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Jouer collectif

Jouer collectif : autorités et identités dans Le Monde renversé du Collectif Marthe

Christelle Bahier-Porte et Zoé Schweitzer

Résumés

Le Collectif Marthe composé de quatre comédiennes, autrices et metteuses en scène (Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Luscher, Itto Medhaoui) s’est inspiré de la figure, historique et mythique, de la sorcière pour son premier spectacle Le Monde renversé (2018). Fruit d’une écriture collective, le texte et le spectacle interrogent et thématisent le phénomène même de pluralité, par le choix d’une écriture polyphonique qui met joyeusement en tension des paroles différentes : récits, discours, citations, fictions, documents d’archives ou ouvrages savants se répondent et « se complètent », selon une expression récurrente du texte. La figure de Marthe, nourrie de l’histoire des sorcières aussi bien que du quotidien des comédiennes, devient emblématique d’une identité féminine non normative qui porte avec elle des enjeux politiques modernes. L'écriture collective n'est pas seulement une solution dramatique adaptée à un travail collectif mais comporte un enjeu éthique qui s'avère particulièrement fécond pour penser une identité plurielle.

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Texte intégral

1Figure terrifiante par ses exactions supposées et les violences subies, la sorcière est créditée depuis la Renaissance d’un pouvoir subversif qui a crû, alors même que la croyance en ses maléfices s’éteignait. La force de contestation, d’invention et d’imagination propre à la sorcière en fait une matière théâtrale féconde, propre à permettre un théâtre engagé et inventif, soucieux de réfuter les conventions esthétiques et les partitions traditionnelles, que ce soit entre personnages ou entre fonctions (technicien et acteur d’une part, auteur, acteur et metteur en scène d’autre part). La sorcière est aussi un objet de recherche, dense et vaste, dans le champ de l’histoire des idées et des femmes en particulier, qui ne vaut pas seulement en lui-même mais fournit un point de vue décalé et décentré sur une époque, sur des catégories ou encore sur des notions qui sembleraient aller de soi.

  • 1 Voir la déclaration d’intention publiée pour les représentations données à la Comédie de Saint-Étie (...)

2Créé en janvier 2018 et repris toute la saison 2018-2019, Le Monde renversé a été conçu et joué par un collectif de quatre femmes, Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher, Itto Medhaoui, qui ont cumulé tous les rôles : comédiennes, metteuses en scène et autrices. Le nom même du collectif s’est constitué au cours de cette création et est emblématique des enjeux critiques soulevés. Le syntagme formé d’un nom commun et d’un nom propre et précédé d’un singulier défini s’avère riche de ses ambiguïtés grammaticales. Faut-il comprendre « Le collectif Marthe » comme « le collectif des Marthe » c’est-à-dire que le nom propre vient déterminer le nom commun comme le ferait un complément du nom ? L’accent se trouve alors mis sur la collectivité formée par ces Marthe, si homogène que le pluriel a été écarté au profit d’une seule identité commune qui les rassemble toutes. Faut-il plutôt entendre Marthe comme le nom du collectif, auquel ajouterait plus de lisibilité un italique tel qu’il est utilisé pour les titres d’ouvrages ? Le nom propre désigne alors l’assemblée constituée et anonymisée. Dans les deux cas, le choix d’un prénom féminin, dépourvu d’actualisation linguistique, met l’accent sur la cohérence qui subsume les différences entre les personnages et dans laquelle les différentes jeunes femmes se reconnaissent. Tout en affirmant son identité commune, le jeune collectif revendique aussi la pluralité et le divers : le nom choisi exploite de façon délibérée la tension entre le pluriel et le singulier, l’indéfini-partitif et le défini-personnel. C’est dans cet effort revendiqué1 que se pense un rapport original et intéressant à la communauté et à l’identité, féminine notamment mais pas seulement.

  • 2 Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitives, traduction de l’ (...)

3Le spectacle est né de la lecture de l’ouvrage de Silvia Federici : Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, publié en anglais en 2004 et traduit en français en 2014. Cet essai interprète la figure de la sorcière à partir du capitalisme naissant2 en adoptant une position originale qui vient à la suite d’autres ouvrages mais aussi en réaction à ceux-ci, et notamment au Capital de Marx dont la perspective phallocrate et l’influence sont soulignées. Cet ouvrage ainsi que son auteur ne sont pas seulement une source d’inspiration, délaissée à mesure qu’émerge la création dramatique, mais des figures théâtralisées : le philosophe allemand du XIXe siècle, accompagné de penseurs modernes tel Foucault, est présent à l’ouverture, qui expose la thèse de Silvia Federici, et à la clôture, qui propose un bilan des connaissances déployées pendant la représentation, et conserve ainsi une position remarquable.

4Le texte et le spectacle interrogent et mettent en jeu le phénomène même de pluralité, par le choix d’une écriture polyphonique qui met joyeusement en tension des paroles différentes : récits, discours, citations, fictions, documents d’archives ou ouvrages savants se répondent et « se complètent » selon une expression récurrente du texte. La figure de Marthe, nourrie de l’histoire des sorcières aussi bien que du quotidien des comédiennes, devient emblématique d’une identité féminine plurielle qui porte des enjeux politiques et éthiques. Nous proposons de rendre compte de la cohérence de cette trajectoire d’écriture et de création qui fait de la parole collective le vecteur de l'expression d'un moi qui se pense et se définit comme pluriel quand il énonce l'identité (féminine). L’écriture collective n’est pas seulement une solution dramatique adaptée à un travail collectif mais comporte un enjeu éthique qui s’avère particulièrement intéressant pour penser une identité plurielle.

Une écriture plurielle

5Différentes raisons permettent de parler d’écriture plurielle à propos du Monde renversé. La première est d’ordre factuel, il s’agit de la genèse collective du texte dit sur le plateau.

  • 3 Nous remercions vivement Marie-Ange Gagnaux qui a bien voulu nous indiquer avec précision comment s (...)
  • 4 Auteur dramatique publié aux Éditions théâtrales, Guillaume Cayet est crédité comme dramaturge dans (...)

