- 1 Jean-Pierre Sarrazac, « Choralité : note sur le postdramatique », in Christophe Triau [dir.], « Cho (...)
- 2 Martin Mégevand, « Face à ce qui se dérobe : chœur et choralité dans Rwanda 94 », ibid., p. 111.
- 3 Martin Mégevand développe cette idée dans plusieurs articles récents : « Choralité », in Jean-Pierr (...)
- 4 Martin Mégevand, « L’éternel retour du chœur », in « Masques, intertextes », Littérature, n° 131, 2 (...)
1Face à la diversité des formes chorales émergentes, il paraît tout d’abord nécessaire d’interroger la distinction fréquemment établie entre chœur et choralité : la choralité serait une conséquence de la « diaspora du chœur1 », « ce qui est du chœur quand le chœur n’y est plus2 », une forme fragmentée, diffractée, du chœur originel qui exprimerait une faillite ou une impossibilité de la communauté, prégnantes durant la période contemporaine3. Dans les textes de la dernière décennie, le terme chœur demeure employé, mais il ne désigne plus nécessairement un groupe homogène. Un deuxième élément peut être questionné : le chœur est très souvent abordé comme une forme antidramatique, dans la mesure où il permet de combiner des énoncés hétérogènes (épiques, dramatiques, lyriques) et remet en cause la définition du personnage comme entité individuelle. À l’instar de Martin Mégevand4, plusieurs chercheurs notent que le chœur s’efface dans le théâtre occidental à mesure que s’affirme le modèle dramatique, et qu’il retrouve une actualité à partir des années 1880, avec la contestation de ce dernier.
- 5 Sur la question spécifique des rapports entre texte théâtral et performativité, voir les ouvrages d (...)
- 6 Christophe Triau, « Du chœur à la choralité », in Christophe Triau [dir.], « Choralités », op. cit.(...)
2Or, alors que se développent les écritures de plateau et les esthétiques performatives5, il n’est pas certain que les formes chorales s’élaborent en réaction à un paradigme dramatique qui, au théâtre, peut sembler largement dépassé : bien plus souvent, elles s’inscrivent plutôt dans une logique interartistique, puisant leurs particularités dans la musique, la danse, le cinéma ou encore le roman. Il semble alors plus fécond et plus juste d’envisager la choralité comme un dispositif énonciatif étroitement lié aux modalités de création et aux pratiques scéniques, telles que l’interdisciplinarité, la volonté d’impliquer l’assemblée théâtrale dans la représentation ou la mise en jeu des acteurs en tant que groupe. À la suite de Christophe Triau, j’appréhende donc la choralité comme un « spectre », allant de « l’inscription manifeste d’un chœur à l’intérieur du dispositif de représentation à la revendication d’un fonctionnement général de la scène (dans son fonctionnement interne, dans l’expression de la collectivité des acteurs, et dans la relation qu’elle établit avec la communauté des spectateurs) sur un modèle choral sous-jacent6 ».
- 7 Le Collectif X est composé d’anciens élèves de la Comédie de Saint-Étienne et de l’ENSATT. Il dével (...)
- 8 Les Sans Cou, Idem, Arles, Actes Sud-Papiers, 2015. Spectacle créé au Théâtre du Nord (Lille) en 20 (...)
- 9 Scrap, in Quelque chose en moi choisit le coup de poing, Montréal, La Mèche, « L’Ouvroir », 2016. C (...)
3Ainsi comprise, la choralité déborde largement les limites de la fable, et elle met en jeu et en relation les différentes communautés engagées dans la création du spectacle (spectateurs, créateurs scéniques, acteurs). On observe ce phénomène dans spectacles récents créés en France, comme Villes# par le Collectif X7 ou encore Idem par la Compagnie Les Sans Cou8 [Renvoi à l’article ISSARTEL]. Mais cette tendance paraît encore plus nette sur la scène québécoise de la dernière décennie, où les formes de création collective connaissent un renouveau : on le voit dans les propositions du NoShow, groupe animé par Alexandre Fecteau, ou encore dans certaines créations d’Olivier Choinière (Chante avec moi, en 2010 ; Polyglotte, en 2015), qui reposent sur la relation établie entre le groupe des comédiens et l’assemblée des spectateurs, interpellée et mise en activité dans le temps de la représentation. En regard de ces pièces, Scrap9 présente une singularité : même s’il est signé du seul Mathieu Leroux, ce texte créé en 2012 à l’Espace Libre, à Montréal, procède d’une collaboration étroite avec un collectif d’acteurs québécois, Les Néos, dont l’auteur est par ailleurs un membre fondateur. Ainsi, Mathieu Leroux n’est pas seulement un écrivain au service d’une compagnie, modèle de collaboration fréquent et bien connu. Ici, l’auteur fait partie, depuis plusieurs années, du groupe des acteurs, qu’il connaît intimement. Il écrit non seulement pour eux, mais à partir d’eux et même avec eux, en fonction de leurs improvisations et propositions, tout en s’intégrant, comme comédien, au spectacle. Et cette relation particulière (mais pas unique dans le théâtre québécois contemporain, nous y reviendrons), me semble aboutir à une dramaturgie chorale originale, qui maintient ouverte la tension entre le singulier et le commun, et, ce faisant, interroge les limites de l’identité individuelle.
