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AccueilNumérosHS 3« Le problème d’un nous commun »

« Le problème d’un nous commun »

Aude Astier, Guillaume Cot, Aurélie Coulon et Sylvain Diaz

Texte intégral

1Un « mot-tambour » : tel est le terme employé par Vincent Ariot, comédien du spectacle le Banquet capital (2018), pour parler du « collectif » en tant qu’il ne serait autre qu’une grosse caisse lexicale sur lequel, dans le champ artistique, médiatique et universitaire, on taperait volontiers – au mépris parfois de toute démarche collaborative.

  • 1 Le Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007.

2C’est que le terme n’est pas sans résonance dans le champ politique auquel on associe – à tort et/ou à raison – le théâtre. De fait, est frappante l’émergence concomitante, au début des années 2000, des collectifs d’écriture dont il sera question ici et, dans les milieux militants, des expériences d’auctorialité plurielle dont la plus célèbre est probablement le Comité invisible, qui publie en 2007 L’Insurrection qui vient1. Ce n’est pas une nouveauté, l’anonymat étant utilisé notamment dans la presse anarchiste pour éviter l’émergence de « maîtres à penser » – et parfois d’éventuelles représailles ou poursuites. Mais sans chercher à comparer des démarches d’écriture très différentes (anonymat et militantisme affirmé du Comité invisible vs. Auteur·trices dont l’identité est connue, réuni·e·s autour d’une démarche artistique d’écriture théâtrale pour les collectifs qui nous intéressent), peut-être peut-on discerner une aspiration commune qui expliquerait que les écritures plurielles soient « dans l’air » de diverses manières au début des années 2000.

  • 2 Guest Bertrand « L’énonciation qui vient. L’essayisme révolutionnaire du Comité invisible », in Goi (...)

3Dans un article intitulé « L’énonciation qui vient. L’essayisme révolutionnaire du Comité invisible », Bertrand Guest estime que la démarche du Comité invisible « pos[e] le problème d’un nous commun2 ». De fait, le choix de l’écriture plurielle met en question ce qu’il y a de politique dans les choix énonciatifs, dans le maniement de la langue, et dans une mise en retrait – ou en dialogue – de soi qui nourrit autrement les dynamiques d’écriture individuelles. C’est bien ce « problème d’un nous commun » qui sera soulevé dans ce dossier en tant qu’il pose la question de la nature de ce qui se fabrique – de commun et de singulier – dans les processus d’écriture collective.

Le collectif : intérêt contemporain et lacunes théoriques

  • 3 Hamidi-Kim Bérénice, Ruset Séverine (dir.), Troupes, compagnies, collectifs dans les arts vivants : (...)
  • 4 Doyon Raphaëlle, Freixe Guy, « Les collectifs, politiques et citoyens ? Paradoxes », in Les Collect (...)

4 Ce problème, pourtant, n’a rien d’inédit et a même fait, du côté des écritures scéniques en collectif, l’objet de nombreuses recherches. Que l’on pense à l’ouvrage dirigé par Bérénice Hamidi-Kim et Séverine Ruset Troupes, compagnies, collectifs dans les arts vivants : organisation du travail, processus de création et conjonctures (20183) ou encore à celui de Raphaëlle Doyon et Guy Freixe Les Collectifs dans les arts vivants depuis 1980 (2014) où le collectif se trouve défini comme un « mode d’organisation et de création qui privilégie une élaboration du spectacle à plusieurs, l’expression singulière d’acteurs, et une configuration scène-salle “performative” qui rejette l’illusion4. » Nulle place, toutefois, dans ces recherches pour les écritures théâtrales plurielles.

  • 5 États singuliers de l’écriture dramatique, Frictions, n° 26, 2016.