6La déclaration d’intention met en lumière l’importance de l’articulation du collectif et du particulier lors de la phase d’élaboration et de création : « La dynamique de la mise en scène collective implique que l’objet travaillé soit celui de chacun·e de ses membres ». Très concrètement, cela a supposé à la fois une élaboration collective continue et une circulation constante entre la table et le plateau pour éprouver les idées des unes et des autres3. Au départ, chacune a entrepris de lire l’ouvrage de Silvia Federici et des discussions collectives s’en sont suivies au fur et à mesure des étapes de lecture, qui ont été étayées par des recherches historiques, des lectures savantes ou encore des expériences personnelles. Cette étape préparatoire, qui associe des approches délibérément différentes, a duré près de deux ans et c’est dans cette période et à travers les échanges intellectuels et personnels, fondateurs d’une aventure partagée, que s’est constitué en tant que tel le collectif Marthe. La communauté particulière ainsi constituée n’est pas une donnée a priori mais l’aboutissement d’une pensée de la sororité et la conséquence concrète d’échanges au long cours fondés sur la reconnaissance enjouée des différences. Le passage au plateau a débuté par des improvisations sur les passages du livre de Silvia Federici que les comédiennes jugeaient les plus intéressants, ce qui a créé une dynamique permettant l’élaboration progressive d’un canevas. Son aboutissement a été rendu possible grâce au regard extérieur assumé à tour de rôle par chacune des comédiennes ainsi qu’au travail de Guillaume Cayet4 qui, en plus d’assister à des séances de travail comme un œil extérieur, a apporté de la matière documentaire et intellectuelle et indiqué des pistes d’écriture. Une fois que le corpus de scènes a été constitué et la trame du spectacle structurée par l’alternance entre époques présente et passée, personnages d’aujourd’hui et figures historiques, c’est l’expérience du plateau qui s’est avérée décisive pour décider de ce qui devait figurer dans le spectacle. Toutes les décisions ont été prises de façon unanime. Le travail s’est donc révélé collectif de la conception initiale du projet au montage définitif.

7La deuxième raison qui permet de parler d‘écriture plurielle est d’ordre poétique : le texte du Monde renversé se caractérise par une polyphonie manifeste et ce n’est que lors de la représentation qu’apparaît sa cohérence globale grâce à l’énonciation sur le plateau et dans un même geste scénique. À la lecture, le texte ressemble, en effet, à un patchwork, tant les autrices se sont refusées à homogénéiser les discours, préférant juxtaposer des textes hétérogènes par leur statut narratif aussi bien que par leur style. Au demeurant, la dimension fictionnelle est brouillée par le fait que les répliques sont distribuées aux personnes du collectif, désignées par leur prénom, tandis que la théâtralité est reléguée au second plan par l’absence de didascalies ou toute autre indication de régie. Le texte définitif met ainsi l’accent sur le discours partagé entre les comédiennes.

  • 5 Le texte définitif du Monde renversé n’a pas fait l’objet d’une publication mais il nous a été tran (...)

8Les modalités de la pratique de la citation permettent de mieux appréhender ce qui fait la richesse de cette poétique collective de l’hétérogène. Une première modalité, aisément observable, consiste dans le fait de citer des extraits mentionnés comme tels. C’est la solution adoptée à quatre reprises5 pour les passages provenant de Caliban et la sorcière, tous mis en scène de la même façon : sur une musique rock, la même comédienne, micro et ouvrage de Silvia Federici à la main, arpente le devant du plateau de cour à jardin en lisant un extrait.

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

dorothée thebert filliger

9La pratique scénique fait écho à l’usage savant où la citation se trouve clairement indiquée et visuellement perceptible grâce à la typographie : de même que la citation longue est détachée dans le corps de l’argumentation, de même la comédienne se détache de ses camarades pour endosser une posture singulière et originale. Ce procédé permet un décrochage distancié avec l’action, dont la citation donne un commentaire tout en annonçant ses développements futurs. Que l’extrait soit livré sans travestissement ni faux-semblant n’exclut pas la dimension ludique tant l’énonciation et la scénographie jouent avec la rhétorique du meeting politique. Cette trouée du régime fictionnel, qui évoque l’héritage brechtien, renvoie le spectateur à son identité civique pour l’engager à une réflexion politique. La polyphonie énonciative n’est donc pas seulement un procédé décoratif, servant de ressort à une esthétique de la variété, ni même un vecteur de l’efficacité didactique, elle constitue aussi un choix poétique fort et conforme au projet idéologique du Monde renversé : pas plus qu’il n’existe une seule identité valable, le spectacle n’a pas besoin d’être lisse, régulier, et harmonieux, assumant de façon frontale son opposition aux conventions classiques et néo-classiques.

10Aux citations textuelles s’ajoutent des documents iconographiques grâce à une scénographie qui affiche les sources d’inspiration du spectacle.

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

dorothée thebert filliger

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

dorothée thebert filliger

  • 6 Nicole Jacques-Chaquin, Maxime Préaux (dir.), Le Sabbat des sorciers en Europe (XVe-XVIIIe siècles)(...)

11Le savoir énoncé dans les répliques des personnages est relayé, sinon corroboré, par la représentation de sources visuelles anciennes : ce sont, par exemple, des portraits de philosophes connus ou encore des iconographies du Moyen-Âge et de la Renaissance dont l’ancienneté n’est pas gommée. En jouant de façon explicite d’un triple écart – entre documents attestés et inventions originales, entre exposé didactique et spectacle plaisant, entre iconographie ancienne et esthétique résolument contemporaine – la scénographie concourt aussi à cette poétique de l’hétérogène. Ces choix de décor ne détiennent pas seulement des avantages esthétiques, ils s’avèrent également conformes à l’esprit des travaux scientifiques sur la sorcellerie. Nicole Jacques-Lefèvre souligne la diversité des sources documentaires à mobiliser pour comprendre un objet aussi complexe que fuyant : aux nécessaires textes des démonologues et procès archivés, il faut ajouter la tradition orale, les sources folkloriques, la littérature, les sermons ou encore les images peintes, toutes matières dont l’interprétation est délicate. Si le sabbat « apparaît comme un récit qui finit par engendrer sa propre symbolique »6, on peut se demander s’il n’en va pas de même pour le spectacle grâce à ses sources très diverses et à sa polyphonie. Décalages, contrastes et tensions ne se réduisent donc pas à un procédé décoratif mais créent une poétique de l’hétérogène qui se trouve au principe du Monde renversé, c’est-à-dire, en d’autres termes, une esthétique plurielle.

