Analyse d’ouvrages par Pascal Ughetto
— Benedetto-Meyer, M., & Boboc, A. (2021). Sociologie du numérique au travail. Paris : Armand Colin.
— Bobillier Chaumon, M.-É. (2023). Psychologie du travail digitalisé : nouvelles formes du travail et clinique des usages. Paris : Dunod.
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1Le numérique intervient d’innombrables fois dans les transformations du travail et il est désormais très fréquent que les situations de travail intègrent le numérique ou ce que les entreprises préfèrent appeler depuis un peu plus de dix ans le « digital ». Deux ouvrages permettent de faire le point sur les recherches en sciences sociales et aident à fournir l’essentiel de leurs conclusions et des orientations qui s’en dégagent tant d’un point de vue de connaissance que d’intervention. L’un adopte la perspective sociologique, l’autre celle de la psychologie du travail, dans une inspiration de clinique des usages.
L’ouvrage Sociologie du numérique au travail
2Dans l’ordre de parution, le premier de ces ouvrages est celui de Marie Benedetto-Meyer et d’Anca Boboc. Sept chapitres le composent, qui succèdent à une introduction qui clarifie des points de vocabulaire (technologies de l’information et de la communication ou TIC, numérique, digital) et situe l’apport recherché de l’ouvrage. Celui-ci entend se centrer sur les organisations et leur fonctionnement interne, relativement à une littérature qui s’intéresse habituellement plus volontiers aux effets sur l’emploi ou sur le salariat. La distinction entre trois grandes catégories d’outils, qui reviendra tout au long de l’ouvrage, est également posée : le numérique s’applique à des outils de gestion, à des outils de communication et à des outils de travail collaboratif.
3Au cœur du premier chapitre se trouve la question classique du déterminisme technologique. Il s’agit de revenir sur les critiques qui en ont été faites. D’abord celle qui invite à considérer que la technologie n’est pas exogène ni neutre, mais construite dans un espace et des rapports sociaux ou imbriquée dans un système sociotechnique ; ensuite, celle qui souligne les choix qui interviennent en matière de sélection d’une technologie au détriment d’une autre et quant aux modalités d’articulation à l’organisation ; enfin, la dynamique des usages. Selon celle-ci, les technologies ne s’appliquent pas en dehors de mécanismes d’appropriation, parfois de détournement et toujours de construction du sens. Il s’agit donc d’inscrire le numérique dans les usages qui en sont faits dans les organisations.
4Le deuxième chapitre fait état des inégalités qui interviennent dans la pratique du numérique et dans le fait de s’équiper. Sur ce registre de l’équipement, non seulement les inégalités perdurent au domicile, mais, sur le lieu de travail, les contrastes sont également forts. Dans l’usage, il y a matière à différencier des catégories d’utilisateurs allant des non-connectés aux utilisateurs mobiles, en passant par les sédentaires peu intensifs. Les inégalités qui affectent les individus relèvent bien de déterminants sociaux. Mais elles sont d’autant moins facilement discutées et comprises que le monde de l’entreprise n’est pas avare de stéréotypes (comme le rapport supposé spécifique des jeunes au numérique) qui n’en facilitent pas l’appréhension.
5Les transformations des espaces et des temporalités au travail sont l’objet du chapitre suivant. Dispersion, fragmentation de l’espace et du temps sont, de fait, profondément liées à l’essor du numérique. Les traductions concernent, en matière de temps, la frontière entre vie privée et vie professionnelle, les enjeux relatifs à une connexion continue et aux possibilités de déconnexion et, s’agissant des espaces de travail, le nomadisme, la mobilité, le télétravail. Si les équilibres entre interactions en présentiel et à distance ou entre vie privée et vie professionnelle semblent importants, des dynamiques peuvent les compromettre. Le chapitre souligne, au-delà des tentatives parfois vaines de résolution par les entreprises des tensions ainsi créées, des points par trop négligés : le numérique ne crée pas tout, il « arrive sur le fond des coopérations et sociabilités déjà en place et s’insère dans des liens sociaux préexistants » (p. 78) ; le rôle des managers est manifeste, au sens où « ils peuvent estomper les jeux de concurrence entre les salariés ou les pressions sur certains projets » (Ibid.) ou dans la mesure où ils pratiquent leur fonction en laissant des libertés à leurs subordonnés pour s’organiser comme ils l’entendent et délèguent ou, au contraire, s’attachent à reprendre le contrôle. Mais les questions soulevées concernent aussi la possibilité ou non que des espaces de coworking internes ou externes aux entreprises aident les salariés à sortir de leur isolement potentiel ainsi que la reconfiguration des espaces, par exemple en termes de flex office. C’est alors la cohérence entre l’organisation de ces espaces et celle des activités qui est en jeu.
