- 1 Création en novembre 1970 au Palais des sports « Palazzo Lido » de Milan.
- 2 Création en mai 1972 à la Cartoucherie de Vincennes.
- 3 Création en mars 1975 à la Cartoucherie de Vincennes.
1En France, la création collective au théâtre prend un essor considérable avec le bouleversement créé notamment par le Théâtre du Soleil à partir des années 1970 autour de cette méthode. La compagnie est une des premières à systématiser ce processus, si répandu dans le travail de scène actuel, et que l’on nomme écriture de plateau : celle-ci utilise l’improvisation comme matière première de l’écriture, improvisation que l’on enregistre avec divers moyens (bande magnétique, film) afin de sélectionner, couper, refaire et atteindre ainsi une forme finale qui soit le fruit du travail de tous. Dans les premières créations collectives du Soleil comme 1789, La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur1 ; 1793, La cité révolutionnaire est de ce monde2 et L’Âge d’or3, il s’agit avant tout d’une dé-hiérarchisation, d’une répartition collective de la fonction créatrice entre tous les comédiens nouvellement responsabilisés. D’interprètes, ils deviennent créateurs de leur sujet ; ils apportent matière iconographique et documentaire au travail de plateau et c’est de leur langue, enrichie de leurs récentes lectures et de leur imaginaire, que naît le texte final. D’auctorialité, il n’en est plus question. Le nom d’Ariane Mnouchkine est mélangé avec tous les autres dans la grande liste des noms de 1789, sous l’humble et beau nom de « metteur en scène ». Mais après la période des Shakespeare, le vent tourne : la rencontre avec Hélène Cixous modifie le travail. C’est elle qui se charge de collecter, puis réorganiser et produire une nouvelle langue poétique à partir des improvisations ; les textes qui paraissent sont signés de sa main. Selon sa propre formule, elle « mi-écrit » les pièces du Soleil… Mais c’est aussi grâce à son travail que ces textes accèdent à la publication et sortent du cadre de la salle de spectacle, qu’ils peuvent être lus en tant que textes. En effet, il n’existe aucune trace, hormis les captations, du texte final de 1789, 1793 et L’Âge d’Or.
- 4 Création en septembre 2015 au Manège de Mons.
- 5 Création en 2004 à la Main d’or.
- 6 Création en 2011 à l’Atalante, tournée au TGP – CDN de Saint-Denis.
2Pour les Sans-Cou, la situation est différente justement parce qu’ils ont choisi de publier leurs textes, et ce directement sous le nom de leur compagnie. En cela, ils s’écartent de compagnies pratiquant l’écriture de plateau sans publication, comme Sylvain Creuzevault dans Le Père Tralalère (2008) ou Le Capital et son Singe (2014), et aussi des œuvres écrites collectivement publiées sous le seul nom du metteur en scène, comme Joël Pommerat dans Ça ira(1) Fin de Louis4. L’équipe des Sans-Cou se forme en 2004, autour d’un groupe issu du Studio-Théâtre d’Asnières. À leurs débuts, plusieurs membres se partagent l’écriture : Romain Cottard et Paul Jeanson écrivent ainsi le premier spectacle du collectif, Banquet à Barbaville5, en 2004. La mise en scène est déjà assurée par Igor Mendjisky, une constante dans tout le parcours du collectif. Après plusieurs mises en scène de répertoire (Shakespeare, Mouawad, Labiche), les Sans-Cou se font remarquer avec leur première création collective, J’ai couru comme dans un rêve6, en 2012, qui sera publiée chez la petite maison d’édition indépendante Riveneuve. Les Sans-Cou deviennent artistes associés du Théâtre du Nord à partir de 2014. Les textes de leurs deux créations collectives suivantes, Idem (2015) et Notre crâne comme accessoire (2016) sont alors publiés par Actes Sud.
- 7 La Coopérative d’écriture, « Manifeste de la Coopérative d’écriture », Agôn [En ligne], HS 3 | 2021 (...)
- 8 Compagnie Les Sans-Cou, Idem, Arles, Actes Sud-Papiers, 2015, p. 9. Désormais, les renvois à cet ou (...)
- 9 Idem, p. 12.
3En page de garde, l’écriture collective est dite « dirigée par Igor Mendjisky », le metteur en scène de la troupe, aussi auteur du petit texte introductif qui précède chaque pièce et qui explique leur singulier processus d’écriture ; mais l’auteur du texte est bien « la compagnie des Sans-Cou ». D’emblée se pose la situation d’un auteur collectif, un « moi pluriel »7 qui se détacherait du groupe et formerait une « sur-identité ». Ce moi n’est pas à confondre avec l’identité des auteurs singuliers de la compagnie, et ceux-ci sont volontairement nommés par Igor Mendjisky dans l’introduction, en lettres majuscules qui plus est, puisqu’il ne faudrait pas que « les noms de chacun, dans leurs individualités, [soient] noyés et oubliés dans le brouillard qui peut parfois planer derrière le nom d’une compagnie »8. De cet effort des singularités dans leur unicité résulte pourtant cet objet étrange écrit par un moi collectif, qui ne saurait se réduire ni à l’influence d’Igor Mendjisky sur l’organisation du processus d’écriture, ni sur l’apport quantitatif de chaque membre dans le matériau de base ou les improvisations. Et il est notable que contrairement à nombre de compagnies pratiquant l’écriture de plateau et chez qui tous ces procédés demeurent mystérieux aux yeux du grand public, dans le cas des Sans-Cou ces objets peuvent être lus en tant que textes dramatiques et nous renseigner sur la « fabrique du texte », et l’élaboration d’un certain « moi pluriel ». Igor Mendjisky conclut son texte introductif en remerciant les éditions Actes Sud pour leur curiosité et l’envie qu’elles ont eu de « croire en cette forme étrange d’écriture qui fait qu’aujourd’hui Idem peut se lire et être jouée par d’autres que nous »9. Dans cette forme étrange, l’occasion est bonne également pour nous de voir les traces de la gestation de l’écriture, un certain manifeste esthétique et du même coup, d’identifier les sujets qu’aborde une telle écriture.
4En effet, de quoi parlent les écritures collectives ? Loin de nous l’idée de faire l’historique de cette pratique aujourd’hui très féconde. Mais si l’on se réfère au Théâtre du Soleil qui a investi cette forme à ses débuts, dans les premiers moments de définition du collectif, et inspiré tant de compagnies par la suite, il est intéressant de noter la résurgence de certains motifs. 1789 est une grande fresque sur la Révolution française, où un peuple se libère de ses oppressions ; 1793 met en scène les assemblées de quartier qui suivirent, où tous les citoyens tentèrent d’imaginer la cité de demain. Enfin dans L’Âge d’Or, les comédiens renouent avec les principes de la Commedia dell’arte pour raconter la situation sociale des années 1970, au travers de types incarnés par les masques. Dans ces premières créations collectives, la situation du groupe humain créateur n’est pas aisément dissociable du sujet traité, tant dans le fond que dans la forme : quoi de mieux qu’un groupe humain qui vit et travaille ensemble pour improviser et sonner juste, « au présent » – la grande obsession de l’écriture de plateau ! – sur le sujet d’un autre groupe humain ? Qu’il soit peuple en révolution ou assemblée de quartier, la troupe du Soleil traite avant tout de la question du groupe, de ses hiérarchies, ses meneurs, ses crises, et même de son langage propre. Est-ce à dire que seul un groupe peut rendre crédible le langage d’un groupe ? Ou bien que le fait d’écrire et de créer à plusieurs suscite forcément un certain type d’invariants ?
- 10 Compagnie les Sans-Cou, Notre crâne comme accessoire, Arles, Actes Sud-Papiers, 2016, p. 7. Désorma (...)