  • 7 Le Monde renversé, p. 34. L’affirmation est d’autant plus piquante qu’elle est énoncée avec le masq (...)

12Une troisième modalité de citation consiste à utiliser des extraits incomplets, voire incorrects, dont le repérage s’avère logiquement plus malaisé et l’interprétation plus délicate. Le spectateur est toutefois informé de l’existence de cette modalité problématique par l’œuvre elle-même : « On va pas faire l’histoire de la pensée par la coercition de la citation7 ». Et, en effet, nombreuses sont les figures célèbres, simplement mentionnées ou temporairement énonciatrices, mais sans que leur propos paraisse véridique. La recherche de l’illusion est absente de la figuration du personnage – qu’il s’agisse de Louis XI, d’Hobbes ou de Marx, aucune des comédiennes ne cherche à leur ressembler autrement que par un indice iconologique délibérément artificiel voire grotesque (une fraise pour les philosophes du XVIIsiècle, une barbe pour Marx) – et de ses discours qui ne sont que de très lointains échos aux productions de ces savants, et ce souvent de façon parodique dans leur formulation. Le cas de Louis XI est emblématique de cette citation lacunaire, qui n’est ni erronée ou mensongère ni pourtant fidèle. Le roi s’exprime dans un ancien français factice et comique mais le contenu des lois qu’il édicte et proclame est bien compréhensible des spectateurs qui conçoivent leur importance pour l’histoire des femmes.

  • 8 Déclaration d’intention publiée pour les représentations données au Théâtre Le Point du Jour à Lyon (...)

13Grâce à ces procédés variés et alternés, le collectif Marthe semble avoir réussi son projet d’être « une constellation d’imaginaires opposés qui cohabitent et s’expliquent8 ». Ce collage manifeste de textes de genres et de styles différents n’a pas pour effet une discontinuité qui nuirait à la cohérence du spectacle, mais, bien au contraire permet de relancer constamment la tension tout en évitant le didactisme que l’on aurait pu éventuellement redouter de l’énonciation d’un propos savant sur un plateau.

Une figure multiple : variété des figures de Marthe et unité collective

  • 9 « Production fictive, le stéréotype de la vie de sorcière est aussi, en quelque sorte, le résultat (...)

14L’identité de Marthe est apparue dans les quinze premiers jours du travail. Le prénom n’est pas une référence biblique qui inviterait à une lecture symbolique mais le signe d’un ancrage historicisé du spectacle. Marthe est, en effet, un prénom récurrent dans les comptes rendus de procès. Ce prénom unique est répété fréquemment, sur tous les tons et en particulier en criant, ce qui fait écho à la rhétorique des procès en sorcellerie où les noms des protagonistes sont répétés à l’envi. C’est aussi une façon de montrer l’assignation de l’individu féminin à une identité, qu’il n’a pas choisie et qui conduit à une forme de simplification ontologique, à laquelle se livrent déjà les traités de démonologie et les comptes rendus des procès : « Au dernier niveau, presque tout s’est perdu de la spécificité et de l’humanité d'existences individuelles, au profit de la mise en place d’un stéréotype de plus en plus précis à mesure que se développe la répression. Susceptible de quelques variantes nationales, régionales, voire liées à des systèmes d'écriture particuliers, ce scénario n’en offre pas moins une vulgate de la “vie de sorcière” », écrit Nicole Jacques-Lefèvre9. Or, l’enjeu du spectacle est précisément de laisser voir et entendre des expériences intimes singulières, notamment par la polyphonie. Le théâtre serait ainsi une voie d’accès à l’expérience sensible que les témoignages historiques tendent à uniformiser. L’identité de Marthe permet alors de fictionnaliser le personnage féminin qui apparaît dans les scènes historiques, de manifester sa cohérence à travers le spectacle et d’assurer une répartition des rôles et des actrices, garantissant la continuité du spectacle et contribuant à sa lisibilité.

  • 10 Déclaration d’intention publiée pour les représentations données au Théâtre Le Point du Jour à Lyon (...)
  • 11 John Ball ( ?-1381), prêtre vagabond, aurait répandu les thèses du théologien John Wyclif, prônant (...)

15Le spectacle se structure autour d’un parcours chronologique qui constitue « le fil de Marthe » et confirme la volonté d’un ancrage historicisé : « Nous sommes parties de nous pour tenter d’arpenter l’Histoire, une histoire qui nous a faites. Nous sommes revenues en arrière10 », écrit le collectif. Cinq dates rythment le spectacle, elles sont peintes en blanc sur le fond noir de la scène. Ce sont des dates qui font écho, très librement, à l’histoire des sorcières du Moyen-Âge au XVIIe siècle. De fait, la chasse aux sorcières, de l’aube de la Renaissance à celle des Lumières, est un moment fondateur de la répression des femmes, ce que développe l’ouvrage de Federici, et de la fabrique d’un imaginaire (pacte avec le diable, sabbats, vols nocturnes, infanticide, cannibalisme, inceste…) qui va lui devenir consubstantiel et avec lequel joue le spectacle. La première date, 1274, est celle de la naissance de Marthe, relatée à la manière d’un conte, ce qui est une manière d’allier d’emblée singularité et universalité : « Il était une fois, dans le petit village de Vireaux, un ventre, qui mit au monde, après de longues secousses, une petite fille ». La date suivante, 1381, fait référence aux révoltes paysannes. Dans le « bois des frères », Marthe rencontre des jeunes femmes qui lui proposent de rejoindre John Ball « le révolutionnaire anglais ». 1381 est précisément la date de la mort de John Ball11. En 1449, Marthe se retrouve seule dans les bois, ses « copines » ont été accusées d’hérésie et ont été pendues. Elle travaille à la forge avec d’autres femmes. Est alors proclamé un « édit de Louis XI » qui interdit le travail des femmes hors du foyer :

  • 12 La date ne réfère pas à un édit précis, elle est un marqueur symbolique, et très libre, du parcours (...)