5 Peut-être cette lacune tient-elle à l’écart historique entre le développement des collectifs d’acteurs dans les années 1980 et l’émergence des collectifs d’auteur·trices, qu’on pourrait dater du début des années 2000 : la No Panic Compagnie a été fondée en 2004, la même année que le collectif rennais Lumière d’août ; Petrol a été créé en 2005 lors d’une résidence d’écriture au TGP Saint-Denis, la Coopérative d’écriture en 2005 également (pendant la résidence de Fabrice Melquiot à la Comédie de Reims), et le Collectif Traverse et les Filles de Simone se sont tous deux constitués en 2015 dans des contextes différents : résidence d’écriture à la Chartreuse pour Traverse, création du spectacle C’est (un peu) compliqué d’être l’origine du monde pour Les Filles de Simone. Même si la remise en question du caractère individuel de la figure de l’auteur·trice littéraire a déjà connu d’autres formes, il y aurait donc, semble-t-il, un développement plus important des écritures théâtrales plurielles depuis le début des années 2000. Ce phénomène va de pair avec des questionnements soulevés par les auteur·trices à travers la manière dont ils·elles s’organisent en tant que profession : réflexion menée dans les Cahiers de Prospero qui se constituent en premier lieu de rassemblement des auteur·trices dans les années 1990 (1994-1996), et également dans le cadre des « états singuliers de l’écriture dramatique » en mai 2016 (sept auteur·trices prennent alors les commandes du Théâtre de Bagnolet et mènent une réflexion sur la place et l’identité de l’auteur·trice de théâtre5), puis des « états généraux des écrivaines et écrivains de théâtre » lancés en janvier 2019 au Théâtre National de la Colline.

  • 6 Traverse, « En cours de manifeste », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (d (...)
  • 7 Le Bal Littéraire est un des concepts de La Coopérative d’Écriture visant, d’après Fabrice Melquiot (...)

6 L’écriture collective s’est d’abord définie de manière empirique par le discours des auteur·trices sur leur propre expérience d’écriture, ainsi que par les « manifestes » qui donnent le cadre de cette expérience – textes majeurs dans l’appréhension de ces écritures que nous avons souhaité rendre accessibles en les republiant dans ce dossier, avec l’accord des auteur·trices. En effet, « la question du collectif renvoie directement à celle du manifeste6 », selon le Collectif Traverse. Peut-être parce que la rédaction d’un manifeste, mot dont l’étymologie renvoie à l’idée d’une prise de parole publique, suppose de se poser la question du dispositif – à la fois au sens de dispositif d’énonciation et de dispositif d’écriture. Dispositif d’énonciation qui oblige à déterminer qui parle – « je » (Traverse) ou « nous » (Coopérative d’écriture) –, qui oblige à nommer la figure auctoriale qui s’exprime – Petrol ou les Filles de Simone. Dispositif d’écriture qui favorise l’invention de formes autres : Juke-Box, Consultations Poétiques, Mots Vagabonds, Chambres ouvertes, Poèmes avec vue… Ces pratiques de l’écriture sont souvent chevillées à la question du mode de (re)présentation de ce « Moi pluriel », qui peut trouver sa place dans les pages d’un livre – de Petrol, édité par Espaces 34 et les Éditions théâtrales ou des Filles de Simone éditées par Actes Sud – Papiers. Mais il peut aussi s’incarner lors d’un événement public comme un Bal littéraire7, entre L’Amour à la plage et En Rouge et Noir. En tant que tel, ce « moi pluriel » est résolument tourné vers la scène, comme dans le cas de la No Panic Compagnie, où l’écriture plurielle constitue à la fois l’acte fondateur d’une compagnie et un geste indissociable de la mise en scène.

Enjeux et brève histoire des écritures collectives

7Pensées au présent, ces écritures collectives s’inscrivent pour autant dans une histoire, qu’il s’agira ici de seulement esquisser : d’où viennent-elles et à quand peut-on les faire remonter ? Dans quelles traditions littéraires et dramaturgiques s’inscrivent- elles ?