5Chez les Sans-Cou, un phénomène similaire se produit, d’autant plus comparable avec l’exemple historique du Soleil que le besoin d’une création collective semble se faire sentir après un temps donné de travail sur le répertoire, dans un moment où, peut-être, le besoin de définition de l’identité du collectif exige une autre forme de création. Après le succès de J’ai couru comme dans un rêve en 2012, les deux créations collectives – Idem en 2015 et Notre crâne comme accessoire en 2016 – proposent en effet un cheminement intéressant en ce qui concerne la question du groupe qui écrit. Les deux projets se complètent et semblent tenter de circonscrire par l’écriture les fondations du groupe en lui-même : dans Idem, il s’agit comme son nom le suggère de creuser le thème de l’Identité, et par là même l’identité profonde du groupe théâtral, la possibilité et/ou la difficulté de s’exprimer en tant que groupe, mais aussi de saisir une identité de groupe. Par la suite, Notre crâne comme accessoire ramène les interrogations du groupe ainsi défini à un objectif plus directement théâtral : la pièce questionne ainsi la possibilité de faire du théâtre en temps de guerre, et la nécessité même de cet art de manière générale, en s’inspirant du Théâtre ambulant Chopalovitch de Ljubomir Simović (1995). La pièce originale de Simović raconte l’histoire d’une troupe de théâtre qui débarque pour jouer Les Brigands de Schiller dans une ville serbe occupée par les Nazis en 1941. Dans l’état de terreur où ils vivent, les habitants se montrent incapables d’accueillir le théâtre et de s’en servir comme outil critique, ou libérateur, comme on voudrait pouvoir le croire... En s’inspirant de ce thème de l’art face à la violence, il s’agit de montrer, selon les mots de Mendjisky, « le questionnement quotidien d’une troupe de théâtre, de notre troupe de théâtre les Sans-Cou »10.
6Y aurait-il alors une mise en scène inévitable du groupe dans toute écriture collective ? Toute écriture collective ne comporte-t-elle pas nécessairement une forme de méta-textualité voire de méta-théâtralité, due à son origine même ? L’exemple des Sans-cou, parmi d’autres pratiques d’écriture collective, nous servira de guide.
7Le théâtre, comme sujet, est présent à plusieurs niveaux dans les deux créations collectives que nous étudierons. À ce titre, il met en abyme l’origine même de sa création, en permettant au lecteur/spectateur d’avoir accès à des situations calquées sur les conditions de son émergence. Cette méta-théâtralité se retrouve à plusieurs niveaux : elle se situe tant au niveau du parallèle littéral des situations d’écriture et de fiction, qu’au sein de la construction des personnages, dans le flou entretenu entre la persona dramatique et la persona de l’acteur où subsistent les traces du débat, de l’improvisation, de l’acceptation ou du refus de jouer.
8Les textes des Sans-Cou semblent ainsi conserver les scories de leur contact avec le vivant de la scène, notamment dans le passage permanent entre « in » et « off » dont les Sans-Cou ont fait leur marque de fabrique. On navigue du « in » de la fable au « off » de la compagnie qui sans cesse interrompt, critique et saute allègrement entre les différents niveaux de fiction – puisque même le niveau « off », celui de la compagnie qui écrit en jouant, se trouve pris dans une forme de fictionnalisation.
9Les deux textes présentent ainsi deux formes de relation à leur situation d’écriture. Idem s’ouvre sur une scène dramatiquement d’actualité au moment de sa diffusion (novembre 2015, juste après les attentats de Charlie Hebdo...), puisqu’elle commence par une prise d’otages dans un théâtre à Jacobia, ville fictive d’Europe de l’Est en proie à la guerre civile. Julien, jeune metteur en scène français venu assister au spectacle, subit un choc sur la tête lors de l’attaque et perd la mémoire. À son réveil, les assaillants lui font alors croire qu’il est l’un des leurs... Son histoire de perte puis de reconquête d’identité, mêlée à la recherche croisée menée par sa femme et sa fille à travers les années, se mâtine de questionnements autour des rôles que l’on joue, des différents masques que peut revêtir un homme – surtout lorsque celui-ci est lui-même metteur en scène, et que la prise d’otages a lieu dans un théâtre, lieu du renversement et de la métamorphose. Les Sans-Cou poussent jusqu’au bout la mise en abyme avec la situation de leur propre compagnie : lorsque la fille de Julien, toujours sur ses traces, rend visite à un ancien comédien de la compagnie de son père, il lui confie entre deux divagations sur Ophélie (traces d’Hamlet, joué par les Sans-Cou en 2010) : « nous allions monter un spectacle sur l’identité. Idem, ça devait s’appeler. Nous aurions pu être le Théâtre du Soleil, mais maintenant c’est la nuit »11. Julien est en réalité le personnage principal de la pièce qu’il n’a pas réussi à monter, peut-être justement parce que cette pièce est sa propre vie. Un tel enchâssement laisse des traces ; ce fonctionnement méta-théâtral est en même temps pour nous une manière de voir les Sans-Cou à l’œuvre, même s’il s’agit d’une mise en fiction de leurs procédés de création. À quelle version d’Idem assistons-nous réellement ? Peut-on dresser un parallèle strict entre la compagnie dirigée par Julien et la compagnie qui écrit, sur la foi de cet indice donné par le vieux comédien ? Les Sans-Cou se représentent-ils en train d’écrire Idem ?
- 12 Idem, p. 12.
- 13 Idem, p. 22.
- 14 Ibidem.
- 15 Idem, p. 23.
10Même si la compagnie joue avec nos doutes sur les différents niveaux de fiction, il semblerait que le fonctionnement méta-théâtral de la pièce favorise l’émergence d’indices sur les méthodes réelles d’écriture des Sans-Cou. Dans certains passages, on peut voir poindre quelques éléments de ce qui pourrait être un manifeste d’écriture, en accord avec les arguments avancés par Igor Mendjisky en introduction : l’injonction majeure d’« être au présent »12 se voit plébiscitée par les personnages mêmes de la fable dans des situations similaires à la situation d’écriture. Ainsi la femme de Julien, Élisa, est proche de sa soutenance de thèse au début de la pièce, lorsqu’elle apprend l’accident de Jacobia et la disparition de son mari. Quand Élisa nous apparaît pour la première fois, elle est en train de répéter (!) sa soutenance de thèse, en situation quasi théâtrale, sur un podium en pleine représentation alors que son directeur Balthazar est placé dans le public, dans une place comparable à celle d’un metteur en scène. Lorsqu’il s’exclame : « STOP ! Je vous arrête. C’est une improvisation ? »13 alors qu’elle semble s’écarter de son sujet, il est impossible de ne pas dresser un parallèle entre cette situation fictionnelle et le même type de situation lors des séances de travail des Sans-Cou. Les conditions d’émergence du texte sont les mêmes… Et la réponse d’Élisa va tout à fait dans ce sens : elle se justifie de son envie de changer son texte parce que, selon elle, « on n’est pas du tout au présent »14, justement. De plus, elle accuse Balthazar d’être crispé sur une autre version du texte de la soutenance car il considère la situation selon son seul point de vue : il pense que cette version ne permettra pas à Élisa d’être publiée aux États-Unis. Il la met en garde : « ne suivez pas mon exemple ! Ne faites pas les mêmes bêtises que moi ! », ce qui fait dire à Élisa que le problème vient de lui : « chaque fois c’est la même chose, chaque fois on en revient à vous. Ouvrez Balthazar, ouvrez ! »15. Pour Élisa, si Balthazar n’est pas suffisamment « au présent » c’est qu’il n’arrive pas à sortir de son point de vue singulier – problème auquel toute écriture collective peut se voir confrontée dans sa réalisation, lorsque trop de hiérarchie (de la part du metteur en scène ?) vient empêcher le vivant de la parole de se déployer.
