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Le collectif comme auteur ?

De l’extraction à la génération

L’écriture en collectif et la dissolution de l’auteur
Guillaume Cot

Résumés

Cet article part d’une expérience personnelle, celle de dramaturge au cours de la création de Battre le Silence, une pièce de l’Inverso-Collectif qui s’articule autour de la mort d’un jeune homme, qui se laisse mourir du sida. Nous proposons ici une étude génétique d’un texte écrit collectivement, liée à des éléments anecdotiques de la création du spectacle. Il s’agit, à partir de ces éléments, comprendre la genèse du texte. Nous nous proposons ici de penser la manière dont l’écriture collective trouble la figure même de l’auteur. L’auteur du texte apparaît alors moins comme figure que comme agentivité.

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Texte intégral

  • 1 On peut citer, entre autres, Joseph Danan, Qu’est-ce que la dramaturgie ?, Arles, Actes Sud, 2010 (...)

1 J’écris aujourd’hui d’une position un peu particulière, double et troublée. Je suis dramaturge au sein d’un collectif (l’Inverso-Collectif) et doctorant, chercheur en histoire du théâtre, attentif aux interactions, aux échos entre les formes sociales et les formes dramaturgiques. Je ne suis pas, loin de là, le premier chercheur en études théâtrales en France, à proposer une théorie de sa pratique dramaturgique1. La position n’en est pas moins légèrement inconfortable, à la manière de ces fauteuils de théâtre qui, malgré l’apparence de confort, empêchent souvent qu’on puisse s’y endormir à son aise. Aujourd’hui donc, je veux vous parler de l’expérience individuelle d’un dramaturge en situation d’écriture collective. Cette écriture est celle du texte d’un spectacle intitulé Battre le silence, qui s’est conçu entre février 2018 et septembre 2019. Le spectacle a été joué pour la première fois au centre Paris Anim’ Les Halles les 26 et 27 septembre 2019, puis à nouveau au Lavoir Moderne Parisien des 4 au 8 décembre 2019. La pièce s’articule autour de l’évocation du syndrome d’immunodéficience acquise (sida), et raconte l’histoire d’un groupe réuni autour de la figure absente de Camille, un jeune homme qui s’est laissé mourir du virus. D’un point de vue dramaturgique, le texte est en partie rhapsodique, et possède la structure suivante : une première partie montre le groupe qui découvre, dans une forme dramatique assez classique, comment Camille est mort ; la deuxième partie opère une remontée dans sa vie, notamment la manière dont il a vécu l’homophobie ambiante, avec une dramaturgie fragmentée faite de voix non toujours identifiables. La troisième partie montre l’action militante du groupe qui s’apparente à une performance. Ce n’est pas uniquement le fait qu’il existe un texte fragmentaire, rhapsodique, qui nous intéresse ici, mais son processus d’écriture. Car à la question « qui a écrit le texte ? », je suis bien en peine de répondre. Je souhaite cependant, prendre cette peine, et creuser un peu la question de savoir qui sont les auteurs et autrices d’un texte écrit ensemble, une question que l’énumération ne peut tout à fait satisfaire. Je voudrais pour cela aborder trois points : la question de l’origine du texte (celle de l’avant), celle de sa construction, son écriture (le pendant) et celle de ses effets sur l’auctorialité (moins l’après que l’au-dessus, voire l’en-deçà du texte).

Aux origines du texte

De VI(e)H à Battre le silence

  • 2 Journée d’études « Réflexion sur le vih/sida, entre héritage et perspective », École normale supé (...)
  • 3 Jeudi 1er décembre 2016 à l’espace Pierre Reverdy.
  • 4 Au festival Traits d’Union, les 21 et 22 janvier 2017, au théâtre Duende d’Ivry-sur-Seine.
  • 5 Le terme de « Luxe », fait d’ailleurs l’objet d’une entrée dans l’ouvrage collectif de Marion Bou (...)
  • 6 Pour une réflexion sur les deux sens du terme et la crise dont ils font régulièrement l’objet, on (...)
  • 7 Bernard Dort, « L’état d’esprit dramaturgique », in Théâtre/Public, 1986, n° 67, p. 9.
  • 8 Ces deux termes sont issus de la nomenclature proposée par Daniel Besnehard, « Positions d’un dra (...)