Ola ! petit peuple des femmes de France ! C’est moué ! Louis 11 descendant de Louis 6 le gros ! […] Il me faut, pour rétablir une certaine paix sociale, que je décide pour vous d’un nouveau statut. Mesdemoiselles ! à compter de ce jour, vous ne travaillerez plus qu’à la seule bonne tenue de votre foyer ! Merci Mesdames ! Et à bientôt !12

  • 13 « Alors. Advise, femme de Taurin Langlois, a eu un enfant, une fille, baptisée le 2 du mois. Odette (...)
  • 14 Cet édit de Henri II « contre les femmes qui auraient celé leur grossesse et leur accouchement » da (...)
  • 15 Voir Michel Porret, L’Ombre du diable. Michée Chauderon, dernière sorcière exécutée à Genève, Chêne (...)
  • 16 Déclaration d’intention publiée pour les représentations données à La Comédie de Saint-Étienne (9-1 (...)

16Outre l’effet comique du langage burlesque d’un roi qui ressemble fort à un roi de carnaval, l’expression « petit peuple des femmes » est intéressante à un moment où il s’agit de refuser aux femmes une existence collective et politique. En 1532, Marthe est sage-femme et fait un compte rendu à l’inquisiteur13. Mais un enfant a été « perdu dans le foin ». Intervient alors le roi Henri II, joué par la même comédienne que Louis XI qui proclame un édit contre l’infanticide et l’avortement14. Après le contrôle social, s’exerce le contrôle des corps. La dernière date est celle de 1653, qui marque le procès de Marthe en sorcellerie et l’accomplissement de son destin de « bâton de cendre », annoncé au début de la pièce. La date peut faire signe vers le célèbre procès de Michée Chauderon, exécutée à Genève en 165215. Toutefois, l’objectif n’est pas du tout érudit et le procès de Marthe apparaît emblématique de tous les procès de sorcières, c’est un moment fort du spectacle qui dure plus de dix minutes. Ces dates symboliques lient l’histoire singulière, fictionnalisée, celle de Marthe, et l’histoire collective. Le spectacle n’est toutefois pas un « documentaire » sur l’histoire de la chasse aux sorcières, il s’ancre dans l’histoire certes mais pour « peupler cette figure millénaire »16 : lui donner corps, vie et actualité par la pluralité des expériences trans-temporelles qui se télescopent joyeusement.

  • 17 Citons par exemple la revue Sorcières créée par Xavière Gauthier en 1975, les groupes féministes ré (...)

17Le Monde renversé s’appuie sur des sources historiques et se structure autour de la chasse aux sorcières, mais s’inspire également du réinvestissement de la sorcière par le militantisme féministe des années 1970, qui revient aujourd’hui17. Sur scène, la sorcière est liée au pouvoir, au savoir, notamment prophétique, et à l’amour, qu’on pense à La Devineresse de Thomas Corneille, aux personnages d’Alcina ou Médée, en particulier à l’opéra ou encore à la figure de la sorcière d’Endor. Elle instaure le désordre, un monde « renversé » précisément, et un certain bouleversement de l’ordre naturel que l’Opéra représente à grands renforts d’effets pyrotechniques. La sorcière est toutefois moins envisagée comme personnage issu d’une tradition théâtrale que comme une figure éminemment plastique : la sorcière archétypale se confond, littéralement, avec les jeunes comédiennes du XXIe siècle. Les signes attendus sont présents : dès l’ouverture du spectacle, Marie-Ange Gagnaux croque une pomme et Clara Bonnet enfourche un balai.

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

dorothée thebert filliger

18Les comédiennes sont également dotées d’un nez postiche mais portent des vêtements contemporains même dans les scènes à caractère historique. Ces signes créent un effet ludique de connivence mais ils ne sont pas pour autant gratuits : détournés, ou remotivés, à l’instar du balai qui devient bâton de gymnastique, ils créent une collusion entre sorcière immémoriale et femme contemporaine de nature à penser une identité à la fois commune et plurielle. On peut s’appuyer sur deux exemples.

19Une des jeunes femmes se plaint de démangeaisons et veut aller chercher « [son] Mycoster ». Cela engage une conversation intime entre amies sur les meilleurs « remèdes » (huiles essentielles, yaourt bio, gousse d’ail…) pour lutter contre les mycoses qui conduit finalement, après une parodie d’examen médical sommaire et comique, à évoquer la nécessité d’un avortement, que les sorcières-guérisseuses étaient accusées de pratiquer. Pendant la lecture de la « Méthode simple pour avorter par les plantes », la « potion » est préparée sur la scène réactivant tous les signes topiques liées à la sorcière : la comédienne porte un chapeau pointu et une cape noire, adopte rictus, voix nasillarde et rires diaboliques et s’affaire devant un chaudron fumant. Ce télescopage montre que ces expériences de l’intimité sont en fait partagées et engagent un savoir qui peut échapper aux dogmes et aux autorités ; tout particulièrement, lorsqu’il s’agit du corps. Marie-Ange Gagnaux souligne ainsi combien pendant la lecture collective du livre de Federici, les comédiennes se sont penchées sur leur corps et intéressées aux effets du discours savant sur leur expérience corporelle sensible et l’ont croisée avec des expériences personnelles passées. Ainsi, la scène de consultation chez la gynécologue, d’une grande froideur clinique, dépourvue de toute humanité entre en résonance avec la scène plutôt joyeuse d’observation des organes génitaux, en jouant sur le parallélisme et le renversement puisque c’est la comédienne qui était observée lors de la scène d’auto-gynécologie qui devient la gynécologue. Il s’agit bien d’expériences partagées puisque les comédiennes ont même reçu des confidences, parfois très intimes, de femmes de tous âges après les représentations.

20La préparation d’une soirée entre filles, avec petite robe noire de rigueur, instaure très vite un malaise lorsque les signes du sabbat viennent perturber les codes attendus : le maquillage évoque la chaux associée à ces cérémonies.

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

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dorothée thebert filliger

21Le tableau fait en outre transition vers la scène du procès pour laquelle le nez postiche de la comédienne-sorcière est retiré dans les cris : le procès ne sera donc pas (seulement) celui de la sorcière de fiction mais aussi, en même temps, celui des femmes. Cette scène du procès constitue un point culminant du spectacle dont il condense les partis pris esthétiques. Il permet une reprise synthétique de l’histoire de Marthe (« le fil de Marthe ») abordée de manière discontinue à l’aide des dates :

Inquisiteur : Marthe, née à Vireaux, vers Ancy-le-Franc, dans la campagne de Tonnerre, est soupçonnée de sorcellerie. Plusieurs villageois ont témoigné contre elle, l’accusant d’avoir conspiré contre le Seigneur, empêché le bon travail de certains, rendu infertile Éliette Aubry, fait tourner des roues de charrettes. Elle nie tout et s’emporte contre de faux témoignages. Elle est condamnée à la question.

