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Comptes rendus

Florence Klein et Ruth Webb (dir.), Faire Voir. Études sur l’enargeia de l’Antiquité à l’époque moderne

Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021. ISBN 978-2-7574-3366-9.
Elodie Bouhier

Texte intégral

1Cet ouvrage rassemble des textes issus de deux journées d’étude internationales, qui ont eu lieu en 2014 à l’Imaginarium de Tourcoing, et dont les perspectives de recherche se fondaient sur un constat initial : l’enargeia était un procédé connu, attendu et discuté par les auteurs antiques, que ce soit au sein d’ouvrages théoriques ou lors de réflexions méta-littéraires.

2À la lumière de travaux récents, ce volume collectif entend aborder des perspectives nouvelles, en examinant notamment la place de l’enargeia dans la production et la réception des textes. Le rapport entre pratique et théorie de l’enargeia fait également l’objet d’une attention particulière, ainsi que les liens qu’elle entretient avec d’autres effets de présence comme l’ekphrasis. Dès les premières lignes de l’introduction, l’enargeia est définie comme la « capacité des mots à créer, à eux seuls, l’impression que des choses absentes sont présentes aux sens, en particulier à celui de la vue ». Il ne s’agit pas d’une simple description d’éléments visuels (œuvre d’art ou scène d’action), mais bien d’une mise en présence dont l’impact doit rivaliser avec celui du sujet décrit.

3Le volume présente les différentes contributions selon un ordre chronologique, afin de mettre en valeur l’évolution des pratiques de l’enargeia dans le temps en fonction des différentes étapes de sa théorisation. Dans un premier temps, les textes grecs archaïques et classiques qui tentent de mettre en présence un objet ou une situation donnée se placent dans une période où il n’existe pas – à notre connaissance – d’œuvres théoriques sur l’enargeia. À l’inverse, les textes d’époque hellénistique ou romaine sont en dialogue avec des traités théoriques qu’ils viennent alimenter, proposant souvent une réflexion au sujet du procédé consciemment employé. De là émergent de nombreux questionnements au sujet de l’enargeia : est-elle moralement condamnable, car elle est mensongère et illusoire ? Est-elle un simple substitut auquel il est utile d’avoir recours, par exemple dans des discours ou dans l’historiographie ?

4La division du volume en cinq parties est à la fois chronologique et thématique, puisque l’examen de textes d’une même période permet de dégager des problématiques conjointes. L’ouvrage est complété par une bibliographie très fournie, commune à toutes les contributions, ainsi qu’un index général et un index locorum.

5La première partie, « Texte, image, objet dans la poésie archaïque grecque », rassemble deux études proposant une réflexion sur les liens entre texte et objet avant la théorisation de l’enargeia.

6Pierre Judet de la Combe (« Lieu parfait versus récit. Les fontaines d’Iliade XXII », p. 23-38) examine la description des bassins où les Troyennes lavaient leurs vêtements en temps de paix. Il montre que ces fontaines sont le lieu de rencontre de nombreux paradoxes : matériaux hétérogènes, présent et passé, guerre et paix. Pourtant, elles représentent une certaine perfection à travers le motif de la dualité réconciliée, motif récurrent dans l’Iliade et l’Odyssée, et qui permet de figer le lieu dans le temps pour le rendre plus palpable.

7Deborah Steiner (« Enargeia avec la lettre : l’alphabet spectaculaire en Grèce archaïque », p. 39-68) analyse les textes inscrits sur différents vases et monuments archaïques. Elle s’attache à montrer l’importance du lettrage, du placement et de l’intégration au décor de ces textes qui ont pour but de reproduire en imagination la raison de leur présence. Ces inscriptions mobilisent les potentialités offertes par l’espace, le mouvement et le corps, puisqu’elles invitent le spectateur à se déplacer et à participer physiquement à ce qu’elles décrivent. L’étude comprend de nombreuses photographies en couleur de très bonne qualité, qui viennent illustrer les différents objets examinés.