11Dans cette scène, on ne sait plus bien qui parle par la bouche d’Élisa, s’il s’agit seulement de son personnage dans le strict cadre de la fable, ou si cette discussion a priori universitaire ne cache pas les traces d’un débat fréquent dans le processus d’écriture collective : conserver le vivant de l’improvisation pour rester « au présent », naviguer entre plusieurs versions d’un même texte, accepter les propositions, confronter les points de vue. Dans le cours du texte, le personnage d’Élisa est familier de ces sortes d’interruption de la fable, où quelqu’un – personnage ou comédien ? – dit « stop ». Mais un personnage peut-il dire stop à la fiction dans laquelle il est embarqué ? Lorsque la quête pour retrouver Julien s’avère de plus en plus désespérante et vaine, et qu’Élisa s’enfonce dans la folie, elle réclame à plusieurs reprises cet arrêt de la fiction : « Stop ! Pouce ! Temps mort, on arrête tout ! Vous êtes où là ? »16, demande-t-elle aux occupants d’un taxi qu’elle croit prendre à Jacobia pour retrouver Julien. Cette scène s’avère se dérouler entièrement dans sa tête, comme nous le découvrons aux indices d’invraisemblance qui se multiplient (fumée soudaine dans la voiture, réunion improbable de personnages censés se situer à des kilomètres de distance). Mais qui dit stop ? Élisa au seuil de la folie, la comédienne perdue dans une improvisation à plusieurs niveaux de fiction, ou les deux ? Que nous apporte ce flou autour des différents niveaux d’écriture, si ce n’est une forme de distance critique sur la fable, toujours prête à se regarder elle-même et à se remettre en question ? Les traces d’écriture collective se donnent comme signes méta-théâtraux qui deviennent forme-sens dans le cadre d’Idem, et continuent de questionner le thème central de l’identité, entre comédien et personnage.
12La situation d’écriture du texte transparaît de façon plus claire encore dans la fable de Notre crâne comme accessoire. Sur le modèle du Théâtre ambulant Chopalovitch, une compagnie de théâtre vient répéter et jouer une pièce dans une ville occupée. Comme dans Idem, le contexte géopolitique n’est pas situé, mais il s’agit aussi d’une ville d’Europe de l’Est en guerre, fréquemment bombardée, et contrôlée par une milice qui fait arrêter et exécuter les habitants au moindre soupçon. Les comédiens, animés de louables intentions d’opposer la culture à la barbarie, se voient confrontés à la frilosité des habitants terrorisés, et aussi au chef de la milice, Miloun ; celui-ci incarne un arbitraire de la violence qui pourrait tendre au comique s’il n’avait de si désastreuses conséquences. À l’inverse de la pièce originale de Simović, les comédiens ne viennent ici pas jouer une pièce du répertoire : ils s’embarquent dans une adaptation moderne du conte des Trois Petits Cochons. Le texte n’en semble pas fixé et les trois comédiens, dirigés par leur metteur en scène Vassili, cherchent sans cesse la meilleure façon de rendre cette histoire, de souligner ses parallèles avec le monde moderne et aussi avec la situation difficile dont ils sont témoins dans le pays en guerre. Qui est le loup, et quelle maison va exploser ?
- 17 NCCA, p. 30.
- 18 Ibidem.
- 19 Ibidem.
13Cette situation fictionnelle nous permet d’accéder à un observatoire privilégié de la « méthode Sans-Cou », et de la fabrique du texte, en mettant les comédiens de la fable en situation de reproduire les méthodes de création des Sans-Cou : l’écriture de plateau, par l’improvisation. Nous assistons par exemple deux fois à la scène d’arrivée du loup qui surprend les Trois Petits Cochons protégés dans leur maison. Dans la scène d’ouverture de Notre crâne comme accessoire, les comédiens font la parade de leur pièce pour leur représentation du lendemain. Les trois petits cochons sont nommés Michel, Stéphane et Jessica et le loup sonne à l’interphone ; les anachronismes, savamment dosés au départ, se font de plus en plus présents à mesure que la situation du conte résonne avec la situation des comédiens de la fable, dont le projet altruiste prend l’eau de toutes parts. Ainsi, lorsque la scène revient plus tard dans la pièce, l’improvisation la transforme complètement. Le monologue de Vassili est chargé des scènes passées et nous montre à quel point le réel peut contaminer la création en train de se faire, à quel point l’improvisation est tributaire de ce qui l’entoure et se construit surtout en fonction de ce que le collectif traverse, humainement. Le langage de Vassili, metteur en scène d’ordinaire mesuré et calme pour faire face à toutes les situations, prend les accents de celui de Miloun, tant dans le rythme que dans la grossièreté. Tous les ennuis de la troupe de Vassili se retrouvent mêlés à l’improvisation et même, lui donnent corps : répétitions interrompues et autorisations de jouer déchirées sans état d’âme par Miloun, qui s’invite de force dans leur spectacle, accueil glacial, arrestations, menace constante d’un conflit armé proche qui viendrait définitivement mettre un terme à tout leur projet... Vassili se met à insulter ses collègues en utilisant les mêmes arguments que leurs détracteurs – « socialo de mon cul ! sangsue de la société ! »17, hurle-t-il à Marco, tandis qu’il accuse la belle et libre Sophie d’« ouvrir les portes de son cul à l’international »18, et lui demande même si elle a « une autorisation pour jouer de la flûte »19, référence à la scène précédente où la question de l’autorisation pour jouer du théâtre avait tenu le centre des débats.
14Aller faire du théâtre là où c’est urgent, proposer le théâtre comme « service public » nécessaire dans l’idéal de Jean Vilar, imaginer une prise de conscience politique par le biais de la fiction et de la métaphore en réinvestissant le conte, c’est-à-dire la forme de fiction la plus universelle et partagée possible – l’ambition philanthropique et politique des comédiens de la fable se voit confrontée à une réalité géopolitique qui les dépasse et questionne le sens même de leur action. Sont-ils légitimes, drapés dans leurs idéaux « de gauche », de venir prêcher la bonne parole dans un conflit dont ils ne maîtrisent pas toutes les implications ? Sont-ils légitimes d’estimer que leur mode de vie et leurs valeurs peuvent servir de modèle ? Sont-ils légitimes de croire que le théâtre peut changer le monde, est-ce une illusion bien-pensante ? Et si les Trois Petits Cochons échouent dans le cadre de la fable, Notre crâne comme accessoire peut-il réussir ? La forme de l’écriture collective semble être ici un creuset démocratique par excellence, puisque par le biais de la méta-théâtralité, elle accueille en son sein à la fois le sujet et sa critique, et dialectise son propos.
- 20 NCCA, p. 33.
- 21 Ibidem.
15Si le processus de création transparaît à plusieurs reprises dans le texte à cause de la porosité de la situation d’écriture avec la situation de la fable, c’est aussi pour mettre en évidence les questions fondamentales qui agitent à la fois les personnages de la fable et les « comédiens auteurs », non seulement en ce qui concerne la nécessité de faire du théâtre en général, mais aussi la façon de le faire et les hiérarchies internes au sein du groupe. Bien entendu, l’opposition de la compagnie de Vassili est nette avec la situation hiérarchique du pays où ils se trouvent, où tout est régi par la force brute et les armes, sans discussion. L’espace du groupe de Vassili semble être le dernier à offrir une possibilité de dialogue horizontal, et en cela à présenter un contre-modèle de collectivité démocratique – une situation qui résonne avec les motivations politiques de nombreux artistes à se former en collectif pour renouveler les modes de création des spectacles, et échapper à un fonctionnement hiérarchique. Mais les limites de ce fonctionnement dans la création sont aussi clairement envisagées par les comédiens auteurs eux-mêmes : lorsque Miloun se présente à leur répétition où il s’est invité de force, et qu’il veut absolument s’intégrer à leur spectacle en jouant un dictateur africain, Vassili n’a que les mots de la création collective pour le modérer : « Monsieur Miloun, j’ai bien compris la proposition, elle est forte mais je ne sais pas si… Je ne crois pas que ça puisse trouver sa place dans le spectacle »20. Ce vocabulaire théâtral est déplacé dans ce contexte où le moindre refus peut coûter la vie ; mais il est aussi perçu ici comme une violence supplémentaire qui vient souligner le possible dérapage des hiérarchies. Faut-il un principe organisateur à tout prix ? Quelqu’un doit-il trancher sur ce qui a ou n’a pas sa place dans le spectacle ? Et au nom de quoi ? Miloun, personnage traité de manière comique dans le texte, souligne malgré lui la violence symbolique que peut représenter le fait de trancher une improvisation : « T’aimes pas ? T’aimes pas ce que je fais ? Tu trouves ça plouc ? Tu me méprises ? C’est ça ? »21.