22En outre, la rhétorique du procès, les supplices évoqués et figurés sur la scène s’appuient sur des sources historiques précises. Cette historicité concourt à l’efficacité pathétique et/ou au malaise suscité par la scène parce qu’elle n’évacue pas pour autant l’ancrage dans la vie quotidienne contemporaine des jeunes femmes : le bourreau/la comédienne fume une cigarette, fait des exercices de yoga pour se détendre, en arrière-plan de la torture de Marthe, l’Inquisiteur/comédienne joue de la guitare électrique.

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

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dorothée thebert filliger

Collectif Marthe, Le Monde renversé (2018)

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dorothée thebert filliger

23Efficacité bien connue du principe de distanciation, apte comme l’avait théorisé Brecht à instaurer de « l’étrange » pour mieux interroger le public, mais cette collusion, constitutive du spectacle permet aussi de créer une communauté féminine a-temporelle ou transhistorique dans laquelle se rejoignent et se reconnaissent femmes et sorcières d’hier et d’aujourd’hui. Elle permet alors, pour reprendre les termes de Jacques Rancière, un certain « partage du sensible », entendu comme « commun partagé » qui bouleverse, renverse les places assignées à chacun·e.

  • 18 « Nous observons les rouages de la grande fabrique des sorcières, des putains, de femmes au foyer, (...)

24La sorcière peut donc être un puissant objet herméneutique dont la valeur euristique est à la fois incontestable et très plastique, pour un théâtre engagé qui met en question la place des femmes et leurs rôles18, mais aussi leur définition même, nécessairement plurielle en refusant de proposer tout modèle ou même contre-modèle.

Penser l’identité comme pluralité

25Se définir comme collectif et jouer collectif n’induit pas d’uniformiser les identités et d’étêter les individus, bien au contraire : Le Monde renversé représente une collectivité soudée mais disparate et invite à penser l’identité comme pluralité.

26C’est tout d’abord le dogmatisme des autorités, souvent masculines mais surtout (pseudo-) savantes, qui est discrédité. Le Monde renversé débusque les intérêts particuliers sous le discours supposé général et met en évidence des présupposés et des stratégies de domination, certains bien connus, d’autres plus discrets.

  • 19 Le Monde renversé, p. 5-7.
  • 20 « M.-A. – Ça va ça va, c’est juste que je ne pensais pas qu’il y avait autant de monde dans ma chat (...)

27La réappropriation du corps féminin constitue une ambition évidente et légitime que la représentation prend en charge de façon originale, évitant ainsi de verser dans l’itération galvaudée d’un topos de la pensée féministe. L’étude des organes génitaux19 est un point de départ conforme à la démarche scientifique mais leur observation se fait à rebours des conventions et des habitudes : trois des comédiennes contemplent l’appareil génital de la quatrième et manifestent ensemble intérêt, curiosité et admiration pour cet organe très souvent invisibilisé et rarement esthétisé. La scène est volontiers subversive en raison du dispositif et du langage cru mais ni racoleuse ni polémique en l’absence de toute vision. Invisible mais visibilisé, le sexe féminin conquiert ici ses lettres de noblesse. À la description superficielle succède bien vite une approche plus documentée lorsque les protagonistes nomment les différentes parties de l’appareil génital – glandes de Skene, glandes de Bartholin ou trompes de Fallope. Ce parti pris ludique met en lumière la colonisation nominale de l’intimité féminine par des savants, souvent peu respectueux de leur terrain d’expérience, et aboutit à une prise de conscience politique. C’est à la fois par un changement radical de point de vue sur leur organe, par sa connaissance sérieuse et par l’humour que les femmes sont invitées à se réapproprier leurs corps et la maîtrise de leur sexe et de leur sexualité20. La collectivité s’avère ici cruciale car cet appareil génital observé ensemble est présent chez toutes, si bien qu’il constitue à la fois un dénominateur commun et le point de départ d’une émancipation partagée.

28Du dogmatisme à l’imposture, il n’y a peut-être qu’un pas. En effet, succède à cette scène dynamique composée de répliques brèves un court monologue qui dénonce les invraisemblances du dogme chrétien :

VII/ Y croire/y croire pas)

Hé vous savez les filles, moi quand j'étais petite il m'était impossible de croire que je pouvais m'exercer à voler du haut d'un rocher sur mon balai sans risquer de m’écraser au sol comme une vieille merde.

Par contre, certains dimanches, j’avais le droit de croire que, quand le prêtre il avait mis ses beaux habits pour dire « ceci est mon corps » !, Hocus pocus le pain devenait chair et le vin sang. Ça c'était super mystérieux ! Car ça me permettait de faire d'infinies variations entre « y croire » et « y croire pas ». Il y avait donc quelqu'un, ou une sorte de puissance invisible, qui décidait pour moi des choses qui étaient bonnes à croire et de celles qui ne l’étaient pas. Ça veut dire que dans le monde il existe des réalités imaginaires. Et que ces réalités imaginaires elles exercent une force.

Et plus ces réalités imaginaires ont d'adeptes, plus ces adeptes sont puissants, plus cette réalité imaginaire elle est costaude !

Par exemple, le christianisme est une religion universelle basée sur la croyance en une vierge ayant mis au monde un homme qui plus tard sera mort et puis plus tard encore ressuscité. C'est communément admis. Peu importe les avancées techniques et scientifiques.

Peu importe le fait qu'aujourd'hui des êtres humains puissent tourner 16 fois par jour autour de la terre pour mieux saisir de quoi est fait notre univers, cela n'empêche pas d'encore raconter que cette même terre, la nôtre, s'est faite engrosser par le soleil, qu'un jour dans un jardin il y avait Ève, née du côté d'Adam, et qu'en croquant dans la pomme elle a foutu le bordel !

  • 21 P. 7-8.

Alors comment je fais moi ? Comment je fais ?21

29La succession des deux scènes concourt à la compréhension de la seconde sans qu’il soit nécessaire de recourir à un didactisme pesant. La disposition invite aussi le spectateur à porter un regard critique sur sa propre démarche intellectuelle en montrant comment la remise en cause d’une autorité permet, par un effet domino, la contestation d’une autre autorité, en mettant en lumière les éléments qui garantissent le contrôle des individus à travers l’annexion de leurs corps et de leurs croyances et en signalant, d’un « hocus pocus » faussement enfantin, la convergence entre les autorités médicales et ecclésiastiques, et, inversement, entre les entreprises d’émancipation, qu’il s’agisse de sexe ou de foi.