- 10 Mathieu Leroux, Dans la cage, Montréal, Héliotrope, 2013. Ce récit évoque les jours et les nuits d’ (...)
4Né en 1977, Mathieu Leroux a tout d’abord reçu une formation d’interprète à l’École Supérieure de Théâtre de l’Université du Québec à Montréal : dans le milieu des arts vivants, il poursuit, aujourd’hui encore, une carrière de comédien, de danseur, de marionnettiste, mais aussi de conseiller dramaturgique et de metteur en scène. Il est également titulaire d’une maîtrise en littérature sur l’autofiction, et en particulier sur les œuvres d’Hervé Guibert et Guillaume Dustan. Cette maîtrise l’a mené à deux publications : le roman Dans la cage10 et le recueil Quelque chose en moi choisit le coup de poing, dans lequel est publiée la pièce Scrap. Il existe en effet, chez Mathieu Leroux, un lien étroit entre théorie et pratique : Dans la cage se présente comme une autofiction qui prolonge les préoccupations esthétiques et politiques de Guibert et Dustan tandis que Quelque chose en moi choisit le coup de poing réunit un essai sur la représentation théâtrale de l’intime au théâtre, deux pièces et un ensemble de textes brefs qui mettent à l’épreuve de la scène les problématiques exposées dans un premier temps. En cela, Mathieu Leroux est tout à fait représentatif de l’évolution des études littéraires et théâtrales vers un dialogue constant de la recherche et de la création.
- 11 Pour plus de détails, voir la présentation de Mathieu Leroux sur le site de l’éditeur Héliotrope : (...)
- 12 Ces éléments d’information proviennent du livre de Mathieu Leroux (QCEM, p. 105), mais aussi du sit (...)
- 13 Voir Richard Schechner, Performance. Expérimentation et théorie du théâtre aux USA, trad. Marie Pec (...)
5Les Néos sont un des groupes théâtraux qu’il a cofondés et coanimés11. Formé en 2007, ce collectif doit son nom au courant néo-futuriste, développé par Greg Allen à Chicago depuis 1988, et étendu à New York vingt ans plus tard. C’est d’ailleurs lors de stages donnés par Greg Allen que les acteurs des Néos se sont rencontrés, et leurs premiers spectacles sont fortement marqués par l’influence de l’artiste américain. Le néo-futurisme revendique l’héritage esthétique du futurisme italien, tout en refusant explicitement toute tentation fascisante : du mouvement d’avant-garde constitué autour de Marinetti, Greg Allen retient l’obsession de la vitesse, la valorisation de l’espace urbain et de la machine, et, plus encore, une conception de l’art qui accorde la primauté à l’intensité de l’effet produit sur le spectateur12. Au théâtre, il s’agit pour le néo-futurisme de créer un événement unique, plus qu’une représentation fictive répétée de soir en soir. Cette démarche repose sur quatre principes : les acteurs se présentent sous leur propre nom et mettent en jeu leur identité ; l’espace scénique est exploité dans sa matérialité : la scénographie ne figure pas de lieu fictif ; toutes les actions doivent être réellement accomplies sur scène ; le temps du spectacle est le présent commun aux acteurs et aux spectateurs. Ainsi, le néo-futurisme récuse l’illusion théâtrale, voire les fondements de la mimésis, et se rapproche de la performance telle que la théorise l’américain Richard Schechner depuis le milieu des années 197013.
6Dans leur premier spectacle, Pièces pour emporter, les Néos assument ouvertement l’influence du néo-futurisme, qui accorde un grand rôle à l’improvisation et privilégie les formes brèves. Jouées entre 2007 et 2012 à travers le Québec, où elles ont rencontré un notable succès public, les Pièces pour emporter se composent de 35 courtes propositions scéniques, réunies dans un menu semblable à celui d’un restaurant14. Avant la représentation, dans le hall du théâtre, les spectateurs font leurs choix à l’intérieur de ce menu : seules les propositions qui ont recueilli une majorité de voix seront représentées. Chaque scène dure entre 30 secondes et 4 minutes et est écrite, préalablement, par un des comédiens du groupe et dirigée par lui. Mais ce qui fait la dimension collective du spectacle, outre la participation des membres du collectif aux différentes scènes, ce sont aussi les discussions qui ont lieu en amont. Comme l’explique Mathieu Leroux15, les scènes des Pièces pour emporter sont renouvelées pour chaque série de représentations et les textes écrits par chaque interprète sont soumis préalablement à l’ensemble du groupe : sont alors mis en débat et soumis au vote non seulement les qualités dramaturgiques et scéniques de la proposition, mais aussi et surtout ses enjeux éthiques et politiques. Mathieu Leroux souligne en particulier l’importance des questions liées au genre et à la représentation des minorités dans les débats qui ont agité les membres du collectif.
