londres, Oxford University Press, 19 (...)
  • 3  Voir le catalogue de l’exposition du musée de l’Armée : François Lagrange, Christophe Bertrand, Ca (...)

2Le traité de Versailles fut signé le 28 juin 1919, cinq ans après l’attentat de Sarajevo. Ratifié le 10 janvier 1920, il mit officiellement fin à la Grande Guerre et jeta les bases de la Société des Nations dans ses vingt-six premiers articles. L’Autriche signa à Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 1919, la Hongrie au Grand Trianon le 4 juin 1920, après l’écrasement de la République des conseils de Béla Kun. Par rapport à l’ampleur des tâches à accomplir, les négociations de la Conférence de la paix à Paris durèrent peu (du 18 janvier 1919 au 21 janvier 1920). Afin d’établir un ordre post-impérial en Europe, elles devaient pourtant valider l’existence de treize nouveaux États de moyenne ou petite dimension, c’est-à-dire régler le sort de 104 millions de personnes vivant entre l’Italie, la Russie soviétique et l’Allemagne d’un peu plus de 60 millions d’habitants2, alors que des conflits armés perduraient à l’Est de l’Europe – ils ne s’achevèrent qu’en 19213.

  • 4  D’après l’expression de Holly Case, The Age of Question, Princeton, Princeton University Press, 20 (...)
  • 5  Bernard Michel, « Les conséquences économiques des traités de paix en Europe centrale, 1919-1920 » (...)
  • 6  Eckart Conze, Die Große Illusion : Versailles 1919 und die Neuordnung der Welt, Munich, Siedler, 2 (...)
  • 7  Leonard Smith, Sovereignty at the Paris Peace Conference of 1919, Oxford, Oxford University Press, (...)

3Globalement, la Grande Guerre avait provoqué un « déluge de questions »4, auxquelles la Conférence entendait donner des réponses qui éviteraient le recours à la force brute. Elle n’avait de pouvoirs directs que dans la délimitation des frontières et la fixation des réparations5. Elle n’en était pas moins portée par une vision, celle de Wilson6, qui voulait l’avènement de la diplomatie ouverte, de la démocratie et du libéralisme. L’objectif était de faire pièce à l’internationalisme communiste, neutraliser la montée de l’anti-colonialisme et réconcilier les ouvriers avec le capitalisme mondial7. Les traités s’efforcèrent de traduire ces impulsions fondamentales. En cela, ils furent non seulement l’aboutissement de la première guerre industrielle, mais encore celui d’un demi-siècle de modifications de l’ordre international pendant lequel étaient apparus aussi bien un espace international de débat depuis le Royaume-Uni que la puissance économique américaine.

  • 8  Les récents colloques en ont donné une vue d’ensemble : Isabelle Davion et Stanislas Jeannesson, « (...)
  • 9  Ioana Cîrstocea, « Transition/Démocratisation », in : Catherine Achin et al. (dir.), Dictionnaire. (...)

4Les traités donnèrent naissance à un système international basé sur de nouveaux États démocratiques en Europe centrale et orientale, un dispositif cohérent de protection des minorités auquel ces derniers devaient adhérer, et à des institutions internationales. L’histoire diplomatique des traités et celle de ces institutions ont été abondamment faites ailleurs8. Si l’on quitte ce niveau international, on arrive nécessairement au niveau d’action de l’État. Toutefois, les études rassemblées ici n’entendent pas écrire une histoire classique des États où ces engagements internationaux seraient une simple variable superposée à des dynamiques nationales jugées prépondérantes9. Elles font de l’État le cadre où se sont connectées des actions liées aux traités, intervenant à différentes échelles, et s’interrogent sur la diffusion des concepts promus par la Conférence de la paix ; montrent, à l’occasion de crises ou de négociations, comment se sont organisées des discussions « glocales » mêlant des acteurs divers du niveau local au niveau international, certains appartenant aux anciennes élites, d’autres à de nouveaux groupes sociaux ; analysent les limites des traités sous l’angle du réalignement des forces socio-politiques après 1918, des changements sociaux, des blocages de communication et des conflits d’interprétation.

  • 10  Voir par exemple Paul Gradvohl, « Novembre-décembre 1918 : le début de la guerre à la Hongrie », R (...)
  • 11  Sur les tentatives pour conserver les relations formées sous l’Empire que la constitution d’États (...)
  • 12  D’après Sir Adam Roberts, « Keynote », in : Steven van Hoogstraten, Nico Schrijver, Otto Spijkers (...)
  • 13  I. Cîrstocea, « Transition/Démocratisation » (note 9).
  • 14  Jörn Leonhard, Der überforderte Frieden. Versailles und die Welt, 1918-1923, Munich, C. H. Beck, 2 (...)

5Or, l’après-guerre fut une période de recompositions souvent confuses en Europe centrale et orientale. Les semaines suivant les armistices furent marquées par l’improvisation, les décisions erratiques des acteurs internationaux sur le terrain10, des tentatives locales pour aller à l’encontre de la décomposition des Empires11 et pendant l’année 1919, en plus des guerres avec la Russie, par des troubles localisés pour peser sur les rapports de force à la Conférence de la paix. Quant à cette dernière, elle trancha des questions ardues « d’une manière difficile à suivre pour une partie du public »12. Les études de cas réunies ici, toutes inédites en français, sans cacher le caractère circonstanciel de certaines décisions ou l’ignorance de points de vue pourtant fondés, permettent de dégager des lignes directrices de la mise en ordre de l’Europe centrale après 1918. Leurs analyses de la redéfinition des citoyennetés (en Allemagne et en Hongrie), de la participation de l’opinion publique (pour les social-démocraties de langue allemande, les forces politiques tyroliennes, l’opinion allemande), de la (re)définition de l’État après 1918 en fonction des mouvements de population (en Estonie, en Hongrie) permettent d’approfondir un comparatisme trop souvent centré sur les seules institutions et règles politiques13. L’histoire connectée qu’elles pratiquent est sans doute l’une des méthodes les plus adaptées pour répondre aux défis historiographiques posés par un moment historique où acteurs, concepts et idées s’internationalisent14.

  • 15  Sur les projets de recomposition de l’Europe centrale après la Première Guerre mondiale, en plus d (...)

6Le cadre d’analyse est l’Europe centrale entendue ici comme le périmètre d’application des trois traités de paix et de questions afférentes, soit l’Allemagne, les États successeurs de l’Autriche-Hongrie et leurs voisins directs15. Facteurs de la réorganisation géographique de la région, les traités ont contribué à la transition des Empires centraux aux États nationaux de 1918 aux années 1930. Avant de présenter les articles réunis dans ce dossier, quelques mots rappelleront le potentiel que les traités entendaient mettre à la disposition de ces derniers.