  • 8 Lochert Véronique, « L’anonymat de l’auteur au théâtre : création collective et stratégies éditoria (...)
  • 9 Idem.
  • 10 Le prologue du libraire dit : « Cet Ouvrage n’est pas tout d'une main. M. Quinault a fait les Parol (...)

8Pour resituer très brièvement cette histoire et en faisant des sauts temporels, les écritures collectives dérivent en partie des écritures collaboratives, qui s’enracinent dans la tradition orale antique et se formalisent, par exemple au Moyen-Âge, avec le Roman de Renart et ses différentes branches. La pratique de l’écriture collective est fréquente à l’âge classique. Ainsi, en Angleterre au XVIe siècle, « les deux tiers des pièces mentionnées dans le registre de Henslowe, entrepreneur de théâtre à Londres, sont le fruit de la collaboration entre plusieurs auteurs8 », tandis qu’en Espagne, des pièces sont publiées de manière anonyme, avec la seule mention « de tres autores » ou « de seis ingenios9 ». Les exemples de collaboration sont célèbres : en Angleterre, William Shakespeare et John Fletcher ont collaboré pour l’écriture des Two Noble Kinsmen en Angleterre, tandis qu’en France Pierre Corneille, Philippe Quinault et Molière ont écrit ensemble le livret de la tragédie-ballet Psyché10.

  • 11 Viala Alain, Naissance de l’écrivain ; sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditi (...)
  • 12 Edelman Bernard, Le Sacre de l’auteur, Paris, Seuil, 2004, p. 188-239.
  • 13 Boncompain Jacques, La Révolution des auteurs : naissance de la propriété intellectuelle (1773-1815 (...)
  • 14 Thireau Jean-Louis Introduction historique au droit, Paris, Flammarion, 2009, p. 288.

9Cependant, il ne s’agit que de collaborations ponctuelles, pas de véritables collectifs d’auteur·trices. Peut-être parce que le champ littéraire et la figure de l’écrivain·e, qui se structurent à cette époque, trouvent leur fondement dans des pratiques personnelles, marquées par des stratégies compétitives de différenciation qui admettent mal l’affichage de la création collective11. Plus tard, le droit d’auteur·trice lui-même se fonde sur un discours individualiste, celui de l’auteur·trice en figure divine, propriétaire de l’œuvre créée par son travail propre, notamment à partir des Quatre Livres du droit public de Jean Domat en 1697, dont le dispositif argumentatif sert de fondement au Mémoire en forme de requeste au Garde des Sceaux d’Héricourt, de 1729. Ce dernier justifie sur ces bases para-théologiques l’existence d’une propriété des œuvres par l’auteur·trice12. Plus tard, c’est même au nom du refus de la création collective qu’est le théâtre que se construit, paradoxalement, le Bureau de législation dramatique, réunion politique mais non esthétique des auteur·trices dramatiques qui demandent la reconnaissance de leur propriété sous l’égide de Beaumarchais13. Parce que cette revendication collective se fait au nom d’une figure singulière et non plurielle, l’auteur·trice préfigure le sujet individualiste du droit moderne14.

10D’ailleurs, ces écritures en collaboration, qui ne se constituent pas en collectif d’auteur·trices, continuent à être pratiquées par exemple au XIXe siècle, du côté du roman notamment, où l’écriture à quatre mains est assez fréquente (que l’on pense, entre autres, aux frères Grimm ou Goncourt). Pour ce qui concerne l’écriture dramatique, on la trouve du côté du vaudeville. Comme le rappelle Balzac :

  • 15 Balzac Honoré (de), Les Employés ou la Femme supérieure, in La Comédie Humaine, Tome VI, Gallimard, (...)

11un auteur dramatique […] se compose d’abord d’un homme à idées [ou encore ficelier ou carcassier], chargé de trouver les sujets et de construire la charpente ou scénario du vaudeville : puis d’un piocheur chargé de rédiger la pièce, enfin d’un homme-mémoire, chargé de mettre en musique les couplets, d’arranger les chœurs et les morceaux ensemble, de les chanter, de les superposer à la situation15.