7Cette tension entre création individuelle et création collective est à l’œuvre, de façon plus marquée encore, dans Scrap, spectacle joué en 2012 : « Pour Scrap, c’était la première fois que le collectif remettait dans les mains d’un écrivain l’écriture d’une pièce. Mais il fallait que cette pièce respecte les règles de la compagnie : on allait être “nous” sur scène, il fallait que les propos puissent être endossés individuellement et collectivement16. » Ainsi, la pièce Scrap a été élaborée durant près d’un an à partir des propositions de Mathieu Leroux, mais aussi à partir des improvisations des comédiens et des entretiens réalisés avec eux. S’il existe une part de création collective, c’est toutefois à l’auteur, qui assume également le rôle de metteur en scène, que reviennent les décisions finales (choix des scènes, suppression de certaines propositions, ordre des séquences). Mathieu Leroux souligne cette tension entre spontanéité et dirigisme, entre création collective et création personnelle :
Il y a des thèmes qui se sont dessinés, à travers des mois d’impro (on se voyait une à deux fois par semaine). Je guidais des impros, parfois en groupe, parfois juste en duo, parfois avec une seule personne. Parfois je restais super évasif sur ce qu’on allait tester ou sur ce qu’on cherchait, parfois je forçais un peu plus ou j’expliquais clairement ce que je voulais faire 17.
8À lire ces propos de Mathieu Leroux, on peut avoir l’impression d’une manipulation du groupe par l’écrivain, voire d’une perversion du projet de création collective. Mais il faut rappeler le contexte de création de la pièce et le contrat, à la fois esthétique et éthique, passé entre l’auteur et les Néos : il s’agit bien de la commande d’un texte personnel, avec la volonté de confronter l’univers esthétique de Mathieu Leroux et l’énergie collective du groupe. Plutôt qu’à un dévoiement de la création collective et à une prise de pouvoir de l’auteur-metteur en scène, on assiste plutôt, me semble-t-il, à une association singulière entre acteurs et écrivain : dans Scrap, les principes esthétiques du néo-futurisme (notamment la mise en jeu directe de soi) rejoignent le questionnement personnel de Mathieu Leroux autour de l’autofiction, tel qu’il apparaît dans ses recherches, mais aussi dans ses créations, romanesques et théâtrales.
9Cette conjonction est mise en valeur par le contexte dans lequel la pièce est publiée. Scrap paraît en effet en 2016, dans Quelque chose en moi choisit le coup de poing. Ce recueil s’ouvre sur un essai théorique, intitulé « Se performer », qui fait le lien entre performance théâtrale et autofiction littéraire. Mathieu Leroux met en évidence la tradition autobiographique dans laquelle s’inscrivent ces deux pratiques, ainsi que les particularités du contexte médiatique contemporain, qui démocratise l’accès à la représentation de soi et multiplie les possibilités de sa diffusion. Sans négliger les risques, souvent pointés, de narcissisme et de voyeurisme, Mathieu Leroux insiste surtout sur le caractère construit des pratiques autofictionnelles et sur leurs multiples intérêts18 : basculement du particulier dans l’universel et évocation d’expériences partagées, possibilité d’une catharsis pour les créateurs autant que pour les lecteurs/spectateurs, mais aussi qualités énergétiques et rythmiques de l’écriture performative – performative au sens où l’artiste s’y construit autant qu’il vise un effet, un impact d’ordre à la fois réflexif et sensible sur ceux qui reçoivent son œuvre.
10Les textes de création qui suivent cet essai théorique viennent illustrer ces idées. Le premier, La Naissance de Superman (2011), est un monologue autobiographique écrit et interprété par Mathieu Leroux, récit d’une enfance à la fois singulière (notamment en raison des agressions sexuelles subies de la part du frère aîné) et représentative d’une époque (jeunesse banlieusarde, bercée par l’imaginaire des super-héros et partagée entre des parents divorcés). Suivent Scrap, puis Les Courtes (2007-2012), sélection de textes que Mathieu Leroux a présentés dans le cadre des Pièces pour emporter : on y retrouve certains sujets déjà développés dans La Naissance de Superman, comme la violence à l’intérieur de la famille ou le rapport salutaire à l’art. Cette organisation des textes, qui ne suit pas la chronologie de leur création, me paraît significative à plusieurs titres. Un trajet s’y construit, qui va du spectacle intime (La Naissance de Superman) jusqu’à la création collective (Les Pièces pour emporter). Et, plus encore, Scrap occupe dans cette succession une place centrale. La pièce tient ainsi le milieu entre le singulier et le commun, deux pôles que tentent d’unir les textes de Mathieu Leroux, comme il le souligne dans « Se performer » :
[Mes pièces] représentent des bouts de vie et se font le miroir d’un certain présent. Elles questionnent ce que c’est que de s’utiliser comme matériau dans un contexte artistique et tentent un dialogue dans une perspective collective, en ayant comme ferme conviction que de parler de soi le plus simplement, franchement, humblement possible, sans déversements ou vengeance, c’est ouvrir un canal qui va directement vers l’autre. C’est penser que moi, c’est les autres19.
