Gwénola Sebaux (dir.), Identités, migrations et mobilités transnationales. Europe (xixe-xxie siècle). Étude de cas : Allemagne, Autriche, Roumanie, France, Israël
Gwénola Sebaux (dir.), Identités, migrations et mobilités transnationales. Europe (xixe-xxie siècle). Étude de cas : Allemagne, Autriche, Roumanie, France, Israël, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, 234 p.
Texte intégral
1Les mobilités, c’est bien connu, sont l’antithèse de la stabilité dont les identités collectives ont besoin pour se constituer et qui, pour les plus abouties, s’appuient sur l’État et ses moyens administratifs et coercitifs, ces derniers incluant le contrôle des déplacements de population. Néanmoins, l’histoire contemporaine de l’Europe continentale ou projetée outre-mer, étudiée ici au travers d’exemples allemands, autrichiens et roumains, français et israéliens, est en contradiction avec cette profession de stabilité. Cette contradiction est passée au crible par dix-sept études de cas qui, des Empires à la construction européenne en passant par l’établissement ou l’approfondissement des États-nations au xxe siècle, analysent les tensions entre identités collectives, États et mobilité, en montrant les recompositions plus ou moins grandes des premières en fonction des seconds.
2La première partie de ces Actes du colloque « Identités migrations et mobilités transnationales en Europe aux xxe et xxie siècles », tenu à l’Université catholique de l’Ouest en 2013, pose, à travers le cas ambivalent des migrations de travail de la seconde moitié du xxe siècle, les enjeux de l’ouvrage. C’est un vaste régime migratoire à l’échelle européenne qui caractérise l’Europe de l’Ouest entre les années 1950 et les années 1970, explique Jochen Oltmer, dû à « un ensemble […] d’interventions d’acteurs institutionnels » (p. 24) : une européanisation née de la concurrence pour la main-d’œuvre après-guerre et de mesures à l’échelle européenne sur l’accueil des Dps (Displaced Persons), puis des accords bilatéraux entre pays européens, enfin des échanges au début des années 1970 sur le « problème des travailleurs étrangers » (p. 37) à travers « les médias, les [hommes] politiques et l’administration » de différents pays ouest-européens. Cette dimension supranationale est sous-estimée par l’interprétation ethnique de certaines migrations qui pourtant, dans la pratique, s’organisent selon ce régime migratoire, argumente Jannis Panagiotidis. En effet, le système migratoire ouest-européen, particulièrement celui de la RFA, s’est appuyé sur les bassins de main-d’œuvre particuliers que furent certaines minorités d’Europe de l’Est. Ce système fonctionna indépendamment des professions d’ouverture à l’Ouest et du contrôle des migrations affiché à l’Est : entrées quasi-libres en RFA pour les personnes d’ascendance juive et les germanophones tant que ces derniers eurent des difficultés à quitter leur pays ; puis restrictions à la fin des années 1980, lorsque le Rideau de fer s’ouvrit. Obéissant en apparence à un critère stable, « l’appartenance allemande » qui s’appuyait effectivement sur « certaines ressources biographiques » du migrant (p. 57), l’arrivée d’immigrants d’origine allemande ou juive était ainsi insérée dans un régime migratoire fondé sur une action étatique tout à fait classique. Enfin, Dirk Rupnow montre, à travers son plaidoyer pour la constitution de fonds d’archives spécifiques aux migrations de travail en Autriche, la difficulté à saisir ces dernières, phénomène transnational longtemps rendu invisible ou considéré de façon étroitement nationale. C’est depuis leur nouvelle visibilité dans les musées allemands grâce à un ensemble de mesures liées au Plan d’intégration de 2012, soutenu par l’Unesco et l’Organisation internationale pour les migrations, que se pose en Autriche la question des moyens de documenter un tel processus.
