Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de couleur 1789-1791
Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de couleur 1789-1791, préface de Pierre Phillipy, Paris, CNRS Éditions, 2007, 446 p., ISBN 978-2-271-06576-6, 22 €.
Texte intégral
1Si l’esclavage et ses abolitions ont retenu l’attention de nombreux historiens, et non des moindres, il n’en va pas de même de la situation tant juridique ou sociale qu’économique des hommes et des femmes libres vivant dans les colonies sans être considérés comme blancs, autrement dit, des hommes et des femmes « de couleur ». La tâche d’éclairer leur statut revenait à l’historienne du « droit naturel en Révolution » et son dernier livre comble opportunément une lacune historiographique, tout en faisant un sort à un certain nombre d’idées jusqu’alors reçues.
2Comme le sous-titre l’indique, l’histoire du combat de la Société des citoyens de couleur pour l’égalité en droits est focalisée sur les débats au sein des clubs et à la Constituante ; il était cependant nécessaire pour en comprendre l’enjeu et le déroulement de remonter plusieurs décennies en arrière, alors que se produisent « la naissance et la diffusion du préjugé de couleur » constitutif d’une « aristocratie de l’épiderme » ; au contraire du « racisme biologique » qui, à partir du XIXe siècle, reposera sur des théories prétendues scientifiques, ce préjugé résulte de facteurs économiques et sociaux liés à l’évolution et à la crise du système esclavagiste lui-même : au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la raréfaction des captifs transportés d’Afrique et les obstacles dressés à l’encontre de la traite, tout en montrant la nécessité de « l’élevage d’esclaves sur place », incitèrent les propriétaires de plantations à utiliser une main-d’œuvre libre mais contrainte, soumise qu’elle était à un statut subalterne caractérisé par des incapacités spécifiques. Cette tendance fut surtout le fait des nouveaux colons venus d’Europe à partir des années 1760, si bien que l’on a fini par distinguer une catégorie intermédiaire entre la servitude et la liberté pleine et entière, absente de la première version du Code noir (ordonnance de mars 1685), mais déjà perceptible dans le texte applicable à la Louisiane (1724) qui, entre autres, interdit les mariages mixes. En plein siècle des Lumières, les sujets du roi estimés sang-mêlé groupant tous les « dégradés » du noir au blanc, quelle que soit la qualification qu’on leur donne : mulâtres, quarterons, tiercerons, métis…, se trouvent soumis à un statut d’infériorité tant au regard du droit public que du droit privé ; ainsi, « la société coloniale esclavagiste devint un système ségrégationniste tripartite : d’un côté les colons de droit, de l’autre les esclaves, entre les deux le monde des libres hors du droit, qui regroupait aussi bien de riches planteurs blancs mariés à des femmes de couleur, que des esclaves affranchis exerçant de petits métiers ou de petits et moyens planteurs liés par la famille au monde de la couleur ». Il ne conviendrait pas pour autant d’idéaliser l’ordonnance préparée par Colbert, car, contrairement à ce que l’on a pu écrire, le Code noir n’était pas « un bienfait pour les esclaves » ; reste que la tripartition socio-juridique de la population des Îles n’était pas apparente dans son texte primitif, alors qu’elle est bien affirmée à la fin de l’Ancien Régime.
