Dossier n°10 — Dehors !
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Haut de page« Dehors ! » sonne comme un appel (du plein air). « Dehors ! » sonne comme une injonction (l’expulsion). « Dehors ! » sonne comme une relation — une relation avec qui se trouve là, dehors, mais aussi, à ce dont on est hors.
- 1 Mathilde Delahaye, Aller jouer dehors. Esthétique et politique du théâtre-paysage, thèse de doctora (...)
- 2 Deux récentes publications sont revenues sur l’importance du paysage comme réalité matérielle, enje (...)
Dans le prolongement de la thèse « Aller jouer dehors1 » de Mathilde Delahaye, ce dossier entend examiner les réflexions et pratiques théâtrales qui se situent « hors de » (les espaces intérieurs, l’institution, les habitudes de production, etc.) par choix ou par nécessité. Qu’elles se nomment in situ, en espace public, site specific ou encore théâtre-paysage2, ces formes en extérieur peuvent partager des points communs, soit parce qu’elles procèdent d’un mouvement (refus ou aspiration), soit parce qu’elles génèrent de facto des motifs esthétiques et politiques singuliers, par exemple un rapport spécifique aux lieux et aux publics. L’éclairage des accointances et divergences de ces raisons et motifs dessine l’horizon critique de ce dossier.
À cette fin, trois grands faisceaux de questionnement ont été définis, que les contributeurs et contributrices pourront traiter indépendamment ou transversalement.
Le dehors comme mouvement, élan vers l’extérieur
La programmation dans des salles de spectacle dédiées s’étant imposée, notamment en Europe, comme le modèle de production et de diffusion dominant, créer un spectacle dehors, c’est souvent affirmer un pas de côté (par rapport à la norme, au centre, aux attentes officielles ou officieuses…) dont les motivations sont à interroger.
Pourquoi va-t-on « dehors » ? Quels sont les attraits ou les promesses spécifiques de ces lieux à l’air libre ? Que refusent ou que fuient les équipes de création qui, de manière ponctuelle ou durable, sortent des salles de spectacle ?
Les arts de la rue constituant, de ce point de vue, un modèle fondateur, on pourra se demander en quoi les élans et les revendications qui ont porté historiquement ce secteur peuvent éclairer des pratiques (théâtrales, chorégraphiques, circassiennes…) qui, de prime abord, ne s’inscrivent pas ou ne se reconnaissent pas dans cette filiation. Et réciproquement, on pourra se demander dans quelle mesure ces pratiques contemporaines viennent infléchir, questionner, renouveler ou mettre à mal les valeurs qui ont porté la ( contre- ) culture des arts de la rue et les formes que ses artistes ont pu inventer.
Dans une perspective historique élargie, il pourra être intéressant d’interroger les discours que les artistes ont tenus, à différentes époques, sur la création à ciel ouvert. De quels idéaux – sociaux, esthétiques, politiques – le fait d’« aller jouer dehors » a-t-il pu être chargé ? De quels imaginaires, progressistes ou réactionnaires, patrimoniaux ou alternatifs, un spectacle en plein air peut-il être le vecteur ?
- 3 Voir David Irle, Anaïs Roesch et Samuel Valensi, Décarboner la culture (2021) ; ainsi que certaines (...)
En lien avec la plus récente actualité (effets Covid et post-Covid ; nécessaire décarbonation du secteur culturel3), il conviendra également d’examiner les opportunités qu’offre la création en extérieur, mais aussi, les effets d’opportunisme qu’elle génère. Quel rôle prescripteur jouent les tutelles et les appels à projet ? Comment les artistes s’en saisissent, s’y plient ou les détournent ?
Enfin, on pourra se demander comment se pensent et s’expérimentent les relations entre art et vie, fiction et réalité, microcosme et macrocosme, dans des traditions spectaculaires, des histoires, des cultures qui, n’ayant d’autres lieux d’expression que l’extérieur, échappent à la bipartition dedans-dehors.
L’expérience du dehors : processus créatifs et incidences esthétiques et politiques
« Jouer dehors » bouleverse l’entièreté du processus de création, déplace tous les savoir-faire, redéfinit les conditions d’existence et le champ sensible du pouvoir de l’œuvre.
La première entrée qualifiant l’expérience du dehors réside dans le choix du lieu où sera conduite l’expérience artistique. En tant que fragment pris dans l’infinie diversité des lieux du monde qu’une représentation pourrait choisir, ce lieu devient en effet – dans sa physicalité, son sens urbanistique ou géographique, ce qu’il contient de vie (animale, végétale), d’histoire(s), ainsi que son impondérable « esprit » – un partenaire sensible de création, l’argument d’une dramaturgie, la possibilité d’une rencontre située et choisie avec un public, ou encore, le marqueur d’une politique culturelle sur un territoire donné. Quoiqu’il en soit, il s’agira de se demander quel lieu du dehors choisit-on, et avec quelles intentions, idées et pratiques l’appréhende-t-on puis y crée-t-on.