2 Comme le rappelle Roland Barthes dans son célèbre article sur la mort de l’auteur, l’auteur ou le texte ont quelque chose à voir avec la question de l’origine, qu’il s’agisse d’ailleurs de prendre ce terme dans le sens de la filiation (origine du texte) ou de l’originalité (texte comme origine). Pour Battre le silence, l’origine est indissociable de la filiation spectaculaire : le travail est né d’un spectacle antérieur au collectif lui-même, mais qui en a impliqué plusieurs membres. La pièce s’intitulait VI(e)H et portait sur les premières années de l’épidémie du sida, et les réactions militantes des années 1980. Il s’agissait d’une forme proche du théâtre documentaire, faite d’un mélange de textes d’auteurs morts du sida et de textes politiques liés à l’association Act-Up. Le groupe qui allait devenir, par la suite, l’Inverso-Collectif avait amassé de la matière documentaire et créé cette pièce à l’occasion d’une journée d’études sur le sida et la politique à l’École normale supérieure2, une pièce jouée plus tard au festival Nanterre-sur-scène3 et au théâtre Duende4. Au moment de créer la pièce suivante, c’est-à-dire la première du collectif, les deux fondatrices, Pauline Rousseau (metteuse en scène) et Claire Besuelle (comédienne) m’ont appelé pour me dire qu’elles avaient besoin de moi. Besoin : le mot fait rêver le dramaturge, habitué à être un luxe dont le travail se définit par sa non-nécessité5. Besoin : le terme laisse songeur accolé à celui de « dramaturge », quand on connaît tous les sens que ce mot peut recouvrir, des dramaturges au sens 1 et au sens 26, des états d’esprit dramaturgiques7, des dramaturges-documentalistes ou dramaturges-spectateurs8, des Dramaturg et des Dramatiker. Dire « nous avons besoin d’un dramaturge », c’est dire qu’à cette heure et en ce lieu, on a besoin de quelque chose sans savoir ce que c’est. Je peux du moins dire ce que je n’allais pas être.

Le capital-texte et le nom de personnage

  • 9 « Le dialogue opère cette mise en scène : le nom du personnage indique une position, voire une po (...)
  • 10 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1972, p.7.

3 Malgré mon désir, je n’allais pas être écrivain dramatique, parce qu’au début du travail, personne ne voulait limiter les possibilités du plateau. Je n’allais pas être dramaturge-documentaliste, parce que le capital texte avait été amassé lors du précédent projet et qu’il continuait à l’être par les comédien·nes. Je n’allais pas non plus être dramaturge-spectateur puisque j’étais défini par le besoin de ma présence, quoi que ce besoin ne fût pas plus précis que cela. La metteuse en scène avait la structure du spectacle en tête, une structure en trois parties que nous avons toujours conservée. Ainsi, même la structure m’échappait, comble pour un dramaturge nourri dans sa jeunesse au biberon structuraliste. Le besoin s’est fait réellement sentir au bout de quelques jours. Nous avions des scènes proposées par les comédien·nes à partir des textes du capital-texte, mais le tout ressemblait trop à VI(e)H. Il fallait un moyen pour lier cela, et je suis intervenu par un mot : personnage. Petit à petit, l’idée s’est imposée de surmonter la crise du personnage, de considérer qu’il fallait des lieux d’énonciation9, et l’écriture a commencé. Par quoi, exactement ? Par le fait pour chaque comédien·ne de nommer son personnage, comme par un retour au mythe du démiurge par la parole, ou comme dans ces jeux de rôle où l’on donne soi-même le nom de son avatar. Je dis « écriture », quoique la nomination fut faite de vive voix. Mais le privilège du théâtre est peut-être de troubler la frontière de l’écrit et du parlé, pendant artistique à l’abolition théorique qu’effectue le « ni mot ni concept10 » de différance chez Jacques Derrida.