3La Révolution allait-elle abolir la « noblesse de la peau » en même temps que la « noblesse du nom » ? C’était compter sans l’acharnement des grands propriétaires blancs à nier l’existence de droits inhérents à la personne humaine, afin de conserver leurs privilèges et de maintenir le système esclavagiste, en rompant au besoin tout lien avec la métropole. Dès l’été 1789, le conflit – révélateur de clivages politiques profonds – est ouvert entre, d’une part, les représentants des colons blancs et nobles qui ont réussi à être admis à l’Assemblée nationale et qui s’expriment au sein du club Massiac, et, de l’autre, les membres de la Société des amis des noirs, mais aussi ceux de la Société des citoyens de couleur, colons américains. Les planteurs blancs s’estimaient seuls capables de représenter l’ensemble des habitants des Îles et d’élaborer l’organisation institutionnelle des colonies ; les Citoyens de couleur – reçus à la Constituante le 22 octobre 1789 – dénonçaient « l’aristocratie de l’épiderme » et, se fondant sur les termes de la Déclaration votée le 26 juin, réclamaient une législation uniforme de l’état de liberté qui ne tienne aucun compte de la couleur de la peau. Contre de telles prétentions jugées scandaleuses, le lobby colonial se déchaîne et, faisant feu de tout bois, mêlant le problème de la capacité des citoyens de couleur à ceux de la traite et de l’esclavage, usant de méthodes de désinformation et d’intimidation sur la situation dans les Îles, cherchant à « noyauter » la Société des Amis de la Constitution…, parvint à convaincre la majorité des constituants à former un Comité des colonies et à voter, sans véritable débat, le décret du 8 mars 1790 par lequel l’Assemblée nationale admettait l’existence d’Assemblées coloniales élues par les seuls colons blancs, composées de même, et munies de pouvoirs très larges allant jusqu’à l’élaboration d’institutions et de statuts particuliers, ouvrant la voie à l’autonomie, voire à l’indépendance. Toujours est-il que les événements de Saint-Domingue et les votes des députés – influencés par Barnave – au cours de l’automne 1790, en escamotant encore les débats (décret du 12 octobre dont le considérant remet aux assemblées coloniales le soin de définir la condition des personnes), auxquels répond la publication de la Lettre aux philanthropes de l’abbé Grégoire marquent « un tournant dans l’histoire de la Révolution et de la contre-révolution à l’époque de la Constituante », en clarifiant « les objectifs stratégiques du côté gauche concernant le problème colonial ».
4Forts de l’appui des Grégoire, Brissot, Pétion, Robespierre…, les Citoyens de couleur combattent avec vigueur les tenants des théories qui les privent de la reconnaissance de leurs droits naturels. En janvier 1791, leur leader, Julien Raimond publie un texte historique très argumenté sous le titre Observations sur l’origine et les progrès du préjugé des colons blancs contre les hommes de couleur…, dans lequel il dénonce l’idée qui se fait jour au sein du Comité des colonies, consistant à accorder les droits de citoyen aux seuls sang-mêlé dont la couleur se confondait avec celle des Blancs. Ce qui assurément maintiendrait l’aristocratie de l’épiderme et développerait au sein des familles difficultés et conflits. D’où une Pétition nouvelle des Citoyens de couleur, qui sera appuyée par les Amis de la Constitution de certains départements, mais la demande d’audition à l’Assemblée au début de mars, d’abord acceptée par son président, est paralysée en raison de l’opposition des colons blancs. Ce qui donne à Moreau de Saint-Méry l’occasion de publier ses Considérations présentées aux vrais amis du repos et du bonheur de la France à l’occasion des nouveaux mouvements de quelques soi-disant Amis des Noirs. Sans ambages, l’auteur exprime sa conception du pouvoir dans ce qu’il appelle « les colonies à esclaves » ; conception résumée par Florence Gauthier en ces termes : « Les maîtres doivent être la source exclusive de la puissance sur les esclaves et les affranchis. Une puissance supérieure à celle des maîtres mettrait en danger le respect et la crainte qui cimentent ces rapports ».