6Dans le chapitre 4, la tentation de la rationalisation, à travers le rôle des outils de gestion, est traitée. Il s’agit ici de revenir sur l’acquis des recherches qui avaient porté sur les logiciels de gestion dits enterprise resource planning ou d’autres plus spécialisés (customer relationship management, etc.). Ces logiciels porteurs d’une grande standardisation n’en avaient pas moins des effets variables et contradictoires. Aujourd’hui, la préoccupation des dirigeants se tourne vers l’usine du futur : la robotisation, la réalité augmentée, les algorithmes conduisent à réactiver les analyses qui soulignent les risques de déqualification. Dans cette perspective, « la “digitalisation” ne met pas fin à la procéduralisation ou gestionnarisation déjà pointées, malgré la mise en place de technologies et d’organisations souples » (p. 116), organisations renvoyant aux processus dits de libération ou au mode agile. Mais, une fois de plus, cela cohabite avec des constats et des analyses plus nuancés.
7Le chapitre 5 se consacre aux outils collaboratifs et donc aux effets du numérique sur les coopérations au travail. Les « machines à coopérer » à distance prennent toute leur dimension aujourd’hui, mais leur maturation remonte au moins aux années 1990 et 2000, où elles avaient déjà pu être étudiées. Il avait pu être montré que, confrontés à des rigidités organisationnelles ou du moins à une organisation inchangée, les usages pouvaient se révéler parfaitement traditionnels, en contraste avec le discours laissant penser à une innovation puissante. Dans le cadre des développements actuels, l’horizontalité et la possibilité d’entrer directement en relation sans intermédiaires sont les principales dynamiques en cause. Malgré les espoirs inlassablement placés par les directions dans les réseaux sociaux internes, des freins persistants limitent l’appropriation véritable de ces outils par les salariés : leur utilité peine à trouver un début de preuve dans bon nombre de métiers, alors même que cela impose de devoir gérer l’exposition de soi et cela, souvent sans soutien particulier des managers à l’adoption de ces outils. Les usages observables par ailleurs s’avèrent beaucoup plus dans la continuité des pratiques qu’en rupture. Ce qui se développe est, en fait, un réseautage (afin de mettre en visibilité son capital professionnel personnel) et des coopérations dès lors plus faibles qu’attendu.
8Deux domaines spécifiques, celui de la fonction ressources humaines et celui du marketing et de la vente, sont les objets des deux derniers chapitres. Les traductions du numérique s’opèrent dans des domaines comme le recrutement, la gestion des carrières ou la formation. Là encore, l’écart entre les promesses et les réalités des usages n’est pas à négliger. L’application de l’intelligence artificielle s’est heurtée à des difficultés touchant à la qualité et à la quantité des données traitées ou à l’opacité de l’algorithme, au point de susciter des réticences à utiliser des outils qui demandaient par ailleurs aux professionnels des ressources humaines de devoir « exprimer par des nombres ce qui auparavant était exprimé par des mots » (p. 182). Chez ces professionnels, dans le cas de l’application d’une telle technologie à la gestion des mobilités, « sortir des compétences et expériences de leur contexte, afin de les standardiser pour comparer, n’est pas neutre, et peut conduire à une perte de sens dans le travail. » (Ibid.) De même, la numérisation de la formation n’est pas, dans certains cas, sans éloigner les formateurs de leur identité de métier. Encore une fois, sont en jeu à la fois la construction de régulations individuelles aussi bien que collectives, organisationnelles et institutionnelles, et le rôle de structuration opéré par les managers. Dans le domaine marketing, c’est la promesse de la personnalisation de masse qui se fait valoir dans les innovations numériques, introduisant le scoring, les big data et le machine learning dans les pratiques des professionnels du domaine. Cela conduit à des hybridations dans les métiers, à des rapprochements (par exemple entre marketeurs et dataminers). Les métiers de la vente et de la relation client se recomposent également.