Le processus de construction

4 J’ai parlé des premières répétitions, sans préciser où et quand elles ont eu lieu. Je voudrais donc, avant d’aborder la question de l’écriture, décrire brièvement le processus de construction, important pour saisir justement, celui de l’écriture.

Calendrier des étapes de création.

Calendrier des étapes de création.

Capture d’écran.

5Ces dates correspondent à des moments d’avancement du spectacle, mais aussi de son écriture, et ce de plusieurs manières :

6- Avancement du texte qui, de manière assez tautologique, est plus proche de son stade final au fur et à mesure de l’avancée de l’écriture. J’écris « tautologique », mais toute personne engagée dans un processus de création quel qu’il soit sait bien que sa temporalité ne se résume jamais à un développement linéaire, qu’elle n’est pas vécue ainsi. Elle est bien plutôt faite d’avancées, de retours en arrières, de chemins de traverses temporels.

7- Avancement, ou du moins, modifications de sa fixation. J’entends par « fixation » le fait, pour le collectif, de prévoir que le texte sera répété plus ou moins à l’identique d’une répétition, d’une représentation sur l’autre. La fixation du texte fut faible au début (le travail premier repose en partie sur des improvisations), forte au milieu (car il s’agit, à un moment, d’écrire), intermédiaire à la fin (en raison des libertés que prend le plateau).

Qui écrit quoi : l’indécidable question

Marqueurs de scientificité : la réponse statistique et la classification.

  • 11 Frédéric Lordon, La société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2015 (...)
  • 12 Sont ainsi utilisés des passages de Ce sont amis que vent emporte d’Yves Navarre, de Mon père de (...)

8 Un spectre hante les sciences humaines : celui de la scientificité. Associée aux sciences dures et à l’assise mathématique, le discours de scientificité dans les sciences humaines « ne va pas toujours sans exercer elle-même de violence symbolique11 » pour celles et ceux dont l’objet ne s’y prête pas. C’est ici le cas, et je voudrais retracer mon processus de réflexion pour faire comprendre comment l’affect de la violence symbolique déploie des modes de pensée inadéquats. Car pour répondre à la question de savoir qui sont les auteurs et autrices du texte, mon premier réflexe de pensée a été aristotélicien. J’ai voulu classer les passages du texte par origine d’écriture, effectuer une taxinomie génétique du texte. On en arrive ainsi à trois grandes catégories : d’une part, les écritures issues du plateau (écritures de plateau, c’est-à-dire issues d’un travail de scène puis retravaillées ; écritures pour plateau, c’est-à-dire écrites pour fixer une scène proposée par la metteuse en scène, mais où l’écriture n’est qu’un support pratique ; enfin, les improvisations, qui ne sont pas fixées) ; d’autre part les textes écrits pour la scène de manière assez classique, sans intervention préalable du plateau, mais pour le spectacle spécifiquement (écrits du dramaturge, ou des comédien·nes, souvent dans des processus d’écriture collaborative) ; enfin, les textes dits « extérieurs », qui sont des textes écrits par des auteurs bien avant ce spectacle, et sans avoir connaissance de son existence12. Puis j’ai assigné une couleur à chaque origine pour en avoir une vision plus claire, en indiquant à chaque fois si le texte avait été écrit par la metteuse en scène, le dramaturge, les comédien·nes ou des auteurs extérieurs. Enfin, j’en suis arrivé à compter la part du texte correspondant à telle ou telle catégorie, afin de faire des statistiques. Cela a donné lieu aux résultats suivants :

Aperçu d’un texte de théâtre coloré pour les besoins de la statistique.

Aperçu d’un texte de théâtre coloré pour les besoins de la statistique.

Répartition des origines d’écriture et signes (espaces comprises) correspondant au sein de la pièce.

Répartition des origines d’écriture et signes (espaces comprises) correspondant au sein de la pièce.

Capture d’écran.