16Cette violence symbolique sous-tend la critique intégrée par Notre crâne comme accessoire sur la légitimité de l’action de la troupe de Vassili : existe-t-il une bonne et une mauvaise hiérarchie ? Vassili et sa troupe sont-ils garants de ce qui est de bon ou de mauvais goût, et à quel titre ? Dans ce conflit qui ne les concerne pas, ne sont-ils pas aussi en train d’imposer quelque chose ? Le modèle démocratique qu’ils proposent a-t-il ses limites, et faut-il en conclure que la nécessité d’une figure surplombante se fasse toujours sentir – celle d’un Vassili, ou celle d’un Igor Mendjisky ? Dans quelles limites, et celles-ci sont-elles décidées en amont par le collectif ? Au sein d’une improvisation qui dérape, les Sans-Cou réservent aussi le droit à certains personnages de la fable de dire soudainement, comme Marco en pleine répétition : « J’arrête. […] Je crois que je vais quitter la compagnie. J’arrête le théâtre »22. Lorsque le lien entre le cadre réel et la scène jouée devient trop poreux et que la confusion des espaces fictionnels est difficile à supporter, la liberté du collectif est aussi celle de ménager une pause, et de refuser certains chemins.
17C’est en effet le cœur du sujet : par les traces qu’il laisse aussi bien dans la forme que dans le fond, le groupe s’affirme comme force créatrice avec ses contradictions qui contournent la hiérarchie. En mettant en abyme leur propre groupe, à la fois thématiquement et dans les traces formelles que celui-ci imprime au texte, les Sans-Cou se permettent aussi des contre-définitions (technique très en accord, d’ailleurs, avec une certaine conception de l’identité dans les textes de la compagnie, une conception refusant toute définition qui serait délimitation, c’est-à-dire limitation… Nous y reviendrons). Si les pièces de la compagnie semblent dessiner un certain manifeste de ce que pourrait être le groupe des Sans-Cou – manifeste à la fois théâtral et identitaire – elles mettent en scène aussi bien des situations hiérarchiques oppressives (comme dans le cas de Miloun) que des groupes dysfonctionnels. Comme des contrepoints superstitieux à un idéal de la collectivité, ces groupes nous montrent précisément un manuel de « ce qu’il ne faut pas faire » !
- 23 Idem, p. 46.
- 24 Idem, p. 44-46.
- 25 Idem, p. 45.
- 26 Ibidem.
18Dans Idem, la majorité des faux groupes gravitent autour du personnage de Gaspar Kasper qui constitue la trame de l’histoire, et dont le seul nom épouse d’une part l’identité fantomatique mais aussi le trouble identitaire – on pense à Casper le fantôme mais aussi à la figure historique de Kaspar Hauser, « l’orphelin de l’Europe », cet enfant muet enfermé dans un cachot jusqu’à ses dix-sept ans, et dont l’identité réelle n’a jamais été élucidée bien que l’on soupçonne qu’il ait été le rejeton indésirable d’une grande famille noble. Mais en allemand, un « Kasper » est aussi un mot familier que l’on pourrait traduire par « bouffon » ou « guignol »… Alors, imposteur ou orphelin de lui-même ? Gaspar Kasper souffre en tout cas d’un trouble de l’identité : pas assez de charisme, rien pour le définir ; il ne croit pas à l’hérédité qui rend spécial, il est si discret qu’on ne le remarque pas. Pour compenser cette tragique inconsistance, Gaspar se met à fréquenter assidûment différents groupes, afin de se dessiner enfin par l’appartenance, la communion ou le partage des mêmes valeurs. Mais chaque tentative d’intégration se solde par un échec – et sans doute est-ce parce que Gaspar ne tombe que sur des groupes trop hiérarchisés, où l’appartenance ne signifie que la soumission et le lissage des différences. Il tente ainsi sa chance dans le groupe des Super Super, une association de super-héros du quotidien qui se rendent utiles en effectuant des petites tâches comme aider les grand-mères à traverser ou ramasser les doudous oubliés sur le trottoir. Mais c’est un environnement peu propice à l’épanouissement : les Super Super doivent tous répondre d’une seule voix, « comme un jingle »23, et seule la parole du Chef compte, qui dicte le rythme, la répartition de la parole et le contenu des exclamations collectives. « Sauver le monde ! […] Simulation combat ! […] Point sur la semaine »24. Les membres du groupe ne se démarquent en rien, et chaque particularité qui pourrait justifier le super pouvoir de chaque super-héros est tournée en dérision : lorsque l’on cherche quel pourrait être le super pouvoir de Gaspar et son surnom, par la même occasion, les membres ne le définissent que par des appréciations qui n’en sont pas – « pas top […] nul […] invisible […] rien »25. Ce qui fait conclure au chef : « bon ben c’est unanime, tu n’as pas de charisme. On ne te voit pas, tu ne dégages rien. Tu pourrais être un fantôme »26. Sanction de l’inexistence de Gaspar, ce constat « unanime » nous montre surtout que ce groupe n’a rien à dire, et qu’il le fait en chœur, sous la pression d’un chef mégalomane.
- 27 Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.
- 28 Julie Sermon, « Qui du visage et de la figure ? Les dramaturgies contemporaines, entre tradition hu (...)
- 29 Ibid., p. 119.
19Dans le contexte de cette réflexion sur l’identité qu’est Idem, les Sans-Cou semblent ainsi explorer plusieurs degrés de présence des personnages : fantôme inconsistant aux traits flous, récipient qu’il s’agirait de remplir d’une part ; et d’autre part présence collective très affirmée, mais sans relief, chœur où s’efface l’identité individuelle. Cette oscillation peut être lue comme une forme-sens : en mettant en jeu la question de l’identité (Idem) et le dédoublement acteur/personnage (Notre crâne comme accessoire) sous une forme théâtrale, les Sans-Cou s’inscrivent dans la réflexion contemporaine autour du statut de personnage, lancée par Robert Abirached en 197827. À rebours d’une construction psychologique basée sur la notion de caractère, le personnage contemporain semble vouloir se détacher de ce cadre bien défini censé justifier toutes ses actions et émotions, comme le souligne Julie Sermon : « cette codification normative du psychisme et de ses expressions fonde la vraisemblance dramatique. Elle est ce qui permet au personnage de faire illusion d’individu »28. Dans Idem par exemple, Gaspar Kasper ne fait plus illusion d’individu : il appartient plutôt au champ de ce que Julie Sermon définit comme « figure », lié à « la volonté de se déprendre du visage psychologique et dramatisé du personnage, pour déplacer les attentions sur la réalité troublante et paradoxale du corps en scène, valant à la fois pour lui et pour un autre »29. Il est un fantôme comme ceux que décrit Robert Abirached dans le théâtre symboliste, un personnage creux et sans motivations, une simple enveloppe charnelle a priori sans contenu, et qui ne fait qu’exhiber son masque sans personne derrière. Je est un autre, alors ? Dans le sens, peut-être, du radicalement autre, celui qui n’est pas, ou pas assez, à rebours donc de toute vraisemblance ou mimesis. En exhibant l’artefact du personnage, il questionne à la fois le phénomène de représentation, mais aussi la construction de nos identités par le phénomène de l’identification théâtrale : Gaspar ne cherche-t-il pas quelqu’un à qui s’identifier pour exister, en se construisant par et avec les autres ?
- 30 Idem, p. 71.
- 31 Howard Barker, Arguments for a theatre, Manchester, Manchester university press, 1997, p. 17.
