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La tolérance administrative au Cameroun : odyssée au confluent de la norme juridique et de l’anorme

Administrative tolerance in Cameroon: odyssey at the confluence of the legal norm and the abnormal
Ebenezer David Ngahna Mangmadi
p. 141-157

Résumés

Dans l’imagerie populaire, le pouvoir d’État, dans son pendant politico-administratif notamment, évoque habituellement la figure effrayante du monstre froid de Nietzsche. Il représenterait quelque chose de terrifiant et d’inexorablement répressif. Cette vue des choses ne correspond pourtant pas toujours à la réalité. Il est en effet des situations, bien nombreuses, dans lesquelles, le rouleau compresseur ne se déploie pas. L’hypothèse de la tolérance administrative prend alors tout son sens. Au Cameroun, on est tout de suite frappé par l’ampleur de ce phénomène qui a considérablement gagné en importance ces dernières années. Entre échoppes aménagées illégalement sur la voie publique, et congrégations religieuses qui fonctionnent sans autorisations préalables, les signes de la tolérance administrative sont perceptibles dans toutes les sphères de la société. Si en toute logique on est porté à interroger la démarche, c’est en réalité la question de son sens profond qui est excipée. À date, pourrait-on se demander, comment appréhender la tolérance administrative au Cameroun ? L’opinion émise dans le cadre de ce propos est que prise en contexte, elle s’analyse comme un procédé politique de l’action administrative.

tolérance administrative, action administrative, procédé politique, sécurité juridique

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Texte intégral

  • 1 Armand Leka Essomba, « Gouverner et punir. Justice, corruption et récit du pouvoir au Cameroun », F (...)
  • 2 Jean Carbonnier, Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2001, p.  (...)
  • 3 Ibid.
  • 4 Ibid.
  • 5 Ibid, p. 26.
  • 6 Léa Mary, « Le normal ou le mirage de l’a-norme », Essaim, no 31, 2013, p. 49-70.

1Gouverner ne se résume pas à punir1. L’administration sait aussi se montrer magnanime et clémente, en faisant recours à la tolérance administrative. Le phénomène a gagné en importance ces dernières années sous le regard circonspect de nombreux analystes. Pour les nomophiles, ces juristes dogmatiques qui pensent que le juridique est la forme la plus aboutie du social, cette façon de faire dérange. On estime que, parce qu’il évolue avec la société, le droit doit systématiquement s’adapter à toutes ses mutations. La société étant partout, le droit ne devrait être absent nulle part2. Ce présupposé ne rend pas justice à la réalité ambiante. Le fait est que le droit peine à capturer de façon satisfaisante toutes les dimensions d’une dynamique sociale qui ne cesse de se complexifier ; ce qui conduit à la création, puis à la multiplication de zones « vide de droit3 ». Parallèlement, il se développe à proximité un autre phénomène, celui du « non-droit4 ». Jean Carbonnier, à qui l’on attribue la paternité de ce concept, ne l’entend pas comme une situation d’anomie totale, mais plutôt comme « une baisse plus ou moins considérable de la pression juridique5 ». La tolérance administrative, objet central de la présente réflexion, tend justement vers cette situation de non-droit, celle où le normal – reflet présumé de la norme juridique – offre davantage le mirage de l’anorme6.

  • 7 Michel Troper, Le droit et la nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 11.
  • 8 Jacques Mourgeon, « Tolérance et règle de droit », Les cahiers du droit, vol. 30, no 4, 1989, p. 98 (...)
  • 9 Lucile Tallineau, « Les tolérances administratives », AJDA 1978, p. 3.
  • 10 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de tolérance administrative », dans Xav (...)

2En décrivant le devoir-être, en disant ce qu’il faut faire, la règle de droit prohibe incidemment ce qu’il est interdit de faire. L’efficacité de cette prescription est assurée par le recours à la force publique. On estime généralement que c’est ce sentiment de crainte, voire de peur vis-à-vis de la contrainte, qui fonde l’obéissance des citoyens7. Pour sa part, l’anorme, au sens où on l’entend ici, désigne ce qui est contraire à la norme juridique. Autrement dit, l’anorme c’est l’illégal. Elle emporte en principe la mise en mouvement de la sanction, sauf quand l’hypothèse intrigante de la tolérance administrative vient empêcher la réalisation de cette occurrence. Étymologiquement, le mot tolérance provient du latin tolerantia, lui-même dérivé de tolerare qui signifie « tolérer, être indulgent, supporter ». La tolérance désigne ainsi l’attendrissement « d’une attitude prédéterminée, d’un refus postulé, d’un principe moral préétabli ». Mieux, elle est « une entorse […] plus ou moins souvent réitérée ; bref, elle est une variable8 ». Dire dans ces conditions de l’administration qu’elle est tolérante, c’est qualifier son attitude de souplesse ou de flexibilité face à certaines situations irrégulières, son indulgence face aux écarts de comportement des citoyens. Lucille Tallinau, dans sa définition devenue classique, peint la tolérance administrative sur ce mode. Pour elle, il s’agit tout simplement de « la latitude que se donne l’autorité publique de ne pas sanctionner certaines illégalités manifestes, mais jugées bénignes9 ». Cette conception des choses est précisée par Fanny Grabias pour qui « il y a tolérance administrative lorsque l’administration s’abstient volontairement d’utiliser les moyens dont elle dispose pour sanctionner une illégalité commise par un administré10 ». Deux critères cumulatifs sont donc nécessaires à la qualification d’une situation donnée de tolérance administrative : d’une part la situation illégale dans laquelle se trouve de son fait l’administré et, d’autre part, l’acceptation de cette illégalité par l’administration.

  • 11 Ibid.
  • 12 Voir Fanny Grabias, La tolérance administrative, Paris, Dalloz, 2018, p. 56.
  • 13 Des alternatives se proposent généralement à l’administration : soit ne disposant que d’un seul moy (...)

