Le « chœur / meute » : comment écrire le collectif ?
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Entretien réalisé le 18 mars 2019 à Montréal.
Texte intégral
Philippe Manevy. Ce qui m’a frappé, dans Scrap, c’est le fait qu’on a une écriture fondée sur le groupe, mais aussi le fait que tu emploies le terme « chœur / meute ». Pourquoi cette expression ?
Mathieu Leroux. L’idée de la choralité était très importante dans le cas de Scrap, parce que le spectacle a été créé pour ce groupe-là. Avec la compagnie, Les Néos, on a toujours fait des shows en collectif, et on était responsables de nos courtes pièces à l’intérieur d’un spectacle qui s’appelait Pièces pour emporter. On se performait soi, il n’y avait pas de personnages, mais il fallait endosser collectivement le spectacle. Le processus était complètement rigoureux dans l’écriture de ces spectacles-là. On avait un système de couleurs (rouge, vert, jaune). On prévoyait pour chacun le nombre de textes à écrire pour le spectacle. Une fois les textes terminés, on faisait une lecture puis un tour de table, qui permettait de déterminer quelles pièces étaient « vertes », donc iraient directement dans le spectacle, lesquelles recevaient du « jaune », donc devaient être retravaillées, en fonction de tel ou tel commentaire, et lesquelles étaient « rouges », soit parce qu’elles étaient racistes, ou sexistes, ou autre chose, soit parce qu’elles étaient dramaturgiquement mal foutues. Pour Scrap, c’était la première fois que le collectif remettait dans les mains d’un écrivain l’écriture d’une pièce. Mais il fallait que cette pièce respecte les règles de la compagnie : on allait être « nous » sur scène, il fallait que les propos puissent être endossés individuellement et collectivement. À ce moment-là, tout le monde était autour de la trentaine, et j’avais envie de faire un constat générationnel, pour savoir où on en était dans nos vies. On avait tous fini l’école de théâtre dix ou quinze ans avant ça, et c’est souvent les années cruciales, où tu te demandes : « Est-ce que je continue ? Est-ce que j’arrête ? » Les familles commençaient à se créer, les enfants arrivaient. Mais ça restait complètement subjectif, ça restait la perception de notre époque selon mes filtres, mes lubies, mes valeurs… Il fallait être délicat aussi, parce que j’écrivais avec la personnalité des comédiens, telle que je la percevais. L’idée du chœur était importante, parce qu’il y avait ce constat générationnel. J’imposais une série d’idées et de propos à ce groupe, qui avait juste envie d’hurler, de fesser dans les murs… Parce qu’il fallait honorer tout le monde, c’est sûr que chacun allait avoir un solo, ou un duo. Mais la pièce ne pouvait pas être que ça, une succession de moments d’acteurs. Ce qui allait être notre fil conducteur, à chaque fois qu’on partait dans une sous-histoire ou un moment un peu personnel, c’est que cette personne faisait partie d’une meute en train de hurler. J’avais envie d’un truc qui soit très uniforme au début, et on jouait sur la valeur de l’uniforme, on était tous un peu habillés pareil.
P.M. J’entends deux choses dans ce que tu dis : la violence que connote le terme meute, et, dans le chœur, l’idée d’un groupe de comédiens…
M.L. Le chœur avait pour moi une fonction textuelle ou une fonction scénique. Tu as vu le nombre de didascalies dans Scrap : la question de l’écriture de plateau a été importante au moment de publier la pièce. On s’est demandé comment on pouvait en rendre compte. Dans la fonction textuelle, je pense qu’il y avait une sorte de chœur antique : ce peuple ou ce groupe issu du peuple, qui prend parole collectivement d’une manière anonyme. On ne distingue pas qui est au centre de ce chœur, on a besoin d’une pluralité de voix qui prend la parole. Mais en travaillant sur les codes du spectacle, sur ce qui se passait scéniquement, on découvrait tranquillement ces différents archétypes, et comme l’écriture de plateau et le travail presque chorégraphique sont importants dans Scrap, ce chœur devenait vraiment une meute, un groupe d’animaux déchaînés… La violence que l’on porte m’intéresse beaucoup, en général, dans l’écriture que je pratique, et là, d’avoir ce collectif, c’était le temps de le questionner, d’interroger la violence que l’on porte tous. C’est là que le terme « meute » avait pour moi beaucoup de sens, parce que je leur demandais, littéralement, de « japper » le texte. Il fallait aller au-delà des simples mots, il devait y avoir une espèce d’urgence animale.