9L’ouvrage s’achève sur une conclusion qui souligne quelques enseignements. D’abord, la transformation digitale n’en est plus au stade d’une philosophie ou d’enjeux de posture, mais bien à celui des traductions dans des pratiques de travail en évolution. Dans ce cadre, repenser l’organisation et avoir les moyens de le faire s’avèrent décisifs : « Accompagner cette transformation suppose de développer de nouvelles formes d’expertise, aussi bien relative aux métiers, aux pratiques qu’au numérique, pour redonner aux managers une proximité avec les membres de leur équipe, y compris par rapport à l’usage de ces nouveaux outils. » (p. 207) Ensuite, cette dynamique globale recouvre une pluralité et une diversité de trajectoires, dans lesquelles les acteurs « inventent les contours des changements selon leur position, leur légitimité, leurs dispositions, la fluctuation de leur activité, leurs souhaits d’évolution professionnelle, en fonction des moyens qu’ils ont à leur disposition » (Ibid.). Mais les démarches participatives pour la définition des fonctionnalités des outils, bien que courantes, ne signifient pas toujours d’authentiques opérations d’élaboration conjointe. Les difficultés d’ajustement entre outils numériques, activités et modes d’organisation laissent le champ libre à des trajectoires dominées, selon les cas, par des logiques centralisatrices ou décentralisatrices.
L’ouvrage Psychologie du travail digitalisé
10Le second ouvrage est publié par Marc-Éric Bobillier Chaumon. Il se présente sous la forme de six chapitres. Une introduction positionne avant cela l’ouvrage comme destiné à se démarquer des visions déterministes et techno-centrées de la technologie : celle-ci n’est pas à considérer comme la solution aux problèmes auxquels les entreprises doivent répondre, mais une alternative possible parmi d’autres. L’enjeu, dans ce cadre, est une conception de l’introduction de la technologie qui donne la parole voire un pouvoir aux professionnels, experts de leur travail, et qui les fasse participer à la conception et aux projets d’implantation des dispositifs technologiques « pour en faire des outils appropriés à l’exercice de leur métier » (p. 9). Cela appelle une connaissance et une intervention se fondant sur une clinique des usages. Le premier chapitre dresse l’état des lieux des transformations dites digitales. Des repères conceptuels sont immédiatement rappelés (artefact, instrument, etc.), invitant à analyser les dispositifs dans leurs cadres d’utilisation et rappelant les termes du débat autour du déterminisme technologique. L’approche à partir des usages s’articule autour d’une distinction entre ce que la technologie permet de faire, ce que l’organisation oblige à en faire et ce que l’individu souhaite faire dans son activité et ce qu’il désire, dans ce cadre, faire de l’outil. Le chapitre propose également une catégorisation des technologies selon qu’elles visent principalement la communication, la collaboration, la gestion, l’aide à la prise de décision ou la formation. Les technologies émergentes sont également résumées (robots collaboratifs et exosquelettes, technologies ambiantes, intelligence artificielle, environnements immersifs, métavers), ainsi que celles destinées à la réhabilitation pour les personnes fragilisées et en situation de handicap.
11Très court, le chapitre 2 expose le principe d’une clinique des usages, qui se veut une démarche compréhensive et transformatrice des activités digitalisées. Il s’agit d’analyser les rapports complexes et ambivalents entre technologie, activité et sujet, dans une quadruple perspective : fonctionnaliste (fonction psychosociale de l’objet dans l’activité et le développement du sujet), compréhensive (modalités observables de l’usage des objets), prospective (pratiques permises, empêchées ou imposées par l’usage des technologies, conditions acceptables, ressources favorables) et interventionniste ou transformatrice (le projet de transformation digital devenant prétexte à une réflexion plus large sur le travail réel).
