Marion Aballéa, Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’Ambassade de France à Berlin, 1871-1933
Marion Aballéa, Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’Ambassade de France à Berlin, 1871-1933, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, 422 p.
Texte intégral
1L’ouvrage de Marion Aballéa, issu d’une thèse de doctorat en cotutelle (Strasbourg/Genève), constitue une contribution importante au renouvellement de l’histoire des relations internationales. L’auteure a pris pour objet ce qui, au premier regard, pourrait paraître comme un élément de l’histoire diplomatique traditionnelle, mais loin de faire une histoire de plus des relations diplomatiques franco-allemandes, elle mène une « histoire totale » d’une ambassade considérée dans son ancrage local – ici Berlin.
2Après avoir défini l’« ambassade » – en tant qu’institution, avec ses mécanismes déterminant des pratiques, animée par des centaines d’individus occupant les échelons les plus variés et ayant des missions diverses –, elle procède à une socio-histoire de ce microcosme français à Berlin et multiplie les perspectives portées sur son objet : histoire sociale et culturelle, histoire des pratiques diplomatiques et histoire du symbolique appliquée à la diplomatie. Ainsi, un magnifique chapitre 7 (« l’ambassade mondaine ») est consacré notamment à l’architecture du bâtiment, à la décoration intérieure, à la symbolique des réceptions officielles, fondée notamment sur le décryptage des menus. Elle se livre aussi à une très convaincante analyse prosopographique du personnel (chapitre 5) diplomatique et non diplomatique de l’ambassade (allant jusqu’aux agents du chiffre, aux cuisiniers, au personnel de maison), retraçant des « parcours » de diplomates et le rapport entre diplomates, personnel français et étranger. Elle entend ainsi retrouver les traces du quotidien de l’ambassade, de son fonctionnement interne, comme des contacts avec l’administration du pays d’accueil, qu’il s’agisse de l’entretien du bâtiment, des impôts et charges pour le personnel local, de la diplomatie traditionnelle ou du travail « d’entremise » entre milieux économiques et culturels français et allemands. Elle met l’accent sur la sociabilité de l’ambassade, le rôle des femmes (chapitre 7), son insertion dans le milieu berlinois et la façon dont elle attire à elle et à la culture française des pans de la société berlinoise. Elle interroge l’ambassade comme vecteur de transferts culturels et l’appréhende comme un agent, parmi d’autres, des relations franco-allemandes et internationales, montrant toujours ses limites en fonction des contextes et des temporalités.
3Marion Aballéa a pris pour fil directeur la question de l’adversité et se livre à une histoire appliquée de la diplomatie au quotidien dans la capitale du voisin allemand au temps de l’antagonisme, de 1871 à 1933. Comment fonctionner chez l’ennemi ? Comment incarner l’ennemi (ambassade chez l’ennemi / ambassade de l’ennemi) ? Si traditionnellement la diplomatie a été définie comme la volonté de travailler à unir à son prince celui vers lequel il est envoyé ou à entretenir leur union (François de Callières, 1716), quel peut être le but de la diplomatie chez l’ennemi et comment la pratiquer ? S’interrogeant sur les trois missions traditionnelles de la diplomatie – représenter, informer, négocier –, elle a conçu un plan thématique audacieux et remarquable autour des manières d’aborder « l’adversité » : 1. L’affrontement comme manière d’assumer l’adversité ; 2. Le contournement, afin de sortir de la confrontation et de la situation de blocage ; 3. Le rapprochement pour combattre l’adversité. In fine, elle estime que l’objectif de l’ambassade de France à Berlin a moins été d’œuvrer au rapprochement que d’« installer la France dans une situation diplomatique qui empêcherait la catastrophe de l’été 1870 de se reproduire », de briser son isolement diplomatique et de consolider sa position.
4À partir de cette problématique de l’adversité, Marion Aballéa a défini sa période d’étude en partant logiquement de 1871, date de la réouverture d’une ambassade du « vaincu » dans ce qui n’est plus la capitale de la Prusse, mais de l’Empire allemand. Elle propose une histoire longue – six décennies – allant jusqu’à l’arrivée de Hitler et des nationaux-socialistes au pouvoir en janvier 1933. Elle estime alors que la « position spécifique occupée par la diplomatie française à Berlin paraît se déliter » avec l’arrivée du nouveau pouvoir et que « l’adversité discriminante qui caractérisait la place de l’ambassade de France à Berlin se trouve dissoute dans la multiplication des ennemis, intérieurs comme extérieurs, désignés par le régime » (p. 24). Peut-être…, mais cela reste davantage une affirmation qu’une démonstration. Comme l’auteure le souligne elle-même, si l’ambassade de France n’est plus spécifiquement, aux yeux de Hitler et des siens, « l’ambassade de l’ennemi », elle reste pour Paris, dans une large mesure, « l’ambassade chez l’ennemi »… On peut donc s’interroger sur le choix de 1933 comme fin de la période d’étude et se demander si 1939 n’aurait pas été une césure plus adaptée au regard de la problématique retenue.
5Pour mener à bien cette étude, Marion Aballéa a su mobiliser des sources innombrables, tant françaises qu’allemandes. Elle n’a pas hésité à aborder la pratique diplomatique par ses marges pour retrouver les traces qu’elle avait pu laisser jusque dans les archives de la police ou de la justice berlinoise ! Cette recherche s’appuie aussi sur la maîtrise d’une très vaste bibliographie. Il faut encore souligner qu’outre une synthèse très réussie, la conclusion offre une belle réflexion sur les enjeux contemporains de la diplomatie en « terrain difficile » et sur la manière de repenser les relations bilatérales dans le champ international. Ce travail admirable et novateur a amplement mérité les nombreux prix qui l’ont déjà récompensé.
Pour citer cet article
Référence papier
Corine Defrance, « Marion Aballéa, Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’Ambassade de France à Berlin, 1871-1933 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 51-2 | 2019, 529-530.
Référence électronique
Corine Defrance, « Marion Aballéa, Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’Ambassade de France à Berlin, 1871-1933 », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande [En ligne], 51-2 | 2019, mis en ligne le 02 décembre 2019, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allemagne/2077 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/allemagne.2077
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