5Le débat sur les colonies qui allait s’ouvrir le 11 mai à l’Assemblée s’annonçait donc chaud. Le rapport des comités réunis des colonies, de la marine, de la constitution, d’agriculture et de commerce ne faisait que mettre en forme juridique le considérant voté le 12 octobre 1790 en proposant de décréter « comme article constitutionnel, qu’aucune loi sur l’état des personnes ne pourra être faite par le Corps législatif, pour les colonies, que sur la demande précise et formelle des assemblées coloniales ». Dès le début, Grégoire se dresse contre une telle solution contraire à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, réclame, en conséquence, la question préalable pour incons-titutionnalité et propose de reconnaître par décret les droits politiques de tous les hommes de couleur et nègres libres. Le lendemain, 12 mai, le débat permet à Robespierre de faire une intervention importante – longtemps sous-estimée par l’historiographie – en faveur des propositions de Grégoire. Mais la question préalable est rejetée par la majorité des députés qui, dans la foulée, le 13 mai, adoptent un article exigeant pour toute « loi sur l’état des personnes non libres » (Moreau de Saint-Méry ayant accepté, par tactique, de substituer « non libres » à « esclaves »), vivant dans les colonies, « une demande formelle et spontanée des assemblées coloniales », ce qui revenait à « constitutionnaliser l’esclavage » (Florence Gauthier). Cependant, le lendemain, une délégation des Citoyens de couleur est enfin reçue à l’Assemblée, ce qui permet à Julien Raimond de décrire la véritable situation de ses mandants dont beaucoup, comme les colons blancs eux-mêmes, étaient propriétaires de plantations, possédant environ le tiers des terres et le quart des esclaves. Finalement, à la suite de compromis et marchandages (amendement Reubell), les députés ont reconnu, le 15 mai, les droits politiques des seuls « gens de couleur nés de père et de mère libres », mais chacun sait que lors de l’une de ses dernières séances, le 24 septembre, la Constituante est revenue sur cette demi-mesure, attribuant aux assemblées locales pleine compétence en matière de statut des personnes dans les colonies.
6Les grandes lignes de cette évolution régressive et de la victoire des tenants de la spécificité constitutionnelle des terres colonisées étaient connues, mais bien des choses restaient dans l’ombre. Modestement, Florence Gauthier considère son livre comme « une contribution à l’histoire [des] préparatifs » du débat de mai 1791 sur les colonies. En réalité, il éclaire brillamment l’ensemble du combat – provisoirement perdu – pour la reconnaissance universelle de droits inhérents à la personne humaine, grâce à l’exploitation de textes ignorés, mal interprétés ou inédits – abondamment cités – comme le Compte que Julien Raimond rend au Comité de sûreté générale de toutes ses actions et écrits depuis l’année 1784 vieux style, récit autobiographique écrit en l’an II, et publié en annexe, texte précieux non seulement pour connaître la forte personnalité de ce colon de Saint-Domingue méconnu ou méprisé par la plupart des auteurs qui en parlent, mais aussi pour saisir le sens de sa lutte et le rôle qu’il a joué à Paris comme représentant de ses frères de couleur. Au passage, Florence Gauthier rectifie des erreurs historiographiques concernant par exemple l’amendement Reubell considéré à tort comme traduisant les idées du côté gauche de l’Assemblée, ou d’étranges silences comme celui qui masque les débats et le vote du 13 mai consacrant constitutionnellement l’esclavage dans les colonies, ignoré de Jaurès probablement sur la foi du récit de Léon Duchamp, mais dont Aimé Césaire a naguère souligné l’importance. Outre d’utiles annexes, l’ouvrage est agrémenté en hors-texte de la reproduction d’une gravure fort expressive, intitulée Discussion sur les hommes de couleur (15 mai 1791), où l’on voit les principaux protagonistes du conflit, de part et d’autre d’un personnage qui déchire le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présenté par Julien Raimond. Cette vaste fresque est savamment commentée dans le dernier chapitre du livre, sous le titre : Arrêt sur image : la Déclaration des droits déchirée annonce le triomphe prochain de Julien Raimond et de ses alliés, Grégoire, Pétion et Robespierre.
7Au terme de son beau livre, Florence Gauthier, historienne dont « le métier […] demande du temps et de la patience », nous promet une suite chronologique de son étude. Ses lecteurs ne peuvent que se réjouir de cette perspective.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean Bart, « Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de couleur 1789-1791 », Annales historiques de la Révolution française, 355 | 2009, 226-228.
Référence électronique
Jean Bart, « Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de couleur 1789-1791 », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 355 | janvier-mars 2009, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ahrf/10775 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ahrf.10775
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