12Dans le chapitre 3, il s’agit, précisément, de comprendre la fonction psychosociale des technologies dans l’activité et son développement. L’apport des technologies n’est pas univoque, mais, au contraire, contrasté. Les univers professionnels ont aujourd’hui à connaître, selon des proportions qui leur sont spécifiques, l’arrivée de technologies qui, pour certaines, se prétendent supplétives ou capacitantes (elles permettent de faire plus et mieux, elles ouvrent des horizons nouveaux et augmentent les potentialités d’action), d’autres substitutives (réputées plus fiables ou plus robustes, elles sont destinées à remplacer l’intervention humaine), et d’autres encore palliatives (elles compensent les fragilités ou déficits de l’individu). S’agissant de ces dernières, la contribution qui est la leur ne manque pas d’ambivalence : leur rôle ne se limite pas à aider l’individu, elles modifient le geste de métier, elles affectent les collègues eux-mêmes et, contraignant le geste, elles peuvent autant accentuer la fragilité du salarié que le soulager. Une technologie doit donc bien être vue comme réclamant « d’autres façons de faire, de penser, d’organiser ou encore de collaborer dans le travail » (p. 85). Travailler avec ces dispositifs exige d’en passer par de nouveaux principes d’action et modèles socio-cognitifs. De ce point de vue, si les technologies itératives ou incrémentales tendent à s’inscrire dans le prolongement des systèmes préexistants, celles se voulant plus disruptives imposent une véritable rupture d’usage. Leur conséquence est forte : au-delà du fait de devoir se former à une nouvelle technologie, il faut aussi réapprendre une tout autre façon de mener à bien son travail : « Changer de technologie revient donc de plus en plus à changer les façons de faire le métier » (p. 87, italiques dans le texte), au risque, en cas d’arrivée brutale ou d’un renouvellement fréquent, de fragiliser l’expérience des salariés. D’un point de vue organisationnel, on va de technologies prescriptives confinant au néo-taylorisme à des technologies flexibles ouvrant le champ des possibles. Certaines, par ailleurs, offrent la possibilité d’un usage discrétionnaire (le salarié n’est pas obligé d’en faire usage s’il se sent confiant dans ses capacités). Mais, entre logique disciplinaire et logique d’adhésion, l’enjeu de l’intervention est bien de trouver la voie d’un aménagement concerté de cette dernière.
13Le chapitre 4 se penche sur les nouvelles formes et modalités de travail pour s’interroger sur les enjeux pour la santé au travail. Sous l’effet de la montée du recours au numérique et d’autres facteurs, le travail s’est transformé et se traduit par une activité désormais particulièrement médiatisée par les technologies, activité dorénavant plus partagée entre les hommes et les machines. Une partie croissante de l’activité humaine se trouve prise en charge par les technologies, modifiant les règles et repères de métier. Ces évolutions ont partie liée avec les mutations des espaces de travail ou de nouvelles formes d’organisation du travail (mode agile, etc.). Cinq paradoxes se manifestent alors : le sentiment de perte de contrôle sur son propre travail cohabite avec un accroissement du contrôle sur l’activité ; dans un cadre où de plus en plus de processus sont dématérialisés, l’activité perd en visibilité, ce qui n’empêche pas d’exiger simultanément des professionnels qu’ils se montrent parfaitement transparents sur ce qu’ils font ; alors que les salariés participent de plus en plus à des équipes (virtuelles), ils n’en risquent pas moins l’isolement ; le nomadisme n’exclut pas l’essor de la sédentarité ; enfin, une tension permanente oppose distanciation de l’activité vis-à-vis de l’objet du travail et proximité voire promiscuité. Ces enjeux militent pour des interventions attentives au « bien faire » plutôt qu’à se contenter, en surface, du bien-être au travail. Par rapport à la distinction établie entre qualité du travail et qualité de vie au travail, il s’agit aussi d’élargir à la qualité hors travail.