12Dans cette collaboration, se dessine la figure d’un auteur à trois têtes et six mains, entre lesquelles sont répartis différents temps du travail d’écriture, dans une fabrication du texte convenue à l’avance.

C.J Traviès, La Vie littéraire : vaudevillistes très gais en train d'écrire un rôle bouffon pour Arnal

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Estampe, s.d, Musée Carnavalet

13Si la répartition des tâches et la spécialisation sont loin d’être systématiques et tendent à s’effacer du côté des écritures collectives contemporaines (mais la question mérite peut-être d’être posée), on retrouve ces pratiques (à quatre mains et plus) au sein des avant-gardes historiques (chez les Dadaïstes par exemple qui signeront collectivement ou refuseront de signer leurs œuvres) et elles connaîtront un déploiement numérique à partir des années 1970, avec l’apparition de logiciels favorisant l’écriture à plusieurs. On l’aura compris : une histoire des écritures dramatiques collectives est encore à écrire, en étudiant rigoureusement leur contexte d’apparition et en s’intéressant également aux outils qu’elles mettent en œuvre, à leur volonté ou non de se constituer en collectif.

De la pluralité des écritures plurielles

14Tel n’est pas l’objet de ce dossier néanmoins, à l’approche moins historique que poétique.

15Il n’existe pas d’écriture plurielle. Les processus d’écritures, les styles et les modes de collaboration placent d’emblée le principe d’élaboration du moi pluriel sous le signe de la diversité. Il n’existe pas une écriture, mais des écritures. Pas un auteur pluriel, mais plusieurs régimes d’auctorialité. Ces processus semblent cependant dessiner des airs de familles. Ils se caractérisent souvent par une articulation autour du pendant de l’écriture plurielle, le jeu collectif. En outre, la spécificité de ces modes d’écriture produit souvent une forme de mise en abyme du collectif lui-même. Enfin, ce dernier terme de « collectif », un singulier désignant un pluriel, permet de comprendre que dans la dynamique des écritures plurielles, l’association va de pair avec une forme de dissolution.

Jouer collectif

16L’écriture théâtrale, même lorsqu’elle ne relève pas strictement de l’écriture de plateau, est tournée vers la scène. Par effet de mimétisme, par la force des circonstances ou par volonté d’éthique de travail commun, les écritures plurielles sont orientées vers le spectacle pluriel, construit dans et par le collectif. Dans ces situations, la figure de l’auteur ou de l’autrice s’élabore par rapport au plateau, que l’auctorialité et l’actorat se confondent ou se distinguent. Il existe, dans ces deux cas de figure, une forme d’interrogation permanente du collectif, de son identité, des frictions qu’il crée.

17L’écriture plurielle n’est pas un processus autogénique, qui se justifie par lui-même. Elle provient souvent de la construction du spectacle lui-même et de la nécessité de travailler ensemble à la constitution d’une figure commune. Christelle Bahier-Porte et Zoé Schweitzer montrent ainsi que le Collectif Marthe s’est inventé justement en même temps que Marthe, personnage de leur premier spectacle, Le Monde renversé (2018). Les actrices-autrices du collectif ont éprouvé la nécessité de rendre compte de leur expérience féminine partagée, et d’investir la figure de la sorcière, image contemporaine de l’histoire de l’oppression des femmes et de leur émancipation. Pour constituer cette figure, le collectif s’est fondé sur une multiplicité de sources : au cours du spectacle, citations, archives, ouvrages savants sur les sorcières et fictions s’entremêlent, se font écho, s’irriguent mutuellement. L’article montre ainsi que le spectacle procède par homothétie : de la pluralité des autrices à l’unicité du texte, de la pluralité des expériences à l’unicité de la figure, de la pluralité des époques à l’unicité des vécus, de la pluralité des sources à l’unicité du spectacle.