9Or, comme il s’agissait bien de présenter le résultat de ce travail, il fallait lui trouver une forme immédiatement signifiante. L’étape supplémentaire était donc un graphique, c’est-à-dire une représentation visuelle susceptible de toucher l’entendement par les sens. La forme idéale, dans une démarche ramenant la scientificité à l’analyse quantitative du texte, était celle appelée communément « camembert » :

Capture d’écran.

Les limites de la classification

  • 13 Le secret est, parfois, la condition sine qua non d’un travail de recherche libre.

10 Lorsqu’il a fallu d’interpréter tout cela, j’ai compris que le principe même d’une classification selon l’origine posait problème. Car à la lecture du camembert, il apparaissait clair que le texte était majoritairement issu de l’écriture du dramaturge, ce qui ne correspondait pas à la perception que nous en avions. Manifestement, les catégorisations avaient tendance à minorer la part des comédien·nes et de la metteuse en scène – peut-être par volonté inconsciente du dramaturge de justifier, une fois de plus, son existence. Par ailleurs, en comparant les résultats donnés par ce camembert et mes souvenirs de l’écriture, j’ai compris que je ne savais pas tout à fait ce qu’était écrire, ni ce qui faisait texte au théâtre. Le camembert d’écriture ramène ainsi le texte à des présupposés que le processus même d’écriture du texte interroge. Par exemple, au début de la pièce, Aude, la sœur du mort, propose à chaque personnage de remporter un objet qui a appartenu à son frère. Cette scène est née d’un travail d’improvisation de la session de mars 2018. Comment est né ce travail ? Aux studios Virecourt, tout le collectif est parti en balade. À la demande de la metteuse en scène, nous devions emporter lors de cette marche un objet qui nous était propre, intime. Et chaque membre du collectif devait, à un moment choisi instinctivement, s’arrêter, dévoiler son objet, et expliquer le choix de l’avoir emporté. Tout le monde a exprimé des choses intimes, bouleversantes, que je ne peux pas raconter ici13. Je peux en revanche dire que l’expérience fut rude, qu’elle a eu le même effet sur le groupe que peut l’avoir la perte d’un ami proche, avec ce que cela comporte de douleurs et d’effet centripète sur un ensemble épars de gens qui ne se connaissaient pas nécessairement tous à cette période. Un des textes issus de cette expérience est le suivant :

Extrait du texte #1.

Extrait du texte #1.

Capture d’écran.

  • 14 On remarque tout l’inconfort, en même temps que la jouissance, d’une position qu’on pourrait qual (...)

11La référence à la culture populaire avec la mention de « Morticia Adams » est une trouvaille de plateau, due au long manteau noir que porte le personnage de Martin, veuf de Camille. Les marques de littérarité de ce texte sont manifestes, notamment la paronomase sec/sac qui structure la réplique. Or, cette paronomase n’est pas du fait du dramaturge-écrivain mais du comédien, Thomas Bouyou, lors de son improvisation. Ce n’est qu’à la réécriture que j’ai développé la paronomase en adjoignant le terme sex, car il me semblait que l’idée même de la paronomase portait en elle la possibilité de rendre compte de ces incompréhensions qui marquent la vie de couple, voire toute relation sociale, ces déplacements de sens qu’implique l’usage même de la langue14. Qui a écrit ce passage ? N’est-ce pas la metteuse en scène, d’une part en raison de l’expérience proposée, d’autre part lorsqu’elle a décidé de la transformer en improvisation ? N’est-ce pas le comédien, qui a écrit, structuré, articulé un véritable texte autour d’une paronomase ? N’est-ce pas aussi moi qui l’ai reprise et développée ? À quel moment considère-t-on le texte comme texte ? Les limites de la classification montrent, je crois, les limites de nos propres catégories d’écriture lorsqu’elle se veut collective.

Les effets d’intertextualité

  • 15 Bertolt Brecht, La Décision, dans Théâtre complet 2, Paris, L’Arche, 1974, p. 211-237.