11Faisant écho à cette ambition, Scrap se donne donc comme un cas, assez singulier, d’autofiction théâtrale à plusieurs, une performance de soi dont le pronom de référence ne serait plus le « je », mais le « nous ».
12Conformément aux principes du néo-futurisme déjà à l’œuvre dans Pièces pour emporter, les acteurs de Scrap apparaissent dans la distribution sous leur propre identité, désignés par une une forme abrégée de leur nom : Sly (Sylvestre Caron), Ben (Benoît Drouin-Germain), Cath (Catherine Lavoie), Matlep (Mathieu Lepage) Matler (Mathieu Leroux), Gab (Gabrielle Néron) et Antoine (Antoine Touchette). Aux sept membres fondateurs des Néos vient s’ajouter Helen (Helen Simard), invitée à rejoindre le groupe pour ce spectacle.
13Autre élément de continuité par rapport aux Pièces pour emporter, Scrap ne développe pas une fiction, mais se présente comme une série de séquences fragmentaires – succession de brefs dialogues, monologues, chœurs et scènes muettes, silencieuses ou musicales et chorégraphiques : la logique de Scrap est performative (suite d’événements, d’expériences) plus que mimétique ou même narrative (représentation ou récit d’une action). S’il offre une apparence éclatée et chaotique, le spectacle est en réalité le fruit d’une préparation minutieuse : même les actions qui semblent improvisées ont été préparées en répétition et chaque séquence fait l’objet d’un minutage strict. Cela est d’ailleurs souligné dès la didascalie initiale :
À son arrivée dans le parc, le public découvre les huit performeurs en mouvement, dans un uniforme commun. Les actions sont franches, dures sans être violentes. […] C’est bordélique et effréné. […] L’énergie est forte, sans aucun doute, mais pas encore agressive. Le tout peut avoir l’air aléatoire, mais est chronométré au quart de tour et devient évident pour le public à chaque fois que le cycle des mouvements recommence […]20.
14Plus précisément, deux principes confèrent une forte unité dramaturgique à Scrap et fournissent des points de repère aux spectateurs. Le premier est d’ordre scénographique : le spectacle se développe autour du motif de l’accident de voiture en trois temps, ou plutôt trois stations. Tout d’abord à l’extérieur de l’Espace Libre, dans le parc de la rue Coupal, proche du théâtre : dans ce premier temps, les acteurs utilisent comme lieu scénique un châssis de carton, reproduisant, en taille réelle, celui d’une voiture, et monté sur une banquette électrique, les spectateurs étant disposés tout autour. Le deuxième temps se déroule devant le théâtre, à nouveau autour d’un véhicule, mais statique celui-ci, et dont le toit est arraché. Dans le troisième temps, les spectateurs sont conduits à l’intérieur du théâtre : le public est assis sur deux gradins en îlots, dans un rapport frontal à la scène. Sur celle-ci sont disposées deux voitures imbriquées, derrière lesquelles on peut voir une toile destinée à recevoir les tags improvisés durant le spectacle.
Scrap de Mathieu Leroux, présenté au Théâtre Espace Libre à Montréal, en juin 2012
Scénographie de Angela Rassenti pour la deuxième station
© Angela Rassenti
- 21 Voir le site du professeur de littérature Benoît Melançon (Université de Montréal), qui analyse les (...)
- 22 QCEM, p. 106.
- 23 Lorsque la pièce est jouée, début juin 2012, les manifestations étudiantes du « Printemps érable », (...)
15Ce dispositif scénographique a bien sûr une dimension métaphorique : s’il ne renvoie à aucun élément fictif particulier, il fait écho au titre de la pièce (« Scrap », anglicisme fréquemment employé dans la langue québécoise orale, veut dire « ferraille », mais désigne plus largement tout objet abîmé21). L’accident convoque aussi l’idée de la catastrophe, individuelle et collective : « La trame s’ancre principalement dans une proposition scénographique – la ville et l’accident de voiture, ici la métaphore du chaos ; petits, multiples chaos – alors que les individus prennent la parole autour / à cause de l’accident22. » Ce dispositif scénographique est enfin cohérent avec les principes du néo-futurisme : il permet aux spectateurs de vivre une expérience sensible, non seulement parce qu’ils se déplacent d’un lieu à l’autre, mais aussi parce qu’ils peuvent facilement entrer en contact avec les acteurs, qui les prennent à partie à plusieurs reprises durant le spectacle. Il est à noter que cette expérience sensible devait être plus intense encore dans la première version du spectacle qui prévoyait que, à chaque étape, les carcasses de voiture soient en flammes – projet interdit par la municipalité et les pompiers : en plus des habituelles questions de sécurité, le contexte politique très tendu du Montréal de l’époque n’est sans doute pas étranger à cette décision23.