3L’illégalité est cette violation librement consentie des règles de droit applicables aux particuliers et que l’administration est chargée juridiquement de faire respecter. Ce critère permet déjà de formuler quelques distinctions essentielles entre la tolérance administrative et les situations voisines, à l’instar de la dérogation administrative et de la « tolérance-autorisation11 ». La dérogation renvoie à l’hypothèse où la règle de droit prévoie elle-même des mécanismes de sa violation. En rangeant un acte dans la catégorie des dérogations, on l’exclut ipso facto de celle des illégalités. La « tolérance-autorisation » ou « tolérance de droit », pour sa part, est celle qui est prévue par la norme juridique. Conçue pour adoucir la règle de droit, elle légalise dans une certaine mesure sa violation. Cette vue des choses permet d’établir un rapport de similarité avec la dérogation. L’illégalité doit en outre être exclusivement du fait de l’administré. On ne doit pouvoir en aucun cas la rattacher à celle d’un acte administratif12. Elle doit également perdurer dans le temps, ce qui implique pour l’administration qu’ayant pris connaissance de la situation irrégulière, elle s’abstienne d’utiliser les moyens de droit mis à disposition pour y mettre un terme13.

  • 14 Frédéric Lombard, « Les tolérances en matière d’occupation sans titre du domaine public », RRJ, no  (...)
  • 15 Pour ces auteurs, les tolérances administratives « constituent un refus explicite ou implicite de l (...)
  • 16 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de tolérance administrative », dans op. (...)

4La tolérance administrative suggère également que l’autorité titulaire du pouvoir de sanction ait accepté l’illégalité commise par l’administré, en s’abstenant de punir. En d’autres termes, la situation irrégulière est « connue de l’administration et, sinon maintenue par le fait de cette dernière, du moins non contredite par elle14 ». La tolérance administrative est donc un acte de volonté. La doctrine n’est pas toujours d’accord sur la forme que prend cette volonté administrative somme toute particulière. Si pour les uns la tolérance administrative s’exprime autant par l’implicite que par l’explicite15, d’autres estiment qu’elle n’a de sens que sous le prisme de l’implicite, en prenant la forme de l’abstention16. Sur le fond, la volonté administrative de tolérer l’illégalité s’envisage d’une part lorsque l’administration, bénéficiant d’un éventail de mesures, décide de mettre en mouvement la moins contraignante pour inciter le contrevenant à s’ajuster ou, d’autre part, lorsque n’ayant pas d’alternative entre la sanction et l’absence de sanction, l’administration choisit tout simplement de ne pas sanctionner. C’est dans ce dernier cas de figure que la tolérance administrative prend même tout son sens.

  • 17 Célestin Keutcha Tchapnga, Le contrôle de l’État sur les activités privées au Cameroun, thèse de do (...)
  • 18 Pierre Bourdieu, « Esprits d’État », Actes de la recherche en sciences sociales, no 96-97, 1993, p. (...)
  • 19 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais. Contribution à l’é (...)

5La vogue actuelle du phénomène au Cameroun interpelle. Si son point de départ est généralement situé au tournant libéral du début des années 1990, on a pris le soin de mesurer « l’ampleur de la tolérance tacite de l’administration17 ». Le bilan est sévère. Certains n’hésitent pas à qualifier cette pratique de sournoise ou « perverse18 ». Agnès Makougoum explique que si la tolérance administrative est en apparence favorable à l’exercice des libertés, elle constitue en même temps un véritable danger pour ces dernières19. Ce paradoxe inhérent à la fonctionnalité de la tolérance administrative exprime une préoccupation plus complexe, celle de sa signification profonde en contexte camerounais. En clair, comment appréhende-t-on la tolérance administrative au Cameroun ?

6L’hypothèse retenue est la suivante : au Cameroun, la tolérance administrative est appréhendée comme un procédé politique de l’action administrative. Si la fréquence de l’utilisation de cette technique suffit en réalité à démontrer sa récurrence comme procédé de l’action administrative, la précision de son caractère politique la spécifie par rapport aux procédés classiques (juridiques) de l’activité administrative. Par ailleurs, en l’inscrivant de la sorte dans l’ordre du factuel – l’idée de politique renvoyant ici à une action motivée sur la base d’un jugement extérieur à la rationalité juridique –, elle fait planer sur la tolérance administrative le spectre de l’instrumentalisation permanente. La présente réflexion ne manque donc pas d’intérêt sur le plan purement scientifique, car il est clair qu’une recherche menée sur ce terrain pourrait permettre d’identifier conceptuellement la tolérance administrative. Pour atteindre cet objectif, il a été choisi de situer l’étude dans le cadre transdisciplinaire du droit administratif et de la science administrative. Ainsi, en combinant le raisonnement juridique à l’observation pragmatique du fonctionnement routinier de l’administration camerounaise, on a pu extraire dans un premier temps la substance de la tolérance administrative (1) avant d’en mesurer la portée (2).

1. La substance de la tolérance administrative

7La tolérance administrative est un phénomène complexe. L’analyser de manière satisfaisante comme procédé politique de l’action administrative consiste non seulement à déterminer de façon précise cette nature atypique qui est la sienne (1.1), mais aussi à comprendre les tenants et les aboutissants de sa vogue actuelle (1.2).

1.1. La nature de la tolérance administrative

8L’examen minutieux des critères de définition proposés ci-dessus permet de suggérer l’opinion selon laquelle la tolérance administrative n’est pas un phénomène juridique (1.1.1), mais davantage un phénomène politique (1.1.2).

1.1.1. Un phénomène ajuridique

  • 20 L’acte administratif unilatéral est défini dans cet arrêt comme un « acte juridique unilatéral pris (...)

9En considérant de façon exclusive le second critère de définition, celui de l’acceptation de l’illégalité par l’administration, on est tenté de penser que la tolérance administrative est un acte juridique, et par extension, un acte administratif unilatéral. Tentons un syllogisme simple. Nul n’ignore que le juge administratif camerounais dans le célèbre arrêt Ngongang Njanke Martin définit l’acte administratif unilatéral comme « un acte juridique unilatéral20 ». Or l’acte juridique unilatéral est d’abord un acte de volonté. Parce qu’elle est un acte de volonté, la tolérance administrative serait donc un acte juridique.

  • 21 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du droit », dans Romain Le  (...)
  • 22 La difficulté de ce développement est le fait qu’il convoque une méthode casuistique. Il faudra pro (...)