  • 22 « On ne te demande pas de nourrir tout le capital » / « nourrir ma fille ».

30C’est finalement l’autorité de normes incontestées que le spectacle invite à discuter. Le renversement qui caractérise le monde des sorcières représentées ici ne se comprend pas comme une simple inversion ni même comme la promotion d’un nouveau modèle de valeurs et de pensées mais comme un bouleversement tout à la fois ludique et complexe qui invite à se départir des assignations définitives et définitoires. Les divers rôles endossés par le tire-lait, toujours utilisé par la même comédienne, en donnent un exemple. Cet objet ancestral s’émancipe de son traditionnel confinement dans l’espace maternel grâce à trois usages successifs. Utilisé une première fois lors du « tableau » du crime de sorcellerie d’Esmeralda la gitane, qui a un statut d’intermède, il se retrouve lors du procès final mais en arrière-plan, tout à la fois souvenir du corps féminin et contrepoint au jugement. La deuxième occurrence est plus surprenante encore car il sert au roi Louis XI qui énonce en même temps des lois misogynes, ce qui crée une sorte de schizophrénie visuelle, à la mesure peut-être de la folie monarchique et sociale. Il apparaît une troisième fois lors de la dernière lecture d’un extrait de Silvia Federici. Dans le contexte dramaturgique de cette scène, la comédienne enceinte qui dit s’inquiéter de n’avoir pas assez de lait pour tout le monde22 ouvre la voie à un questionnement, ancien et crucial, sur la maternité comme élément d’une identité féminine construite.

31Dans cet espace expérimental, le théâtre figure moins un « monde renversé » ou une quelconque utopie qu’il ne représente le processus même du renversement fait d’énergie, de jubilation et de dynamisme, physiques et intellectuels. Marginale redoutée et recherchée pour sa connaissance des secrets, la sorcière devient ici une figure poétique et spectaculaire : son dés-ordre se révèle euristique.

***

32À la faveur de la temporalité dramatique et grâce à son énergie communicative, Le Monde renversé fédère les spectateurs en une communauté émancipée, capable de repérer les modèles familiaux ou sociaux cachés et de déconstruire les idéologies passées, et désireuse de libertés.

  • 23 p. 4 : « Marthe – Excusez-moi mais le mieux serait peut-être de ne pas se rallier à la lutte majori (...)
  • 24 La réplique bat en brèche le topos d’une femme incapable de penser le politique parce qu’elle ne l’ (...)

33La puissance enjouée et la réussite du collectif (Marthe) invitent à penser qu’entre le triomphe de l’individualisme et le règne de la norme, entre la prééminence du je et l’anonymat du tout, il existerait une voie médiane, située à une autre échelle, où la collectivité n’est pas un acquis mais le résultat d’enjeux et d’aspirations partagés. Cette hypothèse est relayée dans Le Monde renversé de façon clairement politique. Ainsi, lors de la première scène historicisée, lorsque Marthe rencontre d’autres femmes dans les bois23 et qu’elles discutent des modalités de la lutte la plus efficace, un modèle d’organisation politique est proposé et discuté. À la traditionnelle lutte majoritaire, Marthe oppose le « foyer » de résistance. Certes, l’expression « foyer de résistance » n’est pas nouvelle mais, dans le contexte de cette assemblée féminine, il semble intéressant de rappeler le sens premier de foyer, centre de la maisonnée et de l’oikos antique, dont l’entretien est dévoué aux femmes. Le discours met en lumière la continuité entre univers privé et public et la fécondité du schéma domestique pour penser la lutte politique24. Les femmes puisent dans leur pratique quotidienne des idées pour penser le pouvoir et trouvent dans ce qui les asservit non seulement le vecteur même de leur émancipation, mais une modalité originale de lutte qui permet de résoudre l’antagonisme entre conflit individuel et lutte globale par la création de multiples ensembles d’une taille critique.

  • 25 Ces deux traits pileux, attributs du corps masculin, sont depuis longtemps associés à la domination (...)

34D’autres moyens qu’un discours explicite sont mis en œuvre par Le Monde renversé pour inviter les spectateurs à s’émanciper de normes nuisibles ou simplement stériles. Un premier moyen consiste à multiplier les adresses, verbales ou visuelles, qui rompent la linéarité confortable induite par le respect d’une trame unique et de l’illusion référentielle. Dès qu’il s’installe, le public est confronté à des images documentaires repérables – estampes historiques, dessins animés, photographies – qui rompent le partage conventionnel entre fiction et réalité. Surtout, le spectacle se trouve à plusieurs reprises interrompu par celles-là mêmes en charge de sa construction. Après la rencontre de Marthe avec le diable, l’action se trouve interrompue par les échanges des comédiennes sur le spectacle. Réciproquement, après la scène de la gitane Esmeralda qui associe au procès de sorcellerie un imaginaire puissant, reprend le « fil de Marthe » qui épouse la trame historique et confère une cohérence narrative. Cette dramaturgie faite de ruptures et de discontinuités souligne l’instabilité des identités en jeu et invite le spectateur à penser en sorcières pour mettre en question les places et les rôles assignés à chacun et la puissance des représentations imaginaires. Un deuxième procédé consiste à jouer avec le traditionnel « bord de plateau » au cours duquel le public dialogue avec les comédiens du spectacle dans une forme de réalité retrouvée. Ici les comédiennes saluent, le public applaudit puis commence à se lever lorsque l’une des comédiennes annonce un « bord de scène » : les spectateurs n’ont pas été avertis mais restent assis néanmoins. Or, ce bord de scène est pleinement intégré au spectacle : il s’agit d’un échange factice et nullement improvisé où l’une des comédiennes reçoit Foucault et Marx, sur lesquels la scène s’ouvrait. Désignés par leur prénom, caricaturés par un unique postiche (la calvitie pour l’un, la barbe pour l’autre25), ridiculisés par un comportement infantile, les deux penseurs font l’objet d’un renversement carnavalesque qui les prive d’autorité et invite les spectateurs à un regard libre sur leurs travaux et leurs émules. Il ne s’agit pas de discréditer leur pensée mais d’inviter à un regard critique sur celle-ci qui permette de s’en émanciper, ce qui est une forme de fidélité à ceux qui ont pensé l’insurrection et la déconstruction. Cette construction en boucle permet aussi de suggérer que l’élaboration d’une réflexion sur l’identité féminine et ses représentations se doit d’être collective, fût-elle risquée : la comédienne se trouve réduite au silence par les deux philosophes effrayés et « renversés » par les conséquences des affirmations avancées au cours du spectacle.