- 32 Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre (dir.), Le Chœur dans le théâtre contemporain (1970 (...)
20Dans la même veine, Gaspar tentera d’intégrer une chorale. Le modèle de la chorale pourrait symboliser la tentative de constituer un groupe littéralement en harmonie. Mais là encore, former un groupe semble avant tout être synonyme de disparition des individualités : Gaspar Kasper, qu’on nous présente d’abord comme un personnage plutôt discret, se fait remarquer à la dernière répétition avant Noël car il chante un peu plus fort que les autres. D’ailleurs, l’une de ses voisines ne manque pas de le dénoncer illico ! Le chef prévient Gaspar : « fais attention, le chant ça se partage, on n’impose pas sa voix aux autres30 ». Autre modèle de microsociété où il est besoin d’un chef, la chorale n’est le lieu de la symbiose et de l’écoute que dans le cadre strict de la partition et du bon vouloir de celui qui dirige ; hors de cela, les membres se dispersent à nouveau, et l’illusion de former un groupe se dissipe très vite. Aucun membre ne veut rester boire un verre avec Gaspar, et chacun retourne à ses occupations individuelles, terrifié à l’idée de prolonger la sensation de communauté. La chorale, fausse idée de collectivité ? On peut penser ici aux idées de Howard Barker sur la question : « We must overcome the urge to do things in unison. To chant together, to hum banal tunes together, this is not collectivity31 ». L’harmonie deviendrait-elle un modèle politique douteux, basé au contraire sur l’écrasement de la différence, donc de la dissidence ? Si l’on se réfère aux analyses de Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre dans leur ouvrage Le Chœur dans le théâtre contemporain (1970-2000)32, les modèles choraux sur les scènes contemporaines sont aujourd’hui chargés de ces multiples tensions qui reflètent l’ambivalence des discours sur la collectivité. L’idéalisme de l’unisson retrouvée d’une communauté s’oppose au constat suivant : le fait de dire quelque chose en chœur peut signifier aussi le fait de ne rien à avoir à dire pour soi-même (ce qui rejoint l’idée de Barker). L’idéal démocratique du collectif se retrouve ainsi confronté à l’anéantissement de soi, et la corporéité du groupe fait fi de la psyché singulière. On peut s’interroger plus avant encore sur cette fonction chorale en ce que les Sans-Cou, non contents de mettre en scène des groupes fonctionnels et dysfonctionnels, reprennent aussi la figure du Chœur lui-même dans leurs textes, en se référant alors plus directement à son rôle originel dans la tragédie grecque ; nous y reviendrons.
21Face à ces contre-modèles, d’autres figures de groupe émergent chez les Sans-Cou, qui nous font progresser vers une autre voie possible, en proposant d’autres avatars de la mise en abyme du groupe créateur. Dans Idem, le pendant de Gaspar Kasper est Julien, récupéré par le groupe des terroristes qui lui font croire qu’il a toujours été l’un des leurs. Progressivement des doutes s’installent chez Julien quant à sa réelle appartenance, au fait qu’il ne se rappelle pas des motivations qui l’auraient amené à rejoindre ce groupe d’action. Son nouveau camarade, Houk, complice du mensonge mais aussi devenu son ami, tente de lui présenter les choses sous un autre angle, en chassant ses doutes :
Tu vois ce vide au-dessus de notre tête, c’est Dieu. C’est notre solitude. Nous, on est ensemble. Le pouvoir Alban, le pur pouvoir, c’est nous, c’est le groupe. Si on plonge dans le grand groupe qu’on appelle le monde, alors on est immortel. Toi, tu t’es défait de tes appartenances, tu appartiens au monde33.
22Ne plus se souvenir de son passé, ne plus dépendre de son hérédité, choisir, si l’on veut, sa nouvelle famille : le plaidoyer de Houk semble mettre en avant la liberté de choisir le groupe auquel on veut appartenir après s’être « défait » de toutes les « appartenances » imposées par la vie. Mais ici ce nouveau modèle de groupe est encore une arme, tout comme les mots de Houk : c’est de force qu’ils ont recruté ce nouveau membre et, sans le savoir, Julien ne fait qu’y jouer un rôle. L’un des membres du groupe finira par se trahir ; alors que Julien fait un récit coloré (et fictif ? on ne saura jamais) d’une attaque contre des miliciens, il entend l’un de ses soldats murmurer contre lui et s’insurge : « pourquoi tu dis que je ne suis pas des vôtres ? […] tu viens de dire : “il s’en sort bien pour un mec qui n’est pas des nôtres” ?34 ». « Il s’en sort bien », autrement dit, il joue bien son rôle, et l’on y croirait presque ! Mais que signifie jouer un rôle, lorsque toute mémoire de son identité passée a fui ? Il semble que faire partie d’un groupe soit nécessaire pour se reconstruire – ou se construire, si l’on en croit les tentatives répétées de Gaspar – mais quelles en sont les limites ? Jouer un rôle peut-il suffire à exister pleinement ? Le groupe supplée-t-il à une identité perdue, ou refusée ? Et dans cet empilement des niveaux de fiction fondateurs de l’écriture collective des Sans-Cou, qui garde toujours une trace de sa gestation et des parallèles entre la fable et la situation d’écriture, quelle mise en garde la compagnie nous adresse-t-elle quant à cette mise en abyme permanente, ce jeu de miroirs entre le soi qui écrit et le soi que l’on joue ?
23Julien n’est pas le seul à se réfugier dans un groupe et dans un « faire-semblant » (même si c’est malgré lui que Julien se travestit en terroriste…) qui est avant tout théâtral : dans Notre crâne comme accessoire, le personnage de Victor affronte des démons bien trop noirs pour ne pas les abandonner au profit d’une seconde vie théâtrale qui finit par prendre le pas. S’il est un peu « à l’ouest » ou « dans les nuages » au point de se croire dans Forrest Gump lorsque Miloun les menace, s’il se perd à de multiples reprises entre les différents niveaux fictionnels, c’est avant tout que sa véritable identité est trop lourde à porter ; il cache un deuil et la perte brutale d’un petit garçon dans une attaque terroriste, là encore… Dès lors, puisque Victor préfère de loin être un autre, le vrai et le faux n’ont plus guère de sens, ni la limite (arbitraire ?) entre le groupe qui répète et l’histoire qu’ils jouent, entre les situations symboliques des Trois Petits Cochons et les problèmes réels qu’ils encourent dans un territoire en guerre. Même la notion de personnage devient floue, tout autant qu’elle peut le devenir lors d’une improvisation. Victor s’en agace : « Et les mots que je suis en train de dire, parce que c’est un texte écrit et que je les dis tous les soirs, n’ont aucune force et ma parole n’est pas réelle ? Et Miloun parce qu’il est un personnage n’est qu’un épouvantail ?35 ». Est-ce à dire que Victor, Sophie, Marco et Vassili, qui constituent la troupe de théâtre de la fable, sont un peu moins personnages que ne l’est évidemment Miloun ? Est-ce à dire qu’ils sont plus proches de leurs interprètes réels, du fait de l’écriture collective qui colle tant à la fable ? Mais dès lors comment entendre cette indignation de Victor, si ce n’est comme une mise en garde implicite contre la dangerosité de ce mélange des niveaux de fiction – où se situe le « vrai groupe », et à quel moment pourra-t-on sortir de tous ces niveaux empilés et dire, comme Marco : « j’arrête » ?
- 36 Julie Sermon, « Qui du visage et de la figure ? Les dramaturgies contemporaines, entre tradition hu (...)