10Cette conclusion simpliste semble pour le moins hâtive, car la seule émission de la volonté ne suffit pas à créer un acte juridique. Encore faut-il qu’elle soit exprimée avec l’intention de produire des effets de droit. En d’autres termes, si les effets de droit ont été voulus par l’auteur du fait matériel, celui-ci obtient la qualification d’acte juridique. Pour une frange de la doctrine, il faut même aller plus loin. L’auteur de l’acte ne doit pas seulement avoir la volonté de créer des effets de droit. Il doit en avoir la maîtrise complète. Cela suppose que la volonté n’ait pas seulement déclenché des effets produits par le droit objectif, mais aussi qu’elle puisse déterminer avec précision le contenu même des effets recherchés. À la lumière de ces propositions, il est difficile de dire que la tolérance administrative est un acte juridique et par extension un acte administratif unilatéral21. La volonté existe peut-être, mais elle n’est pas dirigée vers la production des effets de droit ou, comme le juge administratif camerounais l’exige, vers la modification de l’ordonnancement juridique22. Dans ces conditions, il est quasiment impossible pour le bénéficiaire de la tolérance administrative de se prévaloir de droits acquis dans le cas d’un retournement de situation.

  • 23 Serge Guinchard et Thierry Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 2017, p. 95 (...)

11En faisant rejouer le premier critère de définition, celui de l’agissement illégal du citoyen, on conforte cette dernière idée. La tolérance administrative n’existe que par rapport à un comportement illégal, celui de l’administré. Par ce seul fait, ce dernier ne saurait se prévaloir de droits acquis, nul ne pouvant en effet se prévaloir de sa propre turpitude. L’illégalité prive logiquement la tolérance administrative d’effets juridiques, ce qui amène à penser qu’elle ne constitue pas un acte juridique et, par conséquent, ne saurait être considérée comme un acte administratif unilatéral (ou décision administrative). Par ailleurs, il est difficile de rattacher la tolérance administrative au fait juridique ; car si ce dernier ne résulte pas (toujours) d’une manifestation de volonté, la loi lui attache tout de même des effets de droit23.

12N’étant pas un phénomène typiquement juridique, la tolérance administrative tend davantage à revêtir une nature politique.

1.1.2. Un phénomène politique

  • 24 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais, op. cit., p. 368.
  • 25 Certains auteurs estiment que l’acte de tolérance administrative est de façon radicale un acte illé (...)
  • 26 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du droit », art. cité, p. 1 (...)

13Si la tolérance administrative n’est ni à un acte juridique et encore moins un fait juridique, tout porte à croire que celle-ci rentre dans la catégorie des faits matériels dépourvus d’effets juridiques. Caractériser de la sorte la tolérance administrative, c’est militer en faveur de sa nature informelle. L’informalité dont il est question ici résulte simplement du fait que la tolérance administrative n’est pas au premier abord considérée comme un phénomène typiquement juridique. Il s’agit davantage d’une manœuvre déterminée par une logique purement politicienne. En d’autres termes, la tolérance administrative est un acte politique ou, si on veut, une « procédure officieuse24 », située dans la zone frontière qui sépare le légal de l’illégal25. Ainsi, l’administration entend par cette démarche améliorer ses relations avec les citoyens, mais en se situant en marge des normes juridiques. Cette « volonté de ne pas faire respecter les règles de droit », estime Fanny Grabias, est suffisamment condamnable26.

14Ce conditionnement juridique précaire n’empêche pas pour autant la fréquence de l’utilisation du procédé. On pense qu’il s’agit là d’une manifestation certaine de la libéralisation progressive de la société camerounaise.

1.2. L’expression de la tolérance administrative

15La tolérance administrative revêt potentiellement en contexte camerounais une double expression idéologique (1.2.1) et pratique (1.2.2).

1.2.1. L’expression idéologique

  • 27 Roger Gabriel Nlep, L’administration publique camerounaise. Contribution à l’étude des systèmes afr (...)
  • 28 Maurice Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire. Essai sur les fondements du constitutionnalisme d (...)
  • 29 Jean François Bayard, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la FNSP, 1979, p. 228.

16Il faut préciser que durant de nombreuses années, l’administration camerounaise s’est caractérisée par sa raideur27. Le déterminant majeur de cette attitude est à rechercher dans la trame idéologique sur laquelle s’inscrivait l’action publique implémentée aux premières heures de l’indépendance : la construction nationale. Elle désigne, selon une définition bien connue, une « idéologie de mobilisation des énergies physiques, de captation de l’imagination et des pulsions affectives des populations28 ». L’obsession pour atteindre cet objectif a conduit les dirigeants du jeune État camerounais à imposer coûte que coûte une sorte d’unanimisme généralisé sur le plan politique. On ne tolère pas l’avis contraire. Au pire, il est réprimé avec énergie, au nom de la cause nationale. Les libertés publiques sont sacrifiées sur l’autel de la protection de l’idéologie. Sur le plan économique, on observe cependant quelques traces de la tolérance administrative. Il est par exemple rapporté que le président Ahmadou Ahidjo par une politique de tolérance administrative très contrôlée favorisait la progression économique de certains commerçants pour aider le milieu des affaires à bien s’implanter dans le pays29.

  • 30 Marcelin Nguele Abada, État de droit et démocratisation : contribution à l’étude de l’évolution pol (...)
  • 31 Raphael Ateba Eyong, « L’évolution du fondement idéologique du droit administratif camerounais », d (...)

17À cette rigidité administrative justifiée par l’idéal de la construction nationale se substitue au début des années 1990 une certaine flexibilité portée par le libéralisme triomphant d’alors. L’ouverture de l’État camerounais à la démocratie, ce « régime de tolérance30 », et au libéralisme, rend possible l’éclosion d’une administration beaucoup plus tolérante. Les débuts sont poussifs avec la gestion tendue de la transition idéologique qui s’effectue sous les auspices d’une « rémanence » des réflexes autoritaires31. D’une façon générale, on assiste à l’amplification des tolérances administratives. Parce qu’on estime être passé d’une société de restrictions à une société d’autorisations, d’une époque où la subversion était réprimée à une ère de célébration des libertés, on laisse faire. L’étau administratif se desserrant, la fougue libertaire d’une société camerounaise en quête d’émancipation va grandissante avec son lot d’avatars. On voit alors se développer de nombreuses pratiques illégales, sous le regard silencieux d’une administration qui tolère.