« Un laboratoire construit sur un vaste cimetière »16 

  • 16  Célèbre expression du premier président tchécoslovaque à propos de l’Europe après 1918. Tomáš Garr (...)
  • 17  Ce terme prend différentes acceptions selon le contexte allemand et autrichien, mais désigne toujo (...)

7Les traités de paix se sont appliqués à un espace marqué par de graves pénuries depuis 1916, qui jouxtait la Russie révolutionnaire en pleine guerre civile et qui s’était caractérisé depuis 1914 par de vastes zones de combats où la distinction entre civils et militaires avait tendu à s’effacer, où les épidémies commençaient à proliférer. Outre que les nouveaux États cherchèrent souvent à s’affirmer en recourant aux armes, les équilibres internationaux étaient changés. Après 1918, l’Allemagne restait certes l’un des principaux pays du sous-continent européen ; mais l’Autriche-Hongrie avait fait place à un ensemble de petits et moyens pays dont la Pologne restaurée était le plus grand (presque 400 000 km2 habités par 30 millions de personnes) avec la Roumanie (presque 300 000 km2) et la Tchécoslovaquie, le plus riche. Les traités avaient pour mission de tracer ou d’entériner les nouvelles frontières. Par ailleurs, ils étaient sous-tendus par un projet économique visant à pallier le morcellement de l’Europe danubienne et le retard de développement de l’Europe centrale et orientale, en évitant que cet espace tombe sous l’emprise de la nouvelle Russie bolchevique (en 1920, celle-ci représentait peut-être le danger premier) ou redevienne une Mitteleuropa17.

« Autonomie ». Nouveaux États, frontières et nationalités

  • 18  Sir Adam Roberts, « Keynote » (note 12), p. 14, rappelle qu’il n’apparaît pas dans les Quatorze po (...)
  • 19  Jean Bérenger, « Le révisionnisme hongrois », in : Les conséquences (note 1), p. 159-172. Voir aus (...)

8Dans l’esprit des négociateurs comme pour l’opinion publique, les frontières devaient satisfaire au principe d’auto-détermination18. Comme le rappelleront plus loin Oswald Überegger et Jean-Numa Ducange, ce terme d’autodétermination a une longue histoire qui lui a donné bien des connotations. Pendant la Conférence, il fut employé, selon les revendications, pour désigner aussi bien l’autonomie que l’indépendance. Déterminante pour les frontières fut la position sur l’échiquier géo-politique : pour les États successeurs des Empires centraux, elle dépendait du soutien des vainqueurs. Les uns, anciens Empires, virent leur territoire diminué dans une proportion variable : l’Allemagne perdit un septième de son territoire ; l’Autriche fut réduite à la portion congrue, avec à sa tête une capitale démesurée, car désormais coupée de ses réseaux vitaux issus de l’ancien empire. La Hongrie fut la plus touchée et perdit les deux-tiers de la population (de 20,8 millions en 1910 à 7,6 millions d’habitants) et du territoire de 1913 en incluant le royaume de Croatie-Slavonie ; de fait, tous les États successeurs de la double monarchie reçurent un territoire lui ayant appartenu, même l’Autriche avec le Burgenland (Őrvidék en hongrois)19. Les traités interdirent tout rattachement de l’Autriche au voisin allemand.

  • 20  Voir Francis Balace, « La Pologne au traité de Versailles : le difficile processus de formation de (...)
  • 21  À ce propos, voir Étienne Boisserie, « Asserting Czechoslovak Authority in Slovakia : Context and (...)
  • 22  Voir aussi Hans Lemberg, Peter Heumos, Das Jahr 1919 in der Tschecoslowakei und in Ostmitteleuropa(...)
  • 23  Bernard Michel, « La Tchécoslovaquie et la paix (1918-1925) », in : Carlier/Soutou, 1918-1925 (not (...)
  • 24  Isabelle Davion, « Les sorties de guerre en Europe centre-orientale (1918-1921) : comment les peup (...)

9Les autres, en revanche, avaient pour fonction de remplacer l’allié de revers russe. Il fallait donc qu’ils soient viables et les frontières de la Roumanie, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Yougoslavie furent largement arrêtées au détriment de l’Allemagne et de la Hongrie. Ces nouvelles puissances s’agrandirent encore, les armes à la main, lorsqu’elles aidèrent les anciens Alliés à combattre la réaction monarchiste ou le bolchevisme20. La liste des conflits post-Grande Guerre est impressionnante : pour la Pologne, qui renaît au bout d’un siècle de disparition, guerre avec l’Ukraine en 1918-19, avec la Lituanie en 1920 et guerre de 1919 à 1921 avec la Russie soviétique. En 1919, la Tchécoslovaquie et la Roumanie envahissent la Hongrie de Béla Kun21. Après la guerre civile finlandaise en 1918 pour sortir de l’ensemble russe, les pays Baltes, singulièrement l’Estonie, se battent entre 1918 et 1920 pour leur indépendance. À cela il faut encore ajouter la terrible toile de fond de la guerre civile russe, entre 1917 et 1923. Les régions disputées sont nombreuses : citons notamment le différend entre Pologne et Tchécoslovaquie en 1919 à propos du bassin de Těšín/Teschen/Cieszyn – Ostrava/Mährisch-Ostrau/Ostrawa, avec l’Allemagne entre 1919 et 1921 à propos de la Silésie et de Dantzig (Danzig/Gdańsk) ; entre la Hongrie, la Roumanie et la Yougoslavie à propos de la Transylvanie et du Banat. L’année 1920, comme l’a mis en valeur Bernard Michel, montre la fréquence des conflits mais aussi les possibles retournements22. D’un quasi-conflit serbo-roumain à propos du Banat, on passe à un accord triangulaire avec la Tchécoslovaquie (la Petite Entente) dirigé contre la Hongrie, où l’empereur Charles a une première fois tenté de restaurer la monarchie. Que dire de la Pologne victorieuse en avril 1920 en Ukraine, repoussée par l’Armée Rouge en juillet 1920, puis se reprenant à partir d’août 1920 ? Autriche et Hongrie s’opposent à propos du Burgenland. Plus au Nord, les rivalités polono-tchèques ne se limitent pas au bassin de Teschen, qui revient à l’été 1920 à la Tchécoslovaquie. Celle-ci aurait souhaité mettre à profit le conflit entre Varsovie et Moscou pour ouvrir la question de la Galicie orientale et obtenir une frontière commune avec l’État des Soviets, avec l’espoir d’offrir des débouchés à son industrie. Prague ne peut dès lors que condamner la décision de la Conférence des ambassadeurs qui reconnaît la souveraineté de la Pologne sur la Galicie en mars 192123. Ces conflits peuvent être amplifiés, voire attisés par des contextes locaux qui, parfois, développent une dynamique propre24.