12 Ces troubles causés par l’écriture collective sont également perceptibles dans les inserts produits par l’introduction de différents textes. Les inserts constituent une reprise d’un dispositif dramaturgique trouvé dans la pièce didactique de Brecht, La Décision15. Dans cette pièce, quatre agitateurs communistes de retour d’une mission en Chine racontent qu’ils ont tué l’un des leurs pour le bien de la mission. La pièce commence par leur arrivée devant le Chœur de contrôle, pour qui les agitateurs jouent leur récit rétrospectif. À la manière de Brecht, nous avons encadré dramaturgiquement la pièce par des interrogatoires, sous la forme de monologues adressés à une présence absente, dont on comprend qu’elle est policière. En voici un exemple, entouré d’autres textes utilisés dans la pièce :

Extrait du texte #2.

Extrait du texte #2.

Capture d’écran.

  • Texte Bareback : Au milieu de la pièce, Aude, sœur de Camille, le personnage décédé du sida, doit trouver un amant à David, en utilisant une application de rencontre. Elle apprend à cette occasion le terme bareback, qui désigne le fait de pratiquer la sodomie sans prophylactique.

  • Texte Insert : Vers la fin de la pièce, le personnage d’Aude se retrouve devant ce qui semble être une instance policière (quoique cela ne soit jamais dit explicitement)pour expliquer comment elle en est arrivée à suivre les autres dans leur action coup-de-poing.

  • Texte Zucco : Au milieu de la pièce, la comédienne qui joue Aude (Marie Astier), prend en charge un passage de Roberto Zucco. À ce moment de la pièce, il paraît évident que ce texte est en réalité proféré par Camille.

13Le texte central a été rédigé par le dramaturge. Le premier, celui de gauche, est issu d’un travail de répétitions entamé dès la première semaine à Montreuil, en 2018. Le dernier, celui de droite, a été écrit par Bernard-Marie Koltès, mais amené par Marie Astier pendant les premières séances, à Montreuil également. Ainsi, au sein même des textes supposément écrits par le dramaturge du collectif, l’intertextualité trouble l’auctorialité. Car ce texte central, de qui dira-t-on qu’il est l’auteur ? Non pas du seul dramaturge, du fait des emprunts, ni des comédien·nes, ni évidemment de Bernard-Marie Koltès, mais des trois réunis le temps d’un court texte, dont l’idée même et le contenu sont apparus à l’occasion de discussions entre la metteuse en scène et le dramaturge.

La mort de l’auctorialité

Écritures vivantes et virales

  • 16 Ce en quoi les différences de systèmes d’exploitation ont pu, parfois, rejoindre les frictions du (...)
  • 17 Ou un usage de nous par tous ces outils, selon la perspective dans laquelle on se place.
  • 18 Voir Florence Berthoud et Catherine Naugrette, « Matériau », dans Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Le (...)
  • 19 On trouve ainsi dans la Pétition à l’Assemblée nationale de Beaumarchais, lue devant le comité d’ (...)
  • 20 Alain Damasio, Les Furtifs, Clamart, La Volte, 2019

14 J’aurais voulu multiplier les exemples, prendre chaque bout de texte pour montrer qu’il est né de processus d’écriture collective infiniment variés, car c’est sans doute le propre de l’écriture collective que de tâtonner, chercher, expérimenter l’écriture. Le temps manque, et je voudrais bien plutôt ajouter quelques réflexions relatives à notre processus. D’une part, ce processus doit beaucoup à l’environnement technologique dans lequel il a eu lieu. Nous avons écrit au sein d’une sphère médiatique qui comprenait les logiciels de bureautique, avec les problèmes de compatibilité que cela a pu entraîner16, téléphones portables, mails, systèmes de cloud. Toute cette sphère médiatique a entraîné un usage, par nous, assez intensif de tous ces outils17. Ils ont permis des écritures croisées, partagées, ainsi qu’une certaine indécidabilité sur la question de savoir qui a écrit quoi. Par moment, le papier et l’encre tracée à l’aide d’un stylo ont également rejoint cette sphère médiatique. Par ailleurs, il me semble que ce texte est fondé sur la génération plus que sur l’extraction et l’exploitation. Autrement dit, je crois que ses conditions même de création (collective) permettent de penser le rapport du texte à la scène autrement que selon les catégories issues de la partition entre auteur et metteur en scène. Il n’y a pas eu de texte « matériau18 », produit par un dramaturge à la fois créateur (au sens biblique) et propriétaire, dans un paradigme dont Beaumarchais est le parangon19. Nous avons assisté à la naissance d’un texte vivant, qui s’est nourri de ce qui se passait, de ce qui passait, à la manière des furtifs du roman éponyme d’Alain Damasio20. Si l’on veut répondre honnêtement à la question de savoir qui a écrit le texte, il me semble que la réponse la plus honnête est de dire : le texte s’est écrit lui-même, précisément à cause du processus d’écriture collective, une écriture vitale, voire virale – et je crois que le sujet de la pièce (le sida, c’est-à-dire un organisme viral et vivant) n’y est pas étranger.