18Marquée idéologiquement, la tolérance administrative l’est aussi sur le plan pratique si on s’en tient aux usages que l’administration en fait au quotidien.

1.2.2. L’expression pratique

19Dans le discours officiel, la tolérance a une vocation exclusivement pédagogique. On tolère pour sensibiliser. On n’insistera pas outre mesure sur cette dimension. Il sera davantage question des motivations implicites.

  • 32 Quand on définit l’ordre public en tenant compte de ses composantes comme le fit jadis Maurice Haur (...)
  • 33 C’est par exemple le cas dans la ville de Yaoundé au niveau de la grande avenue de la poste central (...)
  • 34 La ville de Yaoundé connaît régulièrement des tensions entre les usagers et les agents de la police (...)

20Pour l’administration, la tolérance administrative peut constituer un moyen détourné de protection de la paix sociale. Cette considération va au-delà de la seule préservation de l’ordre public32. Allons même plus loin en confessant ce qui pourrait paraître aux yeux des puristes du droit administratif comme une aberration : quand la paix sociale l’exige, l’ordre public peut être violé sous le regard tolérant de l’administration. C’est par exemple le cas en matière d’esthétique et de salubrité publiques, lorsque des commerçants dressent leurs échoppes dans des espaces publics ou aux alentours des grandes avenues d’une capitale pour vendre leurs produits33. Il s’agit là d’une violation de l’ordre public, mais qui n’entraîne que très rarement une réaction négative de l’administration. Le risque ici est grand que des remous plus difficiles à gérer soient générés par une logique exclusivement répressive34.

  • 35 Organisation internationale du travail, Enquête auprès des entreprises informelles du Cameroun, Yao (...)
  • 36 Au Cameroun, le « call-box » est cet espace étroit à l’intérieur duquel un opérateur de téléphonie (...)

21Autre déclinaison de la paix sociale, la tolérance administrative peut constituer un levier du développement économique. L’État en Afrique n’est plus celui d’hier. Il n’est plus sur tous les fronts parce qu’il n’en a tout simplement plus les moyens. Pourquoi dans ces conditions harceler une population qui se débrouille généralement dans l’informel35 ? Le « call-boxeur » occupant illégalement la chaussée pour exercer son métier travaille36. Il crée dans une certaine mesure de la richesse et c’est là que se situe l’essentiel. Procéder au toilettage de l’activité économique pour en extirper tous ceux qui exercent dans l’illégalité peut faire courir à l’administration le risque de la fragilisation ou même de la rupture de la paix sociale.

  • 37 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais, op. cit., p. 371.

22La tolérance administrative peut aussi constituer un levier politique d’instrumentalisation des libertés publiques. C’est là que ce procédé devient dangereux. Lorsqu’elle est utilisée à des fins autres que l’intérêt général et la préservation de l’harmonie sociale, la tolérance administrative devient un danger pour l’esprit du libéralisme. Pire, elle devient le symbole de la résistance de l’administration à la loi en instaurant l’idée selon laquelle « [l]’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans l’application des lois ». « On ne peut penser sans quelques frissons qu’une telle chose soit seulement cautionnée par le législateur, le juge ou même seulement par la doctrine37. »

  • 38 Ibid., p. 365 et suiv.
  • 39 Ibid., p. 360-365.
  • 40 Ibid., p. 372.

23On a pu démontrer cette situation étrange au sujet de la liberté de la communication audiovisuelle38. En raison de la complexité de la procédure d’autorisation et des difficultés que de nombreux acteurs éprouvent à satisfaire aux conditions juridiques requises pour jouir de cette liberté, certains exercent sur le seul fondement de la tolérance administrative39. Mais tous ne bénéficient pas de la même opportunité. C’est la raison pour laquelle « à l’occasion du refus opposé à l’ouverture et au fonctionnement de certaines entreprises de communication audiovisuelle au Cameroun, des personnes sont montées au créneau pour soutenir que la tolérance de l’administration était à “tête chercheuse”, qu’il y avait “deux poids deux mesures40” ».

  • 41 Bernard Messengue Avom, Le préfet et l’État au Cameroun, Yaoundé, Presses de l’UCAC, 2005, p. 97.
  • 42 Patrick Edgard Abane Engolo, « Existe-t-il un droit administratif camerounais ? », dans Magloire On (...)

24La tendance à la tolérance administrative ne signifie pas pour autant que les autorités administratives se montrent silencieuses face à l’anarchie, notamment lorsqu’elle est politique. Face à l’ordre public politique, « les autres citoyens doivent se tenir tranquilles », car « aucune fausse note, aucun écart et aucune velléité ne peuvent être tolérés […] ; et l’autorité préfectorale veille à ce qu’il en soit ainsi41 ». Edgard Patrick Abane Engolo explique que ce tropisme « [i]ndique de manière explicite l’état mental de ceux qui appliquent les règles du droit administratif camerounais, et par ricochet l’état d’un droit qui, tant qu’il n’est pas clairement défini, indique un pouvoir discrétionnaire qui lui-même est utilisé et instrumentalisé à volonté par les autorités politiques42 ».

25Le recours constant à la tolérance administrative ne reste pas sans effets. Il convient alors d’en apprécier la portée.

2. La portée de la tolérance administrative

26La portée de la tolérance administrative est double. Alors que sur le plan strictement juridique elle remet en question la notion de sécurité juridique (2.1), sur le plan politique, elle relativise l’objectif de préservation de la paix sociale (2.2).

2.1. La portée juridique de la tolérance administrative

27En principe, la tolérance administrative place son bénéficiaire dans une situation d’insécurité juridique (2.1.1). Cependant, l’hypothèse d’une protection du bénéficiaire « de bonne foi » se construit graduellement (2.1.2).

2.1.1. Le principe de l’insécurité juridique du bénéficiaire

  • 43 On doit cette caractérisation à Mme Valembois qui distingue la conception classique (sécurité par l (...)

28L’effet principal que produit la tolérance est de mettre son bénéficiaire en situation d’insécurité juridique, laquelle peut être définie de manière simple comme étant l’absence de sécurité juridique. Autrement dit, c’est une situation dans laquelle le justiciable n’est pas protégé par le droit. Cette forme particulière de protection constitue l’expression classique de la sécurité juridique qu’il faut soigneusement distinguer de la conception moderne et qui consiste en la sécurisation du droit lui-même43.