Les processus de création, nécessairement singuliers en chaque lieu et pour chaque expérience, engendrent malgré tout des méthodes, des outils et des pratiques qui partagent des points communs pouvant faire système (dramaturgique, esthétique, éthique, politique…), qu’il conviendra de mettre au jour et interroger. Ainsi, l’espace scénographique invente son ou ses cadre·s (ou parfois cherche à s’en émanciper), travaille une échelle qui est dictée par le lieu, joue à partir de ce qui est (déjà) là… Les créateur·ices de la lumière et du son pensent leurs outils en fonction des qualités inédites du lieu où ils et elles opèrent. Plus largement, la mise en scène de spectacles créés dehors doit compter avec des réalités (sensibles, météorologiques, environnementales) qu’elle ne maîtrise pas. Elle tend à œuvrer avec tous les agents autres qu’humains participant à la création, et qui bouleversent le champ des signifiants travaillés. De même, les voix, les corps, la présence des interprètes, tout comme le sens du texte (le cas échéant) ou de toutes écritures dans et/ou pour l’espace, se trouvent transformés au contact de ce « dehors ». Que ce dernier opère comme contrainte ou comme partenaire de jeu, il s’agira donc de qualifier les déplacements, les découvertes, les adaptations auxquels il peut engager les équipes de création et le sens même des œuvres créées.
Enfin, les enjeux économiques et techniques de production et diffusion (dont les questions relatives au cadre sécuritaire qui s’applique à de telles manifestations) ouvrent à des réflexions sur les risques et les aspirations esthétiques, politiques et symboliques de telles pratiques, et sur la place qui peut être la leur dans ou hors des institutions. L’engagement et l’intérêt de ces dernières, et plus largement, l’adéquation ou l’inadéquation entre les affirmations politiques que de telles pratiques artistiques imposent et les logiques que le théâtre public perpétue, seront à analyser dans le contexte actuel.
Le dehors comme fabrique sociale, professionnelle et artistique
Une grande partie de la formation européenne en arts de la scène est structurée autour de fondamentaux travaillés au dedans et présupposant la pratique future au dedans. Qu’en est-il de la formation aux arts de la scène du dehors ? Quels ponts imaginer entre cette formation et celle des arts de la rue ? Pour les artistes en devenir, les artistes professionnel·le·s et pour les universitaires, des espaces de recherche et de transmission, des outils techniques mais aussi des concepts jusque-là ignorés ou non nommés sont susceptibles de faire jour.
- 4 Pascale Goestchel et Jean-Claude Yon (éd.), Au théâtre ! La sortie au spectacle (XIX-XXIe siècle), (...)
À travers des études de créations, de projets de recherche-création ou de projets de recherche et développement, notamment dans une vision prospective, ce numéro invite à envisager les évolutions en cours et à venir de ces professions : avec quelles institutions et professions connaisseuses du monde du dehors travaille-t-on, selon quelles méthodes et à quelles fins ? Quelles dramaturgies spécifiques se forment et quels appareils dramaturgiques sont construits pour les penser ? À quels formats les espaces et le temps du dehors invitent-ils ? Quelles relations avec les publics sont nouées et que font-elles au temps dit de la représentation relativement au temps de la sortie au4 et du théâtre ? On pourra notamment interroger le rapport fantasmé et réel que le spectacle entretient avec le public visé et/ou effectivement touché, et examiner dans quelle mesure, et selon quelles modalités, la diversité des “dehors” possibles vient redéfinir la place accordée et les relations nouées avec les spectateur·ices.
En outre, quels lieux, festivals et réseaux soutiennent, produisent et accompagnent techniquement et humainement les équipes artistiques dans l’élaboration de leur création ? Comment s’organisent-ils ou se réorganisent-ils et quelles sont les modalités de leur intervention ? Au fond, avec qui, pour qui et grâce à qui les créations au dehors existent-elles ? Et à quelles conditions celles-ci dessinent-elles des zones artistiques de fabrique sociale et politique ?
Modalités de contribution
Les propositions d’article anonymes (3000 signes maximum, espaces compris) sont à faire parvenir avant le 15 juin 2024 au format .doc, accompagnées dans un document séparé d’un bref CV à l’adresse suivante : agon.dehors@gmail.com
Réponse aux contributeurs/trices : juillet 2024
Remise des articles : 1er décembre 2024
Publication du dossier : printemps/été 2025
Nous rappelons que la revue accueille les images, graphiques, fichiers sons et vidéos, pourvu qu’ils soient en règle avec la législation en vigueur concernant le RGPD (Règlement général de protection des données), les droits d’auteur, droits à l’image et droits de diffusion.
Notes
1 Mathilde Delahaye, Aller jouer dehors. Esthétique et politique du théâtre-paysage, thèse de doctorat de l’Université PSL, parcours SACRe, sous la direction de M. Olivier Neveux (Professeur des Universités à l’École Normale Supérieure de Lyon) et co-encadrée par Claire Ingrid Cottanceau (artiste). La thèse a été soutenue au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (Paris), le 5 février 2024, devant un jury composé de : Stanislas Nordey (metteur en scène, acteur), Sandy Ouvrier (actrice, metteuse en scène, directrice du CNSAD), Julie Sermon (Professeure à l’Université Lyon Lumière 2) et Christophe Triau (Professeur à l’Université Paris Nanterre).
2 Deux récentes publications sont revenues sur l’importance du paysage comme réalité matérielle, enjeu de représentation ou modèle esthétique : Revue d’Histoire du Théâtre, n°296 : La Fabrique du paysage (dir. Pierre Causse), 2023/1; Alternatives théâtrales, n°149 : Théâtre / Paysage (dir. Christophe Triau et Chloé Larmet), juillet 2023.
3 Voir David Irle, Anaïs Roesch et Samuel Valensi, Décarboner la culture (2021) ; ainsi que certaines des contributions réunies dans la revue Théâtre / Public n°247 : « La condition écologique » (dir. Julie Sermon), Montreuil : éd. Théâtrales, avril-juin 2023
4 Pascale Goestchel et Jean-Claude Yon (éd.), Au théâtre ! La sortie au spectacle (XIX-XXIe siècle), Paris : éditions de la Sorbonne, 2014.
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