24Miloun, de son côté, n’apprécie pas du tout qu’on le traite de « personnage »... S’il exhibe sa théâtralité à l’instar de Gaspar Kasper dans Idem, c’est dans un contexte beaucoup plus problématique : Miloun est un personnage comique, en tant qu’il est produit de représentations diverses, caricatural parfois car il évoque les méchants des films, à mi-chemin entre Full Metal Jacket et un « bad guy » de Tarantino ou James Bond, capable des pires horreurs mais toujours avec style et une forme de distance dans l’exhibition de la violence. Les méchants de Tarantino, eux non plus, ne seraient pas ravis de se voir traiter de personnages ; Miloun l’est d’autant moins, pris comme il est dans la question brûlante qui traverse toute la pièce de Notre crâne pour accessoire : pourquoi fait-on du théâtre ? Pourquoi choisit-on la voie du « faux » pour trouver le vrai ? Qu’est-ce qui dans l’exhibition du masque nous rend capables de toucher la vérité ? Les Trois Petits Cochons sont-ils plus vrais que la guerre ? Miloun est-il vraiment un « épouvantail » au sens d’un prétexte pour traiter l’arbitraire de la violence ? Il serait alors véritablement une « figure » au sens de Julie Sermon : un artefact qui exhibe sa théâtralité, là encore, par la caricature et l’exagération, ce qui permet de distinguer les « faux » des « vrais » personnages. Miloun contre Vassili, le clown contre le sage. Mais Miloun, dans le cadre de la fable, n’a pas conscience de sa théâtralité relative par rapport aux autres figures ; même, il nourrit aussi secrètement des rêves de jeu et de masques, puisqu’il aimerait pouvoir interpréter un dictateur africain... Victor exhibe ainsi ce que ce processus peut avoir de mensonger et de réducteur : la parole d’un personnage a-t-elle moins de valeur que celle d’un « demi-personnage », qui ne serait pas entièrement caractère et fiction mais avatar d’une personne réelle (ici, les comédiens auteurs des Sans-Cou, dont Vassili, Sophie, Marco et Victor sont les versions plus ou moins « fictionnalisées ») ? Pourquoi cette hiérarchie ? Et si l’on met en doute la vérité ou le poids de la parole d’un « personnage », qu’il soit inventé de toutes pièces ou avatar d’un comédien, n’est-ce pas tout l’édifice qui s’écroule et surtout le sens même de cette entreprise : à quoi sert le théâtre ? Miloun et la troupe de Vassili sont également êtres de mots, et tous issus de l’écriture collective des Sans-Cou. Et ils peuvent tous, à leurs degrés respectifs, être considérés comme « figures », en ce qu’ils « se nomment comme procès et instances symboliques, affirment leur nature d’artefact », en se situant dès lors dans une « théâtralité distanciée »36 qui est aussi le propre de la méta-théâtralité commune aux deux pièces étudiées.
- 37 NCCA, p. 35.
- 38 NCCA, p. 18.
- 39 Denis Guénoun, Le théâtre est-il nécessaire ?, Belval, Circé, 1998, pagination manquante.
25La réponse vient peut-être de Vassili lui-même, le metteur en scène, qui peut seul se permettre de suspendre un temps la fable – on le voit à la didascalie « sortant de son rôle »… Un autre niveau d’enchâssement se dessine encore dans l’architecture des personnages. Il demande à tous les comédiens d’entrer sur le plateau, au plus fort de la crise identitaire de Victor qui confond tous ses textes et veut reprendre la scène qu’il est en train de jouer car il estime qu’il la joue mal, alors qu’il s’agit de sa propre vie… Vassili s’adresse alors « aux acteurs » et non plus aux personnages de sa troupe fictive, pour fixer un des objectifs de la pièce : « Il me semble extrêmement difficile et délicat de répondre à la question “Pourquoi continuez-vous à faire du théâtre ?” autrement qu’en faisant du théâtre37 ». La mise en abyme fait partie du questionnement, elle est son essence même. Se questionner sur sa pratique en écrivant collectivement, c’est se regarder soi comme on regarderait un autre, et par là même perdre un peu de ses propres contours et mélanger les niveaux de fiction. Si Victor insiste tant sur le fait de continuer à « y croire », et sur le pouvoir de l’imagination, c’est que cela fait partie intégrante du questionnement profond sur l’art théâtral. « Si personne ne croit plus à rien, autant arrêter tout de suite cette mascarade et dire à la jeune fille qui est au premier rang qu’il n’y a plus rien à voir !38 », s’indigne-t-il face à ses camarades le priant de revenir à la réalité et d’être raisonnable. Se perdre dans et avec les autres semble être ici la première condition, à la fois de l’écriture en commun, mais aussi du jeu théâtral : accepter le flou, les correspondances troublantes et la drôle de persona de l’écriture qui est à la fois familière et autre, tout comme le personnage que l’on endosse en jouant. Comme le formule Denis Guénoun, le théâtre contemporain est l’époque de l’exhibition du jeu. À l’heure où l’identification semble avoir fui les planches du théâtre pour se retrouver presque exclusivement dans la vraisemblance cinématographique et son troublant effet de réel, le théâtre devient le lieu où l’acteur pointe du doigt son propre masque : « ce qui s’exhibe et se dénude ainsi, ce n’est pas la personne propre de l’acteur, son identité plénière, son être d’avant la représentation, c’est son jeu. Si quelque chose (de lui-même, de sa personne, de son identité, de son être) s’y dévêt ou s’y révèle, c’est comme jeu »39. Nous ne saurons jamais qui sont les véritables comédiens auteurs des Sans-Cou, et finalement, peu importe ; ce qui compte, c’est la réflexion méta-théâtrale menée par ce « jeu » sur l’idée de jeu elle-même, sur sa légitimité, son rapport à ce qui se donne pour la « vérité ». En se noyant dans ce « jeu », Victor s’y perd, jusqu’au tragique ; mais là encore, les Sans-Cou vont jusqu’au bout d’un processus pour mieux y échapper eux-mêmes en tant que groupe.
26Quoi de plus théâtral en effet que le titre du roman écrit par Gaspar Kasper après sa rencontre avec Julien ? Lui qui n’était personne, il va raconter l’histoire d’un autre comme si c’était la sienne, et se glisser dans sa peau pour se trouver enfin une raison d’exister. Le fil rouge d’Idem tient sur l’interview de Gaspar Kasper devenu célèbre, à l’occasion de la sortie de son roman à succès L’autre c’est moi, qui n’est autre que le récit de la vie de Julien. Cela pourrait presque être le titre d’un manuel du jeu de l’acteur… Et la trace des Sans-Cou comme groupe s’y sent toujours : dans la méthode de l’écriture par improvisation où tant de choses personnelles se mêlent, dans la spontanéité de l’instant, au matériau préparé à l’avance, l’acteur qui a effectué l’improvisation ne sera pas forcément celui qui l’interprétera dans la version finale. Il faut accepter le fait de soumettre un matériau, intime ou en tout cas issu de soi, aux modifications, réinterprétations et appropriations du groupe. L’autre c’est moi, ou Idem sont comme deux faces d’un même processus. De là provient peut-être l’indignation de Gaspar lorsque Julien lui reproche de lui avoir volé son histoire :
Ton histoire ? mais reprends-la ton histoire si tu veux. Ton histoire. Rien de ce qui est arrivé n’a été un choix de ta part. L’endroit où tu es né, les gens que tu as croisés, les événements qui te sont arrivés, Jacobia. Tout est arrivé de manière fortuite. Rien en toi n’est singulier ni original. Tu aurais très bien pu être un autre et j’aurais très bien pu être toi. Si personne ne l’avait racontée ton histoire, elle n’existerait plus, comme si elle n’avait jamais existé.40
- 41 Idem, p. 16.
- 42 Idem, p. 100.
27L’important, ce n’est pas le contenu ; tout tient dans le fait de raconter, et de faire d’une suite d’événements singuliers et fortuits une histoire, justement. Gaspar Kasper avait prévenu le journaliste qui l’interroge dès le début de la pièce : « ce n’est pas à moi que les choses arrivent […], cette histoire s’est vaporisée dans l’imaginaire, elle a été reconstituée par plusieurs cerveaux41 ». Peut-être est-ce là le véritable signe que nous sommes dans une histoire digne d’être racontée – lorsqu’elle a été « reconstituée par plusieurs cerveaux », lorsqu’elle est passée au filtre de l’écriture collective pour ressortir nourrie de l’autre. Gaspar Kasper, en tout cas, est celui qui a besoin des autres pour exister : comme il le dit lui-même, « [son] histoire n’est pas à la hauteur […] Montrant le théâtre et les autres acteurs. De ça. De tout ça42 ». « Je ne suis qu’une figure », semble-t-il nous dire. Mais en cela, capable d’une perméabilité exemplaire au grand Autre : histoires, idées, souvenirs, valeurs, émotions.