14Le chapitre 5 défend une perspective d’acceptation située des instruments à propos des conditions d’usage et des facteurs d’adoption. Le raisonnement en termes d’instruments implique l’importance à accorder à ce qui permet aux sujets d’affecter (transformer) l’environnement technologique de leur travail afin d’éviter qu’ils ne soient eux-mêmes affectés (fragilisés) par lui. L’adoption des techniques actuelles renvoie à quatre facteurs d’usage : l’utilité, l’utilisabilité, l’accessibilité (numérique) et la capacité à soutenir le métier. L’appropriation, conçue comme adaptation possible de l’outil, est vue comme un préalable nécessaire à l’acceptation des technologies. Elle peut être pensée dans le cadre de trois épistémologies : en termes d’acceptabilité pratique (c’est une question d’expérience utilisateur) ; en termes d’acceptabilité sociale (c’est le royaume sur lequel règne le technology acceptance model, d’inspiration positiviste, qui prétend améliorer les attributs qui font chuter le taux de refus, supposant, pour cela, de transformer la représentation de l’outil par les usagers et non les outils pour en faire des instruments) ; et, enfin, en termes d’acceptation située. Dans cette perspective, les attitudes vis-à-vis de la technologie sont les produits d’une expérience d’usage en situation. L’enjeu, pour son adoption, est qu’elle ait un effet favorable sur l’activité. Les effets sur la santé au travail en découlent. Lorsque les technologies sont inadaptées aux besoins du travail et aux contextes et usages, elles dégradent l’activité et la santé des sujets, de même que lorsqu’elles se révèlent incompatibles avec les profils des utilisateurs (par exemple en situation de handicap ou novices) et les caractéristiques des tâches, mais aussi quand elles ne respectent ni les règles des métiers ni les critères de qualité des professionnels.
15Pour finir, avant une courte conclusion, le chapitre 6 propose de considérer la technologie comme objet de médiation et de réflexion sur le travail : la technologie crée en quelque sorte l’occasion pour provoquer la mise en débat sur le travail quotidien. Introduite pour agir sur la réalisation de l’activité, elle peut devenir un outil au service de la compréhension de celle‑ci.
Commentaire
16Avec l’ouvrage de Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc et celui de Marc-Éric Bobillier Chaumon, on dispose dorénavant d’un solide état de la connaissance et d’outils très utiles pour rassembler les grands résultats et faire le point sur les débats sur le numérique dans les organisations aussi bien en vue de nouvelles études que dans une perspective d’intervention. Chacun porte évidemment la marque de la discipline à laquelle il se réfère et synthétise des travaux qui n’ont pas été établis dans les mêmes cadres théoriques ou épistémologiques. Les implications pour l’intervention sont plus explicites dans le second ouvrage, que l’on sent par ailleurs davantage porté par les travaux de recherche de Marc-Éric Bobillier Chaumon lui-même, que dans le premier. L’ouvrage psychologique sert d’ailleurs à son auteur à affirmer un point de vue et une orientation personnels, même si on mesure bien ce qu’ils doivent à un environnement théorique plus général qui est celui de la clinique de l’activité et de la théorie instrumentale. Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc se placent davantage dans la perspective d’un manuel d’abord attaché à restituer le plus largement possible la variété des travaux et conclusions, même si, contributrices de premier plan au champ passé en revue, leurs propres apports (ainsi que celui des Orange Labs, l’un des grands environnements intellectuels de production de la recherche dans ce domaine) sont nettement décelables dans l’ouvrage. Ces différences jouent de toute façon plus dans le sens d’une complémentarité que d’une opposition. Tel ouvrage décrit plus que l’autre la matérialité d’une technologie ou le débat la concernant, de sorte qu’on tire avantage à se référer alternativement à l’un et à l’autre. L’un évoque les technologies collaboratives, que l’autre mentionne moins, mais ce dernier nous en dit plus sur les exosquelettes ou la cobotique. Toutefois, au-delà, on aura tôt fait de relever à quel point les deux ouvrages sont traversés de préoccupations communes et de messages convergents.
17Premièrement, le numérique n’est pas un domaine spécifique dans le cadre du travail, voire à côté de ce dernier, mais se trouve bien désormais à faire entièrement partie des situations de travail. Comme le souligne Marc-Éric Bobillier Chaumon, l’arrivée de technologies touchant toutes les sphères de notre vie signifie non plus seulement vivre comme avant, avec l’ordinateur en plus, mais vivre dans l’univers des technologies. « Du coup, la technologie n’est plus un simple outil au service de l’activité, c’est toute l’activité elle-même qui se trouve intriquée, articulée autour de ces technologies, avec des reconfigurations et des ajustements majeurs. » (p. 75) Les deux ouvrages semblent s’accorder sur ce point, qui peut impliquer que le travail se trouve embarqué nolens volens dans le mouvement de l’innovation technologique qu’il n’est pas sans subir. Mais les employeurs peuvent également se trouver, par là même, entraînés sans l’avoir conçu ni souhaité dans ce que suggère Psychologie du travail digitalisé dans ses dernières pages : ils peuvent ainsi avoir ouvert la boîte de Pandore d’une possible mise en discussion de l’activité, des réalités du travail jusqu’à se trouver appelés à ouvrir le débat sur ce travail et sa conception.