  • 16 Manevy Philippe, « Mathieu Leroux et le collectif Les Néos : Scrap, une autofiction chorale ? », in(...)

18Il arrive que l’écriture plurielle n’emporte pas toujours la nécessité de subsumer les identités individuelles dans une figure collective. Au contraire, dans l’analyse que propose Philippe Manevy de Scrap (2012), pièce du collectif québécois Les Néos et de Mathieu Leroux, l’identité individuelle de chaque membre du collectif ne disparaît pas dans une figure collective, mais participe d’une forme de choralité née de l’écriture de Mathieu Leroux et des propositions au plateau des membres des Néos. Chaque acteur·trice conserve son identité propre, sous la forme de son prénom abrégé, favorisant l’alternance entre des scènes intimes écrites à partir de matériaux autobiographiques et des scènes chorales où les individus se fondent dans la meute. Le jeu collectif produit lui-même une écriture plurielle. Scrap atteste ainsi d’un processus de création où la part de l’auteur et du collectif n’est pas toujours discernable16.

L’abyme du collectif

19La pratique de l’écriture plurielle amène souvent le collectif à réfléchir à sa propre existence multiple, diffractée. Loin de n’être qu’un effet des modalités d’écriture, le moi pluriel se constitue également comme objet de pensée en acte. Écrire de manière plurielle, c’est souvent aussi écrire sur la pluralité, sur le collectif, chercher à comprendre l’élaboration et les mécanismes de la pluralité et du partage. Dans le moi pluriel, l’existence et la pensée ne se distinguent pas l’une de l’autre. Les écritures collectives impliquent un cogito/cogitamus permanent, qu’il se révèle dans les œuvres produites ou qu’il demeure une discussion, une interrogation permanente au sein du collectif.

  • 17 Issartel Ariane, « L’écriture collective ou la mise en abyme du groupe », in Astier Aude, Cot Guill (...)

20La question de l’auctorialité collective se pose d’ailleurs au moment de la publication du texte théâtral. Ariane Issartel montre, à travers l’exemple de la compagnie des Sans-Cou qui publie sous ce nom ses pièces, que le texte lui-même peut contenir les traces de sa création collective. À partir d’une étude comparée des pièces Idem (2015) et Notre crâne comme accessoire (2016), l’article montre que le drame lui-même, issu d’une écriture de plateau, dévoile les mécanismes et les ressorts de la création collective. Il présente ainsi un groupe qui est à la fois moteur de l’écriture et moteur de l’action dramatique, et qui donc questionne les motifs et ressorts de sa propre constitution. L’écriture collective, plurielle, mène à l’écriture du collectif et de la pluralité, à une mise en abyme du collectif écrivant17.

  • 18 Bachelot Nguyen Marine, « Lumière d’août, croisements de textes », in Astier Aude, Cot Guillaume, C (...)
  • 19 Hervé Stéphane, « Le texte en partage », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvai (...)

21Il existe également pour les collectifs d’écriture des enjeux spécifiques, qui se posent en deçà de la représentation. C’est le cas pour le collectif d’auteur·trices Lumière d’Août, étudié par Stéphane Hervé. Son article s’attache ainsi à décrire les conditions d’émergence d’un tel collectif, mélange d’intérêts créés par les cadres de production et les aspirations collectives. Il souligne également que la notion de partage est essentielle pour comprendre le fonctionnement du collectif. Celle-ci est en effet au fondement du processus de création qui repose sur la circulation des textes, brouillons, idées, qui nécessitent l’intimité du collectif. Le manifeste du collectif énonce explicitement : « Nous n’écrivons et nous ne créons pas ensemble (hormis quelques projets), mais les un·e·s à côté des autres, avec une part de circulations secrètes18. » Ces dernières constituent un partage permanent qui redéfinit, plus qu’il n’écarte, l’écrire-ensemble. Ce partage concerne également le public, qui peut prendre connaissance des textes du collectif dans une variété de lieu, notamment des lieux non-théâtraux comme les bibliothèques publiques ou les centres culturels, et selon des trajectoires excentriques19.