Scrap de Mathieu Leroux, présenté au Théâtre Espace Libre à Montréal, en juin 2012
Scénographie de Angela Rassenti pour la troisième station
© Angela Rassenti
16Par ailleurs, bien qu’il ne repose pas sur une stricte continuité narrative, Scrap entrelace des trames singulières à l’intérieur d’un ensemble fortement unifié du point de vue thématique : la pièce exprime selon Mathieu Leroux un « constat générationnel très subjectif24 », les parcours singuliers retracés de façon fragmentaire portant tous l’idée d’un désenchantement, que ce soit par la mise en crise du couple voire de l’idéal amoureux, par la déception politique ou par le désarroi métaphysique. Les trentenaires du début des années 2010 apparaissent comme des êtres errants et insatisfaits : ils sont les héritiers d’une crise économique et sociale mondiale, après trente ans de prospérité, et, dans le contexte, propre au Québec, d’une crise politique, avec les échecs successifs des deux référendums sur l’indépendance, en 1980 et 1995. La métaphore négative du titre Scrap renvoie alors au regard, très dévalorisant, que cette génération porte sur elle-même, comme le souligne le chœur d’ouverture :
- 25 Ibid., p. 115-116. C’est ici le personnage de Ben qui prend la parole. Les séquences chorales repos (...)
Arrivant haletant comme des vrais-gros-géants-grands-gagnants-galopants. Génération j’m’en câlisse qui boit ses convictions cul-sec / pas peu fiers de ne pas être fiers de ce qu’ils n’ont pas encore pu faire. Hédonistes-rois, hédonise-toi, érotise-moi, éclate-toi, délire org-i-a-que / fuckés ! /. Je call mon ami John personne : je cale mon ami Jameson. Je m’affranchis, je m’autorise, je m’extériorise : je m’invente, me vante, me réinvente pour mieux me vendre. Je me vends : me veux-tu25 ?
- 26 Maxime Labrecque en fait même le point de départ du mémoire de maîtrise qu’il consacre à ce genre : (...)
- 27 QCEM, p. 106.
- 28 Maxime Labrecque, Le Film choral : panorama d’un genre impur, Longueuil, L’Instant même, coll. « L’ (...)
- 29 Id.
17La pièce se construit alors sur le modèle du film choral, revendiqué dans la didascalie initiale par le biais de la référence à Robert Altman, dont Short cuts (1993) est souvent présenté comme un des modèles du genre26 : « Scrap […] présente pas une ligne claire de A à Z, mais plutôt une trame fragmentée (avec certaines lignes dramaturgiques en continu) telle une pièce chorale – on pense aux films de Robert Altman, par exemple27. » Du film choral Scrap reprend en effet la structure narrative particulière, tendue entre fragmentation et unité, individu et collectif, telle que la décrit Maxime Labrecque dans un essai récent : Le Film choral, panorama d’un genre impur28. Selon le critique, ce « genre impur » se distingue à la fois du film classique (fondé sur des protagonistes nettement identifiés), du film de groupe et du film à sketchs. Solitaires et solidaires, les personnages du film choral ne forment pas un ensemble homogène : pourtant, ils s’inscrivent bien à l’intérieur de la même histoire, et entretiennent des relations, plus ou moins ténues, plus ou moins durables (ils ont parfois des liens affectifs ou familiaux, partagent le même espace, se réunissent autour du même événement29).
- 30 Terme employé à chaque apparition du chœur dans Scrap.
18Cette tension entre isolement et appartenance commune se retrouve dans Scrap, où alternent deux types de scènes. Dans les premières, les acteurs se regroupent pour constituer, selon le terme employé dans les didascalies, un « chœur / meute30 ». L’expression témoigne des deux caractéristiques accordées au groupe. Tout d’abord, le fait qu’il représente une génération, celle du collectif les Néos, c’est-à-dire les trentenaires du début de la décennie 2010. Il s’agit également, selon les connotations associées à la meute, de souligner la violence et le désir de destruction ou d’autodestruction qui, selon Mathieu Leroux, est un trait essentiel de sa classe d’âge :
- 31 « Le “chœur / meute” : comment écrire le collectif ? », loc. cit.
Quand on questionne ce constat générationnel, particulièrement notre trentaine, quarantaine, en ce moment, j’ai l’impression qu’on est beaucoup dans l’extrême, dans le sport extrême… C’est comme si on devenait engourdis tellement rapidement que la seule façon de ressentir quelque chose, c’était de toujours se provoquer, toujours aller plus loin. Il y avait un truc que je trouvais riche, et je me suis dit, alors : « Et si on jouait avec ça entre nous ? Qu’est-ce qui fait le plus mal ? »31
19Cette violence peut être vue comme une réponse individuelle et collective à plusieurs phénomènes contemporains qui génèrent révolte, désespérance et sentiment d’impuissance : la toute-puissance du capitalisme et son emprise sur les êtres via les médias de masse, le triomphe de l’individualisme et l’absence de projet politique commun, la catastrophe écologique en cours.