28Et c’est dans cet acte de raconter que se constitue avant tout une sorte de personnage collectif, dont la présence d’un Chœur – une constante dans l’écriture des Sans-Cou – pourrait constituer un premier avatar. En cela, la compagnie s’inscrit dans une filiation à la fois grecque et brechtienne, et propose plusieurs modalités de la présence de ce Chœur qui interroge la notion de collectivité (parfois problématique comme nous l’avons vu plus haut avec le modèle de la chorale et autres groupes dysfonctionnels), le rapport au récit et la distance vis-à-vis du matériau de la fable, mais aussi la possibilité d’émergence d’un personnage collectif. Celui-ci, appartenant plus au genre des « figures » qu’à celui des « personnages » psychologiquement définis, pourrait bien dessiner un modèle de moi pluriel. Chez les Sans-Cou, le Chœur est parfois constitué de plusieurs comédiens, comme au début de Notre crâne comme accessoire où, parodie de chœur grec en toge, ils annoncent au public ce qui va suivre. La référence à la tragédie grecque ne semble convoquée que sous la forme de la blague, comme peuvent l’indiquer les costumes : en effet, plus qu’un groupe de citoyens qui se ferait chambre d’écho des émotions du public et aurait valeur de structuration des épisodes, ce Chœur semble plutôt s’installer dans une filiation brechtienne en posant dès le départ les jalons d’une distanciation critique. D’une part, il reprend certains arguments de la note explicative d’Igor Mendjisky sur la démarche de la compagnie, mais il ironise également sur la situation réelle où se trouvent le public et les comédiens – éteignez les portables, les tartines du bar sont délicieuses, etc. D’autre part, il est aussi le pendant du discours de présentation de Vassili, lors de la parade de la troupe de théâtre présentant Les Trois Petits Cochons dans le pays en guerre. Il présente ainsi dès le début l’emboîtement des niveaux de fiction, leur porosité mais aussi la conscience omnisciente, épique, des comédiens par rapport à l’histoire dans laquelle ils sont engagés – sans cesser, pour autant, d’ « y croire ». En tout cas, il est aussi pour nous la vision de ce collectif à l’œuvre, de la possibilité d’un personnage pluriel à l’origine de l’acte d’écriture, qui viendra ensuite se disséminer en figures distinctes – car ce chœur en toge ne réapparaîtra pas dans Un crâne comme accessoire, dès lors que nous serons immergés dans la fable. Du moins, il ne sera plus identifiable, ni par ses nippes antiques, ni par une figuration collective : seule sa fonction brechtienne en réalité – la distance – émergera de loin en loin dans le cours de la pièce, comme lorsque Vassili interrompt la fiction qui dérape, pour reposer les questions initiales au projet du spectacle, en « sortant de son rôle ».
- 43 Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Le Chœur dans le théâtre contemporain (1970-2000), (...)
- 44 Jean-Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’enfance du théâtre, Belval, Circé, 2002, pagination manquant (...)
29Le chœur apparaît aussi dans Idem ; mais il est cette fois tenu par un seul corps d’acteur tout au long de la pièce, et fonctionne comme un personnage unique – littéralement, un personnage pluriel ? Comme le formulent Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, il produit ainsi un « effet-personnage », qui « lui permet de se disséminer en instances narratives autonomes ». En cela, il s’affirme comme instance méta-discursive, même si selon les deux chercheuses, il demeure un « paratexte mutilé et incomplet »43 : le sens est toujours à reconstruire par le public, dans un dispositif dynamique, plus brechtien que grec. Notons les différents rôles endossés par ce chœur. Il ouvre d’abord la pièce, mais selon d’autres modalités que le chœur en toge : présent seul en scène, il ne nous parle ni des Sans-Cou, ni des tartines, ni du théâtre où nous nous trouvons. À la place, il raconte au public une parabole : l’histoire d’un ours blanc qui doute d’être un ours blanc, car il a froid sur la banquise. Est-il vraiment ce qu’on lui a toujours dit qu’il était ? À quoi reconnaît-on vraiment un ours polaire ? Détachée de la fable et posée en exergue comme une clé de compréhension, cette petite histoire semble jouer le même rôle que le conte des Trois Petits Cochons : une « condensation en forme d’énigme », qui devient alors « puissance d’interrogation », comme le formule Jean-Pierre Sarrazac dans son travail sur les « formes simples »44. La parabole et le conte y sont ainsi décrits comme des « degrés zéro de l’écriture », pour reprendre la formule de Barthes, des formes qui n’imposent aucun contexte psychologique, mais suscitent l’étonnement et servent avant tout d’instances critiques, car on y devine la métaphore d’autre chose. L’histoire qui nous est contée ne semble au départ avoir aucun rapport direct avec le contenu de la pièce ; mais donnée ainsi en ouverture, elle nous place dans une disposition particulière à l’égard de la fable, car nous allons chercher l’ours polaire dans toute la pièce, et nous demander de quoi (ou de qui ?) il est la métaphore. Elle fait ainsi acte de distanciation en nous donnant une posture critique, en nous rappelant que ce que nous allons voir est à considérer au titre d’exemplum, et que peut-être toute la pièce n’est qu’une grande parabole.
- 45 Idem, p. 23.
- 46 Idem, p.52
30Le chœur revient à plusieurs reprises dans des « intermèdes » pour poursuivre le déroulement de la parabole, qui subsume les éléments de la fable sous forme de métaphore ; il intervient aussi, sporadiquement, pour assumer des transitions. Il assume ainsi l’annonce à Élisa que son mari est porté disparu dans une attaque terroriste, avant de préciser : « Non, ne réagissez pas, pas tout de suite – vous l’apprendrez dans une ellipse »45 ; tout comme il permet des retours en arrière sur certains personnages comme Gaspar, en se glissant momentanément dans la peau d’un « figurant », en l’occurrence un livreur de pizzas. Fort pratique pour se faufiler un peu partout dans la fable et nous emmener avec lui... « L’homme que vous voyez, c’est Gaspar. Il est seul, chez lui. [...] Dans quelques instants, comme tous les soirs, il se fera livrer une pizza. [...] À ce moment-là, Gaspar ne s’appelle pas encore Kasper. À ce moment-là, il est un fantôme sans nom. Je sonne. »46 On assiste ici à la confrontation de deux figures, l’une consciente de l’être et se jouant de tous ces avatars qu’elle enfile à l’envi, l’autre l’étant malgré elle, avant la rencontre décisive de Julien qui va prêter à cette figure désincarnée le corps fictif dont elle a besoin. La figure du chœur joue aussi le rôle de journaliste auprès de Gaspar Kasper, et tient ainsi le fil rouge de l’histoire croisée de Gaspar et de Julien tout au long de la pièce : instance de construction dramaturgique, « show-runner » qui lie les différents niveaux (temporels, spatiaux, thématiques) de la fable, il est aussi dans la posture de l’interrogateur, celui qui veut savoir, qui creuse la métaphore – et en même temps dans la peau du journaliste people de télévision, archétype du masque absolu et de la langue de bois. Là encore, une forme d’épouvantail... qui effraie autant qu’il signale le lieu où le sens est peut-être enfoui.
- 47 Idem, p. 15.
- 48 Idem, p. 96.