35Le détournement de la bibliographie académique constitue une troisième façon d’inviter à l’émancipation, particulièrement plaisant pour un public savant.

Bibliographie du Monde renversé

Bibliographie du Monde renversé

Collectif Marthe

36En attendant de rentrer dans la salle, le public a à sa disposition une bibliographie qui mêle des références hétéroclites, lesquelles sont commentées en termes peu académiques mais avec une évidente conviction. Ce partage des savoirs, au sens propre comme au sens figuré, se comprend comme une invitation à se composer son propre savoir grâce à la multiplication des sources de connaissances et à la discussion. Pour atypique qu’elle soit, cette bibliographie se révèle néanmoins efficace, à la fois cohérente et globale, et favorise une réappropriation (partagée) des savoirs.

37La sorcière, devenue figure moderne de l’histoire des femmes et de leur émancipation, peut alors incarner l’identité plurielle puisqu’elle se nourrit des représentations qui l’ont constituée (des peurs masculines du Moyen-Âge aux revendications féministes) comme de la vie quotidienne de comédiennes du XXIe siècle. Sans être pesante, encore moins dogmatique, la visée politique est manifeste dans ce théâtre émancipateur : il s’agit d’une invitation, toujours ludique, à déconstruire des idéologies passées ou des modèles sociaux et familiaux invisibles et cachés, non pour imposer un nouveau modèle de pensée, pas plus qu’il ne s’agissait de suggérer un quelconque « modèle » de femme idéale version 2018, mais pour inviter à une forme de liberté dans les pratiques aussi bien que dans les jugements, à se dégager des conformismes de tous poils si l’on ose le jeu de mots...

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Bibliographie

Bonnet, Clara ; Gagnaux, Marie-Ange ; Lüscher, Aurélia ; Medhaoui, Itto avec la collaboration de Cayet, Guillaume, Le Monde renversé, non publié.

Chollet, Mona, Sorcières. La Puissance invaincue des femmes, Paris, La découverte, 2018.

Federici, Silvia, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitives, traduction de l’anglais par le collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini, Genève/Paris/Marseille, Entremonde/Senonevero, 2014.

Jacques-Chaquin, Nicole ; Préaux, Maxime (dir.), Le Sabbat des sorciers en Europe (XVe-XVIIIe siècles), Grenoble, Jérôme Milon, 1993.

Jacques-Lefèvre, Nicole, « Figures de sorcières : mythe et individualités », dans Ch. Planté (dir.), Sorcières et sorcelleries, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Des deux sexes et autres », 2002 p. 65-80.

Kintz, Jean-Pierre, « Avortement et justice », Annales de Démographie historique, numéro thématique « Enfants et sociétés », Mouton, 1973, p. 401-404.

Porret, Michel, L’Ombre du diable. Michée Chauderon, dernière sorcière exécutée à Genève, Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2010.

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Notes

1 Voir la déclaration d’intention publiée pour les représentations données à la Comédie de Saint-Étienne (9-11 avril 2019) : « Dès le départ, nous avons décidé que cette mise en scène serait collective, qu’elle s’écrirait à quatre voix, quatre voix de quatre comédiennes qui ensemble joueront à se mettre en scène. »

2 Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitives, traduction de l’anglais (États-Unis) par le collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini, Genève/Paris/Marseille, Entremonde/Senonevero, 2014. L’éditeur présente ainsi l’ouvrage (Éditions entremonde, Caliban et la Sorcière [en ligne. URL : https://entremonde.net/caliban-et-la-sorciere [site consulté le 29 avril 2020] ) : « Silvia Federici revisite ce moment particulier de l’histoire qu’est la transition entre le féodalisme et le capitalisme, en y introduisant la perspective particulière de l’histoire des femmes. Elle nous invite à réfléchir aux rapports d’exploitation et de domination, à la lumière des bouleversements introduits à l’issue du Moyen Âge. Un monde nouveau naissait, privatisant les biens autrefois collectifs, transformant les rapports de travail et les relations de genre. Ce nouveau monde, où des millions d’esclaves ont posé les fondations du capitalisme moderne, est aussi le résultat d’un asservissement systématique des femmes. Par la chasse aux sorcières et l’esclavage, la transition vers le capitalisme faisait de la modernité une affaire de discipline. Discipline des corps féminins dévolus à la reproduction, consumés sur les bûchers comme autant de signaux terrifiants, torturés pour laisser voir leur mécanique intime, anéantis socialement. Discipline des corps d’esclaves, servis à la machine sociale dans un formidable mouvement d’accaparement des ressources du Nouveau Monde pour la fortune de l’ancien. Le capitalisme contemporain présente des similitudes avec son passé le plus violent. Ce qu’on a décrit comme barbarie et dont aurait su triompher le siècle de la raison est constitutif de ce mode de production : l’esclavage et l’anéantissement des femmes n’étaient pas des processus fortuits, mais des nécessités de l’accumulation de richesse. »

3 Nous remercions vivement Marie-Ange Gagnaux qui a bien voulu nous indiquer avec précision comment s’était déroulée la création.

4 Auteur dramatique publié aux Éditions théâtrales, Guillaume Cayet est crédité comme dramaturge dans le programme de salle.

5 Le texte définitif du Monde renversé n’a pas fait l’objet d’une publication mais il nous a été transmis par le Collectif ; c’est à cette version que nous nous référons. Voir p. 5, 9, 18 et 22.

6 Nicole Jacques-Chaquin, Maxime Préaux (dir.), Le Sabbat des sorciers en Europe (XVe-XVIIIe siècles), Grenoble, Jérôme Milon, 1993, p. 10 : « Tous documents dont la lecture et l’interprétation soulèvent de nombreux problèmes […] s’il comporte des éléments d’un reflet du monde réel et des conditions socio-économiques, ou d’un monde à l’envers, avec ses rêves de cocagne, le sabbat apparaît aussi comme un récit qui finit par engendrer sa propre symbolique ».