  • 44 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais, op. cit. p. 372.
  • 45 Il existe une grande controverse doctrinale à ce propos. Si pour certains il n’est de droits acquis (...)

29En matière de tolérance administrative, l’administré se met lui-même en difficulté puisqu’il choisit délibérément de ne pas respecter le droit. Cette situation d’illégalité, acceptée par l’administration, le fragilise juridiquement parce qu’il ne pourra pas se prévaloir d’une quelconque protection du droit. En effet, « lorsqu’on est juste toléré, il est impératif de se faire le plus discret possible44 » et ce, d’autant plus que l’ombre du retournement de situation par l’administration plane en permanence. Si une telle occurrence venait à advenir, le bénéficiaire de la tolérance administrative ne pourrait pas se prévaloir de droits acquis, ceux-ci étant entendus comme les prérogatives qu’on tire des décisions administratives qu’elles soient individuelles ou réglementaires45.

30Deux raisons largement évoquées suffisent à l’affirmer : d’une part, l’acte de tolérance ne constitue pas à proprement parler une décision administrative au sens juridique du terme et d’autre part, la tolérance administrative ne rend pas licite la situation illégale de l’administré. La tolérance administrative apparaît dans ces conditions comme un instrument dangereux pour les libertés. Cette dangerosité s’exprime par le fait qu’elle soustrait subtilement le citoyen à la protection de la loi pour l’exposer à l’arbitraire de l’administration qui peut ou non tolérer.

31Pour faire face à cette situation inquiétante, il émerge ces dernières années un courant qui se montre favorable à la protection exceptionnelle du bénéficiaire de la tolérance administrative.

2.1.2. La possibilité théorique d’une protection juridique du bénéficiaire

  • 46 Arsène Landry Nguena Djoufack, Sécurité juridique et droit communautaire de la CEMAC, op. cit., p.  (...)

32La doctrine fait généralement reposer l’idée d’une protection du bénéficiaire de la tolérance administrative sur le principe de la confiance légitime. Après l’avoir présenté comme « une variante de la sécurité juridique », Arsène Landry Nguena Djoufack définit ce principe comme étant celui qui « [i]mplique que les autorités chargées de la création et de l’application du droit évitent de bouleverser brutalement une réglementation bien établie en vertu de laquelle les administrés ont adapté leurs situations individuelles46 ».

  • 47 Jean Marie Woehrling, « La France peut-elle se passer du principe de confiance légitime ? » dans Go (...)

33Cette définition, sans être fausse, a le défaut d’être étroite en ce qu’elle limite l’application de ce principe à la seule pratique réglementaire de l’administration. Il faudrait peut-être aller au-delà, comme le fait Jean-Marie Woehling, pour qui le principe de confiance légitime « [e]xprime l’idée que lorsqu’une autorité suscite chez un particulier l’attente d’un comportement, le maintien d’une norme ou l’intervention d’une décision et que cette attente est fondée sur des circonstances qui la rendent justifiée ou légitime, cette autorité doit en tenir compte d’une manière appropriée47 ».

  • 48 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.
  • 49 Le célèbre arrêt Öneryildiz du 30 septembre 2004 rendu par la Cour européenne des Droits de l’homme (...)
  • 50 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.

34Ainsi, et revenant dans le cadre de la tolérance administrative, on peut imaginer que le mutisme prolongé de l’administration face à une situation irrégulière finit par former, même si cela paraît grossier, une « légalité parallèle » qui lie juridiquement l’administration. Comment déterminer dans ces conditions la bonne foi du bénéficiaire de la tolérance administrative ? La référence à ce standard juridique n’a rien d’anodin. Dans sa thèse, Fanny Grabias l’envisage d’ailleurs comme l’un des éléments pouvant permettre au toléré de se soustraire à la sanction qu’il encourt48. L’appréciation du degré de sincérité devrait logiquement revenir, comme c’est le cas en Europe, au juge49. On n’en est pas encore là au Cameroun. Il faut d’ailleurs noter, pour le regretter, que la jurisprudence sur la question de la tolérance administrative y est encore assez maigre, voire inexistante. Cette situation contraste de manière flagrante avec la banalisation de la pratique. Entre autres éléments pouvant être pris en considération dans la perspective de la construction d’un régime de protection au bénéficiaire de la tolérance administrative, on a la nature de la faute commise par ce dernier et la gravité de ses conséquences50.

35Sur le plan politique, la portée de la tolérance administrative reste également mitigée.

2.2. La portée politique de la tolérance administrative

36La question qu’on se pose ici est de celle de savoir si la tolérance administrative atteint ses objectifs en termes de régulation pertinente des rapports sociaux. Le constat qui se dégage après analyse est une fois de plus nuancé. On oscille entre une préservation fragile de la paix sociale (2.2.1) et un affaiblissement progressif de l’autorité de l’État (2.2.2).

2.2.1. La préservation fragile de la paix sociale

37La paix par la tolérance administrative se définit résolument comme un calme précaire. Les tensions entretenues par l’attentisme excessif de l’administration finissent tôt ou tard par se révéler. Dans les sociétés réputées libérales, la paix sociale repose sur des équilibres complexes que l’administration se doit de protéger. Cette fonction délicate justifie en partie le recours récurrent aux tolérances administratives. Elles visent dans cette perspective à réduire à leur expression la plus faible la conflictualité et les précarités telles qu’on les perçoit au quotidien. La demande sociale trouve ainsi des canaux informels pour épuiser ses doléances. Tout y passe : la santé avec la multiplication des établissements sanitaires privés, l’éducation et les transports avec la densification de l’offre, le commerce avec la célébration de la vente informelle, etc. Les coûts du service dans ces places illégales sont généralement accessibles et bénéficient de l’adhésion de la masse. Ces espaces de non-droit constituent alors des lieux de réduction de la colère d’une population qui se sent parfois lésée par l’État. Le danger ici est justement de faire reposer la paix sociale sur la violation de l’ordre public. Tenant sur la corde raide de l’anorme, la tolérance administrative protège de façon très fragile la paix sociale. Prenons deux cas qu’on rencontre au quotidien pour illustrer cette réalité.