31L’héritage épique brechtien d’Idem est présent jusque dans les détails : la pièce de théâtre interrompue par l’attaque terroriste de Jacobia n’était autre que Homme pour homme de Brecht, en plein monologue de Galy Gay qui se demande ce que signifie « être soi » : « seul, tu n’es rien ; il faut que quelqu’un te nomme. […] À quoi puis-je reconnaître que je suis moi-même ? Si on me tranche le bras et que je me trouve dans la brèche d’un mur, mon œil reconnaîtra-t-il mon bras ? »47. Brecht, l’ours polaire, le journaliste : le chœur place la fable de la pièce comme parabole de la question de l’identité, et nous aménage l’espace d’une distanciation. Lui-même avatar de tous les personnages, il représente à la fois le collectif par son statut de chœur, et le singulier : sorte de sur-identité du groupe qui émerge de l’écriture collective, il est la fusion de toutes les singularités en un seul narrateur absolu, qui maîtrise le cours de l’histoire – ce qui lui permet ainsi d’affirmer, peu avant le dénouement : « en tout cas, mesdames et messieurs, soyez sûrs que dans quelques minutes les personnages que nous sommes redeviendront acteurs et que nous nous dirons “au revoir” »48.
- 49 Idem, p. 89.
- 50 Idem, p. 84.
- 51 Idem, p. 86.
32Mais le Chœur n’est pas la seule possibilité de personnage collectif qui émerge de l’écriture des Sans-Cou. Les personnages de Julien et de Gaspar Kasper, par leur statut ambigu dans la fable racontée, peuvent tous deux être aussi considérés comme avatars d’un personnage collectif, ou du moins sont deux faces d’une même pièce dans l’élaboration d’un moi pluriel que reflète – ou permet ? – l’écriture collective. Julien et Gaspar ne sont personne ; le premier, parce qu’il a oublié son identité, l’autre parce qu’il n’en a jamais eue. De fait, ces deux personnages sont contraints de s’inventer une persona, un masque pour pouvoir exister. Si Gaspar doit se glisser dans la peau d’un autre pour enfin devenir quelqu’un, Julien au contraire pourrait être n’importe qui, et il doit lui aussi se trouver un costume à enfiler (ou plusieurs ?). L’un et l’autre sont des « moi pluriels » : sans passé, sans « appartenance » comme le dit Houk à Julien, le moi est une maison vide à repeupler. Mais depuis qu’il est devenu l’écrivain de L’autre c’est moi, et qu’il est enfin « quelqu’un » (mais qui ?), Gaspar Kasper joue plus encore au fantôme et se présente aux entretiens habillé en star incognito, lunettes noires et fausse barbe. Il esquive les questions qui tenteraient de jeter la lumière sur lui et si, chez Gaspar, il s’agit avant tout de masquer son vide intérieur, on peut aussi y lire un manifeste de liberté du moi. Ainsi, alors que le journaliste se plaint de l’attitude de Gaspar – « vous fuyez. Vous vous effritez, comme pour m’échapper. […] Gaspar, vous avez le droit d’être quelqu’un. Vous êtes quelqu’un49 » –, celui-ci résiste : « je n’ai pas envie de parler. Plus je parle, plus je me limite, je me délimite50 ». Le moi unique serait-il une prison ? En tout cas, c’est bien Gaspar qui conseille à Julien de ne pas choisir, et de profiter de la liberté que lui accorde l’amnésie pour pouvoir être n’importe qui : « si vous retournez le truc, vous pouvez vous dire que vous avez la possibilité d’être tout le monde51 »…
- 52 Ibidem.
- 53 Idem, p. 92.
33Alors quitte à être n’importe qui, autant être « fluo, phosphorescent, radioactif52 ». L’évolution de Julien nous met sur la piste d’une autre voie de l’identité vers laquelle les Sans-Cou nous font signe, comme un moyen terme entre le fardeau du moi et l’effacement de la singularité dans le groupe hiérarchique. Julien devient Kiki, un performeur néo-pop en costume flashy, qui donne des conférences sur la question de l’identité : et le mot d’ordre de ce nouveau gourou est justement celui de la libération des chaînes de l’identité pour les délices de la pluralité. « On n’est pas forcément ci ou ça, on peut être ci et ça. Ce soir ils ont décidé d’être ET53 », martèle Julien-Kiki. C’est dans ce « et » que réside peut-être tout le projet de l’écriture collective des Sans-Cou : trouver le moyen de faire coexister la pluralité des identités dans une seule entité, en acceptant qu’au fond, l’identité elle-même est déjà une notion plurielle. Le monologue final de Julien, à qui pourtant la mémoire a été rendue en même temps que sa fille, se fait écho de tous ces questionnements et prend quasiment des allures de manifeste alors que pour une fois, le Chœur ne revient pas sceller la boucle de la narration : la parole de Julien se déverse directement de la scène aux lecteurs-spectateurs, par-delà la fable, comme si le personnage avait insensiblement glissé vers le rôle du Chœur et s’était hissé au rang de personnage collectif, de voix commune. Après avoir traversé les strates de l’oubli de soi et des rôles qu’on se donne pour exister, après avoir été personne et n’importe qui, Julien est l’avatar parfait de ce moi pluriel, construit avec et par les autres – le moi de l’écriture collective.
Je ne suis rien, je dépends entièrement des autres. Je me construis avec eux. […] Je suis multiple, plein des autres. Je suis un personnage, qui porte son masque, un hypocrite fou de rage, une mascarade, un roi mage. Je ne suis rien, une nébuleuse, un magma, un fantôme aux contours flous. Je me perds. Je reprends. Bonjour, je m’appelle Julien Bernard, je ne suis jamais vraiment le même plus de vingt secondes et pourtant c’est encore moi. En fait, il n’y a pas vraiment de moi. Je crois que mes contours se dessinent de plus en plus précisément grâce aux autres. […] Je mute, je mue, et ne veux plus savoir quelle forme va prendre cette mutation. C’est peut-être ça la fidélité, être capable de muter l’un et l’autre pour continuer à s’accorder, à être ensemble. Je me perds moi-même. Chaque matin je rêve d’oublier toutes les certitudes qui font déjà de moi un homme mort. […] Il n’y a rien d’autre à espérer que le présent.54
34Dernière didascalie : « il neige ». Page blanche, on recommence, et le moi est toujours à réinventer. Dans le processus de l’écriture collective, les traces du processus de création sont palpables : l’écriture de plateau se signe à travers les restes d’improvisation, l’indétermination de la frontière entre acteur et personnage, et elle est ici redoublée du matériau thématique de ces deux pièces, qui contiennent toutes deux leur part de méta-théâtralité. Est-ce à dire que cette distance réflexive et critique est un principe inhérent aux écritures collectives ? Celles-ci parlent-elles toujours d’elles-mêmes, en tant qu’elles-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’un groupe qui tente de se constituer en « moi pluriel » par l’écriture ? La définition de ce moi pluriel est alors à chercher non pas du côté d’une forme d’auctorialité retrouvée, dont les chœurs dysfonctionnels d’Idem nous donnent un mauvais exemple, mais plutôt dans des « figures » ouvertes au sens de Julie Sermon. La triade du Chœur, de Julien et de Gaspar nous offre un beau panel des potentialités de cette ouverture : la mémoire abolie ou absente devient liberté du jeu de masques, réinvention permanente de l’identité et des rôles, et ouvre vers la possibilité de devenir auteur de sa propre histoire. Comme Gaspar, comme Julien, et aussi comme le Chœur qui tient les ficelles d’une histoire « exemplaire », la figure d’auteur est cette éponge qui absorbe le monde : « Je me pille moi-même et je vous pille au détour de chaque phrase, de chaque mot, et je me hâte de ranger toutes ces phrases, tous ces mots dans mon garde-manger littéraire », avouait l’écrivain Trigorine dans La Mouette de Tchekhov... Ici le pillage est consenti, revendiqué, sublimé par l’écriture collective : et à l’image méthodique, prudente et rationalisée du garde-manger, préférons la grave légèreté du masque et de la métamorphose, où Julien, « moi pluriel » et merveilleux monstre mutant aux « contours flous », peut s’écrire perpétuellement à neuf.