Scrap de Mathieu Leroux, présenté au Théâtre Espace Libre à Montréal, en juin 2012
Une apparition du « chœur / meute »
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20En alternance avec ces séquences collectives, où s’exprime un point de vue générationnel, on trouve des moments plus intimes, dans lesquelles c’est non seulement l’identité, mais l’histoire personnelle des acteurs qui se trouve mise en jeu. Monologues, duos ou trios, ces scènes procèdent d’anecdotes personnelles ou d’éléments propres aux comédiens qui les incarnent. Ainsi, donnent lieu à des scènes particulières : les relations de couple et le fait qu’ils sont parents d’un jeune enfant, la rivalité amoureuse entre Ben et Antoine (on comprend que Gab et Ben ont formé un couple dans le passé) ; la vie sexuelle de Cath ; la fausse couche vécue par Helen à sept mois de grossesse ; les questionnements religieux de Sly ; les réflexions politiques de Matlep autour du projet souverainiste québécois…
- 32 Ibid., p. 118-120. Par sa brièveté et son efficacité dramaturgique, cette séquence rappelle tout pa (...)
- 33 Ibid., p. 128.
21Mais, plus qu’une simple transcription d’événements vécus, la pièce se présente plutôt comme une expérimentation autour de ces matériaux autobiographiques. Les performeurs jouent (à tous les sens du terme) à partir de vérités qui leur appartiennent. On le voit par exemple dans une scène intitulée « Mens-moi », réunissant Gab et Ben : dans cette séquence, la jeune femme demande à son ancien compagnon de lui parler d’elle, mais à coup de mensonges ; peu convaincue par les premières propositions de Ben, elle l’incite à aller toujours plus loin, dans une sorte d’épreuve de la cruauté, jusqu’à ce que la vérité présente en creux dans le mensonge (la remise en cause de sa capacité à être une « bonne mère ») devienne à la fois crédible et insoutenable32. Dans une autre scène (« Trouble (prise 2) »), Matlep interpelle le public avec la question suivante : « C’est quoi, mettons, la pire affaire qui peut arriver ; l’horreur pure ?33 ». L’échange avec les spectateurs et les performeurs s’interrompt lorsque quelqu’un (membre du public ou, à défaut, de l’équipe artistique) propose la réponse : « Perdre un enfant ». Et, aussitôt, Gab et Antoine, les jeunes parents, s’approprient l’idée, et s’isolent du reste du groupe pour se projeter dans cette hypothèse atroce, tandis que les autres membres du collectif commentent la situation, sur un ton plus détaché, et amorcent un débat sur les relations de couple et la parentalité.
Scrap de Mathieu Leroux, présenté au Théâtre Espace Libre à Montréal, en juin 2012
« Trouble (prise 2) » : Gab et Antoine De gauche à droite : Antoine Touchette, Gabrielle Néron et Mathieu Leroux, scénographie de Angela Rassenti.
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22Par leur caractère performatif, l’hypothèse et l’expérience, plusieurs fois convoquées dans le spectacle, permettent à la mimésis et à la fiction de faire retour, dans ce qui pouvait apparaître, au départ, comme une stricte exhibition de l’intime. C’est en cela que Mathieu Leroux produit une autofiction théâtrale, mais une autofiction collective, à la fois au sens où chaque performeur développe sa propre trame narrative, et au sens où la pièce propose également un portrait de groupe :
- 34 « Le “chœur/meute” : comment écrire sur le collectif ? », loc. cit.
Parce qu’il fallait honorer tout le monde, c’est sûr que chacun allait avoir un solo, ou un duo. Mais la pièce ne pouvait pas être que ça, une succession de moments d’acteurs. Je me suis assez vite dit que ce qui allait être notre fil conducteur, à chaque fois qu’on partait dans une sous-histoire ou un moment un peu personnel, c’est que cette personne faisait partie d’une meute en train de hurler34.
- 35 Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, P (...)
23Ainsi, Mathieu Leroux met au service du collectif des procédés qu’il a analysés dans sa recherche, mais aussi utilisés dans ses créations individuelles, dans le roman comme au théâtre : il y a dans Scrap partage et extension d’un geste esthétique singulier. Cela justifie la distinction qu’établit Mathieu Leroux, dans le texte comme dans l’entretien qu’il m’a accordé, entre les formes d’instrumentalisation de l’intime à l’œuvre dans les diverses manifestations de la « société du spectacle », et notamment dans la téléréalité, d’une part, et ce qui se joue dans Scrap, d’autre part : les membres du collectif Les Néos, ont, rappelons-le, un droit de regard esthétique et éthique sur la création et Mathieu Leroux m’a confié que certaines de ses propositions avaient été purement et simplement refusées. Le comédien maîtrise donc, en la performant, l’épreuve de cruauté qui se déploie dans le spectacle. Scrap reprend bien certains codes emblématiques des « esthétiques marchandes », pour reprendre l’expression de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy35 : les emprunts à la culture populaire contemporaine et l’esthétique du vidéo-clip, par exemple, sont très présents. Mais la pièce subvertit la finalité de ses codes, en dernier ressort : c’est bien plutôt à une critique de la marchandisation de soi par l’image qu’aboutit le spectacle.
- 36 QCEM, p. 111.
- 37 Ibid., p. 139-146.
- 38 Ibid., p. 141.