  • 25  Voir le désormais classique ouvrage de Robert Gerwarth & John Horne (dir.), War in Peace. Paramili (...)
  • 26  Voir la conclusion de Jean-Jacques Becker à : Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian I (...)

10L’insécurité est également inscrite dans l’installation des régimes politiques. Les Soviétiques, tout d’abord, s’appuient sur la vague révolutionnaire qui secoue l’Europe centrale à partir de l’Allemagne pour desserrer l’étau. La naissance du Parti communiste allemand, le 1er janvier 1919, et les émeutes berlinoises de janvier 1919 permettent à Lénine d’envisager rapidement la révolution en Allemagne, et il devient dès lors impérieux d’organiser une nouvelle Internationale. À Munich, Kurt Eisner fonde une éphémère République socialiste de Bavière. En mars 1919, Béla Kun proclame la République soviétique de Hongrie. Des pays Baltes à Fiume en passant par l’Allemagne, les organisations para-militaires d’extrême droite se multiplient, bénéficiant de la complicité d’une partie des anciennes élites25. Dans le prolongement critique des travaux de Georges Mosse sur la brutalisation des sociétés européennes26, ces expériences sont désormais assez connues de l’historiographie pour qu’il soit inutile d’y insister davantage.

11Le mode de constitution des nouveaux États remet en question une acception de l’autonomie des peuples qui donnerait à chaque nationalité son État. Ainsi la Tchécoslovaquie, dont les frontières sont avantageusement tracées à Paris, occupe-t-elle une position centrale dans la nouvelle Europe, avec plus des deux-tiers de l’héritage industriel et une monnaie stable dès 1919, mais le nouvel État est un raccourci de l’ancien empire austro-hongrois, renfermant pratiquement toutes ses nationalités, tout en se présentant comme l’« État national des Tchèques et des Slovaques » alors que l’équilibre entre ces deux groupes n’a rien d’évident. Des populations magyares se retrouvent de l’autre côté de la frontière hongroise en Tchécoslovaquie (région de Košice/Kassa) et en Roumanie (régions d’Oradea Mare/Nagyvárad et Odenburg/Sopron).

  • 27  Panikos Panayi, « Les minorités », in : Jay Winter et le Comité directeur du Centre international (...)
  • 28  Sur ce point, voir Peter Gatrell, The Making of the Modern Refugee, Oxford, Oxford University Pres (...)
  • 29  Jürgen Oltmer, différents articles dans : du même (dir.), Handbuch Staat und Migration in Deutschl (...)

12À la suite des traités, 25 millions de personnes vivent comme minorités à l’intérieur des États nouvellement dessinés au centre et à l’est de l’Europe27. Par ailleurs, avec environ dix millions de réfugiés, la fin de la Première Guerre mondiale et les années qui la suivent représentent le coup d’envoi du « siècle des réfugiés »28. Ils sont particulièrement nombreux en Europe centrale : rapatriements de prisonniers (évoqués dans l’article de Francesca Piana) et de travailleurs forcés des Empires centraux ; émigrations en partie forcées depuis les territoires ayant changé de souveraineté, ce qui touche tout particulièrement la Hongrie, comme le montre la contribution de Gábor Egry ; réfugiés de la guerre polono-russe et de la Russie. L’Allemagne accueille ainsi, pour ne citer qu’elle, plus d’un million de citoyens allemands des territoires perdus au profit de la France et de la Pologne ; un demi-million (en 1920) de réfugiés des révolutions russes et de la guerre civile ; environ 70 000 juifs (en 1921) fuyant la flambée de pogromes qui a lieu alors en Europe de l’Est ; enfin, des centaines de milliers de prisonniers russes qui ne peuvent ou ne veulent rentrer dans leurs foyers29.

  • 30  Volker Prott, The Politics of self-determination. Remaking territories and national identities in (...)
  • 31  L. Smith, Sovereignty at the Paris Peace Conference (note 7), p. 11.

13Les négociateurs de Paris en vinrent donc rapidement à s’affranchir des principes « ethnicistes », pour se rallier à la construction d’États viables30, qui s’organiseraient à l’intérieur des nouvelles frontières selon le principe de l’égalité des citoyens, identifiés aux habitants du territoire. En agissant ainsi, les concepteurs des traités de paix pensaient accentuer la sécurité, tout en réglant dans le même temps la question des minorités nationales. Cette dernière devait être dépassée par une conception de l’État-nation à la française ; des droits civiques et politiques furent annexés aux traités de paix et accordés à tous les ressortissants de ces États. Les minorités, sans pour autant jouir de droits collectifs, seraient ainsi à l’abri de toute discrimination et leurs membres, comme citoyens de nouveaux États, participeraient à l’élaboration du consensus national. Le respect de ces droits serait suivi par la SDN, selon l’idée de Wilson qui imaginait une « communauté transnationale de citoyens libéraux » et souverains, soutenus par des conventions entre États31.

 

  • 32  Sylvain Schirmann, Quel ordre européen ? De Versailles à la chute du IIIe Reich, Paris, Armand Col (...)
  • 33  Stefanos Geroulanos et Todd Meyers, The Human Body in the Age of Catastrophe, Chicago, University (...)

14La SDN, c’est-à-dire les Européens vainqueurs, pouvait-elle garantir ce nouvel ordre ? Vu le nombre de points exigeant des solutions et susceptibles d’ébranler la nouvelle architecture du continent, les traités avaient besoin de coopération internationale. Or, les tentatives d’hégémonie des uns et des autres restaient centrales, comme on vient de le voir32. Une avancée fut réalisée lorsque l’Allemagne, qui ressentait ses pertes territoriales dans cette partie de l’Europe avec le plus d’acuité et de douleur, entra à la SDN en 1926. L’idée qu’avec le temps, les points les plus litigieux du règlement de la guerre seraient réglés à l’amiable, ne parut plus absurde. Les métaphores tirées du corps humain firent alors florès : les internationalistes mobilisèrent le champ lexical de l’intégration pour guérir les déchirures liées à la guerre et à son règlement, afin de dépasser le dilemme entre nationalistes et communistes et proposer une voie d’organisation compatible avec les principes libéraux33.

  • 34  D’après Susan Pedersen, « Empires, States and the League of Nations », in : Glenda Sluga et Patric (...)
  • 35  Carl Schmitt, « Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte. Ei (...)