Le collectif comme auteur

  • 20 La Coopérative d’écriture, « Manifeste », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylva (...)
  • 21 Cornaggia Adrien, Fargier Noémie, Malone Philippe, « Le collectif sera poélitique ou il ne sera pas (...)
  • 22 Petrol, « Écrire Petrol », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un (...)

22Les collectifs d’écritures se constituent autour de modèles différents. On trouve par exemple le modèle granulaire, qui est celui de la Coopérative d’écriture, dans lequel chaque membre conserve une forme d’individualité dans la structure, quitte à ce que la structure elle-même soit mobile20. De la même manière, Adrien Cornaggia, explique que les auteur·trices peuvent être amenées à « passer par Traverse21 », un collectif dont le nom annonce dès lors le mode d’existence. De l’autre côté du spectre de l’écriture plurielle, on trouve le modèle intégré, celui dans lequel le collectif subsume les individus qui le composent, lesquelles ne signent plus de leur nom. C’est le cas notamment de Petrol, qui rappelle justement que « Petrol produit des textes écrits à huit mains22 ». Le collectif d’écriture intégré pourrait ainsi se référer à lui-même comme « l’auteur·e que donc nous sommes », à la manière de « l’animal que donc je suis » de Derrida.

  • 23 Diaz Sylvain, « Le collectif et sa renverse », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz (...)

23Écrire à quatre, six, huit mains ou plus requiert une forme d’agilité et des processus d’écriture spécifiques que ne connaissent pas celles et ceux qui créent dans la solitude de leur bureau. Dans son article consacré au collectif d’écriture Petrol, Sylvain Diaz s’attache à une étude génétique qui permet de retracer les formes que prend le processus d’écriture collective. À partir des différents états du manuscrit de la pièce Le Souffle et sa renverse, écrit par Lancelot Hamelin, Sylvain Levey, Philippe Malone et Michel Simonot, il propose la description des reprises, de bifurcations, des modifications successives et d’un processus d’écriture qui fonctionne d’abord par expérimentation et documentation, puis par élagage. L’article montre que l’écriture de la pièce est un processus de production d’un sujet collectif d’énonciation, un « moi pluriel », c’est-à-dire une conscience unique tout à la fois écrivant et écrite par plusieurs23.

  • 24 Cot Guillaume, « De l’extraction à la génération », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, (...)

24C’est ce que souligne également le texte de Guillaume Cot. Ce dernier montre que la création de la pièce Battre le silence (2019) par l’Inverso-Collectif a brouillé le principe même de l’écriture et la figure du dramaturge. L’article décrit l’expérience de l’écriture collective et du collage de textes issus du dramaturge, des comédiens, comédiennes, mais aussi de textes de fictions antérieurs au spectacle. L’article décrit ainsi les effets de contamination textuelle, liée au sujet de la pièce (l’épidémie du sida), mais aussi la manière dont la sphère médiatique, composée de papier, d’ordinateurs, de téléphones, a rendu possible la production de ce texte. Il souligne que l’écriture collective transforme le texte en matière vivante. Celle-ci évolue au fur et à mesure des répétitions, et acquièrent une forme d’autonomie propre qui perturbe la figure même de l’auteur, ou de l’autrice, dramatique24.

  • 25 Didi-Huberman Georges, Désirer désobéir – Ce qui nous soulève, 1, Paris, Éditions de Minuit, 2019, (...)