24De l’alternance entre scènes « de chœur » et scènes intimistes que nous venons de décrire, on pourrait conclure, trop rapidement, que Scrap oscille sans cesse entre enjeux collectifs (générationnels) et enjeux individuels (propres à chaque performeur). En réalité, ces deux types d’enjeux sont constamment imbriqués dans le spectacle. La « fictionnalisation » de soi, produite par le jeu des acteurs avec les codes de la performance, fait passer les comportements individuels sur le plan de la généralité et aboutit à une remise en cause des frontières entre individu et collectif, singulier et commun. En effet, dans les didascalies de Scrap, Mathieu Leroux présente explicitement chaque performeur comme un archétype, au sens où il renvoie à des stéréotypes socio-culturels (comme « la princesse meurtrie » ou « celle qui est sexuellement émancipée36 », pour citer la didascalie initiale). Le commun s’exprime jusque dans ce que l’individu croit avoir de plus intime (le rapport à l’amour ou la sexualité, par exemple). Autre exemple : le questionnement politique de Matlep sur la souveraineté québécoise et sur la légitimité de la violence37 dépasse largement le seul personnage et renvoie aux doutes d’une génération marquée par l’échec des deux référendums : « Pour moi, y’a quelque chose de presque romantique dans la souveraineté. On a été élevés là-dedans. C’est comme un rêve ; je sais même pus si c’est une idée qui m’appartient, mais j’aime y croire en tout cas38. » Dans l’archétype, on retrouve donc le basculement du singulier dans l’universel (ou du moins dans le général) caractéristique, selon Mathieu Leroux, de l’autofiction contemporaine.
25Inversement, l’individu n’est jamais absorbé par le groupe dans les scènes chorales. Dans le dispositif énonciatif qui les constitue, les moments à l’unisson existent, mais ils sont ponctuels, et les personnages continuent à s’exprimer individuellement au sein même du « chœur / meute ». Ainsi, dans la séquence chorale d’ouverture39, seul le mot « Scrap ! » est repris à l’unisson, et toutes les autres prises de parole sont individuelles. La séquence d’épilogue, dite par le seul Mathieu Leroux, et intitulée « Je / Horizon / Nous » offre une autre illustration frappante de ce phénomène :
- 40 Ibid., p. 171-172. L’effet de superposition des voix est d’autant plus net que le texte se donne ex (...)
Nous / Inaudibles dissonants
Vers l’avant tout droit vers l’horizon nous courons nous fuyons tous en même temps vers l’horizon et le visage encore fixé vissé sans angle tout droit / recule à chaque pas
L’horizon n’a jamais été net
Je / cours / dents serrées lèvres jointes bras tendus vers l’horizon
Et / recule / dents serrées lèvres jointes bras tendus40
Je / Horizon /Nous
Je / Horizon / Nous. Mathieu Leroux. Scénographie de Angela Rassenti.
© Angela Rassenti
26L’intrication du singulier et du commun est également très nette dans la description des costumes, qui
[a]ccentuent, en quelque sorte, l’appartenance au groupe et la dissemblance au sein d’une même communauté. L’archétype (une seule facette principalement) est nettement mis de l’avant. L’aspect meute / gang de rue est essentiel et absolument de mise. […] Tous les comédiens sont en jean bleu et souliers de course de marque. Tous portent le même « hoodie » gris (en dessous une camisole ou un t-shirt aux couleurs vives – une couleur spécifique à chaque archétype […]41)
- 42 Paolo Virno, Grammaire de la multitude, trad. V. Dassas, Montréal, L’Éclat & Conjonctures, 2001.
- 43 Gilbert Simondon, L’Individuation psychique et collective (1958), Paris, Aubier, coll. « Philosophi (...)
27Par le dépassement de la dichotomie souvent établie entre singulier et commun, Scrap rejoint la réflexion sur l’identité individuelle et collective menée par Paolo Virno dans Grammaire de la multitude (2001). Dans ce recueil tiré d’une série de conférences, le philosophe entreprend de réhabiliter le concept de « multitude », éclipsé selon lui au cours de la période moderne par celui de « peuple », plus en accord avec la mise en place des grands États centraux et la distinction entre sphère publique et sphère privée. Dans la définition de Paolo Virno, la « multitude » n’est pas une masse indistincte sans contours, mais une forme ouverte et dynamique de communauté42. Pour Paolo Virno, le concept de « multitude » retrouve une actualité, car il repose sur l’effacement de la dichotomie entre public et privé, singulier et commun, intime et collectif. La multitude invite à repenser le principe d’individuation : l’individu n’émergerait pas comme entité singulière à partir de la communauté dont il se détacherait pour exister, mais il ne cesse de porter en lui des éléments communs, par lesquels il peut s’associer aux autres individus, et faire « multitude ». S’inscrivant dans le sillage du philosophe français Gilbert Simondon43, Paolo Virno insiste sur les éléments pré-individuels – communs au groupe ou à l’espèce – qui constituent le sujet et subsistent en lui (le rapport à la sensation, le rapport au langage, le mode de production dominant à une époque). Il conçoit alors le sujet comme un ensemble dynamique, lieu d’une lutte perpétuelle entre le singulier et le commun :
- 44 Paolo Virno, Grammaire de la multitude, op. cit., p. 84-85.