18Deuxièmement, les conditions fréquentes d’introduction des technologies numériques et les schémas de pensée des concepteurs et des entreprises qui en font l’acquisition posent régulièrement problème, y compris lorsque la technique est supposée remplir un rôle positif, par exemple capacitant, pour les individus. Ces schémas tendent à ignorer l’activité (alors que, parfois, même une technologie paraissant anodine peut réclamer des individus d’autres façons de pratiquer le métier et donc bouleverser assez profondément les identités professionnelles). Ils ont volontiers tendance à privilégier une généralité qui néglige à quel point le travail s’exerce toujours en contexte, mais aussi à faire peu de cas de la réflexivité des personnes, à leur effort constant pour interpréter les situations et le but de leur activité. Les deux ouvrages font référence à des conceptions trop déterministes de la technique et au solutionnisme technologique. On pourrait, du reste, suggérer que la conception de la technologie ou de l’utilité qu’elle est supposée avoir pour les utilisateurs s’appuie en arrière-plan sur les cadres de pensée managériaux en termes de facteur humain et de comportement plutôt que sur une compréhension de l’activité des utilisateurs visés. Le renvoi vers les usages et le constat de leur ignorance trop régulière dans les projets inspire d’égale manière les deux ouvrages, dont les autrices et l’auteur s’accordent à y voir un vocabulaire qui devrait se montrer indispensable dans les projets et la conduite de projet.
19Troisièmement, s’agissant de cette dernière, l’accord se fait également sur un bilan des démarches se voulant participatives, mais qui, conceptualisant celle-ci en termes d’adhésion à la technologie et non d’activité et d’usages, tournent à vide. C’est donc bien, au fond, une conclusion que la recherche en sciences sociales adresse avec constance aux concepteurs et aux responsables de projet que, à trop vouloir l’adhésion, avec son aspect mécanique, on passe à côté de l’appropriation des technologies et que celle-ci ne peut s’obtenir sans authentiques opérations d’élaboration conjointe : au minimum, demander aux futurs intéressés qu’ils parlent de leur travail et des situations affrontées pour mieux prendre la parole et donner un avis sur la pertinence de l’outil, sa valeur possible d’instrument. Ce sont ici les rapports de pouvoir dans les organisations qui sont fondamentalement en cause. L’innovation peut se vouloir en rupture, avec une technologie très clinquante, et cependant, au fond, manquer de produire cette rupture faute de tenter de rééquilibrer un minimum les rapports de pouvoir. C’est le constat fait par Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc sur l’échec ou la déception des entreprises à l’égard de la révolution attendue des outils de collaboration, finalement utilisés sur un mode très minimal par les salariés.
20Et, dès lors, quatrièmement, les deux ouvrages appellent explicitement à mesurer l’enjeu de la construction de régulations, à différents niveaux. L’ouvrage Sociologie du numérique au travail se montre alors particulièrement explicite sur un point que son homologue du côté de la psychologie du travail ne démentira assurément pas : les managers de proximité et intermédiaires, alors qu’ils jouent un rôle de structuration évident, sont des acteurs de ces régulations eux-mêmes trop négligés par la conduite de projet et trop contraints par l’organisation.
21Avec ces deux ouvrages, la recherche en sciences sociales livre un panorama des études et un bilan de leurs conclusions parfaitement clair. On aimerait espérer que cela puisse faire son chemin dans les projets en entreprise et leur inspiration.
Pour citer cet article
Référence électronique
Pascal Ughetto, « Analyse d’ouvrages par Pascal Ughetto », Activités [En ligne], 21-1 | 2024, mis en ligne le 15 avril 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/activites/9667 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/activites.9667
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