Une farce politique
L’Avare de Molière, mise en scène d’Hélène Cinque, le 7 octobre 2011 au Théâtre de la Renaissance d’Oullins
Texte intégral
1Ouverture. Elise entre en scène, en tablier, pour pétrir le pain : économie, économie, la fille de bonne famille doit tout faire – comme, plus tard, maître Jacques sera à la fois cocher et cuisinier. Valère survient, la cherche, lui lance des boulettes de pâte, l’asticote, gamin, et insiste jusqu’à ce qu’elle se prenne au jeu et le coiffe d’un bol de farine. Mais Harpagon n’est pas loin... Alors, Elise grime Valère pour qu’il entre dans son rôle d’intendant austère, séduise le père et l’épouse, elle. Moustaches, lunettes, raie sur le côté : le voici soudain plus âgé, plus antipathique aussi. Et la farine dans les cheveux prend un autre sens : le jeu d’enfant nous fait entrer au théâtre.
2L’avare et la dépense
3Jouer, donc, jouer à fond.
4Au théâtre Aftaab, on ne se lève pas, on saute sur la table ; on ne se parle pas, on s’empoigne. Et toute dispute dégénère en course-poursuite accélérée, avec cris, bastonnades et coups de pieds aux fesses. Le plateau sans cesse en révolution figure une maison devenue folle, où les serviteurs ne cessent de déplacer les rares meubles (économie toujours), tourbillon qui s’étend d’acte en acte, jusqu’à englober des spectateurs régulièrement pris à témoin, d’abord complices, mais pour finir partie prenante du drame. Cause de tous les dérèglements, Harpagon est le centre mobile de cette frénésie. Ghulam Raza Rajabi, le tout jeune homme qui anime le rôle, est méconnaissable en vieillard nerveux, toujours aux aguets, l’œil noir qui furète dans tous les coins ou se fixe dans le vide, effaré. Cet avare-là se dépense sans compter, corps et voix. La folie de retenir se traduit en une énergie outrancière qui détruit tout sur son passage : l’ordre domestique, les relations familiales, et jusqu’à la possibilité même d’une émotion sincère. Belle et juste rencontre d’un style de jeu expressif, inscrit dans la filiation évidente du Théâtre du Soleil et de la commedia dell’arte, et d’un sujet. Pour ne pas dire d’un cas.
5L’insolence des corps
6Si les corps paraissent aussi habités, ce n’est pas seulement pour ressusciter une mémoire théâtrale ou assumer un héritage. Les comédiens incarnent aussi, au présent, la jouissance d’une transgression que le spectateur français ne mesure pas toujours exactement, mais qu’il ressent dans l’insolence joyeuse qui irradie le spectacle.
7En Afghanistan, comme l’ont expliqué les membres de la troupe à l’occasion d’une rencontre, les spectacles de danse sont encore interdits et le fait d’apparaître sur une scène est, pour une femme, lourd de conséquences, allant de la réprobation muette au rejet pur et simple de la part des familles.
8C’est pourquoi la troupe ne compte que deux comédiennes, dont le jeu et la personnalité s’affirment peu à peu. La réserve boudeuse d’Elise (Wajma Tota Khil) laisse apparaître sa détermination, tandis que la candeur naïve de Mariane (Shohreh Sabaghy) révèle des capacités de résistance insoupçonnées : au nez et à la barbe d’Harpagon, elle assume pleinement son attirance – une véritable aimantation physique – pour Cléante, le fils.
9Autre forme de rébellion : on danse sans cesse dans cet Avare, de la parade amoureuse de Valère face à Elise jusqu’aux réjouissances finales, où seul Harpagon reste assis, enfin calmé, serrant contre lui sa chère cassette. Hommes, femmes, hommes déguisés en femmes : aucun ne rate une occasion de danser.
10Avec sa robe criarde, son maquillage outrancier et son sac à main clinquant, Frosine l’entremetteuse, jouée en travesti par Haroon Amani, apparaît comme l’emblème de la sédition. Dès sa première apparition, les interdits explosent dans une série d’inventions burlesques : très à l’aise chez Harpagon, Frosine s’installe, donne des ordres aux domestiques, boit, fume, sort un transistor et pousse la musique à fond, avant de se mettre à danser, mélange de caricature et de grâce. Nul ne s’étonnera qu’elle prenne le parti des jeunes gens contre celui du père : il ne s’agit pas seulement d’argent. La liberté est dans sa chair.
11Ainsi, le parti pris farcesque n’atténue pas la portée politique du spectacle, mais la renforce au contraire, plus encore peut-être que dans Le Tartuffe, précédente mise en scène du Théâtre Aftaab. Dans les moments d’hilarité, lorsque le rire devient inextinguible, le spectateur se surprend à réfléchir, à établir des liens directs, évidents, entre la pièce de Molière et le contexte afghan mais aussi entre L’Avare et l’usage que nous faisons de nos propres corps.
L'Avare de Molière, par le Théâtre Aftaab
Table des illustrations
Crédits | L'Avare, photo de répétition © Emeline Rosendo |
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URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/docannexe/image/1841/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 84k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Philippe Manevy, « Une farce politique », Agôn [En ligne], Critiques, mis en ligne le 09 février 2019, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/agon/1841 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/agon.1841
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