25On l’aura compris : à travers ces différentes études de cas, il s’agit bien de soulever le « problème d’un nous commun ». Nous ne devra pas être envisagé ici comme une personne « amplifiée » mais, avec Georges Didi-Huberman, comme une personne « “dilatée” jusqu’à se trouver, en quelque sorte, “illimitée” ». Le collectif de chercheurs et de chercheuses ici rassemblé explore cette illimitation résolument problématique, convaincu que « le nous ne se présuppose pas, il s’invente et s’organise. Avec plus ou moins de rapidité, de spontanéité, de directivité, de génie pour les formes25 ».

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Notes

1 Le Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007.

2 Guest Bertrand « L’énonciation qui vient. L’essayisme révolutionnaire du Comité invisible », in Goin Emilie, Jeusette Julien (dir.), Écrire la Révolution, de Jack London au Comité invisible, Rennes, PUR, 2018, p. 127.

3 Hamidi-Kim Bérénice, Ruset Séverine (dir.), Troupes, compagnies, collectifs dans les arts vivants : organisation du travail, processus de création et conjonctures, Montpellier, L’Entretemps, 2018.

4 Doyon Raphaëlle, Freixe Guy, « Les collectifs, politiques et citoyens ? Paradoxes », in Les Collectifs dans les arts vivants depuis 1980, Montpellier, L’Entretemps, 2014, p. 7.

5 États singuliers de l’écriture dramatique, Frictions, n° 26, 2016.

6 Traverse, « En cours de manifeste », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectif, Agôn [En ligne], HS 3 | 2021, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/9365.

7 Le Bal Littéraire est un des concepts de La Coopérative d’Écriture visant, d’après Fabrice Melquiot, à « répondre à ceux qui affirment qu’il n’y a pas en France d’écrivains pour le théâtre ». Cf. Melquiot Fabrice, Backstage, entretien avec M.-A. Robillard et F. Vossier, Paris, L’Arche Éditeur, 2019, p. 100.

8 Lochert Véronique, « L’anonymat de l’auteur au théâtre : création collective et stratégies éditoriales », Littératures classiques, no 80, Armand Colin, 21 juin 2013, p. 110.

9 Idem.

10 Le prologue du libraire dit : « Cet Ouvrage n’est pas tout d'une main. M. Quinault a fait les Paroles qui s’y chantent en Musique, à la réserve de la Plainte Italienne. M. de Molière a dressé le Plan de la Pièce, et réglé la disposition, où il s’est plus attaché aux beautés et à la pompe du Spectacle qu’à l’exacte régularité. Quant à la Versification il n’a pas eu le loisir de la faire entière. Le Carnaval approchait, et les Ordres pressants du Roi, qui se voulait donner ce magnifique Divertissement plusieurs fois avant le Carême l’ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours. Ainsi il n’y a que le Prologue, le Premier Acte, la première Scène du Second et la première du Troisième, dont les Vers soient de lui. M. Corneille a employé une quinzaine au reste ; et par ce moyen Sa Majesté s’est trouvée servie dans le temps qu’elle l’avait ordonné. » Voir Molière, Œuvres complètes, G. Forestier (éd.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 2010, p. 423. Pour un descriptif de la création de l’œuvre, voir la notice écrite par Alain Riffaud, Laura Naudeix et Anne Piéjus, op.cit, p.1483-1499.

11 Viala Alain, Naissance de l’écrivain ; sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de minuit, 1985.

12 Edelman Bernard, Le Sacre de l’auteur, Paris, Seuil, 2004, p. 188-239.

13 Boncompain Jacques, La Révolution des auteurs : naissance de la propriété intellectuelle (1773-1815), Paris, Fayard, 2002.

14 Thireau Jean-Louis Introduction historique au droit, Paris, Flammarion, 2009, p. 288.

15 Balzac Honoré (de), Les Employés ou la Femme supérieure, in La Comédie Humaine, Tome VI, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1950, p. 928.

16 Manevy Philippe, « Mathieu Leroux et le collectif Les Néos : Scrap, une autofiction chorale ? », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8109.