Photographie de répétition.

Photographie de répétition.

Quid du dramaturge ?

  • 21 Enzo Cormann, « Le tiers corps », in Études theatrales, 2004, n° 32, p. 181-187, repris dans Enzo (...)

15 Enfin, je souhaite revenir sur le rôle du dramaturge dont on avait tant besoin pour ce texte, dans une création où à peu près tout le monde a eu un état d’esprit dramaturgique, mais au sens 1, celui de la composition du texte. D’abord, je dois admettre que, si tout le monde a écrit d’une manière ou d’une autre, j’ai plus écrit que les autres membres de l’équipe, et surtout, j’ai toujours eu le choix de réécrire ou non les textes des autres. Cela a demandé de la part du dramaturge un certain souci de soi, et des autres. Enzo Cormann affirme que « l’altérité n’est pas tant spectacle d’autrui, qu’altération de chacun dans cet échange21 ». L’écriture collective a relevé de cette altération, dont le dialogue était à la fois le représentant et la conséquence. Altération : le terme est également utilisé par Artaud dans sa lecture de la Cité de Dieu d’Augustin :

  • 22 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 25. (...)

16Saint Augustin dans la Cité de Dieu accuse cette similitude d’action entre la peste qui tue sans détruire d’organes et le théâtre qui, sans tuer, provoque dans l’esprit non seulement d’un individu, mais d’un peuple, les plus mystérieuses altérations.22

  • 23 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 9.

17Ces mystérieuses altérations (où « mystérieuse » renvoie phonétiquement aux mystères antiques qu’évoque çà et là Artaud) sont un effet de la présence du théâtre et de la peste et de leur interaction avec non seulement un individu (du fait de l’altération, il n’est plus seul ni individu), mais un peuple qui se constitue par le théâtre et par la peste. Dans le processus d’écriture collective, l’altération (c’est-à-dire le processus qui rend autre) ronge les individus et forme le collectif, en produisant une soif transmissible d’écriture qu’aucun travail ne vient tout à fait désaltérer. Le rôle du dramaturge a certainement obligé, et ce ne fut pas une évidence, à rester ouvert à ces altérations mystérieuses et à en accueillir les symptômes collectifs. L’altération finale qui, par un tour du sort, était certainement l’altération première, est résumée dans ces lignes qui ouvrent Mille plateaux : « Nous avons écrit l’Anti-Oedipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde.23 »

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Bibliographie

Artaud, Antonin, Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard, 1997.

Benhamou, Anne-Françoise, Dramaturgies de plateau, Besançon, Solitaires intempestifs, 2012.

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Boudier, Marion, Carré, Alice, Diaz, Sylvain, et Métais-Chastanier, Barbara, De quoi la dramaturgie est-elle le nom ? – Lexique d’une recherche, Paris, L’Harmattan, 2014.

Cormann, Enzo, Ce que seul le théâtre peut dire : considérations poélitiques, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2012.

Cormann, Enzo, « Le tiers corps », Études theatrales, 2004, n° 32, p. 181-187.

Damasio, Alain, Les Furtifs, Clamart, La Volte, 2019.