P.M. C’est donc un processus d’écriture collective, mais pas selon le mode qu’on imagine en général : tout le monde participe à l’écriture des textes. Là, c’est bien toi qui écris, mais en fonction de la connaissance que tu as de tes amis comédiens. Quel était leur droit de regard sur ce que tu écrivais ? Y a-t-il des choses qu’ils ont refusé de jouer ou au contraire d’autres qu’ils ont poussées plus loin ?
- 1 Réseau de cellules autonomes, fondé en 1962, dont certaines prônaient l’action violente, voire le t (...)
M.L. Une fois qu’on a eu une vague idée de ce que pouvait être le texte, tout le monde a embarqué. Mais ça a été très long. Il y a eu presque un an de travail. Je me suis fait une espèce de squelette en fonction de ce dont j’avais envie de parler, de qui étaient ces individus au sein du groupe selon moi. Il y a des thèmes qui se sont dessinés, à travers des mois d’impro (on se voyait une à deux fois par semaine). Je guidais des impros, parfois en groupe, parfois juste en duo, parfois avec une seule personne. Parfois je restais super évasif sur ce qu’on allait tester ou sur ce qu’on cherchait, parfois je forçais un peu plus ou j’expliquais clairement ce que je voulais faire. J’ai aussi mené des entretiens avec eux. Ce qui ressort le plus de ce mode « entrevue », c’est la scène entre Antoine et Mathieu Lepage, qui parlent du FLQ1, de la politique… Il y a des trucs que j’ai dû imposer : Gaby et Antoine étaient nouveaux parents, à ce moment-là… Quand on questionne ce constat générationnel, particulièrement notre trentaine, quarantaine, en ce moment, j’ai l’impression qu’on est beaucoup dans l’extrême, dans le sport extrême… C’est comme si on devenait engourdis tellement rapidement que la seule façon de ressentir quelque chose, c’était de toujours se provoquer, toujours aller plus loin. Il y avait un truc que je trouvais riche, et je me suis dit, alors : « Et si on jouait avec ça entre nous ? Qu’est-ce qui fait le plus mal ? » On s’est mis à faire une série d’exercices : comment s’épuiser au maximum ? Comment se faire de plus en plus mal ? Comment ressentir quelque chose ? Et puis à un moment donné, j’ai flanché et je me suis dit : la pire chose que tu peux imposer à quelqu’un, c’est de perdre un enfant. Avec Gaby et Antoine, on était super proches, on était un trio d’amis très serré, à l’extérieur du théâtre. Je leur ai dit : « C’est là que j’ai envie d’aller dans l’écriture, mais je sais que c’est dégueulasse. » Mais les deux m’ont dit : « Ben oui, on le fait ! ». Là, il n’y a pas eu de négociation, parce que c’était justifié et qu’ils comprenaient où j’essayais d’aller. Il y a eu des scènes très difficiles, qui ont dû être réécrites et beaucoup de passages ont dû aller à la poubelle, parce que le performeur était fâché de ce que je lui demandais d’endosser dans la pièce. Oui, ça a été beaucoup de discussions, de retours de courriels, beaucoup de larmes… Mais ce que je voulais dire en bout de ligne avec cette pièce, on y est arrivés.