  • 51 Joseph Keutcheu, « Le “fléau des motos-taxis” », Cahiers d’études africaines, 2015, no 219, p. 509- (...)
  • 52 Ibid., p. 513.
  • 53 Ibid., p. 522.

38Joseph Keutcheu démontre, par exemple, comment le phénomène des motos-taxis a fini par constituer un « problème public au Cameroun51 ». L’intention de départ est pourtant bonne. En laissant se développer cette activité, parfois sans réglementation particulière, l’État entend corriger deux problèmes : d’une part la faiblesse de l’offre en matière de transport urbain et d’autre part, le chômage52. Les effets escomptés sont peut-être produits, mais le tribut à payer reste lourd : insécurité routière, grand banditisme, désordre urbain, soit autant de facteurs susceptibles de créer la rupture de la paix sociale53.

  • 54 Bernard Raymond Guimdo Dongmo, « Réflexion sur les assises juridiques de la liberté religieuse au C (...)

39Le même constat peut être transposé à la tolérance administrative pratiquée en matière de liberté religieuse. Bernard-Raymond Guimdo Dongmo indique qu’en dehors des associations religieuses classiques et de celles autorisées dans le respect de la réglementation, « il existe une multitude d’autres mouvements religieux ou spirituels qui ont également pignon sur rue et qui prospèrent au vu et au su de tout le monde, y compris des pouvoirs publics54 ». Leur progression exponentielle serait justifiée entre autres par la crise de la foi, le besoin d’évasion, la crainte de la pauvreté ou simplement le rejet des religions classiques. En contrepartie, le risque d’une rupture de la paix sociale est entretenu par le climat d’intolérance qui règne entre ces différents courants religieux, chacun estimant avoir le monopole de la vérité. En outre, il faut relever l’ambiguïté des rapports que la population entretient avec ces nouveaux mouvements. On alterne entre adhérence et rejet. L’autorité administrative se trouve donc coincée entre deux feux : tolérer pour contenter les uns ou punir pour satisfaire les autres.

40En maintenant des situations illégales sans pour autant intervenir, l’État court nécessairement le risque d’affaiblir son autorité.

2.2.2. L’affaiblissement progressif de l’autorité de l’État

  • 55 Jean Rivéro, Le Monde, 31 octobre 1963, p. 4, cité par Fanny Grabias, « La tolérance administrative (...)

41Dans un article publié le 31 octobre 1963 dans Le Monde, Jean Rivéro opinait que « [l]’autorité s’enracine dans la règle ; affaiblir la règle […] c’est, pour le pouvoir, saper ses propres bases ; il est d’autant mieux obéi, lorsqu’il entend faire respecter la loi par les citoyens que lui-même donne l’exemple55 […] ».

42Cette affirmation trouve tout son sens en matière de tolérance administrative. En effet, si cette pratique peut avoir conjoncturellement des effets positifs sur la protection de la paix sociale, sur le long terme elle finit par constituer un facteur d’affaiblissement de l’autorité de l’État. Pour corriger les travers de sa tolérance, l’administration se voit souvent obligée de passer en force : sorties musclées de la police municipale pour sévir contre le désordre urbain, pose de scellés sur les églises fonctionnant sans autorisation, fermeture des établissements scolaires fonctionnant sans autorisations, etc. Ces solutions radicales traduisent une vérité plus profonde, celle de la dégénérescence de l’autorité de l’État, fondement supposé de l’obéissance des citoyens.

  • 56 Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989, (...)
  • 57 Alexandre Kojev, La notion d’autorité, Paris, Gallimard, 2004, p. 137.

43Qu’est-ce que l’autorité ? Pour Hannah Arendt, qui se posait déjà la question il y a de nombreuses années, il s’agit d’une forme de pouvoir qui ne repose ni sur la violence ni sur la persuasion56. Avoir de l’autorité c’est être capable de se faire obéir sans avoir à fournir un effort particulier. Le paradoxe de la domination et de la liberté s’épuise alors dans ce concept. Il exclut dans son principe, tout recours à la contrainte physique ou intellectuelle. D’ailleurs, comme le disait Alexandre Kojève, « la force ne peut jamais, par définition, engendrer une Autorité quelconque57 ».

  • 58 Yves Sintomer, « Pouvoir et autorité chez Hannah Arendt », L’homme et la société, no 113, 1994, p.  (...)
  • 59 Elizabeth Kauffmann, « “Les trois types purs de la domination légitime” de Max Weber : les paradoxe (...)
  • 60 Alexandre Kojeve, La notion d’autorité, op. cit. p. 137.
  • 61 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003, p. 118.
  • 62 Stève Thierry Bilounga, « La crise de la loi en droit public camerounais », Les Annales de droit, n(...)

44Dominer sans contraindre : telle est donc la signification de l’autorité et sa justification comme « principe actif de légitimation du gouvernement et, plus généralement, d’une forme politique58 ». Pour Max Weber, il existe trois types de dominations légitimes59 : la domination charismatique où l’organisation fonctionne par dévouement à un héros, la domination traditionnelle qui fonctionne par obéissance des membres aux croyances et au caractère sacré de ceux qui gouvernent et enfin la domination légale rationnelle basée sur la règle de droit. Dans les sociétés libérales qui adhèrent généralement à cette dernière forme, « un Pouvoir fondé sur l’Autorité peut, bien entendu, se servir de la force » pour protéger la norme juridique sans que cela soit une gêne particulière60. Sur les plans juridique et sociologique, cette hypothèse se comprend. L’État par l’attribut de la souveraineté exerce de façon normale l’imperium, c’est-à-dire le droit à l’exercice de la violence physique légitime61. Cependant, tolérer la violation de la volonté générale, c’est-à-dire la loi exprimée au quotidien par l’ordre public, et chercher à corriger plus tard les conséquences fâcheuses d’une telle attitude revient en même temps à questionner la pertinence de l’autorité sur laquelle on fonde son pouvoir de contrainte. La tolérance administrative apparaît de la sorte comme un facteur de fragilisation de l’autorité de l’État parce qu’elle la déplace de son site officiel (le légal) pour la positionner dans un espace d’insécurité (l’illégal). Au Cameroun, on hésite plus à parler d’une véritable « crise de la loi62 ».

Conclusion

  • 63 Hannah Arendt citée par Thierry Menissier, « Comment assurer l’inconsistance du réel ? Penser avec (...)