Danan, Joseph, Qu’est-ce que la dramaturgie ?, Arles, Actes Sud, 2010.

Deleuze, Gilles, Guattari, Félix, Mille plateaux, Paris, Minuit, 2013.

Derrida, Jacques, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972.

Dort, Bernard, « L’état d’esprit dramaturgique », in Théâtre/Public, 1986, n° 67, p. 9-10.

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Lacoue-Labarthe, Philippe, Nancy, Jean-Luc, Scène, suivi de : Dialogue sur le dialogue, Paris, Christian Bourgois, 2013.

Lebovici, Elisabeth, Ce que le sida m’a fait : art et activisme à la fin du XXe siècle, Zürich, JRP / Ringier, 2017.

Lordon, Frédéric, La Société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2015.

Martin, Bernard, « Dramaturgie et analyse dramaturgique », in L’Annuaire théâtral, 2001, n° 29, p. 82-98.

Sarrazac, Jean-Pierre (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé, 2005.

Sloterdijk, Peter, Globes : macrosphérologie, Olivier Mannoni (trad.), Paris, Fayard, 2011.

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Notes

1 On peut citer, entre autres, Joseph Danan, Qu’est-ce que la dramaturgie ?, Arles, Actes Sud, 2010, ou encore Anne-François Benhamou, Dramaturgies de plateau, Besançon, Solitaires intempestifs, 2012. En occupant la place de l’entre, les dramaturges se situent au centre de la sphère théâtrale, qui se définit par sa situation interstitielle : entre littérature et pur plateau, entre ouverture au public et fermeture avec le dehors, entre corps et voix. Que les dramaturges soient au centre ne signifient évidemment pas qu’ils soient au seul centre de cette sphère. Sur l’existence de sphères pluricentrées, voir le deuxième volume des Sphères de Peter Sloterdijk, Globes : macrosphérologie, Paris, Fayard, 2011.

2 Journée d’études « Réflexion sur le vih/sida, entre héritage et perspective », École normale supérieure de Paris, 15 avril 2016.

3 Jeudi 1er décembre 2016 à l’espace Pierre Reverdy.

4 Au festival Traits d’Union, les 21 et 22 janvier 2017, au théâtre Duende d’Ivry-sur-Seine.

5 Le terme de « Luxe », fait d’ailleurs l’objet d’une entrée dans l’ouvrage collectif de Marion Boudier et al., De quoi la dramaturgie est-elle le nom ? – Lexique d’une recherche, Paris, L’Harmattan, 2014.

6 Pour une réflexion sur les deux sens du terme et la crise dont ils font régulièrement l’objet, on pourra se référer à l’entretien entre Christian Biet et Joseph Danan, « Le dramaturge, ce spectre qui hante le théâtre », in Critique, 2005, n° 8, p. 619-626.

7 Bernard Dort, « L’état d’esprit dramaturgique », in Théâtre/Public, 1986, n° 67, p. 9.

8 Ces deux termes sont issus de la nomenclature proposée par Daniel Besnehard, « Positions d’un dramaturge », in Europe, 1983, n° 648, p. 38-40. Elle est citée et complétée par Bernard Martin, « Dramaturgie et analyse dramaturgique », in L’Annuaire théâtral, 2001, n° 29, p. 82-98.

9 « Le dialogue opère cette mise en scène : le nom du personnage indique une position, voire une posture d’énonciation. Au minimum, il fixe une localisation : ici, c’est Untel, là c’est Tel-autre. » Jean-Luc Nancy, dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Scène, suivi de : Dialogue sur le dialogue, Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 71.

10 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1972, p.7.

11 Frédéric Lordon, La société des affects : pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2015, p. 55. On remarque dans la dénonciation même par Lordon de cette violence symbolique, exercée notamment par Bourdieu à l’égard de la philosophie, un changement dans le rapport des sciences humaines à la scientificité. La parution du manifeste historiographique d’Ivan Jablonka va dans le même sens. Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine : manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.