15Malgré quelques succès, l’internationalisation libérale resta limitée. Elle se heurta au retrait des États-Unis, aux revendications nationalistes exigeant l’autodétermination plutôt qu’une protection, aux faiblesses des nouveaux États (sous-encadrement administratif, autoritarisme), aux perdants révisionnistes qui formulèrent leur avenir en termes d’expansion34. Ainsi la SDN se transforma-t-elle peu à peu en arène où des revendications inconciliables s’affrontaient. Enfin, le « point aveugle » du libéralisme concernant l’impérialisme affaiblissait une partie de son message. La conception d’une communauté mondiale des citoyens rationnels, autonomes, souverains, n’allait pas jusqu’à remettre en cause toutes les hiérarchies de l’époque, comme celle entre pays développés et les autres (ainsi que le montrent les problèmes de développement à l’Est de l’Europe et l’émigration subséquente) ou les stratégies d’exclusion des peuples colonisés, en témoigne plus loin l’article de Laura Frey et Robbie Aitken. En 1939, Carl Schmitt conclut que la SDN ne faisait que défendre l’ordre impérial anglo-français – auquel cas, l’ordre international était en réalité un ordre fait non pas pour les États nationaux, mais par et pour les empires35.

Un potentiel sous-utilisé ? La reconstruction économique de l’Europe centrale, orientale et baltique

  • 36  B. Michel, « Les conséquences économiques » (note 5), p. 97.
  • 37  John Maynard Keynes, Les conséquences économiques de la paix (1919), traduit par Paul Frank, Paris (...)
  • 38  Roman Krakovsky, L’Europe centrale et orientale. De 1918 à la chute du mur de Berlin, Paris, Arman (...)

16La Conférence de la paix « a eu, contrairement à ce que l’on affirme souvent, une politique économique cohérente »36. La Première Guerre mondiale avait épuisé l’Europe. Mais c’est en Europe centrale et orientale que « se produisent les maux matériels les plus effroyables que l’homme puisse endurer – la famine, le froid, la maladie, la guerre, l’assassinat et l’anarchie »37. La Hongrie, pays exportateur de céréales avant 1914, n’arrive en 1918 même pas à satisfaire la demande intérieure. La crise alimentaire est particulièrement grave dans la République de Weimar qui a perdu 15 % des terres arables allemandes, 75 % de ses mines de fer et un quart des réserves de charbon ; 90 % de sa flotte marchande a dû être livrée aux vainqueurs. L’industrie, en 1923, ne produit qu’à la moitié de 191338. L’hyperinflation touche particulièrement les pays vaincus et la Pologne. Les réseaux de transports sont désorganisés ; ainsi 40 % des ponts polonais ont-ils disparu et Varsovie, qui doit harmoniser sur son territoire les trois administrations autrichienne, allemande et russe, hérite d’un réseau de chemins de fer composite à écartements différents, de surcroît détruit en partie.

  • 39  Ibid., p. 59.
  • 40  S. Pedersen, « Empires, States and the League of Nations » (note 34), p. 115. Voir aussi : Éric Bu (...)

17Comment réorganiser cette Europe centrale et orientale, où la multiplication des frontières entrave les échanges ? Les grandes puissances cherchent à restaurer l’environnement économique d’avant-guerre avec le libre-échange, un taux de change fixe et une intervention minimale de l’État dans l’économie39. La solution semble être dans le rapprochement des États au sein d’ententes supranationales. De fait, les traités affirment l’importance de l’État-nation, tout en ouvrant la possibilité – voire la nécessité – de son dépassement dans l’organisation régionale et internationale, sous l’égide de la SDN. Tout particulièrement les libéraux américains imaginent que l’action de cette dernière pour modeler les régimes politiques selon les nouveaux principes, assurer la sécurité collective et la coopération économique, permettra de faire accepter les décisions territoriales prises à Paris40.

  • 41  Sur la reconstruction autrichienne, pivot de l’équilibre régional, voir Nicole Piétri, La reconstr (...)

18De fait, la nouvelle organisation offre des perspectives. Sur le plan sanitaire, son comité d’hygiène et de sécurité coordonne la coopération médicale, diffuse les bonnes pratiques, notamment pour faire face au typhus. L’Office Nansen des réfugiés tente de répondre aux déplacements forcés des populations. Sur le plan économique et financier, ses comités spécialisés ont en charge la réorganisation économique et monétaire du continent. L’environnement instable commence par décourager les banquiers. Par ailleurs, le contexte international reste peu porteur : le protectionnisme de guerre est prolongé pendant les années 1920 par les anciens belligérants, surtout si l’État lance de grands travaux de reconstruction ; l’industrie nationale naissante est mise à l’abri (comme le textile en Roumanie et Hongrie par exemple) ; l’immigration est aussi davantage contrôlée. Néanmoins, avec la contribution de la SDN, des accords financiers entre États et actionnaires permettent d’octroyer en 1922-1923 à l’Autriche, ancienne place financière de la région danubienne, 650 millions de couronnes sous forme d’emprunts41.

  • 42  R. Krakovsky, L’Europe centrale et orientale (note 38), p. 61-62.

19À la fin des années 1920, lorsque les pays centre-européens ont recouvré une certaine stabilité, mis à part l’Allemagne et la Tchécoslovaquie qui ont été plus précoces, leur réémergence sur la scène internationale n’est toutefois guère aisée : le volume des échanges a baissé, la concurrence des pays neufs pour les matières premières et les denrées agricoles a augmenté. Les pays d’Europe centrale et orientale peinent à suivre les changements structurels de l’époque ; l’industrie mécanique et automobile y est pratiquement inexistante, sauf en Tchécoslovaquie, en Autriche et bien sûr en Allemagne. Avec une population majoritairement rurale, des marchés petits et compartimentés, les autres n’arrivent pas à rattraper leur retard économique dans l’entre-deux-guerres42.

  • 43  Georges-Henri Soutou, « La négociation du traité de Versailles : exactement ce qu’il ne faut pas f (...)
  • 44  Lloyd George et Aristide Briand affirmaient en 1922 que « Les marchés de l’Europe centrale et orie (...)

20Les premiers projets de rapprochement visant à remédier à ces difficultés structurelles, dès 1919, sont franco-allemands43. À l’échelle du continent, deux projets d’organisation apparaissent, les problèmes étant les mêmes à l’Est et à l’Ouest de l’Europe et les marchés des uns étant indispensables aux autres44. Ils obéissent aussi à une logique de sécurité collective. Le premier vise à créer une Fédération d’États successeurs regroupant les vainqueurs et les vaincus. Ces États, pour faire face aux difficultés de la reconstruction et au problème des minorités, réfléchiraient à des formes de coopération économique et culturelle. Soutenue par le Royaume-Uni et la France, cette perspective se heurte cependant à l’opposition des pays bénéficiaires des traités de paix, qui voient le retour de l’Empire se profiler derrière la fédération. Ces nations préfèrent la logique d’une alliance entre États vainqueurs destinée à préserver le statu quo territorial.