7 Le Monde renversé, p. 34. L’affirmation est d’autant plus piquante qu’elle est énoncée avec le masque de Marx.

8 Déclaration d’intention publiée pour les représentations données au Théâtre Le Point du Jour à Lyon (15-24 mai 2019).

9 « Production fictive, le stéréotype de la vie de sorcière est aussi, en quelque sorte, le résultat d'un travail collectif : chaque procès, chaque écrit reformule, en les enrichissant parfois de détails nouveaux, les différents moments d'une vie supposée. », Nicole Jacques-Lefèvre, « Figures de sorcières : mythe et individualités », dans Ch. Planté (dir.), Sorcières et sorcelleries, Presses universitaires de Lyon, coll. « Des deux sexes et autres », 2002, p. 65-66.

10 Déclaration d’intention publiée pour les représentations données au Théâtre Le Point du Jour à Lyon (15-24 mai 2019).

11 John Ball ( ?-1381), prêtre vagabond, aurait répandu les thèses du théologien John Wyclif, prônant notamment une répartition égalitaire des richesses de l’Église. Il accompagne la révolte paysanne de 1381. Voir S. Federici, Caliban et la sorcièreop. cit., p. 87-89.

12 La date ne réfère pas à un édit précis, elle est un marqueur symbolique, et très libre, du parcours de Marthe. De fait, en 1449, c’est alors Charles VII qui règne. Plus que la date précise, c’est l’éloignement des femmes du travail qui est ici mis en valeur que Silvia Federici situe « au XVe siècle » : « Un facteur important de la dévalorisation du travail des femmes fut la campagne menée par les artisans, débutant au XVe siècle, visant à exclure les ouvrières de leurs ateliers, censément pour se prémunir des attaques des marchands capitalistes qui employaient des femmes à moindre coût. », Caliban et la sorcière, op. cit., p. 170. 

13 « Alors. Advise, femme de Taurin Langlois, a eu un enfant, une fille, baptisée le 2 du mois. Odette, femme de Martin Duchêne, a eu un enfant, un garçon, baptisé le 5 du mois. […] Bathilde, femme d’Alain Larceneur, la mère est morte en couche mais l’enfant a pu être sauvé et baptisé le 17 du mois. Et enfin, Aliénore, la femme de Jean Devigne, ils ont eu ensemble deux très beaux garçons baptisés le 25 du mois. »

14 Cet édit de Henri II « contre les femmes qui auraient celé leur grossesse et leur accouchement » date de 1556 reste en vigueur jusqu’à la Révolution. Il oblige les femmes non mariées et les veuves à déclarer leur grossesse. On peut lire cet édit dans les documents réunis par Jean-Pierre Kintz, « Avortement et justice », in Annales de Démographie historique, Mouton, 1973, p. 402-404.

15 Voir Michel Porret, L’Ombre du diable. Michée Chauderon, dernière sorcière exécutée à Genève, Chêne-Bourg, Georg éditeur, 2010.

16 Déclaration d’intention publiée pour les représentations données à La Comédie de Saint-Étienne (9-11 avril 2019).  

17 Citons par exemple la revue Sorcières créée par Xavière Gauthier en 1975, les groupes féministes réunies sous la bannière W.I.T.C.H et plus récemment l’essai de Mona Chollet, Sorcières. La Puissance invaincue des femmes, La découverte, 2018, qui a connu un grand succès.

18 « Nous observons les rouages de la grande fabrique des sorcières, des putains, de femmes au foyer, des femmes de ménage, des agréables petites femmes soumises, des impudiques, des catins, des hystériques. » (Déclaration d’intention, Théâtre Le Point du jour).

19 Le Monde renversé, p. 5-7.

20 « M.-A. – Ça va ça va, c’est juste que je ne pensais pas qu’il y avait autant de monde dans ma chatte. Tous ces types tout à coup c’est un peu... / A. – On a qu’à dire qu’on est dans un atelier de décolonisation des organes génitaux féminins. On va tout renommer, t’inquiète ! »

21 P. 7-8.

22 « On ne te demande pas de nourrir tout le capital » / « nourrir ma fille ».

23 p. 4 : « Marthe – Excusez-moi mais le mieux serait peut-être de ne pas se rallier à la lutte majoritaire. / C. – Quoi ? / Marthe – On sait bien ce qu’il en est de cette idée de la révolution par le plus grand nombre. Il faudrait plutôt imaginer des milliers de foyers de résistance, fonctionnant indépendamment les uns des autres, chacun travaillant à un contre-pouvoir de manière singulière et autonome… / C. – Ecoute, moi j’ai pas envie de mourir de froid dans ce bois ou sous les coups d’un oppresseur donc la seule issue c’est de rejoindre Ball et les soulèvements paysans en Angleterre. / Marthe – Mais non ! Le mieux serait d’établir notre campement ici et de trouver d’autres personnes pour établir un nouveau foyer. Regardez, moi je ne pensais pas trouver du monde dans le bois que j’utilise comme dortoir depuis deux jours. Peut-être que d’ici une semaine on sera 100. »

24 La réplique bat en brèche le topos d’une femme incapable de penser le politique parce qu’elle ne l’envisage qu’à l’aune de sa maisonnée, qui était déjà utilisé dans Lysistrata d’Aristophane.

25 Ces deux traits pileux, attributs du corps masculin, sont depuis longtemps associés à la domination masculine, qu’on pense à Arnolphe dans L’École des femmes ou encore aux actions du collectif féministe La Barbe, dont l’esprit ludique et néanmoins sérieux rappelle celui du Collectif Marthe.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christelle Bahier-Porte et Zoé Schweitzer, « Jouer collectif : autorités et identités dans Le Monde renversé du Collectif Marthe »Agôn [En ligne], HS 3 | 2022, mis en ligne le 08 juin 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/9373 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/agon.9373

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Auteurs

Christelle Bahier-Porte

Professeure de Littérature française, Université Jean Monnet - Saint-Étienne | CNRS – IHRIM UMR 5317

Zoé Schweitzer

Maîtresse de conférences (HDR) en Littérature comparée à l’Université Jean Monnet - Saint-Étienne | CNRS – IHRIM UMR 5317

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