3L’ouvrage s’organise ensuite selon trois thèmes. Les « Trajectoires (post) coloniales en Europe sud-orientale » portent sur les Allemands qui, pendant quelque deux siècles, ont peuplé le territoire conquis par les Habsbourg sur les Ottomans en Roumanie et dans le Banat. Vasile Docea analyse la question de cette colonisation en montrant qu’elle fut largement spontanée, mais comprise à tort comme une expansion pan-germaniste par les Roumains qui s’efforcèrent d’en limiter l’influence, notamment lors de la rédaction de la constitution du royaume de Roumanie en 1866, sans la décourager pour autant puisqu’elle était indispensable au jeune État. L’article d’Anton Sterbling s’interroge sur l’évolution de l’identité collective d’une partie de ces germanophones, les Souabes du Banat, citoyens de Roumanie après 1918. Se considérant comme des autochtones, ils vécurent dans une étrangeté grandissante envers l’État du fait de la pression nationaliste de la Roumanie, à laquelle ils réagirent d’abord par le rapprochement avec le Troisième Reich, puis – après 1945 – par la recherche d’une stabilité se traduisant par « l’accentuation des caractéristiques [culturelles] tournées vers le passé » (p. 78). Enfin, la « prise de conscience progressive de la précarité de leur situation » (p. 79) à l’époque communiste amena à l’émigration vers la RFA et à l’activité du groupe littéraire « Aktion Banat », « défend[ant] […] une option allemande résolument moderne », dirigée autant contre l’orientation traditionaliste souabe que contre le socialisme roumain (p. 82). Gwénola Sebaux insiste sur les difficultés du groupe à se maintenir, l’émigration s’éloignant, culturellement parlant, des Banatais germanophones restés en Roumanie. Emmanuel Bioteau et Vincent Veschambre terminent cette partie par une brève étude de géographie culturelle montrant la progressive disparition des langues parlées jadis à Timişoara, au profit d’une insertion dans la mondialisation dont la langue véhiculaire est l’anglais ; ils appellent à une prise de conscience de la valeur du « patrimo[ine] immatérie[l] » des « minorités ‘historiques’ » hongroise et allemande de la ville (p. 106).
4Impossible d’aborder la question migratoire en Europe sans poser la question des migrations forcées pour la période étudiée, traitée dans la partie suivante à travers l’expulsion des Allemands d’Europe centrale et orientale après la Seconde Guerre mondiale. Christine de Gemeaux brosse à grands traits le départ forcé des Allemands de Prusse orientale, entre 1944 et 1947, qui durent quitter un territoire disputé entre l’Allemagne et la Pologne depuis 1918, repeuplé désormais par des Soviétiques (pour Kaliningrad) et des Polonais (pour la Masurie). La synthèse d’Alice Volkwein sur la mémoire de l’expulsion intègre intelligemment les aspects que cette dernière a pris dans les deux Allemagnes depuis les années 1950, pour conclure sur sa difficulté à s’européaniser. En effet, le projet d’un Centre mémoriel des expulsions au début des années 2000 a déclenché une controverse européenne : il a été considéré comme une remise en cause de l’ordre mémoriel à la base des identités nationales de l’Europe d’après 1945. Former une mémoire commune des déplacements forcés des années 1940 ne cesse d’achopper sur « l’injonction identitaire inhérente à toute mémoire » ; or, au-delà de ce cas particulier, la mémoire européenne est en partie une mémoire migratoire (p. 119).
5L’originale étude de Catherine Repussard sur la Deutsche Kolonialgesellschaft (Société coloniale allemande) en Alsace sert de transition à la partie suivante sur « Les migrations, un enjeu transnational ? ». En effet, au-delà de la rupture de 1918, le colonialisme allemand, puis français, a été utilisé d’une manière comparable pour intégrer les habitants d’Alsace-Lorraine à l’Empire qui les dominait, suscitant une adhésion réelle de la part de la population locale réceptive à cette « migration symbolique en direction d’un ailleurs rêvé » (p. 144). L’étude détaillée des sociétés coloniales en Alsace autour de 1900 permet de conclure à une « hybridation des mondes au sein d’un ‘territoire-tiers’ […] » (ibid.). Patrick Farges analyse lui aussi le rôle d’un espace-tiers dans l’intégration différenciée d’un groupe à un ensemble plus vaste, celui des yekkes, juifs germanophones réfugiés en Israël à partir des années 1930. En refusant d’oublier leur origine, ils ont réussi à « négocier une position médiane entre acculturation [sioniste] et préservation d’une mémoire culturelle » (p. 151) qui les a aidés à se ménager une place au sein de l’élite du pays. Pour mener à bien ce travail de distinction sociale et culturelle, il leur a fallu homogénéiser le groupe, socialement fort hétérogène, des migrants d’Europe centrale autour de cette mémoire « allemande ». Cette dernière se montre actuellement suffisamment dynamique pour servir de ressource à une culture dite juive allemande, reconstituée par des descendants lorsqu’ils rémigrent vers l’Europe, notamment vers Berlin.