17 Issartel Ariane, « L’écriture collective ou la mise en abyme du groupe », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/9405.

18 Bachelot Nguyen Marine, « Lumière d’août, croisements de textes », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8116.

19 Hervé Stéphane, « Le texte en partage », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8233.

20 La Coopérative d’écriture, « Manifeste », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/9278.

21 Cornaggia Adrien, Fargier Noémie, Malone Philippe, « Le collectif sera poélitique ou il ne sera pas », entretien avec A. Coulon et S. Diaz, in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/9425.

22 Petrol, « Écrire Petrol », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8134.

23 Diaz Sylvain, « Le collectif et sa renverse », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectifop. cit., http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8253.

24 Cot Guillaume, « De l’extraction à la génération », in Astier Aude, Cot Guillaume, Coulon Aurélie, Diaz Sylvain (dir.), « Un moi pluriel » – Écritures théâtrales du collectif, op. cit., http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8274.

25 Didi-Huberman Georges, Désirer désobéir – Ce qui nous soulève, 1, Paris, Éditions de Minuit, 2019, p. 306.

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Table des illustrations

Titre C.J Traviès, La Vie littéraire : vaudevillistes très gais en train d'écrire un rôle bouffon pour Arnal
Légende Estampe, s.d, Musée Carnavalet
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/docannexe/image/9189/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 36k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Aude Astier, Guillaume Cot, Aurélie Coulon et Sylvain Diaz, « « Le problème d’un nous commun » »Agôn [En ligne], HS 3 | 2022, mis en ligne le 03 juin 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/9189 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/agon.9189

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Auteurs

Aude Astier

Maîtresse de Conférences à l'Université de Strasbourg en Études Théâtrales (EA 3402 ACCRA). Ses recherches portent sur les politiques culturelles, les lieux de représentation et le théâtre européen contemporain (cf. sa thèse : Observatoire, conservatoire, laboratoire, l'institution théâtrale publique en France et en Italie à l'heure du néo-libéralisme et du postmodernisme). Elle fait par ailleurs partie du comité italien d’Eurodram, réseau européen de traduction et de diffusion théâtrale.

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Guillaume Cot

Guillaume Cot est docteur en études théâtrales. Il a rédigé une thèse sur les dramaturgies du droit pendant la Révolution française, sous la direction de Martial Poirson (Paris 8). Il enseigne l’histoire du théâtre et la dramaturgie à l’université de Lille.

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Aurélie Coulon

Aurélie Coulon est Maîtresse de Conférences en Études théâtrales à l’Université de Strasbourg (ACCRA – EA3402). Ses recherches actuelles explorent la question de l’espace (dramatique/scénique) dans les arts de la scène au XXe siècle et au XXIe siècle, les hybridations des arts (théâtre-cinéma), ainsi que les formes et fonctions du hors-scène dans le théâtre contemporain.

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Sylvain Diaz

Maître de conférences en études théâtrales à l’Université de Strasbourg, chercheur à l’UR3402 ACCRA, Sylvain Diaz est auteur d’Avec Wajdi Mouawad (Leméac / Actes Sud, 2017) et Dramaturgies de la crise (XXe-XXIe) (Classiques Garnier, 2017) et co-auteur de De quoi la dramaturgie est-elle le nom (L’Harmattan, 2014). Il a également co-dirigé les ouvrages collectifs Le Texte au risque de la performance, la performance au risque du texte (ACCRA, 2019) et Utopies de la gratuité (à paraître en 2022). Depuis sa création en 2007, il est membre du comité de rédaction de la revue Agôn pour laquelle il a co-dirigé plusieurs numéros. Il a par ailleurs signé de nombreux articles relatifs aux dramaturgies contemporaines qu’il fréquente assidument en tant que membre de différents comités de lecture. En parallèle à ses activités d’enseignant et de chercheur, il dirige actuellement le Service de l’action culturelle de l’Université de Strasbourg.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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