8Les deux contributions de la partie suivante, « Vision réelle et imagination dans la tragédie grecque », se complètent et se répondent dans l’examen des récits de messagers au sein des œuvres des trois grands tragiques grecs. Là où Daria Francobandiera propose une analyse générale des mécanismes propres aux effets d’enargeia dans les récits de messagers, Anne de Cremoux présente l’examen d’un cas limite, dans lequel le messager tente de décrire un événement auquel il n’a pas pu assister.

9Ainsi, Daria Francobandiera (« Donner à voir, donner à entendre : effets d’enargeia dans les récits de messager de la tragédie grecque », p. 71-100) considère de nombreux récits de messagers afin d’en saisir les principaux outils. Elle souligne en particulier l’importance de la double énonciation, le rapport établi entre l’ouïe et la vue, ainsi que la place du mouvement dans les situations décrites, qui sont souvent des scènes d’actions impossibles à représenter autrement. Rendre plus perceptible une scène qui n’est pas réellement vue pas les spectateurs – internes et externes – c’est également déclencher de plus fortes réactions émotionnelles, et les récits de messagers sont donc dotés d’une puissante force dramatique.

10Anne de Cremoux (« Les derniers récits : une épiphanie de la disparition (Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1640-1733) », p. 101-125) s’attarde plus particulièrement sur les derniers instants d’Œdipe dans l’Œdipe à Colone de Sophocle, narrés à deux reprises par des personnages qui n’ont pourtant pas pu assister à ce qu’ils décrivent. À travers cette analyse, Anne de Cremoux examine comment l’enargeia prend forme dans la visualisation d’une disparition. Elle voit dans cet exodos si particulier une manière de creuser l’absence d’Œdipe en accentuant la dimension négative de sa fin, mais également le moyen pour Sophocle de prendre de la distance vis-à‑vis du procédé éculé des récits de messagers en le poussant des ses retranchements.

11La troisième partie, « Des descriptions d’œuvres d’art à l’enargeia dans la poésie hellénistique et romaine », rassemble deux études qui s’interrogent sur le dialogue qu’entretiennent les auteurs avec la théorisation de l’energeia au moment où ils la mettent en pratique dans leurs écrits.

12Évelyne Prioux (« L’enargeia chez Posidippe de Pella », p. 129-146), examine le lien entre les nouvelles épigrammes de Posidippe de Pella, publiées en 2011, et les traités théoriques de Douris de Samos et Xénocrate d’Athènes, considérés comme les fondateurs de l’histoire de l’art. Après avoir rappelé le positionnement théorique de ces auteurs, elle analyse les épigrammes de Posidippe qui comportent une réflexion au sujet de l’enargeia, et en particulier les épigrammes dites « des bronziers », dans lesquelles le poète se pose la question des moyens stylistiques qui permettent aux bronziers de reproduire l’illusion de la vie.

13Florence Klein (« De l’Europe de Moschos aux Métamorphoses d’Ovide : enargeia, désir et fiction poétique », p. 147-170) propose une analyse des effets d’enargeia dans l’Europe de Moschos et de la manière dont Ovide reprend ce texte en y intégrant consciemment les réflexions théoriques abordées par le poète grec. En effet, Moschos thématise l’enargeia sans la nommer grâce à des jeux étymologiques autour de l’argos : l’éclat, la blancheur éclatante.

14La quatrième partie de l’ouvrage, «  Faire voir l’Histoire » examine la place de l’enargeia dans l’historiographie et dans la mise en présence d’événements historiques dans la littérature.

15En premier lieu, Andrew Feldherr (« Second Sight: Enargeia between Reception and Reality in Sallust’s Jugurtha », p. 173-191) aborde la question de l’enargeia dans l’historiographie. À travers l’examen du récit du siège de Zama dans la Guerre de Jugurtha, il montre à quel point le rapport à la vue est important dans les descriptions d’historiens, et en particulier lors des récits de bataille. La bataille de Zama est en cela assez particulière : elle présente une confusion, une difficulté à voir et à comprendre les événements en cours. Andrew Feldherr insiste également sur l’importance de l’intertextualité dans les effets d’enargeia : invoquer un répertoire mémoriel déjà constitué dans l’esprit du lecteur permet une mise en présence plus intense. Il s’agit du seul article en langue anglaise de l’ouvrage.