  • 45  Jean-Philippe Namont, « La Petite Entente, un moyen d’intégration de l’Europe centrale ? », Bullet (...)

21Une telle « Entente » est envisagée dès février 1920 par le ministre tchécoslovaque Edvard Beneš. Les bases en sont jetées le 14 août 1920 par un accord entre Prague et le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes. Il comporte une promesse d’assistance armée réciproque pour le cas où la Hongrie se livrerait à une attaque non provoquée. Les deux tentatives de Charles de Habsbourg de reprendre le pouvoir à Budapest en mars et en octobre 1921 débouchent sur une extension de cette alliance. Le 23 avril 1921, un accord est conclu entre la Roumanie et la Tchécoslovaquie, le 7 juin entre la Roumanie et la Yougoslavie. Cette « Petite Entente » marque de sa vitalité l’Europe centrale, menace l’Autriche et la Hongrie, notamment au moment de la seconde tentative de restauration monarchique, lorsqu’elle envisage une intervention militaire. Elle représenterait également un certain poids économique : un marché de 43 millions de personnes pour la puissance industrielle tchécoslovaque ou les agricultures roumaines et serbo-croates, si ses membres se concédaient mutuellement des tarifs douaniers préférentiels. Mais, malgré la convention de Portorosa qui améliore le trafic ferroviaire et les relations commerciales entre les trois partenaires, la Roumanie et la Yougoslavie préfèrent se protéger de la concurrence des produits industriels tchèques. Pour pallier cette faiblesse, les différents partenaires recherchent également l’alliance française, qu’ils obtiennent entre 1924 et 192745.

22L’un des principaux problèmes de la région est l’effacement de l’Autriche. Pourtant, le traité de Saint-Germain contenait des clauses ouvrant la porte à un éventuel espace économique danubien. L’article 222 autorisait par exemple une union douanière entre les États-successeurs de l’Autriche-Hongrie. D’autres dispositions prémunissaient les sociétés autrichiennes contre d’éventuelles expropriations. Une telle perspective nécessitait également le moment venu de mettre la Hongrie dans la boucle des discussions. Mais cette évolution, si elle dépendait de la Hongrie et de l’Autriche, reposait largement sur les voisins centre-européens de ces deux puissances. Ils souhaitèrent, eux, une application stricte des dispositifs des traités, notamment de celui de Trianon.

  • 46  Pour une étude neuve de la réflexion démocrate et libérale dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerre (...)

23Ces remarques amènent à conclure que, contrairement à leur mauvaise réputation, ce sont peut-être moins les traités qui furent responsables des difficultés de l’entre-deux-guerres que l’incapacité pour les acteurs socio-économiques de promouvoir le libéralisme économique et politique dans cet espace46.

Passer de la guerre à la paix : quelle place pour les traités ?

  • 47  G.-H. Soutou, « La négociation du traité de Versailles » (note 43), p. 13.

24Les traités contenaient donc un certain nombre de possibilités, de ressources disponibles à une éventuelle renégociation, qu’ils étaient loin d’exclure47. Or, ces potentiels ne furent guère actualisés. Comprendre pourquoi implique de revenir de manière différenciée sur la manière dont les sociétés et les États d’Europe centrale s’en saisirent, et tout d’abord sur les conditions de leur réception.

En Allemagne et en Autriche, la difficile réception des traités

  • 48  Gerd Krumeich revient sur ce point dans sa contribution. On pourra aussi se reporter à la communic (...)
  • 49  L. Smith, Sovereignty at the Paris Peace Conference (note 7), p. 2.
  • 50  Directeur, entre autres, de Versailles 1919 : Ziele-Wirkung-Wahrnehmung, en coopération avec Silke (...)
  • 51  Voir notamment Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations i (...)

25Les méandres des négociations sur les traités sont désormais bien connus48. Leur réception n’est pas moins importante. Avec la démocratisation de la vie politique, l’opinion publique s’est vue accorder une place qui a contribué à redéfinir la souveraineté des États signataires, c’est-à-dire « le droit ou l’autorité à définir les paramètres de la société politique »49. Pour approfondir l’histoire de la réception des traités qui, dans les pays de langue allemande après 1919, aurait été uniformément négative et mené au rejet global du « système de Versailles », Oswald Überegger, Jean-Numa Ducange et Gerd Krumeich50 reviennent sur les espoirs et les déceptions, les calculs aussi qui ont accompagné l’élaboration et la ratification des traités pour, respectivement, les forces politiques du Tyrol, la social-démocratie autrichienne et l’opinion allemande. Ils analysent en finesse les attitudes de certains groupes sociaux, mettent en lumière la complexité, voire les contradictions des acteurs de l’époque et de leurs représentations, afin de mieux saisir les complexes « forces profondes » des relations internationales dont Pierre Renouvin, qui avait vécu ces événements, appelait l’étude de ses vœux dès les années 193051. Leurs conclusions nuancées montrent que s’il n’y a pas eu prééminence d’un facteur sur d’autres pour expliquer le large rejet des traités, des déceptions, incompréhensions et frustrations diverses se formèrent indéniablement, dont l’accumulation pouvait conduire à une culture du ressentiment.

26À partir de sources à plusieurs échelles, O. Überegger restitue la complexité de l’établissement de la frontière entre Autriche et Italie sur le Brenner, où attentes et enjeux à l’échelle locale étaient parfois fort éloignés de comprendre et d’être compris par les négociateurs aux échelles nationales et internationales qui se trouvaient à Paris. En montrant la dynamique des discussions entourant son instauration et ses répercussions politiques, sociales et socio-économiques sur l’espace historique du Tyrol, il explique comment et par qui la paix a été contestée.

27Pendant la Conférence de la paix, encore plus qu’Ebert, Renner eut le sentiment d’être traité avec injustice : les Alliés lui refusaient la grâce de la page blanche et le traitaient en ennemi, alors qu’il avait rompu avec les Habsbourg encore davantage que les sociaux-démocrates de Berlin avec l’ancien régime des Hohenzollern. J.-N. Ducange développe ici une revendication peu connue de l’opinion social-démocrate autrichienne, celle du rattachement avec l’Allemagne, alors soutenue par beaucoup de militants. Elle était fondée sur une lecture progressiste de l’histoire culturelle de l’Allemagne et des remarquables conquêtes de sa social-démocratie avant 1918. En reconstituant lui aussi soigneusement le contexte de l’époque, Gerd Krumeich revient de façon dépassionnée sur l’état de l’opinion allemande. Il restitue la vive préoccupation partagée par nombre d’Allemands du fait de l’accusation unilatérale de l’article 231 du traité de Versailles, selon lequel l’Allemagne était seule responsable de la guerre. Ce faisant, il livre un panorama nuancé des sentiments, prises de position politiques et analyses de l’époque, dont l’agglomération a participé au rejet global du traité de Versailles.