45Quelles leçons peut-on tirer au terme de cette étude ? D’une part, au Cameroun la tolérance administrative fait florès. La mobilisation constante de cette technique fait d’elle aujourd’hui un moyen privilégié, quoiqu’informel, de l’action administrative. L’État entend par là trouver des solutions aux problèmes qu’il n’arrive pas toujours à résoudre par les moyens normaux de son intervention quotidienne. D’autre part, la tolérance administrative se singularise par le fait qu’elle se situe dans la zone grise qui sépare le légal de l’illégal. Il faut dire que cette ambiguïté conceptuelle apporte nécessairement du flou sur sa portée tant juridique que politique. Cette tension entretenue entre la norme juridique et l’anorme peut finir par faire péricliter une bonne fois pour toutes l’autorité de l’État. Cette conclusion confirmerait alors la thèse d’Hannah Arendt pour qui l’autorité dans son sens originel a tout simplement disparu. Depuis, on assiste à « [l]a perte des assises du monde qui, en effet, depuis lors, a commencé à se déplacer, de changer et de se transformer avec une rapidité sans cesse croissante en passant d’une forme à une autre, comme si nous vivions et luttions avec un univers protéen où n’importe quoi peut à tout moment se transformer en quasiment n’importe quoi63 ».

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Notes

1 Armand Leka Essomba, « Gouverner et punir. Justice, corruption et récit du pouvoir au Cameroun », Fréquence sud. Revue camerounaise des sciences de l’information et de la communication, no 23, 2017, p. 157-177.

2 Jean Carbonnier, Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2001, p. 25.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Ibid, p. 26.

6 Léa Mary, « Le normal ou le mirage de l’a-norme », Essaim, no 31, 2013, p. 49-70.

7 Michel Troper, Le droit et la nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 11.

8 Jacques Mourgeon, « Tolérance et règle de droit », Les cahiers du droit, vol. 30, no 4, 1989, p. 980.

9 Lucile Tallineau, « Les tolérances administratives », AJDA 1978, p. 3.

10 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de tolérance administrative », dans Xavier Bioy, Benjamin Lavergne et Marc Sztulman (dir.), La tolérance, Toulouse, Presses de l’Université de Toulouse I Capitole, 2013, p. 25.

11 Ibid.

12 Voir Fanny Grabias, La tolérance administrative, Paris, Dalloz, 2018, p. 56.

13 Des alternatives se proposent généralement à l’administration : soit ne disposant que d’un seul moyen pour faire respecter la réglementation, elle ne l’utilise pas volontairement ; soit disposant d’un éventail de mesures plus ou moins contraignantes lui permettant de faire respecter la loi (critère quantitatif), il faudra attendre l’écoulement d’un « délai raisonnable » pour pouvoir considérer qu’elle n’a pas utilisé les moyens dont elle disposait pour sanctionner l’illégalité.

14 Frédéric Lombard, « Les tolérances en matière d’occupation sans titre du domaine public », RRJ, no 2, 2007, p. 807.

15 Pour ces auteurs, les tolérances administratives « constituent un refus explicite ou implicite de l’autorité administrative de mettre en œuvre des compétences pour empêcher ou mettre fin à une violation de la loi » (Jacques Bourdon et Jean-Paul Negrin, « L’inflation législative et réglementaire en France », dans Charles Debbasch (dir.), L’inflation législative et réglementaire en Europe, Paris, CNRS, 1986, p. 96).

16 Fanny Grabias, « Contribution à une définition de la notion de tolérance administrative », dans op. cit., p. 25.

17 Célestin Keutcha Tchapnga, Le contrôle de l’État sur les activités privées au Cameroun, thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille, 1992, p. 202.

18 Pierre Bourdieu, « Esprits d’État », Actes de la recherche en sciences sociales, no 96-97, 1993, p. 62.

19 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais. Contribution à l’étude de la construction de l’État de droit au Cameroun depuis 1990, thèse de doctorat en droit public, université de Yaoundé II, 2014, p. 365.

20 L’acte administratif unilatéral est défini dans cet arrêt comme un « acte juridique unilatéral pris par une autorité administrative dans l’exercice d’un pouvoir administratif créant des droits et obligations » (Cour fédérale de justice, Ngongang Njanke Martin, 20 mars 1968).

21 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du droit », dans Romain Le Bœuf et Olivier Le Bot, L’inapplication du droit, Aix-en-Provence, UMR Droits international, comparé et européen, 2020, p. 117.

22 La difficulté de ce développement est le fait qu’il convoque une méthode casuistique. Il faudra procéder au cas par cas pour déceler quelle situation constitue ou non une tolérance administrative.

23 Serge Guinchard et Thierry Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 2017, p. 957.

24 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais, op. cit., p. 368.

25 Certains auteurs estiment que l’acte de tolérance administrative est de façon radicale un acte illégal parce qu’il pèserait sur l’administration une obligation principielle de protéger la légalité. Nous ne partageons pas cet avis. Pour être illégal, l’acte de tolérance administrative aurait dû être proscrit de manière formelle.

26 Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du droit », art. cité, p. 110.

27 Roger Gabriel Nlep, L’administration publique camerounaise. Contribution à l’étude des systèmes africains d’administration publique, Paris, LGDJ, 1986, p. 406.

28 Maurice Kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire. Essai sur les fondements du constitutionnalisme dans les États d’Afrique noire francophone, Paris, LGDJ, 1987, p. 325.

29 Jean François Bayard, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la FNSP, 1979, p. 228.

30 Marcelin Nguele Abada, État de droit et démocratisation : contribution à l’étude de l’évolution politique et constitutionnelle au Cameroun, thèse de doctorat en droit public, université Paris 1–Panthéon-Sorbonne, 1995, p. 191.

31 Raphael Ateba Eyong, « L’évolution du fondement idéologique du droit administratif camerounais », dans Magloire Ondoa et Patrick Edgard Abane Engolo (dir.), Les fondements du droit administratif camerounais, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 273-295.