P.M. Est-ce qu’il y a un moment où tu es arrivé à un texte qui, ensuite, a été travaillé sur le plateau ? Est-ce que le texte a évolué jusqu’aux dernières répétitions, ou est-ce qu’il a été fixé assez en amont ?
M.L. Le texte était terminé avant le début des répétitions, avec des trous. Je me disais : ça c’est clairement un moment physique, j’ai besoin d’eux pour le faire. Il y a une séquence qui était très loose, ce qu’on appelle la « séquence karaoké » avec, à la fin, Benoît qui crie des slogans, qui fait en même temps un peu de poésie… J’avais une idée relativement claire sur papier, mais on avait besoin des éléments scéniques, de la musique, et de ce que les filles, Gabrielle et Helen, allaient faire dans l’espace. De savoir comment on allait transformer une espèce de champ de bataille avec des voitures accidentées en un bar karaoké kitsch, comment ces corps allaient s’animer, comment la scéno allait se transformer… Ça, évidemment, ça devenait clairement de l’écriture de plateau.
P.M. Est-ce que la pratique chorale a joué un rôle dans ta formation de comédien ?
- 2 Jean-Pierre Ronfard, Vie et mort du roi boîteux, Montréal, Leméac, 1981.
M.L. Oui bien sûr ! Moi, j’étais à l’UQÀM en interprétation. Le chœur fait partie d’abord de la formation en mime, c’est une chose qu’on travaille énormément : le fameux « banc de poissons », pour développer tout ce qui est équilibre de plateau, être en majeur, être en mineur, une qualité d’écoute aussi… Le travail choral est essentiel dans la formation d’acteurs que j’ai eue. Il y a aussi beaucoup de metteurs en scène qui travaillent sur un mode choral parce qu’ils n’ont pas le choix. Ils ont des classes de vingt étudiants, et ils travaillent des effets de chœur parce que les personnages des pièces ne sont pas assez nombreux. C’est sûr que ça a laissé des traces. Dans les cours théoriques, tu te mets à étudier beaucoup de textes qui ont une dimension chorale : le théâtre de Tremblay, celui de Ronfard. Le premier exercice de jeu qu’on a eu à faire, c’était sur Vie et mort du roi boiteux2, dans lequel le chœur est super important. Il y avait une série très cohérente. Ce qu’on apprenait le matin en mime se trouvait réutilisé dans le travail sur le texte. Particulièrement en première année, ils nous ramenaient souvent à ça, et c’était assez frappant de voir l’évolution de la qualité d’écoute. Ce sont aussi des notions que j’utilise beaucoup en danse, cette idée de choralité. Quand tu as neuf interprètes sur scène, ils ne sont évidemment pas toujours à l’unisson. Si ton groupe n’est pas conscient de qui est en majeur, qui est en mineur, ça va paraître, et toi dans la salle, tu ne sauras plus où regarder, alors que si c’est bien travaillé, par le chorégraphe, le metteur en scène, le dramaturge et ceux qui performent, tout à coup ton œil est super habile à lire ce qui se passe sur scène.
P.M. Tu utilises donc le concept de chœur dans ta pratique de dramaturge ?
M.L. Oui. On l’appelle chœur en théâtre, ils l’appellent à l’unisson en danse, mais c’est la même chose.
P.M. Et ça ne correspond pas forcément à une uniformité. Tu évoquais tout à l’heure une relation dynamique entre un pôle majeur et un pôle mineur, un jeu de forces dans un groupe, mais sans que le groupe soit forcément homogène…
M.L. Il peut l’être. Mais il peut ne pas l’être du tout.
P.M. Je voudrais t’interroger également sur la place de Scrap dans ta création théâtrale. Quel est le lien avec les autres textes qui sont rassemblés dans Quelque chose en moi choisit le coup de poing ? Y a-t-il un fil conducteur autour de l’autofiction théâtrale ?