Utiliser des potentiels méconnus pour trouver sa place dans le nouvel ordre international

  • 52  D’après Randall Lesaffer, « Commentary », in : Art of Making Peace (note 12), p. 19-23, ici p. 23.

28La majeure contribution de ce dernier serait d’avoir rompu avec la logique de la guerre légale. L’article 11 du Pacte de la SDN (partie I du traité de Versailles) encadre en effet étroitement le droit des États à faire la guerre et met en place un système de sécurité collective. De là découle que les traités, au xxe siècle, perdent de leur traditionnelle fonction de démarcation entre guerre et paix ; ils ne sont plus la seule formule utilisée pour achever une guerre52. Restaurer la paix exige désormais l’intégration à la communauté internationale qui peut prendre, par exemple, la forme d’une acceptation ostensible des nouvelles règles de gestion des problèmes internationaux. Ce fut là un enjeu important pour les États de 1918-1919, pour qui la fragmentation territoriale issue de l’écroulement des empires en Europe centrale et orientale représenta l’opportunité de se construire et de s’affirmer.

29Francesca Piana le met en évidence à propos de l’Estonie, qui établit sa souveraineté entre l’Allemagne et la Russie après 1918. En contrôlant les mouvements migratoires vers le territoire estonien : ceux de membres des minorités, de personnes ethniquement estoniennes ou de réfugiés, le gouvernement de ce petit État balte se donna les moyens de trier une partie de sa population. En autorisant le Comité international de la Croix-Rouge, en collaboration avec la SDN, à échanger sur son territoire environ 400 000 prisonniers de guerre russes en Allemagne contre les prisonniers de guerre des anciens Empires centraux en provenance de Sibérie et du Turkestan, il obtint plus rapidement la reconnaissance diplomatique des États occidentaux, renforça sa position vis-à-vis des anciens ennemis allemands et russes, les « hors-la-loi » du système de Versailles, enfin contribua à pacifier la région.

  • 53  Cf. Jochen Oltmer, « Zuwanderung von Deutschen aus den abgetretenen Gebieten : Aufnahme und Abwehr (...)
  • 54  Situation qu’Ödon von Horvath met très justement en scène dans la pièce de théâtre Allers-retours (...)

30Cette insertion dans l’espace transnational en voie de constitution s’observe particulièrement bien dans l’adoption de catégories migratoires, qui répondaient moins aux besoins des migrants qu’aux conceptions estoniennes et internationales, ces dernières modelées par les limites politiques, idéologiques, économiques et légales dans lesquelles les acteurs internationaux et nationaux se mouvaient. C’est aussi ce que démontre Gábor Egry en examinant les pratiques des administrations hongroises, roumaines et tchécoslovaques à propos des migrants internationaux, notamment les optants hongrois au début des années 1920. En effet, contrairement à ce qui est couramment affirmé, notamment par les révisionnistes de Trianon, les réfugiés hongrois des territoires perdus ne furent pas les bienvenus en Hongrie, il est vrai en proie à de nombreux problèmes53. Toutes sortes de limitations à leur venue se découvrent dans les mesures prises à leur encontre par les administrations, notamment au niveau local, à une époque où les frontières se fermaient mais où les Européens n’avaient pas encore appris à vivre avec un passeport54. D’une part, les critères ethnicistes, auxquels les traités avaient fait la part belle, reculèrent devant les nécessités de l’intérêt national. D’autre part, les difficultés à mettre en place les nouveaux États laissèrent de nombreuses zones grises utilisées par les individus pour réaliser les trajectoires migratoires qu’ils voulaient.

31G. Egry développe donc un autre potentiel que recèle l’histoire des traités, celui de la critique de mythes politiques bâtis sur ou dans le rejet de ces derniers. Mal gré qu’ils en aient, les États formés après 1918, même tentés par le révisionnisme, adoptèrent les catégories du nouvel ordre international établi par la Conférence de la paix. Laura Frey et Robbie Aitken se placent dans la même perspective en se penchant sur un cas limite d’intersectionnalité des discriminations, celui des Africains venus des ex-colonies allemandes habitant l’Allemagne. Après 1918, ils s’y découvrirent apatrides et tous leurs efforts pour se voir reconnu un statut juridique se heurtèrent tant au refus des nouvelles puissances mandataires dans leur pays d’origine qu’à celui des instances de la République de Weimar. Les raisons alléguées allaient du soupçon de germanophilie à l’indignité raciale. Au final, vainqueurs et vaincus tombèrent d’accord pour réaffirmer l’une des hiérarchies fondamentales que les traités n’avaient pas remises en question, la hiérarchie raciale. C’est sur cette mise en abyme des remaniements de souveraineté, des inclusions et des exclusions construites autour des traités, mais aussi par eux, que s’achève le dossier.

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Notes

1  Les conséquences des traités de paix de 1919-1920 en Europe centrale et sud-orientale : colloque de Strasbourg, 24-26 mai 1984. Textes rassemblés et édités par Pierre Ayçoberry, Jean-Paul Bled, Istvan Hunyadi, Strasbourg, Association des publications près les universités de Strasbourg, 1987.

2  Arnold J. Toynbee, Survey of International Affairs 1920-1923, Londres, Oxford University Press, 1927, p. 204.

3  Voir le catalogue de l’exposition du musée de l’Armée : François Lagrange, Christophe Bertrand, Carine Lachèvre et Emmanuel Ranvoisy (dir.), À l’Est, la guerre sans fin 1918-1923, Paris, Gallimard, 2018.

4  D’après l’expression de Holly Case, The Age of Question, Princeton, Princeton University Press, 2018.

5  Bernard Michel, « Les conséquences économiques des traités de paix en Europe centrale, 1919-1920 », Guerres mondiales et conflits contemporains, 226/2 (2007), p. 97-108, ici p. 97.

6  Eckart Conze, Die Große Illusion : Versailles 1919 und die Neuordnung der Welt, Munich, Siedler, 2018, p. 64-70.

7  Leonard Smith, Sovereignty at the Paris Peace Conference of 1919, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 7-13.

8  Les récents colloques en ont donné une vue d’ensemble : Isabelle Davion et Stanislas Jeannesson, « Les traités de paix, 1918-1923. La paix les uns contre les autres », 21-23.03.2019 ; Institut Historique Allemand et UMR SIRICE, « La conférence de la paix de Paris de 1919. Les défis d’un nouvel ordre mondial », 5-8.06.2019 ; ainsi que Jean-Jacques Becker, Le traité de Versailles, Paris, PUF, 2019 (2e éd. corrigée) ; Alan Sharp, Versailles 1919, a Centennial Perspective (2010), Londres, Publishing Ltd, 2018 ; le dossier « Les peuples font la paix (1918-1925) », dirigé par Carl Bouchard et Jean-Michel Guieu dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, 129-130/3, 2018.