16Juliette Dross (« L’image rhétorique a-t-elle la même force que la réalité ? Lecture croisée de Quintilien (Institutio oratoria VI) et de Shakespeare (Julius Caesar III, 2 : éloge funèbre de César par Marc Antoine) », p. 193-206) propose de lire l’éloge funèbre prononcé par Marc-Antoine dans le Julius Caesar de Shakespeare à la lumière de Quintilien, et d’y voir une mise en pratique des théories de l’enargeia rhétorique de l’orateur latin. Ce dernier explique en effet qu’il est important de susciter des émotions chez l’auditoire lors d’un discours, et que, pour ce faire, l’orateur doit pouvoir imaginer la scène qu’il évoque (phantasia) et la représenter par des mots (enargeia).

17La cinquième et dernière partie, « Enargeia et œuvre d’art », aborder le rapport de l’enargeia au concret, et en particulier à la peinture et la sculpture. Les deux dernières contributions proposent également une approche théorique plus générale, et permettent ainsi de prendre du recul sur les questions soulevées par l’ouvrage et les conclusions qui se dessinent.

18Agnès Rouveret (« Comment peindre l’hybridité ? À propos de la centauresse de Zeuxis », p. 209-225) analyse la description par Lucien du tableau de Zeuxis représentant une centauresse qui allaite ses petits. Elle montre que, dans cette description, l’enargeia réunit le peintre et l’écrivain à travers la recherche de l’innovation technique pour créer un effet sur le public. La centauresse incarne également l’importance que l’écrivain accorde à l’hybridation comme facteur novateur de la création. L’étude contient des photographies en couleur de très bonne qualité de plusieurs œuvres qui viennent illustrer les techniques décrites par Lucien.

19Enfin, Caroline Van Eck (« Agency, ekplèxis et pétrification dans la sculpture et le discours artistique gréco-romains », p. 227-254) revient sur la théorie anthropologique de l’art d’Alfred Gell, qui envisage les œuvres d’art comme des acteurs sociaux ayant une influence sur les humains qui interagissent avec elles. Elle aborde ensuite les conclusions et parallèles qui se dessinent lorsqu’on transpose cette approche dans l’Antiquité gréco-romaine. Elle trouve notamment des liens avec la persuasion par l’enargeia et avec le sublime, tel que théorisé par Longin, qui ébranle, captive, et suscite de manière générale des émotions fortes. L’étude contient des photographies en couleur et de bonne qualité.

20Au terme de ces contributions très éclectiques, plusieurs constats récurrents émergent. Tout d’abord, l’enargeia se retrouve dans de très nombreux contextes différents, et l’on peut l’associer à tous les genres littéraires de l’Antiquité, de l’inscription sur un vase archaïque au récit mythologique. Elle permet également de faire converger divers médias grâce à la mobilisation, réelle ou imaginée, de différents sens. Ainsi, les auditeurs ou les lecteurs deviennent spectateurs d’un tableau, d’une statue ou encore d’une bataille, sans pourtant avoir ces différents sujets sous les yeux. L’ouvrage aborde également le rapport de l’enargeia au corps, à l’espace et au temps, puisqu’elle mobilise l’entièreté du public en cherchant notamment à susciter chez lui des réactions émotionnelles fortes. Enfin, l’intertextualité est présentée à plusieurs reprises comme un outil important de l’enargeia, qui fait appel à la mémoire sensorielle du destinataire en plus de son imagination.

21Bien que les contributions portent sur des objets variés et couvrent une longue période, le volume trouve une certaine unité dans sa proposition d’une perspective diachronique, examinant l’évolution d’un concept au rythme de sa théorisation. On pourra simplement reprocher une volonté, dans l’introduction de l’ouvrage, de dessiner des liens entre les études plus solides qu’ils ne le sont en réalité. La diversité des approches proposées est un atout de ce volume collectif, qui permet d’entrapercevoir la richesse de l’enargeia et des contextes qui la mobilisent.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Elodie Bouhier, « Florence Klein et Ruth Webb (dir.), Faire Voir. Études sur l’enargeia de l’Antiquité à l’époque moderne »Aitia [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 16 septembre 2022, consulté le 11 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aitia/10038 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/aitia.10038

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Auteur

Elodie Bouhier

ENS de Lyon

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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