M.L. Oui évidemment. Pour moi, c’était un peu fermer un super long chapitre. Les Néos, on n’appelait même pas ça autobiographie au début. C’était de la performance théâtrale. On était formés par Greg Allen, un metteur en scène américain qui, lui, ne travaillait qu’avec ces principes-là, qui peuvent même s’appliquer à une pièce de Strindberg, avec ce refus de nier le performeur jouant le personnage. On fait beaucoup semblant au théâtre, mais le principe de Greg était que, au théâtre, on ne devrait pas faire semblant, on devrait faire. Donc : « Exécute pour vrai la tâche qui t’est demandée, et comme tu es dans l’action, c’est hyper concret pour toi, il y a une vraie émotion qui va être connectée à cette action, et il y a une certaine vérité qui va être transmise au public ». C’est d’une logique implacable, en fait. On est partis de là, et c’était encore loin de ma maîtrise et de mon premier roman qui est allé jouer dans l’autofiction et l’autobiographie. C’est venu après cinq ou six ans de travail avec les Néos : j’ai eu envie de revenir à la littérature et de prendre une pause de tout ce travail en collectif, et ça a été la maîtrise. Je ne savais pas trop ce que j’allais faire comme projet de création, je savais que l’intimité m’intéressait beaucoup, que la forme romanesque m’intéressait beaucoup, et au niveau de la théorie, j’avais envie de travailler sur les textes d’Hervé Guibert et Guillaume Dustan. À force de parler avec Catherine Mavrikakis, qui était ma directrice de maîtrise, le projet a semblé très clair, et elle m’a dit : « je présume qu’il y a des liens avec ta création » et en effet, il y en avait, et là, l’histoire familiale est rentrée. Quand je suis sorti de la maîtrise, j’ai voulu faire une dernière année au sein des Néos. J’étais un peu tanné de Pièces pour emporter, car je trouvais qu’on avait un peu fait le tour. La compagnie commençait à être diffusée dans plusieurs théâtres, on avait fait de la tournée. Donc on s’est demandé si on n’était pas rendus au prochain palier, si on était capables de monter un show écrit par un seul d’entre nous, puisqu’on avait cinq ans de travail ensemble. Je pense qu’il restait beaucoup de choses de la maîtrise, que j’avais envie de tester, au niveau de l’intimité, de la cruauté. Et plus tard, quand le premier roman a été publié, Pierre-Luc Landry, à La Mèche, m’a demandé si je n’avais pas un projet de théâtre. Et je lui ai parlé de mon fantasme de faire une sorte d’anthologie, de prendre ce qui restait de la maîtrise, de l’appliquer à la performance en général, de se demander comment on se performe soi. Et pour moi, Superman, qui est le premier solo, Scrap, la pièce de groupe, et les Pièces pour emporter, tout cela est relié par la même problématique. Depuis trois ans et demi, quatre ans, je travaille beaucoup pour les autres. Je n’ai pas réécrit de théâtre. Là, je reviens à la forme romanesque, parce que je pense que quand j’ai besoin de mon petit espace de travail, c’est là où je vais naturellement… Si je réécris pour le théâtre, je ne pense pas que j’irai vers la fiction pure. La psychologie des personnages ne m’intéresse pas beaucoup ; c’est pour ça que l’autobiographie m’intéresse, parce qu’il n’y a pas de psychologie à créer : elle est là sur scène avec les dix performeurs qui sont devant toi. Mais je ne referai pas ce type de spectacle pour un groupe particulier.
Notes
1 Réseau de cellules autonomes, fondé en 1962, dont certaines prônaient l’action violente, voire le terrorisme, pour réaliser l’indépendance du Québec.
2 Jean-Pierre Ronfard, Vie et mort du roi boîteux, Montréal, Leméac, 1981.
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Référence électronique
Mathieu Leroux et Philippe Manevy, « Le « chœur / meute » : comment écrire le collectif ? », Agôn [En ligne], HS 3 | 2022, mis en ligne le 06 avril 2021, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/8078 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/agon.8078
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