9  Ioana Cîrstocea, « Transition/Démocratisation », in : Catherine Achin et al. (dir.), Dictionnaire. Genre et science politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 493-504.

10  Voir par exemple Paul Gradvohl, « Novembre-décembre 1918 : le début de la guerre à la Hongrie », Revue historique des armées (en ligne), n° 251 (2008) (12.10.2020).

11  Sur les tentatives pour conserver les relations formées sous l’Empire que la constitution d’États nationaux menaçaient d’atomiser, voir par exemple : Anne Delouis, « Die Delegation der Banater Schwaben bei der Pariser Friedenskonferenz : Hintergrund und Bedeutung eines unbeachteten Memorandums von 1919 », Revue des études sud-est européennes / Journal of South-East European studies, Bucarest, Ed. Academiei Române, 53/1-4 (2015), p. 279-326 ; Dominique Reill, The Fiume Crisis : Life in the Wake of the Habsbourg Empire, Belknap Press-Harvard University Press, 2020.

12  D’après Sir Adam Roberts, « Keynote », in : Steven van Hoogstraten, Nico Schrijver, Otto Spijkers et Anneleen de Jong, The Art of Making Peace. Lessons learned from Peace Treaties, Leyde/Boston, Brill Nijhoff, 2017, p. 12-18, ici p. 17.

13  I. Cîrstocea, « Transition/Démocratisation » (note 9).

14  Jörn Leonhard, Der überforderte Frieden. Versailles und die Welt, 1918-1923, Munich, C. H. Beck, 2018, p. 1263.

15  Sur les projets de recomposition de l’Europe centrale après la Première Guerre mondiale, en plus des ouvrages cités dans les contributions à ce dossier, voir en particulier : Hugh et Christopher Seton-Watson, The Making of a New Europe R.W. Seton-Watson and the Last Years of Austria-Hungary, Londres, Methuen, 1981 ; Catherine Horel, Cette Europe qu’on dit centrale. Des Habsbourg à l’intégration européenne, 1915-2004, Paris, Beauchesne, 2009, notamment p. 358-370, ainsi que son dossier dans Les cahiers IRICE, n° 13, 1 (2015), intitulé « La fin de l’Autriche-Hongrie 1918-1920. Une victoire des nationalités ? » ; le mémoire d’habilitation de Paul Gradvohl « L’Europe centrale est-elle concevable ? Les impasses de la sécurité nationale en Europe centrale : impact sur la cohérence régionale au xxe siècle », soutenu à Paris le 10.12.2009 ; Georgios Giannakopoulos, « Internationalism between National Questions and Imperial Considerations : Henry Noel Brailsford and the Transformations of Central and Eastern Europe (1898-1919) », History of European Ideas, 44/2 (2018), p. 244-59 ; Jindřich Dejmek (dir.), Zrod nové Evropy : Versailles, Saint-Germain, Trianon a dotváření poválečného mírového systému, Prague, Historický ústav, 2011.

16  Célèbre expression du premier président tchécoslovaque à propos de l’Europe après 1918. Tomáš Garrigue Masaryk, President Masaryk tells his story, traduction Karel Čapek, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1935, p. 299.

17  Ce terme prend différentes acceptions selon le contexte allemand et autrichien, mais désigne toujours la partie de l’Europe sous l’influence par l’une de ces deux puissances, ou les deux conjointement (C. Horel, Cette Europe qu’on dit centrale [note 15], p. 358-370).

18  Sir Adam Roberts, « Keynote » (note 12), p. 14, rappelle qu’il n’apparaît pas dans les Quatorze points, mais dans une note diplomatique des États-Unis à l’Empire austro-hongrois au sujet des Tchéco-Slovaques et des Yougoslaves.

19  Jean Bérenger, « Le révisionnisme hongrois », in : Les conséquences (note 1), p. 159-172. Voir aussi Ignác Romsics, « La Hongrie et la question nationale en 1918-1919 », Les cahiers IRICE, 13/1 (2015), p. 91-104.

20  Voir Francis Balace, « La Pologne au traité de Versailles : le difficile processus de formation des frontières ouest (1918-1920) », in : Teresa Wysokinska et Alain van Crugten (dir.), La Pologne au xxe siècle, Bruxelles, Complexe, 2001 ; Claude Carlier, Georges-Henri Soutou (dir.), 1918-1925 ? Comment faire la paix ?, Paris, Economica, 2001.

21  À ce propos, voir Étienne Boisserie, « Asserting Czechoslovak Authority in Slovakia : Context and Obstacles in the Immediate Aftermath of the Great War », à paraître dans : Christoph Cornelissen, Marco Mondini (dir.), The Mediatization of War and Peace. The Role of Media in Political Communication, Narratives and Public Memory (1914-1939), Trente, Fondazione Bruno Kessler, 2020.

22  Voir aussi Hans Lemberg, Peter Heumos, Das Jahr 1919 in der Tschecoslowakei und in Ostmitteleuropa, Munich, Oldenbourg, 1993.

23  Bernard Michel, « La Tchécoslovaquie et la paix (1918-1925) », in : Carlier/Soutou, 1918-1925 (note 20), p. 145-156.

24  Isabelle Davion, « Les sorties de guerre en Europe centre-orientale (1918-1921) : comment les peuples ont eux aussi tracé les frontières », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 129-130/3 (2018), p. 35-41 ; Matthäus Wehowski, Steffen Kailitz et Sebastian Paul, « The Politics of Diversity in Disputed Border Regions during Times of Uncertainty : Upper Silesia, Teschen Silesia, and Orava (1918-19) », Studies on national movements, 5 (2020), p. 115-143.

25  Voir le désormais classique ouvrage de Robert Gerwarth & John Horne (dir.), War in Peace. Paramilitary Violence in Europe after the Great War, Oxford, Oxford University Press, 2012.

26  Voir la conclusion de Jean-Jacques Becker à : Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao et Henry Rousso (dir.), La violence de guerre, 1914-1945 : approches comparées des deux conflits mondiaux, Bruxelles, Complexe, 2002 ; et l’introduction du même avec Gerd Krumeich à La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande, Paris, Tallandier, 2012.

27  Panikos Panayi, « Les minorités », in : Jay Winter et le Comité directeur du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne (dir.), La Première Guerre mondiale, vol. III : Sociétés, Paris, Fayard, 2014, p. 241-269, ici p. 268.

28  Sur ce point, voir Peter Gatrell, The Making of the Modern Refugee, Oxford, Oxford University Press, 2015 ; Bruno Cabanes, The Great War and the Origins of Humanitarism, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.