6L’article court mais poignant de Dorothea Bohnekamp sur la communauté judéo-allemande en France après la Libération brosse, en miroir inversé du texte précédent, le portrait d’une petite société ayant survécu, mais appauvrie, traumatisée et marginalisée, même si certains de ses membres parvinrent à s’intégrer en France qu’ils enrichirent de leur culture allemande ; mais pour mieux comprendre ce paradoxe, il faudrait recourir à des outils qui manquent encore à l’analyse historique afin de saisir les trajectoires post-traumatiques de ces exilés et, surtout, de leurs enfants (p. 165). Samuel Delépine poursuit et achève cette confrontation critique à la dimension transnationale du processus de mobilité, en démontrant que parler d’une « question rom » au niveau européen revient à ethniciser et européaniser une question sociale nationale, voire locale, celle d’individus pratiquant généralement « une mobilité très localisée et contrainte, mais qui le plus souvent [les] exclu[t] de l’accès aux droits » (p. 173) – alors même que l’accès au droit commun à tous les ressortissants d’un même pays pourrait accélérer leur intégration.
7Le volume s’achève sur le renouveau récent que les études migratoires apportent à l’analyse de l’Allemagne contemporaine. Après une présentation bien informée de Brigitte Lestrade sur la situation démographique du pays, Gilles Leroux critique le terme de « colonie ethnique » appliqué à l’immigration turque : sur le plan politique, cette dernière connaît les mêmes fractures qu’à l’intérieur de la Turquie. L’analyse détaillée des comportements matrimoniaux aboutit à des résultats nuancés. Si les Turcs sont les migrants les moins disposés à épouser un ou une Allemande et si les hommes turcs de la seconde génération ont tendance à aller chercher une épouse au pays, il s’agit là moins de conserver un particularisme culturel que de perpétuer une stratégie migratoire éprouvée, souvent au sein du même lignage et en raison aussi de leur faible position sur le « marché matrimonial » allemand. De façon générale, conclut l’article, les migrants turcs disposent d’un capital social et culturel trop réduit pour articuler des intérêts collectifs au-delà de la cellule familiale (p. 200). On aimerait que cette intéressante étude se prolonge et discute le poids de cette diaspora sur la vie politique turque. À propos des quelque 20 000 Français de Berlin, Cédric Duchêne-Lacroix va dans le même sens en démontrant finement l’hétérogénéité de ce groupe et la diversité de son intégration. Ainsi 64 % des répondants se disant « citoyens du monde et Français » se considèrent-ils comme fort peu intégrés en Allemagne et désireux de rentrer en France… Se donner une identité revient donc à exprimer le « rapport plus ou moins réfléchi, plus ou moins objectivé d’une personne » aux dimensions nationale ou supranationale, selon son « parcours, [s]es valeurs, [sa] situation sociale présente » (p. 213). L’identité est donc situationnelle : « un changement de contexte sociétal ou un changement de position sociale […] peut entraîner un changement [des] sentiments d’appartenance » (ibid.). Anne Salles poursuit cette déconstruction des catégories en s’interrogeant, à partir d’une étude pour l’Institut Max-Planck de recherches démographiques à Rostock, sur les transferts de valeurs via les migrations d’Allemands de l’Est vers l’Allemagne de l’Ouest, qui ont concerné deux millions de personnes entre 1988 et 2008. La question de la maternité montre que les représentations de l’Est et de l’Ouest se rapprochent. Tout en gardant leur spécificité, tous les Allemands sont confrontés à la même augmentation du nombre des femmes travaillant. Mais à la différence des sédentaires, les migrants et surtout les migrantes de l’Est vers l’Ouest se montrent davantage disposés à choisir ce qui, dans leur socialisation et le contexte socio-économique, leur permet de réaliser leurs aspirations à concilier vie professionnelle et familiale.
8Comme on l’aura compris, l’essentiel des études porte sur le cas allemand et ses marges, lorsque des mobilités, voulues ou non, font bouger les cadres établis dans ou par cet acteur majeur des relations internationales du xxe siècle. Ce recueil de contributions souvent neuves et intéressantes, augmenté d’une bibliographie classée, mériterait une réflexion conceptuelle plus serrée au niveau de l’organisation du volume, pour éviter une impression de diversité entre les parties confinant à l’hétérogénéité, ces dernières étant plus juxtaposées qu’elles ne sont prises dans une démonstration capable de répondre au vœu de l’introduction : offrir, en réalisant la synthèse d’expériences à première vue si différentes, des clefs pour enrichir les débats actuels.
Pour citer cet article
Référence papier
Ségolène Plyer, « Gwénola Sebaux (dir.), Identités, migrations et mobilités transnationales. Europe (xixe-xxie siècle). Étude de cas : Allemagne, Autriche, Roumanie, France, Israël », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 51-2 | 2019, 535-538.
Référence électronique
Ségolène Plyer, « Gwénola Sebaux (dir.), Identités, migrations et mobilités transnationales. Europe (xixe-xxie siècle). Étude de cas : Allemagne, Autriche, Roumanie, France, Israël », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 51-2 | 2019, mis en ligne le 02 décembre 2019, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/2119 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.2119
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