12 Sont ainsi utilisés des passages de Ce sont amis que vent emporte d’Yves Navarre, de Mon père de Christophe Honoré, de Plus fort que moi de Guillaume Dustan, et de Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès [selon quel principe ces références sont-elles données ?].

13 Le secret est, parfois, la condition sine qua non d’un travail de recherche libre.

14 On remarque tout l’inconfort, en même temps que la jouissance, d’une position qu’on pourrait qualifier de dramaturge-au-sens-un-et-demi, à la fois interprète du texte écrit à l’oral par le comédien, et écrivain de théâtre.

15 Bertolt Brecht, La Décision, dans Théâtre complet 2, Paris, L’Arche, 1974, p. 211-237.

16 Ce en quoi les différences de systèmes d’exploitation ont pu, parfois, rejoindre les frictions du travail collectif et les difficultés de compatibilité d’humeur, de goût, de tropismes.

17 Ou un usage de nous par tous ces outils, selon la perspective dans laquelle on se place.

18 Voir Florence Berthoud et Catherine Naugrette, « Matériau », dans Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Paris Circé, 2005, p.109-112.

19 On trouve ainsi dans la Pétition à l’Assemblée nationale de Beaumarchais, lue devant le comité d’Instruction publique le 23 décembre 1791, plusieurs comparaisons entre la propriété terrienne et l’écriture dramatique. Il évoque ainsi le fait que sa « propriété seule, comme auteur dramatique, [est] plus sacrée que toutes les autres, car elle ne [lui] vient de personne » (p. 2). Il cite également un acte notarié passé avec les théâtres de Marseille, Versailles et Rouen, qui précise que « La pièce d’un homme de lettres étant une propriété honorable, et justement assimilée au produit d’une terre à lui ; tous les comédiens qui la jouent sont, à son égard, comme le négociant des villes, qui ne vend au public les fruits de la culture qu’après les avoir achetés des plus nobles propriétaires... » (p. 17-18). Cette conception du texte comme propriété terrienne, ou comme fruit de cette propriété, fait penser que la notion de texte « matériau » n’est pas tant le signe du passage à un paradigme textuel nouveau que celui d’un changement de rapport de forces au sein de ce paradigme propriétaire, où l’exploitant (metteur en scène) a acquis une force particulière de négociation face au propriétaire (l’auteur), à la manière de ces hypermarchés qui possèdent un important pouvoir de négociation face à la masse des agriculteurs. Dans cette perspective, la coïncidence temporelle entre l’invention de la figure du metteur en scène et du capitalisme industriel et patronal apparaît tout à fait signifiante.

20 Alain Damasio, Les Furtifs, Clamart, La Volte, 2019

21 Enzo Cormann, « Le tiers corps », in Études theatrales, 2004, n° 32, p. 181-187, repris dans Enzo Cormann, Ce que seul le théâtre peut dire : considérations poélitiques, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2012, p. 136.

22 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 25. Que le sida et la peste partagent ces capacités d’altérations ne surprend évidemment pas. Sur les conséquences artistiques et politiques du sida, on pourra se référer à l’ouvrage d’Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait : art et activisme à la fin du XXe siècle, Zürich, JRP / Ringier, 2017.

23 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 9.

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Table des illustrations

Titre Calendrier des étapes de création.
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Titre Aperçu d’un texte de théâtre coloré pour les besoins de la statistique.
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Titre Répartition des origines d’écriture et signes (espaces comprises) correspondant au sein de la pièce.
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Légende Capture d’écran.
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Titre Extrait du texte #1.
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Titre Extrait du texte #2.
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Titre Photographie de répétition.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Cot, « De l’extraction à la génération »Agôn [En ligne], HS 3 | 2022, mis en ligne le 02 juin 2022, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8274 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/agon.8274

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Auteur

Guillaume Cot

Guillaume Cot est docteur en études théâtrales. Il a rédigé une thèse sur les dramaturgies du droit pendant la Révolution française, sous la direction de Martial Poirson (Paris 8). Il enseigne l’histoire du théâtre et la dramaturgie à l’université de Lille.

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