32 Quand on définit l’ordre public en tenant compte de ses composantes comme le fit jadis Maurice Hauriou, il est « matériel et extérieur », c’est-à-dire qu’il est constitué de la sécurité, de la tranquillité et de la salubrité publiques (Maurice Hauriou, Précis élémentaire de droit administratif et de droit public, Paris, Sirey, 1933, p. 549). Aujourd’hui, on lui adjoint une dimension immatérielle ou spirituelle de sorte qu’il saisisse la moralité publique. Lire à ce sujet Baptiste Bonnet, « L’ordre public en France : de l’ordre matériel et extérieur à l’ordre public immatériel. Tentative de définition d’une notion insaisissable », dans Charles André Dubreuil (dir.), L’ordre public, Paris, Cujas, 2013, p. 117-139.

33 C’est par exemple le cas dans la ville de Yaoundé au niveau de la grande avenue de la poste centrale. Cet espace situé au cœur de la ville est aussi l’une des plus grandes places commerciales informelles. Cette situation a de quoi gêner, mais tant que cela participe de la garantie de l’harmonie et de la paix sociales, on laisse faire.

34 La ville de Yaoundé connaît régulièrement des tensions entre les usagers et les agents de la police municipale.

35 Organisation internationale du travail, Enquête auprès des entreprises informelles du Cameroun, Yaoundé, Bureau international du travail, 2017, p. 164.

36 Au Cameroun, le « call-box » est cet espace étroit à l’intérieur duquel un opérateur de téléphonie mobile commercialise ses produits (crédits de communication, cartes SIM, etc.).

37 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais, op. cit., p. 371.

38 Ibid., p. 365 et suiv.

39 Ibid., p. 360-365.

40 Ibid., p. 372.

41 Bernard Messengue Avom, Le préfet et l’État au Cameroun, Yaoundé, Presses de l’UCAC, 2005, p. 97.

42 Patrick Edgard Abane Engolo, « Existe-t-il un droit administratif camerounais ? », dans Magloire Ondoa et Patrick Edgard Abane Engolo (dir.), Les fondements du droit administratif camerounais, op. cit., p. 29.

43 On doit cette caractérisation à Mme Valembois qui distingue la conception classique (sécurité par le droit) et la conception dite moderne (sécurité du droit) (Anne Laure Valembois, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, Paris, LGDJ, 2005, p. 4-8). Voir également Arsène Landry Nguena Djoufack, Sécurité juridique et droit communautaire de la CEMAC : recherches sur la sécurité juridique dans la construction du marché commun de la CEMAC, thèse de doctorat en droit public, université de Dschang, 2015, p. 22-23.

44 Agnès Makougoum, Ordre public et libertés publiques en droit public camerounais, op. cit. p. 372.

45 Il existe une grande controverse doctrinale à ce propos. Si pour certains il n’est de droits acquis que par le biais d’actes individuels, d’autres pensent qu’il est possible d’étendre cette éventualité aux actes réglementaires. Lire pour une vue générale, Brahim Dalil, Le droit administratif face au principe de la sécurité juridique, thèse de doctorat en droit, université Paris-Ouest–Nanterre-La Défense, 2015, p. 80.

46 Arsène Landry Nguena Djoufack, Sécurité juridique et droit communautaire de la CEMAC, op. cit., p. 20.

47 Jean Marie Woehrling, « La France peut-elle se passer du principe de confiance légitime ? » dans Gouverner, administrer, juger : liber amicorum Jean Waline, Paris, Dalloz, 2002, p. 752.

48 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.

49 Le célèbre arrêt Öneryildiz du 30 septembre 2004 rendu par la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) permet de vérifier ce postulat. En 1993, dans la ville d’Istanbul en Turquie, une explosion de méthane dans une décharge d’ordures ensevelit 10 abris de fortune d’un bidonville avoisinant, entraînant le décès de 12 personnes. Le sieur Öneryildiz qui a effectué de manière illégale ces constructions, sous le regard tolérant de l’administration turque, estime avoir droit à un dédommagement. L’administration opinera dans le sens inverse, arguant de la situation illégale de la victime. Face aux balbutiements de la justice turque, l’affaire sera introduite auprès de la CEDH et le recours est déclaré recevable en 2001. Le juge européen condamnera l’État turc à verser des dommages et intérêts au sieur Öneryildiz, invalidant l’argument de la situation illégale de l’administré.

50 Fanny Grabias, La tolérance administrative, op. cit., p. 543.

51 Joseph Keutcheu, « Le “fléau des motos-taxis” », Cahiers d’études africaines, 2015, no 219, p. 509-534.

52 Ibid., p. 513.

53 Ibid., p. 522.

54 Bernard Raymond Guimdo Dongmo, « Réflexion sur les assises juridiques de la liberté religieuse au Cameroun », Les cahiers de droit, no 40, 1999, p. 806.

55 Jean Rivéro, Le Monde, 31 octobre 1963, p. 4, cité par Fanny Grabias, « La tolérance administrative, inapplication condamnable du droit », art. cité, p. 107.

56 Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989, p. 123.

57 Alexandre Kojev, La notion d’autorité, Paris, Gallimard, 2004, p. 137.

58 Yves Sintomer, « Pouvoir et autorité chez Hannah Arendt », L’homme et la société, no 113, 1994, p. 120.

59 Elizabeth Kauffmann, « “Les trois types purs de la domination légitime” de Max Weber : les paradoxes de la domination et de la liberté », Sociologie, vol. 5, no 3, 2014, p. 307-317.

60 Alexandre Kojeve, La notion d’autorité, op. cit. p. 137.

61 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003, p. 118.

62 Stève Thierry Bilounga, « La crise de la loi en droit public camerounais », Les Annales de droit, no 11, 2017, p. 21-56.

63 Hannah Arendt citée par Thierry Menissier, « Comment assurer l’inconsistance du réel ? Penser avec Arendt la crise de l’autorité politique moderne », dans Kostas Nassikas (dir.), Autorité et force du dire, Paris, PUF, 2016, p. 161-179.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ebenezer David Ngahna Mangmadi, « La tolérance administrative au Cameroun : odyssée au confluent de la norme juridique et de l’anorme »Les Annales de droit, 16 | 2022, 141-157.

Référence électronique

Ebenezer David Ngahna Mangmadi, « La tolérance administrative au Cameroun : odyssée au confluent de la norme juridique et de l’anorme »Les Annales de droit [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/add/2398 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/add.2398

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Auteur

Ebenezer David Ngahna Mangmadi

Docteur en droit public, université de Dschang (Cameroun)

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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