Le sujet est un champ de bataille. Il n’est pas rare que les aspects pré-individuels semblent mettre en question l’individuation : cette dernière se révèle être un résultat précaire, toujours réversible. En d’autres occasions, c’est l’inverse, c’est le « je » strict qui semble vouloir réduire à lui-même, avec une voracité extrême, tous les aspects pré-individuels de notre expérience44.
28Une telle tension me semble très nettement à l’œuvre dans Scrap, dont les performeurs, et a fortiori l’auteur, se définissent dans le même mouvement comme membres du groupe, d’une génération, et comme individus singuliers. C’est en cela que cette pièce, qui pourrait paraître assez détachée du contexte effervescent dans lequel elle a été créée (les manifestations étudiantes de 2012) possède, me semble-t-il, une portée politique. Elle interroge, à travers le cas particulier du Collectif les Néos, les modalités de l’être et de l’agir en commun. Et cette interrogation passe moins par une thématique politique explicite dans le spectacle, que par sa façon d’articuler le « je » et le « nous ». Ainsi, la choralité diffractée de Scrap ne tend pas vers la représentation d’une communauté absente, ou impossible, mais propose plutôt une articulation particulièrement complexe et dynamique du singulier et du commun, que l’on retrouve dans d’autres textes du répertoire contemporain.
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29De fait, la démarche de Mathieu Leroux et des Néos n’est pas, malgré son originalité, totalement singulière dans le champ du théâtre québécois actuel. Dans la préface de Quelque chose en moi choisit le coup de poing, Mathieu Leroux cite la trilogie Un, Deux, Trois (2012-2014) de Mani Soleymanlou, comme très proche de sa propre quête identitaire45. Or, dans cette trilogie, on retrouve plusieurs caractéristiques esthétiques présentes dans Scrap : comédien, auteur et metteur en scène, Mani Soleymanlou réunit dans Trois, autour de la question de l’identité, une quarantaine de comédiennes et de comédiens issus de l’immigration. S’il reste le seul auteur du texte, Soleymanlou compose bien à partir des improvisations et des témoignages des acteurs. Ce faisant, il compose un ensemble dramaturgique complexe, allant du récit personnel au questionnement collectif : Un est un monologue autobiographique de Soleymanlou sur ses propres origines iraniennes et sur son rapport au pays de ses parents ; dans Deux, ce récit est repris et contesté par un comédien ami, Emmanuel Schwartz, à la double origine, francophone et catholique d’une part, anglophone et juive, de l’autre ; enfin, dans Trois, la question de l’identité est multipliée par le nombre de comédiens en scène. On arrive alors à la remise en cause de toute définition stable de l’identité, individuelle comme collective.
- 46 Outre Mani Soleymanlou, on peut également citer, parmi les trentenaires et quadragénaires, les exem (...)
30Il y a là, à mon sens, une tendance propre à la scène québécoise contemporaine, qui présente deux caractéristiques majeures : l’émergence d’écrivains de théâtre multidisciplinaires (aussi metteurs en scène et/ou comédiens le plus souvent46) entretenant des liens étroits, mais non pérennes, avec des compagnies ou des collectifs d’acteurs, d’une part ; et d’autre part, la conjonction de dispositifs performatifs, mettant en valeur l’événement scénique et la relation directe entre acteurs et spectateurs, et l’écriture de textes de théâtre, dont la plupart sont publiés.
- 47 Dans les entretiens qu’ils m’ont tous deux accordés, ni Mani Soleymanlou ne citent le chœur du théâ (...)
- 48 Jean-Loup Rivière, Comment est la nuit ? – Essai sur l’amour du théâtre, Paris, L’Arche, 2002, p. 4 (...)
31Ces deux caractéristiques éclairent les manifestations particulières de la choralité dans ces créations récentes. Le plus souvent, ces manifestations ne correspondent pas à des modèles dramaturgiques préexistants, et notamment pas à celui de la tragédie antique, longtemps prédominant47. Elles ne se présentent pas comme des réactions au paradigme du drame et ne s’inscrivent pas non plus dans la dichotomie entre unité et fragmentation sur laquelle se fondait jusqu’alors la distinction entre chœur et choralité : dans la trilogie de Mani Soleymanlou comme dans Scrap, le chœur apparaît comme un ensemble labile, aux frontières mouvantes, dans lequel les individus peuvent s’exprimer sans être absorbés par la masse, ni remettre absolument en cause l’idée même d’une convergence des points de vue et des situations. La recherche de modes d’association complexes et dynamiques, toujours tendus entre singularité et communauté, peut alors être observée à deux niveaux, liés par un jeu d’interactions : d’une part au niveau des processus de création, où il s’agit de préserver un fonctionnement collectif tout en laissant chaque comédien, mais aussi l’écrivain de théâtre, le metteur en scène, apporter leur contribution particulière au spectacle ; d’autre part au niveau de la représentation elle-même, dans laquelle le public se trouve confronté à (voire impliqué dans) ce que l’on peut appeler, à la suite de Jean-Loup Rivière, « une communauté déliée48 ».