29  Jürgen Oltmer, différents articles dans : du même (dir.), Handbuch Staat und Migration in Deutschland seit dem 17. Jahrhundert, Berlin/Boston, De Gruyter, 2016, p. 419, 455, 459. Voir aussi Jochen Böhler, Włodzimierz Borodziej, Joachim von Puttkamer (dir.), Legacies of Violence. Easter Europe’s First World War, Munich, De Gruyter Oldenbourg, 2014, particulièrement Piotr J. Wróbel, « Foreshadowing the Holocaust : The Wars of 1914-1921 and Anti-Jewish Violence in Central and Eastern Europe », p. 169-208.

30  Volker Prott, The Politics of self-determination. Remaking territories and national identities in Europe, 1917-1923, Oxford, Oxford University Press, 2016 ; voir aussi Christian Baechler, Carole Fink (dir.), L’établissement des frontières en Europe après les deux guerres mondiales, Berne, Peter Lang, 1996.

31  L. Smith, Sovereignty at the Paris Peace Conference (note 7), p. 11.

32  Sylvain Schirmann, Quel ordre européen ? De Versailles à la chute du IIIe Reich, Paris, Armand Colin, 2006, p. 11.

33  Stefanos Geroulanos et Todd Meyers, The Human Body in the Age of Catastrophe, Chicago, University of Chicago Press, 2018, p. 261.

34  D’après Susan Pedersen, « Empires, States and the League of Nations », in : Glenda Sluga et Patricia Clavin (dir.), Internationalisms. A Twentieth-Century History, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 113-138, ici p. 115.

35  Carl Schmitt, « Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte. Ein Beitrag zum Reichsbegriff im Völkerrecht » (1939, ici 4e éd. 1941), in : du même, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, éd. par Günter Maschke, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 269-370.

36  B. Michel, « Les conséquences économiques » (note 5), p. 97.

37  John Maynard Keynes, Les conséquences économiques de la paix (1919), traduit par Paul Frank, Paris, Nouvelle revue française, 1920, p. 128.

38  Roman Krakovsky, L’Europe centrale et orientale. De 1918 à la chute du mur de Berlin, Paris, Armand Colin, 2017, p. 58.

39  Ibid., p. 59.

40  S. Pedersen, « Empires, States and the League of Nations » (note 34), p. 115. Voir aussi : Éric Bussière, Michel Dumoulin, Alice Teichova (textes réunis par), L’Europe centrale et orientale en recherche d’intégration économique, Louvain-la-Neuve, Institut d’études européennes, 1998. En outre, très tôt certains intellectuels ont vu l’unification européenne comme une chance pour la sécurité de l’Europe centrale. Pour ne pas parler exclusivement de Coudenhove-Kalergi, citons Elemér Hantos qui milite dans la foulée de Keynes pour la disparition des barrières douanières et la constitution d’un marché commun européen ; cf. Gabriel Godeffroy, « Le projet de communauté économique de l’Europe centrale d’Elemér Hantos face au morcellement étatique de l’Autriche-Hongrie (1914-1939) », thèse en préparation à l’Université de Paris 1.

41  Sur la reconstruction autrichienne, pivot de l’équilibre régional, voir Nicole Piétri, La reconstruction économique et financière de l’Autriche par la Société des Nations (1921-1926), Paris, thèse de doctorat d’État, 1981 ; Nathan Marcus, Austrian Reconstruction and the Collapse of Global Finance, 1921-1931, Cambridge MA, Harvard University Press, 2018.

42  R. Krakovsky, L’Europe centrale et orientale (note 38), p. 61-62.

43  Georges-Henri Soutou, « La négociation du traité de Versailles : exactement ce qu’il ne faut pas faire », Politique étrangère, n° 3 (2018), p. 11-23, ici p. 13.

44  Lloyd George et Aristide Briand affirmaient en 1922 que « Les marchés de l’Europe centrale et orientale sont essentiels à la santé de l’industrie européenne. Si l’on ne parvient pas à les reconstituer, l’Europe de l’Est et du Sud-Est perdra des millions d’habitants et la reconstruction deviendra de plus en plus difficile. […] Le rétablissement de l’Europe sera alors impossible » (cité par R. Krakovsky, L’Europe centrale et orientale [note 38], p. 59).

45  Jean-Philippe Namont, « La Petite Entente, un moyen d’intégration de l’Europe centrale ? », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, 30/2 (2009), p. 45-56. Voir aussi : Isabelle Davion, Mon voisin, cet ennemi : la politique de sécurité française face aux relations polono-tchécoslovaques en 1919-1939, Bruxelles/Berne/Berlin, Peter Lang, 2009.

46  Pour une étude neuve de la réflexion démocrate et libérale dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, voir Jens Hacke, Existenzkrise der Demokratie. Zur politischen Theorie des Liberalismus in der Zwischenkriegszeit, Berlin, Suhrkamp, 2018.

47  G.-H. Soutou, « La négociation du traité de Versailles » (note 43), p. 13.

48  Gerd Krumeich revient sur ce point dans sa contribution. On pourra aussi se reporter à la communication de Vincent Laniol intitulée « L’ordre versaillais, une paix du droit et de la justice ? » au colloque « La conférence de la paix de Paris de 1919 » (note 8), 05.06.2018.

49  L. Smith, Sovereignty at the Paris Peace Conference (note 7), p. 2.

50  Directeur, entre autres, de Versailles 1919 : Ziele-Wirkung-Wahrnehmung, en coopération avec Silke Fehlemann, Essen, Klartext, 2001.

51  Voir notamment Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Armand Colin, 1964. Cf. également Laurence Badel (dir.), Histoire et relations internationales, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020.

52  D’après Randall Lesaffer, « Commentary », in : Art of Making Peace (note 12), p. 19-23, ici p. 23.

53  Cf. Jochen Oltmer, « Zuwanderung von Deutschen aus den abgetretenen Gebieten : Aufnahme und Abwehr von ‘Grenzlandvertriebenen’ », in : Handbuch Staat und Migration (note 29), p. 463-482 : la République de Weimar réagit d’une manière similaire au même problème.

54  Situation qu’Ödon von Horvath met très justement en scène dans la pièce de théâtre Allers-retours (Hin und Her) en 1934.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ségolène Plyer et Sylvain Schirmann, « Introduction »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 52-2 | 2020, 259-272.

Référence électronique

Ségolène Plyer et Sylvain Schirmann, « Introduction »Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 52-2 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/2393 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.2393

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Auteurs

Ségolène Plyer

Maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg, UR 3400

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Sylvain Schirmann

Professeur d’histoire à l’Université de Strasbourg, UMR DynamE

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